Текст книги "Piège pour Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Aussitôt, elle protesta :
– Mais cela aura l'air d'une fuite ! La moindre des choses n'est-elle pas que je réunisse le Conseil et le mette au courant ?
– Ce ne serait pas la moindre, mais bien la dernière chose à faire.
N'oubliez pas qu'Augustin Fabre a été averti de ce qui se tramait pour prendre Gervais. Celui qui a parlé l'a fait par sottise ou par amitié, je ne sais... mais nous ne pouvons douter qu'il n'appartienne au Conseil.
Nous ne pouvons prendre ce risque. Et... rassurez-vous : lorsque j'aurai parlé, personne n'aura l'idée d'imaginer que vous avez pris la fuite. Vous promettez de vous taire ?
– Bien sûr ! Mais ce ne sera pas facile. Je les aime...
– Aimez-les, ils le méritent, mais beaucoup sont comme des enfants dont le cerveau est plein de lumière, d'une lumière qui vacille parfois. Il faut les aimer sans faiblesse pour assurer leur bonheur et ne pas toujours leur dire pourquoi...
Des enfants ? Catherine n'eut même pas le temps d'apprécier cette idée à sa juste valeur, pas plus que d'en saluer l'auteur, car Josse Rallard leur arrivait dessus à la vitesse d'un boulet de canon, un Josse visible ment hors de lui, hirsute et les vêtements en désordre comme s'il sortait d'une échauffourée.
– Où étiez-vous passée, bon Dieu ! criait-il. Voilà une éternité que je vous cherche ! Il se passe des choses terribles...
– Quoi encore ? L'ennemi revient-il à la charge ?
– S'il n'y avait que ça ! Oui... Bérault d'Apchier lance une nouvelle vague d'assaut et nous la soutenons. Mais ceux qui ne sont pas à la défense des remparts se lancent à l'attaque de votre donjon...
chez vous... au château !...
– Le donjon ? s'exclama l'abbé. Mais pourquoi ? Que veulent-ils
?
La grande bouche de Josse remonta jusqu'à ses oreilles en une affreuse grimace qui n'était rien d'autre qu'un sourire amer.
– Pas difficile à deviner : la peau de Gervais ! Ils braillent que c'est un scandale qu'il ne soit pas encore pendu. Martin les mène... et ils y vont au bélier.
Catherine et l'abbé entendirent à peine les derniers mots. Ils couraient déjà vers le château d'où partaient des cris de mort rythmés par les « bang ! » du bélier frappant sur l'épaisse porte armée de fer.
Mais bientôt Catherine, plus faible, fut distancée et, prise d'un point de côté, dut accepter le bras de Josse qui venait derrière eux.
Cependant, l'abbé Bernard courait comme si tous les diables de l'enfer étaient à ses trousses...
Mais, en fait, c'était bien vers une espèce d'enfer qu'il se précipitait ainsi, car une foule tumultueuse, hurlante et glapissante battait les murs neufs du donjon, comme une grande marée. Sans ralentir sa course, l'abbé s'engouffra sous la poterne et, quand Catherine et Josse débouchèrent à leur tour dans l'enceinte seigneuriale, il avait déjà percé la cohue et, les bras en croix dans un geste de défense, il interposait sa robe noire et son corps maigre entre le lourd vantail et le bélier que retenaient à peine huit paires de bras musculeux et qui, porté par la fureur d'une foule aveugle, pouvait l'écraser d'une seconde à l'autre.
La voix hargneuse de Martin Cairou domina le tumulte.
– Ôtez-vous de là, l'abbé ! Ça ne vous regarde pas !
– Ton âme me regarde, Martin, car tu es en train de la mettre en danger. Que veux-tu faire ?
– Justice ! Elle n'a que trop tardé ! Nous voulons pendre Gervais le malfaisant ! Ôtez-vous de là, vous dis-je, ou nous continuons à taper...
