Текст книги "Piège pour Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Il est fou ! fit auprès d'elle la voix haletante du Damoiseau encore tout fumant de la bataille. Il va se faire tuer !
Elle s'agrippa instinctivement à son bras :
– Ne le laissez pas seul ! Envoyez à son aide... sinon il va...
Le mot s'acheva en un cri d'horreur. Là-haut, sur l'une des tours d'angle, les arbalétriers tiraient pour arrêter la poursuite frénétique de cet insensé. Catherine vit son époux basculer lentement, s'abattre comme une masse. Le cheval tomba lui aussi mais se releva aussitôt et reprit, au galop, le chemin du village traînant après lui le corps inerte d'Arnaud dont l'une des poulaines d'acier était demeurée prisonnière de l'étrier.
Catherine voulut s'élancer, mais le Damoiseau la retint. Elle cria :
– Arrêtez ce cheval ! Il va le tuer...
– Il est sûrement déjà mort ! Et, là-haut, les autres peuvent encore tirer.
Folle de colère, elle lui martela la poitrine de ses deux poings serrés sans qu'il fît rien pour se défendre.
– Lâche ! Vous n'êtes qu'un lâche !
– J'y vais, moi ! fit auprès d'elle une voix résolue.
Avant qu'elle ait pu s'y opposer, Gauthier de Chazay s'était élancé. Elle le vit courir vers le pont que le cheval fou abordait.
D'un bond souple de chat, il sauta à la tête de l'animal, parvint à saisir la bride, freina de toutes ses forces. Le destrier essaya de se défendre, traîna le long de la berge le jeune homme qui pesait de tout son poids sur la courroie de cuir et, gêné par lui, ralentit son allure.
Deux hommes alors s'élancèrent et l'immobilisèrent, écumant, les yeux exorbités. Sur les tours, les hommes d'armes avaient cessé de tirer et suivaient le spectacle avec intérêt.
Mais Gauthier déjà se relevait, essuyait à sa manche son front trempé de sueur et aussitôt se précipitait vers Arnaud dont l'un des soldats venait de dégager la jambe. Brisée, elle formait un angle bizarre.
Catherine, qui était demeurée un instant figée, la respiration coupée, s'élançait elle aussi et, avec une plainte déchirante, s'abattit à genoux dans la poussière auprès de son époux, luttant contre le vertige qui lui venait devant le spectacle effrayant qui s'offrait à elle.
– Éloignez-vous, Dame Catherine ! s'écria l'étudiant. Ne regardez pas...
Mais il lui était impossible de ne pas regarder ce corps brisé, ce visage couvert de sang et ces terribles blessures. Deux carreaux d'arbalète avaient atteint Arnaud. L'un s'enfonçait sous l'aisselle droite, au défaut de la buffe, et avait percé la cotte de mailles. L'autre avait atteint le Capitaine en pleine figure, sous la pommette gauche, causant une large blessure d'où son empennage surgissait dramatiquement.
– Il est mort ! gémit Catherine qui, n'osant toucher le corps meurtri, se plia en deux et enfouit son visage dans ses mains.
– Pas encore, fit Gauthier, mais il n'en vaut guère mieux !...
Il avait vivement détaché l'une des cubitières et la plaçait devant la bouche entrouverte du blessé. Un peu de buée apparut sur l'acier poli.
Le jeune homme contempla un instant le corps sanglant avec une moue pessimiste et hocha la tête tandis que son regard glissait, empli de pitié, sur la femme qui sanglotait auprès de lui, presque prosternée dans la poussière.
– Il faudrait un prêtre, murmura-t-il. Mais en reste– t-il seulement un seul dans ce pays de malheur ?
– Il y a un moutier, pas loin d'ici, grogna le Damoiseau qui s'approchait. Mais avant qu'on ait pu en tirer l'un des rats tremblants qui s'y terrent, Montsalvy aura trépassé ! Tout ce qu'on peut faire, c'est le porter dans l'église. Il pourra au moins mourir sur les marches de l'autel... Holà ! Quatre hommes, un brancard, n'importe quoi !
