Текст книги "Piège pour Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Mais la jeune femme, elle aussi, se redressait et la conscience de sa volonté lui revint en même temps que ses forces.
– Ma mère se meurt, articula-t-elle non sans peine, je dois aller à Châteauvillain.
Elle avait une bizarre voix enrouée, pénible, qui ne résonnait que douloureusement sur ses cordes vocales froissées, et au prix d'un pénible effort.
Arnaud serra les poings.
Non. Tu n'iras pas retrouver le duc Philippe ! Je saurai t'en empêcher !
La Châteauvillain t'a tendu un piège... en admettant que tu ne sois pas d'accord avec elle...
– Le duc... n'est pas là ! Je le sais ! Il est à Saint– Omer où-le Connétable... doit le joindre à cette heure !
– Mensonge ! Il est là. On l'a vu...
– On s'est trompé ! Il s'apprête à assiéger Calais. Que ferait-il par ici ?
– Il t'attend ! La Châteauvillain, qui me hait, a dû arranger cela pour rentrer en grâce. Ses affaires vont mal depuis que son fils sert le duc de Bourbon. Et ça lui ressemble tellement !...
Catherine eut une grimace de douleur. Elle s'agrippa aux bras de Gauthier et de Bérenger qui la soutenaient et s'efforça de se relever puis, plantant son regard dans celui de son époux :
– Quoi que tu puisses dire, j'irai, affirma-t-elle et, de nouveau, elle répéta : « Ma mère se meurt ! Souviens-toi de la tienne !... »
Incapable de supporter plus longtemps la vue de cette femme défaite, vacillante, qui revendiquait d'une si terrible voix le droit de rejoindre sa mère, de cette femme dont chaque regard était un reproche et une accusation, Arnaud de Montsalvy s'enfuit en courant.
Par la porte grande ouverte de la grange, une bourrasque de vent et de pluie s'engouffra, soulevant les brins de paille qui se mirent à voltiger. Mais l'orage reculait déjà et fuyait par-dessus les toits effondrés et les ruines encore fumantes de ce qui avait été naguère un village...
Le petit matin vint comme un voleur, insinuant ses mains grises à travers les planches mal jointes de la grange.
Catherine se redressa sur la paille où elle avait dormi quelques heures comme une bête harassée. Tout son corps lui faisait mal et la peau de son visage, où les larmes avaient séché, la tirait. Elle se sentait faible et vulnérable mais c'était seulement son corps qui avait souffert car son âme, soulevée hors de ses limites rassurantes par l'effroi de ces dernières heures et par l'immense déception qu'elle venait de subir, était déjà prête pour de nouveaux combats.
Dût-elle en mourir, elle ne céderait pas aux exigences et aux soupçons injustes d'un homme qu'elle avait aimé au-delà du possible et en qui, à cette heure, elle découvrait un tyran, une brute capable de donner libre cours aux pires instincts ! Même si Arnaud devait la tuer, elle revendiquerait jusqu'au dernier moment le droit de remplir envers celle qui lui avait donné le jour son dernier devoir d'amour...
La lumière s'accentua et, dans le fond de la grange, elle distingua les corps de Gauthier et de Bérenger qui dormaient pelotonnés l'un contre l'autre pour avoir moins froid. La joue de l'aîné était marquée d'une trace sanglante, souvenir de la gifle que lui avait assenée Arnaud, mais, à cela près, les deux visages avaient, dans le sommeil, la même jeunesse et la même fragilité. Pourtant, n'étaient-ils pas, pour elle, les meilleurs et les plus fidèles compagnons ?
Au-dehors, la corne d'un guetteur mugit. Il devait encore pleuvoir car des filets d'eau serpentaient sous les planches de la grange, avec le clapotis d'une gouttière qui se déversait.
Catherine se leva, secoua de son mieux ses vêtements, alla tremper son mouchoir dans une flaque en prenant soin de ne pas racler le fond boueux et se le passa sur la figure. Puis elle arrangea ses cheveux, les tressa de son mieux et fourra le tout sous le camail de soie.
Elle avait soif et faim, mais l'impression d'abandon était pire que tout.
Elle se sentait seule, malgré ces deux garçons qui dormaient là, seule alors que son époux, l'homme qui lui avait juré protection, amour et fidélité, se trouvait à quelques pas d'elle. Mais un abîme les séparait désormais, un gouffre qu'elle osait à peine regarder parce que sa profondeur lui donnait le vertige.
On marchait au-dehors. Le bruit de souliers ferrés se faisait entendre, raclant la terre. Puis il y eut des appels, des rires et le hennissement des chevaux. Enfin des hommes entrèrent, le dos rond sous la pluie. Catherine reconnut le Boiteux et Cornisse.
– Ah ! vous êtes réveillée ! fit le premier en lui tendant une cruche et un morceau de pain, tandis que son compagnon allait secouer les garçons avec des rations analogues.
– Tenez, buvez ça ! Quant au pain, fourrez-le dans votre poche et suivez-moi. Vous mangerez en route !