Avec l'aide vigoureuse de Josse qui lui frayait un passage sans douceur dans la foule excitée, Catherine parvint à rejoindre l'abbé. Un rapide coup d'œil lui montra que le danger était réel : profitant de l'assaut, Martin avait recruté ses troupes parmi deux catégories d'individus : d'une part les plus brutaux des valets de ferme, gardiens de bestiaux ou tueurs de boucherie ; et d'autre part des paresseux, comme il en traîne toujours dans toutes les villes et tous les cabarets du monde, et celui de Montsalvy en possédait son contingent, tout comme un autre.
Or, il y avait là, autour du bélier menaçant, des yeux bien luisants pour n'être animés que par l'amour sacré de la Justice et la châtelaine n'était pas certaine qu'une arrière-pensée de pillage fructueux n'était pas cachée derrière leur ardeur. Martin savait ce qu'il faisait en enrôlant ces gens-là. Aussi l'interpella-t-elle durement :
– La Justice, c'est moi qui la rends, Martin Cairou ! Arrière !...
Fais reculer tes hommes ou prends garde qu'elle ne s'adresse à toi aussi... toi qui oses porter les armes contre la demeure de ton seigneur absent et à l'heure même où ta ville est en danger ! C'est là crime de haute trahison et tu risques la corde ! Le sais-tu ?
Le toilier lâcha la tête du bélier, une poutre maîtresse prise à l'atelier du château, et vint se planter jambes écartées, mains crochées au ceinturon de cuir qui serrait sa blouse noire, en face de la châtelaine qu'il dévisagea audacieusement, mais non sans grandeur.
Pendez-moi ! s'écria-t-il, mais donnez-moi ce que je réclame ! Je mourrai heureux si, avant de rendre le dernier soupir, j'ai pu contempler le cadavre de l'homme qui a perdu ma fille et vendu la cité.
La haine résonnait dans cette voix âpre, mais aussi la douleur. Et un désespoir si authentique, si poignant que, négligeant la révolte, la dame de Montsalvy fit un pas vers cet homme qu'elle savait juste et loyal. Doucement, elle posa sa main sur la blouse noire où s'attachaient de minces brins de chanvre.
– Je vous ai promis que Justice entière serait rendue, Martin !
Pourquoi tant de hâte ? Pourquoi... tout ceci ? ajouta-t-elle en désignant la poutre et la meute qui s'y cramponnait.
– Montez au rempart, Dame Catherine ! Et regardez chez l'ennemi ! Il est las d'attendre, lui aussi ! Alors, il abat nos arbres et, de leur bois, il construit des machines de siège... une chatte... un bélier bien plus puissant que celui-ci pour enfoncer nos portes, un chasteil pour s'approcher de nos chemins de ronde et même les dominer ! Le danger augmente d'heure en heure et, demain peut-être, nous serons débordés, balayés par la horde furieuse ! Les gens meurent ! Trois ce matin, sans compter messire Donat que l'on portera en terre ce soir et ceux qui tombent peut-être à cette heure sous la tour comtale ! Pendant ce temps, dans sa prison, le Malfrat vit toujours, à l'abri des mauvais coups, priant le Diable, son maître, que ses amis arrivent à temps pour le sauver. Il attend ! Et vous aussi vous attendez... Quoi ?...
Il y eut un grand silence fait d'expectative et de respirations retenues. Catherine hésitait. Son orgueil la poussait à lutter encore, à tenter de mater la révolte par sa seule volonté, car il lui était pénible de paraître céder à la force.
Indécise, elle tourna les yeux vers l'abbé, mais il baissait la tête et, tandis que ses mains se joignaient sur sa croix pectorale, elle vit au mouvement de ses lèvres qu'il priait. Elle comprit, du même coup, qu'il ne voulait pas l'influencer, qu'il la laissait prendre seule une décision que son état de prêtre lui interdisait d'endosser.
Enfin, elle regarda le visage torturé de Martin et, songeant qu'elle allait devoir s'éloigner d'eux tous, les laisser en face du danger, pour les sauver peut-être, mais les laisser seuls comme des enfants perdus, elle sentit que la vie d'un homme n'était rien en face de leur désespoir et de leur désappointement. Ils avaient acquis un droit imprescriptible à cette justice sévère qu'ils réclamaient.
Relevant la tête, elle planta son regard dans celui du toilier qui ne cilla pas :
– Gervais Malfrat sera pendu ce soir, au coucher du soleil !
déclara-t-elle d'une voix ferme.