Mourir ! Trépassé ! Les mots comme autant de coups de couteau percèrent le néant de souffrance où Catherine s'ensevelissait. Elle réagit, relevant brusquement un visage qui n'était plus qu'un masque douloureux, s'accrochant à Gauthier qui essayait de la relever.
– Je ne veux pas qu'il meure ! Je ne veux pas ! Ce n'est pas possible... Cela ne peut pas finir là, nous deux, dans la colère et dans l'horreur. Dieu ne peut pas me faire ça !... Il est à moi !... A moi toute seule ! J'ai usé ma vie pour lui, pour son amour. On n'a pas le droit...
Sauve-le ! Je t'en supplie... sauve-le ! C'est moi qui suis en train de mourir.
Gauthier, incrédule, la regardait. Jamais encore il n'avait vu désespoir aussi nu, aussi déchirant. Il savait bien peu de choses de la vie de ces deux êtres, sinon que cet homme qui agonisait là avait fait endurer à cette femme tout ce qu'il était possible d'endurer sur cette terre et, dans les dernières heures, plus encore que jamais.
Pourtant, elle semblait avoir tout oublié : l'impitoyable mépris, les injures, la cruauté. Elle était là, à ses genoux à lui, Gauthier, convulsée de douleur et prête à blasphémer dans le paroxysme de son affolement. Était-ce donc cela l'amour, cette torture, cette folie, cette fièvre ?
– Dame, murmura-t-il en se penchant vers elle, l'aimez-vous donc encore après... ce qu'il vous a fait ?
Elle le regarda d'un air égaré, comme s'il parlait une langue inconnue.
– L'aimer ?... Je ne sais pas... mais je sais que mon corps est brisé, que mon épaule brûlé... que ma tête est en enfer... qu'il n'est pas une fibre de moi qui ne saigne... Je sais que je meurs.
Elle était livide et son souffle était si court que le jeune homme crut qu'en effet elle allait mourir là, à ses pieds, à la minute même où celui qu'elle aimait au-delà de toute raison, au-delà du possible, aurait cessé de vivre.
Au moyen de deux longs écus, les soldats avaient improvisé une civière sur laquelle ils plaçaient le corps inerte. Déjà ils l'emportaient.
Avec un cri de bête blessée, Catherine, oubliant de se relever, se traînant sur les genoux, voulut se lancer à sa suite.
– Arnaud ! Attends-moi...
Furieux tout à coup, Gauthier la prit sous les bras et la remit de force sur ses pieds, puis courut après Robert de Sarrebruck.
– Ne le portez pas à l'église, dit-il. Mettez-le dans une maison, la meilleure possible... là où l'on pourra le soigner.
Le Damoiseau haussa les sourcils :
– Le soigner ? Tu divagues, l'ami. Il est mourant...
– Je sais, mais je veux tout de même essayer de lutter jusqu'au bout... pour elle.
– À quoi bon ? Il est déjà inconscient. Le soigner, c'est le torturer.
Laissez-le au moins mourir en paix.
– Mais il n'a pas mérité de mourir en paix, hurla Gauthier. Il a mérité de souffrir mille morts et il les souffrira s'il y a seulement une chance, une seule, de le rendre à cette pauvre femme.
Le Damoiseau haussa les épaules, mais n'en ordonna pas moins à ses hommes de porter le blessé dans la maison où lui et Montsalvy avaient établi leur cantonnement. Il le fit de mauvaise grâce et il avait été sur le point de refuser, car il était de ces hommes qui ne voient aucune raison d'entraver le chemin de la mort. Soigner un homme aussi gravement blessé était du temps perdu et presque un péché, une offense au Ciel qui avait décidé que son heure était venue. Mais la femme arrogante de tout à l'heure s'était transformée sous ses yeux en une image pitoyable de la Vierge des Douleurs et son visage de suppliciée l'impressionnait... En outre, elle lui donnait une idée à laquelle il avait besoin de réfléchir.
Quand on arriva dans la maison dont les deux chefs avaient fait leur logis et qui, naturellement, était la plus belle du pays, celle qu'avait occupée jadis un notaire ducal, Arnaud respirait encore.
Les soldats le déposèrent sur la grande table de la cuisine.