Et tandis qu'éclatait l'enthousiasme, elle ramassa ses jupes et, se jetant dans la foule qui s'écarta devant elle, Catherine s'élança vers le logis seigneurial où elle s'engouffra.
Sans ralentir son élan, elle courut jusqu'à son lit où elle s'abattit, secouée de sanglots convulsifs venus, non d'un quelconque mouvement de pitié pour Gervais Malfrat qui avait amplement mérité son sort, mais d'un affreux sentiment de faiblesse et d'insuffisance.
Elle n'était pas faite pour ce rôle effrayant de chef de guerre, de maîtresse d'un grand fief avec tout ce que cela comportait de responsabilités impitoyables ! Et, si elle se savait capable de tuer un homme sans hésiter, sous l'empire de la colère ou de la nécessité, elle découvrait que c'est toujours une terrible épreuve que signer une condamnation à mort.
Elle pleura longtemps, trouvant d'ailleurs une sorte de soulagement dans cette explosion de ses nerfs tendus à l'extrême. Mais quand, enfin, elle releva une pauvre figure tuméfiée aux yeux gonflés, elle vit à travers les longues mèches qui retombaient devant ses yeux Sara et Josse qui la regardaient sans rien dire. Cela lui fit l'effet d'un révulsif.
Honteuse d'avoir été surprise au plus fort d'un accès de faiblesse, elle se redressa, rejetant avec impatience sa chevelure en arrière, et les apostropha :
– Eh bien ? Que faites-vous là ? Qu'avez-vous à me regarder ainsi
?
Habituée, Sara s'assit sur le lit et se mit à lui tamponner les yeux avec un linge imbibé d'eau fraîche.
– Il fallait que tu ailles jusqu'au bout de tes larmes. Tu en avais trop besoin ! Cela dit, l'abbé Bernard désire que le départ ait lieu cette nuit même. Il pense qu'à minuit ce sera possible et te fait dire de te tenir prête. D'ailleurs, il viendra ici, comme il te l'a promis, après les funérailles. Il faut qu'à l'aube nous ayons déjà fait du chemin, car il se peut qu'il soit obligé de commencer les négociations plus vite qu'il ne le croyait...
– Ah !... Il vous a dit ?
– Oui, fit Josse, et nous lui avons donné pleinement raison. Dans l'impasse où nous sommes... où vous êtes, votre départ est la seule solution valable. Il faut que vous rejoigniez messire Arnaud au plus vite ! Et nous serons secourus.
– Vous êtes d'accord parce que vous êtes mes amis, fît Catherine tristement. Mais ceux d'ici ? Que vont-ils dire ? Que j'ai fui ? Que je les ai abandonnés ?...
– Mais non, tête de mule ! grogna Sara. Non seulement ils comprendront, mais ils te béniront et ils prieront pour toi ! D'autant plus que rien ne t'empêchera, à Aurillac, de voir les consuls, l'évêque et le bailli des Montagnes et d'essayer de leur arracher une aide.
Personne ne sait, comme toi, manier un homme rétif.
– Ayez confiance, Dame Catherine, renchérit Josse. Tout ira bien
! Pourtant...
Il rougit brusquement et, détournant les yeux, se mit à tripoter la cordelière d'or qui retenait les rideaux aux colonnes du lit.
– ...Pourtant ?...
II se décida et la regarda brusquement avec ce curieux sourire, fermé sur une profonde pudeur.
Je voudrais vous mander d'emmener Marie avec vous. Elle resterait à Carlat avec Dame Sara ! Voyez– vous, j'ai grande confiance dans le seigneur abbé. Je sais qu'avec lui le Bérault d'Apchier et ses soudards seront solidement tenus en laisse s'il faut capituler, qu'il fera ce qu'il faut. Mais... on ne sait jamais ! Et puis... Marie est si jolie. Elle en a vu assez comme ça !
Le grand amour qu'il vouait à sa jeune femme imprégnait chacune de ses phrases timides, mais il aimait tellement sa petite Marie que l'ardeur même de cette dévotion lui faisait un peu honte, comme si lui, l'ancien truand des pavés de Paris, à l'esprit trop agile et aux mains trop habiles, se trouvait indigne d'un sentiment si pur et si haut. Il osait à peine l'exprimer.
– J'emmènerai Marie, décida Catherine qui, venant à lui, l'embrassa fraternellement. Je l'emmènerai si elle accepte de me suivre, ce dont je ne suis pas du tout sûre. Marie vous aime, Josse.
Elle n'acceptera pas facilement de vous abandonner...
– Pour une fois, fit-il avec un sourire confus, j'userai de l'autorité du mari. J'espère qu'elle obéira... surtout si vous aussi vous ordonnez...
Cette suggestion en forme de prière amusa Catherine.
– Je ferai ce que vous voulez, Josse ! Marie me suivra, soyez tranquille !
– Je ne serai tranquille que lorsqu'elle sera hors d'ici.
Quand la nuit tomba, la cloche de l'abbaye sonna en glas pour le repos de l'âme valeureuse de messire Donat de Galauba et des trois autres morts, plus obscurs, tombés comme lui à la défense de Montsalvy.
Puis, quand les dalles de la chapelle du château se furent refermées sur le vieux maître d'armes qui, voici bien des années, avait placé une petite épée de bois entre les mains d'Arnaud enfant, que ceux qui n'étaient pas de garde aux murailles se furent enfermés chez eux pour y prendre quelque repos et y remercier Dieu d'avoir vécu un jour de plus, Catherine et les siens regagnèrent le logis pour s'y préparer au départ.
L'abbé Bernard suivit la châtelaine. L'heure choisie pour le départ étant minuit, les deux amis prirent place, pour cette dernière veillée, devant la cheminée de la grande salle comme cela leur était arrivé si souvent quand le seigneur de Montsalvy était chez lui. Mais ce soir, ils étaient seuls, la châtelaine et l'abbé, assis chacun dans une haute chaire d'ébène, baignés par la chaleur du feu, à la lisière de la grande flaque rougeoyante qui faisait reculer les ombres de l'énorme salle vide... tellement vide et tellement noire dans ses profondeurs que Catherine avait l'impression qu'elle s'en était déjà éloignée.
Un moment, ils gardèrent le silence, chacun d'eux cherchant dans le cœur brûlant des flammes matière à nourrir sa rêverie. Au-dehors, les bruits de la cité, ceux de la guerre aussi, s'étaient tus. On n'entendait que le cri des guetteurs se répondant aux créneaux et, plus lointains, les chants de l'ennemi qui faisait bombance après une expédition de pillage du côté de Junhac qui avait dû être fructueuse. Pour Catherine, c'était une veillée d'armes...
Tout à l'heure, comme tant de fois déjà elle l'avait fait, elle irait revêtir des chausses, des bottes et un justaucorps d'homme. Elle entourerait ses reins d'une épaisse ceinture de cuir à laquelle elle suspendrait une bourse de cuir contenant de l'or... pas beaucoup, peu de bijoux, dont l'émeraude gravée aux armes de Yolande d'Aragon, qui ne quittait jamais sa main. Ne fallait-il pas que l'abbé Bernard, s'il devait négocier, pût remplir le ventre éternellement creux de Bérault le pillard ? Peut-être parviendrait-il, en lui offrant plus qu'il n'espérait, obtenir enfin qu'il déguerpît avec ses vautours ? Toute la richesse du château devait être à la disposition de cette cause-là...
Ce fut la châtelaine qui rompit le silence. Au surplus, il devenait pesant.
– Vous m'avez promis une histoire, dit-elle doucement. Je crois qu'il est temps...
– Nous avons encore deux grandes heures, mais vous avez raison
: il est temps...
Et, comme si son silence n'avait été fait que du choix des mots qu'il allait dire, l'abbé Bernard commença aussitôt :
– Nous sommes, vous le savez depuis longtemps, une "sauveté".