Catherine avait suivi un peu comme une automate, ranimée seulement par la promesse que lui avait faite Gauthier de tout tenter pour essayer d'arracher son époux à la mort. Elle se mit tout naturellement aux ordres de son écuyer pour l'aider de son mieux.
Tandis qu'avec le secours du Boiteux, qui s'était proposé spontanément, Gauthier débouclait les différentes pièces de l'armure et, avec mille précautions, ôtait la cotte de mailles en essayant de ne pas ébranler le carreau qui l'avait trouée, Catherine alla tirer de l'eau au puits et en mit chauffer une grande marmite sur le feu qui, dans la cheminée, flambait haut et clair. Puis avec du linge tiré d'un coffre et qui avait été naguère l'orgueil de la notairesse, elle fit de la charpie, chercha, comme le médecin improvisé lui en donnait l'ordre, du vin et de l'huile. Ses mains s'activaient et elle éprouvait un peu de soulagement à cette activité qui la rendait au monde des vivants, mais ses yeux inquiets revenaient sans cesse à la grande table où Gauthier maintenant palpait doucement la tête du blessé, cherchant si des fractures ne s'étaient pas produites quand il avait été traîné par son cheval.
– C'est assez incroyable, dit-il au bout d'un moment, mais on dirait qu'il n'y en a pas. Il a le crâne dur.
– Le plus dur que je connaisse, assura le Boiteux. Moi, qui te parle, gamin, je l'ai vu se jeter sur une porte en chêne et la traverser sans même une égratignure. C'est un Auvergnat. Comme moi.
Catherine regarda avec étonnement cet homme qui, la veille, l'avait tellement terrifiée. Elle n'imaginait pas que ces affreux soudards puissent être seulement nés en pays chrétien, qu'ils eussent un terroir, un village, une maison natale. Ils étaient si effrayants que seul l'Enfer pouvait leur avoir donné le jour et celui-là, avec son faciès de brute, son nez cassé et sa mâchoire carnassière, avait véritablement la tête qui convenait à son état.
Presque inconsciemment, elle demanda :
– Vous êtes d'Auvergne ? De quel pays ?
– De Saint-Flour ! Mais il y a longtemps que j'ai pas revu le pays.
J'avais seize ans quand je me suis tiré pour échapper à ce failli chien d'évêque qui voulait m'accrocher à la potence parce que j'avais tué un chevreuil sur ses terres. Dis donc, garçon ! faudrait voir à lui retirer ces saletés de carreaux... ajouta-t-il, devenu tout à coup presque amical pour celui qui savait soigner.
– Je ne sais même pas s'il pourra supporter l'extraction. Il est si faible...
Tout en parlant, il nettoyait les plaies avec un peu de vin. Celle de l'épaule n'était pas inquiétante et, en touchant doucement le trait, le jeune homme sentit qu'il n'aurait pas beaucoup de mal à l'enlever.
Mais la terrible blessure du visage l'épouvantait, car le carreau y était fiché aussi solidement que dans une pierre. Le sang ne coulait plus, cependant la peau, nettoyée, se révélait livide. Gauthier releva un regard plein d'angoisse :
– Je ne peux pas l'enlever, balbutia-t-il. Le trait doit être fiché dans un os.
– Si tu ne peux pas l'enlever, fit le Damoiseau qui, un pied sur un escabeau et les bras croisés, regardait, la mine sombre, il sera mort avant une heure. Personne ne peut vivre avec un carreau d'arbalète dans la figure et c'est déjà un miracle qu'il respire encore. Ne tente pas Dieu !
– Que savez-vous de Dieu ? gronda Catherine. Et comment osez-vous seulement prononcer son nom ? Gauthier, je vous en prie, essayez...
– J'ai peu de prise pour le saisir... et j'ignore si en l'arrachant je ne vais pas hâter la mort.
– De toute façon, il mourra. Essayez...
Le jeune homme se signa puis, entourant l'empennage d'un linge, empoigna le carreau et tira, doucement d'abord, puis plus fort. Mais rien ne bougea sinon le blessé qui eut un long gémissement.
La sueur coulait en grosses gouttes le long des joues maigres du garçon.