Terre d'asile que bornent quatre croix occitanes tournées vers les quatre points cardinaux, notre terre opposait à la brutalité et à la sauvagerie une barrière de mansuétude et de charité. Chez nous, les victimes des guerres, les pauvres, les vagabonds, les voleurs et tous les malheureux sur qui s'acharnait le sort trouvaient un abri, un réconfort et un répit avant de reprendre un difficile chemin, à moins qu'ils ne choisissent de demeurer. Et nous sommes toujours ce lieu privilégié...
ou nous devrions l'être.
» Mais nous ne sommes plus vraiment le mont du Salut, la montagne sainte érigée au flanc de l'Auvergne, cette vieille terre de refuge où, de tout temps, les hommes poursuivis par l'Infidèle, qu'il soit Normand ou Sarrasin, venaient s'abriter. Nombreux étaient les couvents et les monastères entre Limagne et Rouergue mais, de tous, nous étions jadis le plus sacré... et le plus caché, car la relique insigne qui faisait notre sainteté, nous ne pouvions la proclamer et encore moins l'exposer, on nous l'eût bien vite arrachée.
» Tout a commencé il y a bien longtemps, avant même que le vénérable Gausbert ne fondât ce monastère pour en faire, au moins en apparence, le gardien des passes dangereuses, le secours des voyageurs égarés et des âmes en peine.
» Un soir, vers la fin de l'an 999, alors que le pays tout entier, et l'Europe avec lui, attendaient dans la crainte que sonnât l'heure fatidique de l'An Mil, annoncée comme devant être la dernière de ce monde, un homme, un voyageur, arriva ici, alors presque un désert. Il se nommait Mandulphe et il venait de Rome... »
L'abbé s'interrompit. Sara venait d'entrer portant sur un plateau l'habituel vin aux herbes et quelques fouaces sucrées au miel et encore chaudes. Elle déposa le tout sur la pierre de l'âtre, tisonna vigoureusement le feu, puis, consciente soudain du silence qui s'était établi à son entrée, regarda tour à tour l'abbé immobile et Catherine qui, les yeux brillants et une flamme aux joues, semblait attendre quelque chose. Elle se releva et secoua son tablier.
– Je vous laisse, soupira-t-elle. On dirait que je tombe mal ! Mais il faut que vous mangiez quelque chose, tous les deux, toi surtout, Catherine. La nuit sera longue...
La jeune femme releva sur elle un regard absent :
– Tout est-il prêt ?
– Oui. Marie et Bérenger achèvent leurs préparatifs et les miens le sont. Les enfants dorment bien. Quand on les emportera, ils ne se réveilleront qu'à peine. Je reviendrai tout à l'heure...
Et elle disparut, un peu vexée que ni Catherine ni l'abbé n'eussent fait un geste pour la retenir. Mais la jeune femme était trop passionnée par le récit de son compagnon.
– Alors ? fit-elle, continuez !
Il sourit de cette juvénile impatience, celle-là même des enfants auxquels on raconte une belle histoire. Michel avait la même et Catherine, à cette minute, lui ressemblait incroyablement.
– À Rome, reprit-il, un enfant de chez nous venait de se hisser au trône de Pierre. Il avait pris le nom de Sylvestre II, mais il avait été cet étrange moine Gerbert dont vous avez déjà maintes et maintes fois entendu raconter la vie fabuleuse... et souvent fort romancée. Ce qui est vrai c'est qu'il était simplement un petit berger des montagnes quand il entra, pour y faire profession, à l'abbaye Saint-Géraud d'Aurillac. Mais c'était un garçon bizarre, sachant bien des secrets de la nature que sa curiosité et les grandes solitudes lui avaient fait découvrir tout jeune.
» À l'abbaye, il se jeta dans l'étude avec un incroyable appétit de savoir. Mais il eut tôt fait de dépasser ses maîtres et, bientôt, il fut si savant, si brillant, que les bons moines commencèrent à le regarder de travers et à se demander si, pour savoir tant de choses que personne n'avait pu lui apprendre, il n'avait pas fait quelque pacte avec le Malin.
» Gerbert, alors, quitta le monastère pour courir le vaste monde, seule école à la mesure de son esprit universel. Il voulait aller plus loin, plus haut et plus profond tout à la fois. Il gagna la Catalogne.
Mais ce n'était pas le hasard qui lui avait fait choisir cette terre, si peu de temps auparavant encore grattée par les Maures : il voulait y fouiller les secrets des anciens rois wisigoths, ariens, hérétiques mais savants et dépositaires d'antiques secrets, et cela dans un but bien défini. Dans son Auvergne natale, en effet, les vieux contaient encore la grande peur qui s'était levée, cinq siècles plus tôt, à l'approche d'Euric, le Clovis wisigoth, l'homme qui avait conquis le Portugal, la Haute Espagne, la Navarre, la Gaule méridionale, mis le siège devant Clermont et battu les Bretons à Bourges.
» Arien convaincu, mais sans hostilité pour le christianisme, puisqu'il avait fait de saint Léon son meilleur conseiller, Euric ne se déplaçait jamais sans un mystérieux trésor qu'il traînait à sa suite comme un roi captif et qu'il faisait garder étroitement comme si la présence auprès de lui de cet objet garantissait sa vie elle-même. La légende dit qu'un horrible ulcère qu'il portait au flanc réapparaissait dès qu'il lui fallait s'éloigner un moment de ce trésor...
» Quand il mourut, à Arles, en 484, son fils, Alaric, monta sur le trône. Il était, lui, un hérétique sans nuances et le merveilleux trésor de son père, il l'eût peut-être fait disparaître si son beau-père, le grand Théodoric, roi d'Italie, ne s'en était emparé et ne l'avait emporté à Ravenne, sa capitale.
» Alaric mourut jeune, tué par Clovis à la bataille de Vouillé, et Théodoric régna sur les terres wisigothes durant la minorité de son petit-fils Amalaric. Mais il conserva pour lui l'insigne relique car Amalaric était encore pire que son père : une bête sauvage, dont l'épouse Clotilde devait périr de ses mauvais traitements. Et le fameux trésor disparut avec Théodoric qui l'avait fait placer secrètement dans le tombeau monumental que, tel un pharaon, il s'était préparé à Ravenne...
à Ravenne où, bien plus tard, Gerbert devenu archevêque de la ville devait le retrouver...
» Patiemment, longuement, notre moine avait poursuivi à la fois ses études, ses recherches et sa carrière. À Reims, dont il était devenu l'un des maîtres, il avait élevé un roi avant d'en devenir l'archevêque et sa réputation de magicien, d'homme surnaturel avait grandi avec les honneurs qui lui venaient. Mais il était hanté par le trésor d'Euric dont il espérait bien qu'un jour il tomberait entre ses mains. C'est ce qui advint quand il fut nommé au siège de Ravenne. Mais il n'y resta que fort peu de temps et, peu après, il était élu pape.
» Parvenu au pontificat suprême, il ne voulut pas conserver à Rome l'objet qu'il avait cherché toute sa vie. Il craignait qu'après sa mort il n'y fût encore exposé au pire, puisque c'était à Rome que les Barbares d'Alaric Ier1 s'en étaient emparés. Parce qu'il en connaissait la grande foi et l'indéfectible fidélité, il voulut en faire don à son pays d'Auvergne qu'il ne reverrait jamais. Alors, il le confia à un homme dont il était sûr, à ce Mandulphe, né sur la terre des volcans et qui était son ami depuis longtemps.
» Mandulphe revint ici. Il connaissait bien ce pays où il avait vu le jour et, au lieu de remettre la relique, comme Gerbert le lui avait conseillé, au monastère de Saint-Géraud, il préféra un abri plus sûr, une cachette plus profonde.
» Il choisit donc un ancien oppidum qui s'était dressé jadis sur le Puy de l'Arbre et en releva les ruines. La terre en était d'ailleurs alleu de Saint-Géraud. Il en fit un fort château, creusa le souterrain, la chapelle secrète. II ne restait plus qu'à bâtir un monastère pour qu'une garde consacrée fût donnée au trésor. Ce fut Gausbert qui, continuant l'œuvre de Mandulphe, s'en chargea et notre sainte maison s'éleva sur la chapelle enfouie... »
1. Ancêtre d'Euric, prit et pilla Rome en 410.
L'abbé Bernard s'arrêta un instant pour reprendre haleine et, peut-être aussi, pour calmer l'émotion qu'il éprouvait à évoquer ainsi les débuts de son monastère.