– Je ne peux pas, se lamenta-t-il. Je ne peux pas... Il me faudrait...
Brusquement, il abandonna le blessé, se tourna vers le Damoiseau :
– Vous avez bien une forge ici ! Faites-moi chercher des tenailles, les plus longues que l'on trouvera.
– Des tenailles ? fit le Boiteux.
– Oui. Aussi longues que possible. Fais vite !
Mais l'homme était déjà parti. Il revint quelques instants plus tard armé d'une paire de tenailles qui avaient bien trois pieds de long.
Gauthier les regarda d'un air approbateur, les nettoya avec un linge trempé dans l'eau chaude, puis avec de l'huile pour en ôter les parcelles de limaille ou les poussières qui s'y collaient encore.
Ensuite, il revint vers le blessé et le prit aux épaules.
Aide-moi ! ordonna-t-il au Boiteux. Il faut le coucher par terre.
Sans protester, l'écorcheur s'exécuta. A eux deux, ils soulevèrent Arnaud et le déposèrent devant le feu, là où la pierre était chaude. Le grand corps à moitié nu paraissait vidé de son sang, déjà semblable à ces transis de pierre que la "piété des hommes sculpte sur les tombeaux.
Gauthier se baissa et, doucement, tourna la tête de manière qu'elle reposât sur la joue intacte.
– Tu veux que je le tienne ? proposa le Boiteux.
– Non. Il faut que j'aie toute la force possible. Retournez-vous, Dame Catherine : ce que je vais faire ne vous plaira pas !
– Rien de ce que vous pourrez faire ne peut me déplaire, puisque c'est pour le sauver. Oubliez que je suis ici !
Il n'insista pas, saisit les tenailles d'une main ferme puis, avec décision, appuya son pied sur la mâchoire du blessé.
Catherine, qui ne s'attendait pas à cela, étouffa une exclamation sous son poing fermé qu'elle mordit. Les tenailles crissèrent sur la ferraille du carreau.
– Priez ! souffla Gauthier. Je tire...
Le temps parut s'arrêter. Catherine s'était laissée tomber à genoux devant les pieds de son époux et chuchotait des supplications sans suite. Les autres retenaient leur souffle. L'effort gonflait les veines aux tempes du jeune homme.
– Ça bouge ! haleta Gauthier.
L'arme meurtrière vint d'un seul coup, avec un filet de sang et, en même temps, toutes les poitrines se dégonflèrent. Mais déjà Gauthier se jetait à genoux pour écouter les battements du cœur.
– Il est lent et faible, fit-il en relevant un visage irradié de joie, mais il bat toujours.
– Tu fais un habile chirurgien, l'ami, apprécia le Damoiseau. Tu seras désormais à mon service.
– Je suis à celui de la dame de Montsalvy !
Le beau Robert eut l'un de ses lents sourires qui le faisaient paraître plus redoutable que dans la colère.
– Tu n'auras pas le choix. Et, dans un moment, la dame n'aura plus besoin de toi !
– Que voulez-vous dire ?
– Rien d'important ! Continue. Tu vas cautériser, j'imagine ?
– Non. Il ne pourrait supporter la brûlure. J'ai fait tout ce qu'il était possible de faire pour l'empêcher de mourir, mais sa vie ne tient tout de même qu'à un fil. Je vais seulement lui faire un pansement avec de l'huile de millepertuis dont Dame Catherine a une fiole dans ses bagages puis je mettrai des attelles à sa jambe brisée... ensuite, il nous faudra prier, de toutes nos forces, pour retenir sa vie. Si Dieu le veut, il sera sauvé... mais seulement si Dieu le veut !
Au son de sa voix, Catherine comprit qu'il ne comptait guère sur la mansuétude divine envers un homme qui venait de l'offenser si gravement et qu'il ne croyait pas à la guérison d'Arnaud, malgré toute la peine qu'il s'était donnée.
On avait reporté le blessé sur la table où l'étudiant se mit à faire les pansements qu'il avait annoncés. Ses mains habiles voltigeaient, légères et douces, autour de cette chair torturée d'où la conscience avait fui et où ne demeurait qu'un souffle presque inaudible qui pouvait s'arrêter d'un instant à l'autre.