Catherine, qui l'avait écouté sans oser émettre un son, en profita pour poser la question qui la brûlait.
– Mais enfin, Révérend Père, ce trésor, cet objet, cette relique...
qu'était-elle ? Il fallait qu'elle soit incroyablement précieuse.
– Plus encore que vous n'imaginez ! Pourtant ce n'était qu'un vase bien modeste, un simple gobelet d'argent terni par le temps... mais c'était celui où, au soir de la Cène, le Seigneur...
Catherine tressaillit.
– Vous voulez dire que ce qu'il y avait dans la chapelle... c'était le Graal ?
L'abbé eut un sourire triste, comme résigné, et haussa les épaules.
– On l'appelle ainsi. Oui, c'était le Graal, le vrai qui n'est ni taillé dans une énorme émeraude, ni fait de matière surnaturelle. Avant que le Christ n'y vînt, il n'était qu'un gobelet comme les autres, parmi les autres dans une maison de Jérusalem. C'est le divin contact, le miracle de la première messe qui en a fait un trésor d'exception, unique au monde. Après le Calvaire, Joseph d'Arimathie le confia à Pierre qui s'en allait évangéliser le monde et c'est sous le pauvre vêtement de laine du Grand Pécheur qu'il traversa les mers et commença sa quête à travers notre pauvre terre. D'autres ont prétendu qu'au pied de la croix Joseph d'Arimathie s'en était servi pour recueillir le sang du Crucifié.
C'est faux. Le sang divin, il l'avait contenu avant, quand Jésus offrit le gobelet à ses disciples rassemblés... Oui, Dame Catherine, c'était le Graal dont nous étions gardiens parce que c'était lui que Mandulphe rapporta, un soir d'hiver, dans nos montagnes. Et notre Montsalvy n'est autre que le Montsalvat de la légende. Hélas... nous ne l'avons plus.
– Qu'est-il devenu ? Il était si bien caché... Comment a-t-il pu quitter sa chapelle ?
On nous l'a pris ! Oh ! ce ne fut pas un voleur... ou du moins pas un voleur ordinaire ! Voyez-vous, dans la suite des temps s'installèrent, par toute la France, des gens qui s'entendaient, eux aussi, à percer les secrets les mieux gardés : c'étaient les chevaliers du Temple. Une puissante commanderie prit racine à Carlat et elle eut vite connaissance des légendes de la région. Comment les Templiers en vinrent-ils à la vérité sur Montsalvy ? Par quelle magie... ou quelle complicité ? Je l'ignore, mais un jour de l'année 1274, l'abbé d'alors, Guillaume de Pétrole, vit arriver le commandeur de Carlat guidant une imposante troupe. Cette troupe, si majestueuse et si puissante, escortait Guillaume de Beaujeu, le nouveau Grand Maître du Temple qui s'en revenait du Concile de Lyon et se rendait en Angleterre pour y recouvrer les énormes créances que l'Ordre possédait sur le roi Edouard.
» Guillaume de Beaujeu s'enferma dans l'église avec l'abbé de Montsalvy, bien timide et bien angoissé en face d'un si haut personnage. Pourtant, la discussion dura longtemps, longtemps, et l'on imagine que le pauvre abbé dut se défendre pied à pied. En fait, on ne sait rien des arguments qui formèrent la plaidoirie du Grand Maître.
Invoqua-t-il les périls courus par la mystique, l'Ordre devenu trop riche, trop puissant et où les déviations se faisaient nombreuses ? Ou bien fut-ce la grande misère de la Terre Sainte retombée presque totalement au pouvoir de l'Infidèle ? Toujours est-il que la chapelle souterraine se trouva vide quand le Grand Maître reprit sa chevauchée vers le nord...
» Depuis, le vase a disparu sans que nous puissions savoir ce qu'il est devenu, et il nous faudrait un nouveau Gerbert !... »
Un soupir de regret accompagna les derniers mots préludant à un nouveau silence. Catherine, fascinée, l'avait écouté avec une passion qui l’étonnait-elle– même. Mais ces choses étranges trouvaient dans son âme un écho profond. C'était la seconde fois, dans sa vie, qu'elle retrouvait sur sa route les chevaliers du Temple.