Catherine s'assit au bout d'un banc, près de la tête inerte de son époux et, doucement, avec une infinie tendresse, elle caressa les courtes mèches noires qui dépassaient la bande de toile blanche.
Depuis qu'il était parti si loin, presque de l'autre côté du miroir, elle ne se souvenait plus que de son amour. Elle ne voulait plus se souvenir que de lui ! Elle avait tout pardonné, tout oublié, même l'affreuse image qu'il lui avait offerte hier. Il glissait de ses doigts, de ses bras comme un rêve trop doux qu'au matin l'on essaie vainement de retenir.
N'était-il donc qu'un mirage qui se dissipait dès qu'elle l'atteignait ?
Pourtant, avant ce jour de colère et de malheur, il y avait eu tant de doux moments, tant de belles nuits ! Elle n'imaginait pas, elle ne pouvait pas seulement imaginer une existence où il ne serait plus...
L'ombre de la mort ensevelissait les tragiques souvenirs et l'horreur de la veille...
Elle avait Jailli mourir de douleur quand on le lui avait arraché pour le conduire à la maladrerie de Calves, mais elle avait pu réagir à temps parce que, malgré tout, il était encore vivant. Malade, mais vivant ! Et c'était ça toute la différence. Car si, dans une heure ou dans la nuit, il s'éteignait il n'y aurait plus d'autres recours, plus rien à quoi se raccrocher, aux heures de découragement, qu'un peu de terre soulevée dans l'herbe d'un cimetière, ou bien une dalle gravée dans quelque chapelle, et une croix, symbole d'une éternité à laquelle, dans son désarroi, Catherine ne parvenait plus à croire. Qu'importait la vie de l'au-delà, si, sur cette terre, elle ne pouvait plus le tenir dans ses bras ! Les promesses des prêtres semblaient tout à coup vides et creuses.
Le bonheur, pour Catherine, s'incarnait dans l'image d'un homme en pleine force, les cheveux au vent d'un matin de soleil, riant du haut de son grand cheval moreau, des efforts maladroits d'un petit Michel au nez froncé d'application pour enfourcher un petit âne gris qui broutait placidement des pâquerettes dans le verger du château. Et voilà que cette douce vision s'achevait là, sur cette table souillée de sang où le même homme épuisait le peu de vie qui lui restait.
Comment croire que le ciel de Montsalvy serait encore si bleu, le printemps si triomphant, lorsque son maître ne serait plus qu'une ombre, un casque et des gantelets vides, des éperons d'or sur un coussin noir et une grande épée pendue à jamais au mur de la salle d'armes auprès de celle du défunt seigneur Amaury ?
Avec un soupir, Gauthier achevait son patient travail. Par-dessus le corps inerte, où l'odeur pénétrante des huiles aromatiques chassait celle du sang, fade et écœurante, il essaya de sourire à Catherine, mais ne put y parvenir. La vue de cette mince figure tragique, où les yeux formaient de grands lacs d'ombre, l'étranglait.
Essuyant ses mains à un morceau de linge, il rejeta d'un geste machinal les mèches rousses qui pendaient devant ses yeux, humides de sueur. Il s'aperçut alors que ses mains tremblaient maintenant que la terrible tension nerveuse qu'il leur avait imposée se relâchait.
Il était à la fois content de son travail et furieux de son impuissance, car il aurait voulu à cette minute posséder toute la science du monde afin d'arracher à Dieu le secret de la vie et de la mort. Bien sûr, il avait fait pour cet homme, qu'il avait détesté à première vue, tout ce qu'il pouvait, mais, pour cette femme accablée, dont la douleur muette était celle d'une douce bête des bois auprès du mâle frappé à mort, quel remède pouvait-on appliquer, quel miracle espérer ?
– Emportez-le ! soupira-t-il de nouveau en se reculant. Mettez-le dans son lit s'il en a un. Il y sera toujours mieux.