Elle s'était servie d'eux et de l'appât de leur fabuleux trésor pour attirer dans le piège de Chinon son ennemi Georges de La Trémoille.
Et elle se revoyait, sous la teinture et la défroque de la bohémienne Tchalaï, enchaînée au fond d'une basse-fosse du château d'Amboise, promise à la mort mais distillant à un gros homme cupide le merveilleux mensonge en forme de mirage doré qui l'avait mené à sa perte. Ce qu'elle lui avait raconté, alors, c'était une ancienne tradition des Montsalvy, car l'un d'entre eux, au moment de la chute du Temple, était l'un de ses membres les plus estimés et c'était lui qui avait été chargé de mettre à l'abri son incroyable fortune. Il y avait là, au moins, une coïncidence.
– C'est étrange, murmura-t-elle, que vous n'en ayez jamais rien su. Mon époux m'a raconté, il y a longtemps déjà, qu'au temps où le roi Philippe avait écrasé le Temple, l'un de ses ancêtres avait été chargé de mettre en lieu sûr le trésor de l'Ordre. Il est, selon moi, certain que la coupe devait en faire partie. Je ne crois pas à un trésor uniquement composé d'or et de richesses terrestres. Il devait y avoir des objets sacrés, des archives, des secrets...
Et vous avez pleinement raison. C'est en effet Hughes de Montsalvy qui, avec Guichard de Beaujeu, petit-neveu du Grand Maître Guillaume, fut chargé de ce redoutable honneur, mais il mourut, peu après, dans des circonstances assez mystérieuses, alors qu'il se cachait loin d'ici pour essayer d'échapper à la terrible justice royale. Le secret du trésor est mort avec lui et nous n'avons jamais pu savoir si, parmi toutes ces richesses, se trouvait notre bien perdu. Mais le Temple possédait-il encore la coupe sainte ? Ou bien le geste autoritaire du Grand Maître l'arrachant à son refuge secret pour en faire l'instrument de ses intérêts attira-t-il sur l'Ordre la malédiction du Ciel ? Je ne sais.
Toujours est-il que Guillaume de Beaujeu fut le premier des trois derniers Grands Maîtres, que des liens familiaux liaient à Jacques de Molay et qu'entre la nuit de Montsalvy et celle de l'arrestation, en 1307, il ne s'écoula que trente– trois ans... la durée exacte de la vie terrestre du Christ !
Il y avait là une coïncidence étrange. Catherine hocha la tête puis, se penchant, prit l'une des fouaces sur la pierre de.l'âtre qui lui avait conservé une douce chaleur et se mit à la grignoter machinalement, tandis que l'abbé remplissait les gobelets. Le parfum du vin aromatisé envahit le coin du feu. Mais Catherine se nourrissait sans y penser.
Elle voguait encore, en esprit, à travers les mirages du passé où elle venait de pénétrer à la suite du prêtre. Et celui-ci l'entendit murmurer : Si l'on pouvait "le" retrouver... le ramener ici– Très doucement, pour ne pas troubler le rêve intérieur
qui accordait à la jeune femme, avant des heures sans doute pénibles, un ultime instant de rémission, il répondit :
– Nul plus que moi n'en serait heureux, mais il y a bien longtemps que j'ai perdu l'espoir de "le" voir un jour ! Voyez-vous, Dame Catherine, je crois qu'il habite maintenant une cachette trop profonde et trop pure pour que la main des hommes puisse l'atteindre... à moins d'un miracle. Et il est bon peut-être qu'il en soit ainsi, car des hommes l'ont cherché et le chercheront encore, ceux, du moins, qui préfèrent les grands rêves à la réalité du monde, ceux qui ont besoin d'absolu et d'impossible pour se sentir à l'aise dans leur forme humaine. Au fond, cette quête, c'est, sous une forme poétique, la recherche de Dieu lui-même et...
Il s'interrompit. Sara venait d'apparaître à nouveau au seuil de la porte que, cette fois, elle ne franchit pas.