Puis, plus bas, il demanda que l'on allât jusqu'à ce moutier voisin pour essayer d'en ramener un prêtre. Il guettait sur le visage de Catherine l'effet de ses paroles, mais elle ne tressaillit même pas. Sa main caressait toujours les cheveux de son mari.
Quand le Boiteux et les deux autres soudards soulevèrent le blessé pour le monter dans sa chambre, elle se leva, tout naturellement, pour le suivre. Mais le Damoiseau s'y opposa.
– Restez, Dame ! Nous avons à parler.
Les yeux de Catherine tournèrent lentement dans son visage figé.
Ils étaient durs comme de la glace.
– Je n'ai rien à vous dire et je veux rester jusqu'au bout auprès de mon seigneur.
– Il n'a pas besoin de vous. On va lui ramener un quelconque enfroqué, de gré ou de force, et, pour le reste, ce garçon qui a essayé de le réparer suffira à le veiller. De toute façon, il ne passera pas la nuit.
– Justement ! Je veux être là...
Il lui barrait le passage. Elle essaya de s'échapper, mais ceux de ses hommes qui étaient venus voir Gauthier opérer étaient encore là. Elle se vit au centre d'un cercle morne d'automates aux yeux vides qui se refermerait sur elle au moindre geste de défense.
Elle entendit, au-dehors, craquer l'escalier sous le poids des porteurs et du corps, mais elle comprit aussi qu'elle ne pouvait lutter et se rassit, résignée en apparence.
– Que voulez-vous ?
– Simplement vous rappeler que ce drame vous en a fait oublier un autre. Où est donc cette grande hâte que vous aviez de rejoindre votre mère mourante ?
Catherine ne répondit pas tout de suite. Elle prit un peu d'eau avec un tampon de charpie et le passa sur son visage brûlant. Cet homme disait vrai ; la vue de son seigneur mourant lui avait fait oublier sa pauvre mère, mais déjà elle avait d'elle-même renoncé à franchir les portes de Châteauvillain quand les tabards de Bourgogne étaient apparus.
– Je ne peux y aller, dit-elle enfin. Arnaud avait raison, et vous aussi, seigneur comte : il se peut qu'en effet le duc Philippe soit ici.
Cela suffit pour que je renonce à ensevelir ma mère. Je ferai dire pour elle de nombreuses messes dans notre abbaye de Montsalvy.
Il hocha la tête et Catherine crut qu'il approuvait. Il s'éloigna un instant, revint avec un morceau de parchemin, une plume et de l'encre qu'il posa sur la table devant la jeune femme :
– Écrivez ! dit-il en lissant la feuille du plat de la main.
– Que j'écrive ? Mais à qui ?
– A votre amie, la dame de Châteauvillain. Vous lui direz que vous venez d'arriver dans son village et que vous avez été surprise de l'accueil qui vous a été fait lorsque vous vous êtes dirigée vers le château. Dites encore que vous voyagez avec votre écuyer et votre chapelain... et que vous désirez que l'on vous ouvre une porte...
Je vous ai dit que je ne voulais plus y aller ! Qu'est-ce que cette histoire ? Mon écuyer, mon chapelain ? Vous n'imaginez pas tout de même que je... Elle s'arrêta brusquement. Ce que souhaitait ce démon, elle venait de le comprendre le temps d'un éclair : cet écuyer, ce chapelain seraient des hommes à lui qu'il introduirait ainsi dans la place avec elle.
Il confirma d'ailleurs avec un sourire moqueur :
– Mais si, fit-il doucement. J'imagine très bien. Quand le Diable pose devant moi une clef de ce château, vous ne voudriez pas que je la rejette ? Écrivez, belle Dame, ensuite nous verrons à faire parvenir votre message.
– Jamais !
Elle s'était levée si brusquement que, derrière elle, le banc s'abattit.
De la main, elle repoussait le parchemin, mais le Damoiseau saisit cette main et la maintint contre la table. Ses doigts minces étaient devenus tout à coup aussi durs que l'acier.
– J'ai dit : écrivez !
– Et moi j'ai dit : jamais ! Espèce de truand sans honneur !
Croyez-vous que je sois faite du même bois pourri que vous-même ?
Vous voulez que je vous livre la maison de mon amie, l'endroit où m'a mère se meurt ? Vous avez réussi à faire tomber mon seigneur à votre niveau, mais jamais il ne se serait servi d'un moyen aussi lâche et aussi vil pour atteindre un ennemi.
– C'est possible et même certain ! Montsalvy avait parfois de ridicules délicatesses que je n'ai jamais comprises. Mais il n'a plus voix au chapitre et votre abbé pourra bientôt chanter pour lui toutes les messes qu'il voudra. Alors, laissons-le de côté ! Vous, vous êtes bien vivante, vous êtes là et vous m'apportez le moyen d'entrer là-haut. Ce moyen, je le prends.
– Vous le prenez ? Vraiment ? J'ai autant de volonté que vous et vous ne me forcerez pas à écrire ce que je ne veux pas écrire.
– Vous en êtes certaine ?
– Tout à fait certaine !
– Bien !... Mais je crois, moi, que vous allez changer d'avis !
Il claqua des doigts pour appeler auprès de lui l'un de ses hommes qui se tenait près de la porte.
– Va me chercher le page ! ordonna-t-il sans élever la voix.
Catherine s'aperçut alors que Bérenger, en effet, n'était pas dans la salle et même qu'elle ne l'avait pas aperçu depuis que l'on avait ramassé Arnaud le long de la rivière, mais, toute à son angoisse, elle ne s'en était pas autrement souciée.
Le page, d'ailleurs, semblait avoir la faculté d'apparaître ou de disparaître à la manière des elfes et sans faire plus de bruit qu'eux.
Mais, quand elle le vit revenir, entre deux soudards, les mains liées derrière le dos, elle comprit qu'un grand malheur les menaçait tous deux.
Le garçon était blême, bien qu'il s'efforçât de faire bonne figure, serrant ses lèvres au point de les faire blanchir pour que l'on ne les vît pas trembler.
– Pourquoi l'avez-vous attaché ? fit Catherine d'une voix étranglée. Qu'allez-vous lui faire ?
Le Damoiseau s'approcha du feu, prit une longue tige de fer pour le tisonner, rajouta deux ou trois bûches et une brassée de fagots qui crépitèrent aussitôt. De grandes flammes jaunes s'élancèrent vers les hauteurs noires de la cheminée. Puis, secouant sa cotte de soie où s'attachaient des brindilles, il sourit aimablement :
– Mais rien !... Rien du tout si vous vous montrez raisonnable !
La gorge de Catherine sécha d'un seul coup et son cœur manqua un battement. En voyant apparaître l'enfant, elle avait senti qu'on allait la soumettre à un affreux chantage mais, malgré la réputation détestable du Damoiseau, elle se refusait encore à croire qu'un homme portant les éperons d'or pût se déshonorer ainsi.
– Sinon ?... demanda-t-elle d'une voix étranglée.
– Eh bien mais... nous allons remplacer cette grosse marmite par cette grille qui est posée là et nous y étendrons ce jouvenceau après l'avoir préalablement enduit d'huile pour qu'il rôtisse convenablement
!
L'exclamation horrifiée de Catherine se perdit dans le hurlement d'épouvante du malheureux Bérenger. Fou de terreur, le page se débattait et se tordait comme un ver entre ses deux gardiens.
– Vous ne ferez pas ça ! N'avez-vous donc aucune crainte de Dieu
? – Dieu est loin et le château tout près ! Je m'arrangerai avec le Seigneur, quand le moment sera venu. Quelques statues, un ou deux arpents de bonne terre données à une abbaye et je serai aussi pur et aussi immaculé qu'un enfant nouveau-né pour pénétrer dans le royaume des Cieux. Quant à mes menaces, sachez que je ne les formule jamais en vain ! Déshabillez ce garçon et enduisez-le-moi d'huile !
L'un des écorcheurs étouffait sous sa main les cris de Bérenger, mais les yeux du pauvre enfant roulaient affolés, dans leurs orbites.
Catherine ne put supporter l'idée de ce qui allait suivre, si elle ne s'exécutait pas. Le page n'avait à attendre ni merci, ni pitié de ces misérables vomis par l'Enfer. Elle refusa de prolonger son agonie.
– Libérez-le ! dit-elle. Je vais écrire.
Et elle s'assit devant l'écritoire improvisée, tandis que l'on emportait Bérenger évanoui de terreur.
Le message venait de partir. La façon dont on l'avait fait parvenir à destination était simple : un appel de trompe qui fit paraître un guetteur aux créneaux de la porterie, un linge blanc, agité au bout d'une lance pour faire entendre que l'on désirait causer, puis le meilleur archer de la troupe avait placé sur son arc une flèche autour de laquelle la lettre était roulée aussi serrée que possible et liée d'un mince fil de chanvre.
L'homme était habile, son arme puissante. La flèche avait franchi aisément le créneau pour aller retomber sur le chemin de ronde.
Depuis, les hommes du Damoiseau, ainsi envoyés en ambassade, attendaient, au-delà du pont, que le château répondît.
Catherine avait été autorisée à rejoindre le chevet de son époux.
Ayant obtenu d'elle ce qu'il désirait, le chef des Ecorcheurs n'avait plus aucune raison de l'en empêcher.
– Cela vous permettra de lui faire vos adieux et de prier un moment pour le repos de son âme ! lui dit-il en manière de consolation, avec un salut d'un respect exagéré.
Elle ne lui répondit pas. Les nerfs encore secoués par la scène odieuse qu'il venait de lui imposer, elle avait monté l'étroit escalier, traversé une chambre qui ressemblait à la resserre d'un marchand tant on y avait entreposé de butin, franchi le seuil d'une autre chambre assez nue, dont l'ameublement se limitait à un châlit suffisamment vaste pour quatre personnes, un coffre et trois escabeaux.
Les carreaux de parchemin huilé ne laissaient passer qu'une lumière pauvre et une chandelle brûlait sur l'un des escabeaux à la tête du lit où reposait Arnaud.
Mais la première chose que vit la jeune femme fut Gauthier agenouillé sur les petits carreaux rouges du sol et occupé à ranimer Bérenger que l'on avait déposé là sans cérémonie après l'avoir délié.
Le mince visage du garçon était d'une pâleur de cire et il semblait avoir du mal à respirer. Quand la porte grinça, sous la poussée de Catherine, l'étudiant se retourna :
– Passez-moi votre fiole de cordial ! dit-il. Je n'arrive pas à le ranimer. Que lui a-t-on fait ?
Elle le lui dit en tendant le flacon dont Gauthier se saisit avec colère.
– S'il y a une justice au monde, ce misérable devrait mourir dans les pires tortures, mais je n'en connais pas qui soient suffisantes pour lui faire payer ses forfaits. Ce Damoiseau n'a rien d'humain. Oser vous contraindre à trahir vos amis, se servir ignoblement de vous tandis que votre époux est en train de mourir ! Votre époux qui est son frère d'armes !
– Ces gens-là n'ont pas de frère, d'aucune sorte. Le Damoiseau écorcherait sa propre mère s'il y avait un quelconque intérêt.
Elle parlait calmement, d'une voix unie qui paraissait venir de très loin. Elle venait de plonger si profondément dans l'horreur et la souffrance qu'elle n'avait plus tout à fait l'impression de vivre. Les sensations lui parvenaient comme à travers une épaisseur de tissu et son cerveau les enregistrait mal. Il réagissait à retardement. Elle restait debout au milieu de la chambre, les yeux fixés sur le châlit où son époux était étendu, à même une mauvaise paillasse, mais recouvert d'une courtepointe de soie brodée, provenant sans doute du butin des Ecorcheurs et dont le rose agressif jurait avec le décor lugubre, comme un travesti sur un cadavre. La tête enveloppée de linges déjà tachés de sang, Arnaud reposait dans une immobilité si absolue que Catherine le crut mort. Même les ondes douloureuses qui crispaient son menton, tout à l'heure, avaient disparu.
Elle tourna vers Gauthier un regard effrayé, mais il secoua la tête.
– Non. Il n'est pas encore mort. Sa respiration est à peine sensible, mais il vit encore. Je pense qu'il est entré dans cet état d'insensibilité que les Grecs appelaient koma.