Elle prit le pain, but un grand coup de l'eau qui était fraîche et d'un goût agréable. Puis jetant un coup d'œil à ses jeunes compagnons qui titubaient sur leurs jambes, les yeux encore gros de sommeil, elle dit, s'adressant à l'écorcheur :
– Où allons-nous ? Où est... le Capitaine ?
– Il attend au-dehors ! Alors dépêchez-vous car il n'est pas patient
! – Je sais ! Mais vous ne m'avez pas répondu : où allons-nous ?
– On rentre ! Je veux dire : on retourne à Châteauvillain. On n'est venu ici que pour fourrager ! Le Damoiseau nous attend !
Bérenger s'approcha, mordant déjà dans son pain, un espoir au fond des yeux.
– À Châteauvillain ? Messire Arnaud veut bien que nous y allions
? – Il n'a pas le choix ! répondit Catherine sèchement. Il obéit. Ça lui arrive, à ce que l'on dirait...
Il y avait un monde de dédain, de colère et d'humiliation dans ces quelques mots. Ramassant son manteau de cheval, elle le jeta sur ses épaules.
– Je suis prête ! fit-elle.
– Alors, venez ! Vos chevaux sont devant la porte.
On quitta la grange. La pluie, en effet, tombait toujours. Dans l'unique rue du village, ou dans ce qu'il en restait, la longue file de la compagnie d'écorcheurs s'étirait comme un serpent aux écailles de fer encore assoupi. Ils attendaient...
Le Boiteux offrit sa main, gauchement, pour aider Catherine à se mettre en selle, mais elle dédaigna son aide. Posant légèrement le bout de sa botte sur l'étrier, elle s'enleva avec souplesse. Elle saisit les rênes d'une main ferme, se tourna vers Gauthier et Bérenger, pour voir où ils en étaient. Mais eux aussi attendaient déjà, immobiles sur leurs montures, les yeux curieusement vides.
– Je vous suis ! Marchez ! dit Catherine au Boiteux.
Ils remontèrent la colonne. Très droite, la tête haute et la lèvre dédaigneuse, Catherine n'offrit à tous ces hommes qu'un profil impassible. Elle refusait de voir les pauvres vestiges qui se montraient derrière la troupe. Elle refusait de voir les faces féroces des soudards et les dépouilles qui traînaient encore un peu partout. Elle refusait de voir le tas de cadavres que l'on avait sommairement empilés près du calvaire et qui allaient pourrir là, engendrant peut-être la peste ou quelque autre fléau dès que la chaleur reviendrait. Elle refusait aussi de voir le troupeau parqué à l'entrée d'un champ et où, parmi les bêtes de somme, quelques hommes enchaînés se tenaient, tête basse, misérable bétail humain que l'on enrôlerait de force et qui devraient se faire plus loups que les loups s'ils ne voulaient être dévorés.
Tout au bout, prêt à prendre la tête de la colonne, Arnaud attendait lui aussi. Armé de pied en cap, immobile sur son destrier noir, hautain et silencieux, il ne montrait de lui-même que les deux tiers de son visage, sous le ventaille relevé du casque sans cimier.
Lorsque Catherine arriva à sa hauteur, ils échangèrent un regard, mais aucune parole. Ce regard avait cependant permis à la jeune femme de constater que son époux était blême, avec de grands cernes noirs autour des yeux... mais qu'il s'était rasé. Peut-être avec des moyens de fortune car des estafilades encore saignantes marquaient ses joues.
On se mit en marche vers le nord-ouest par un chemin étroit où l'orage avait creusé des fondrières. Sous le ciel gris, la campagne dégouttait d'eau. Pourtant, elle paraissait morte. Nulle part ne se voyait, filant d'une cheminée, la mince colonne de fumée qui traduisait la vie. Nulle part ne s'entendait même le chant d'un oiseau ou le coassement d'une grenouille. Tout se taisait. Seuls les pas des chevaux, ceux des fantassins, lourds et ferrés, se faisaient entendre.
Repus et encore ivres de la tuerie de la veille, les Écorcheurs traînaient la patte.
On chevaucha longtemps et en silence. À cause du bétail qui ne pouvait galoper, on allait au pas. Le temps était lourd, tiède et moite...
On y respirait mal, car le grand vent de cette nuit était tombé. C'était comme si on avait cheminé à travers une éponge gorgée d'eau.
Bientôt, on plongea dans la forêt et l'atmosphère se fit plus pesante encore.
Catherine se sentait le corps las et l'âme malade. Elle regardait le chemin, droit devant elle, sans jamais tourner les yeux vers Arnaud.
Parfois, en baissant les paupières, elle apercevait son genou et sa cuisse habillés de fer, mais ils étaient aussi rigides, aussi vides en apparence que les armures dans la salle d'armes de Montsalvy...
C'était comme un mauvais rêve qui lui collait à la peau et dont elle ne parvenait pas à se démêler...
L'homme qui l'escortait comme une ombre pouvait-il vraiment être le même que celui dont, depuis si longtemps, elle avait fait son unique raison de vivre ? Était-ce le même qui l'avait tenue dans ses bras, qui avait déliré d'amour contre son corps, qui lui avait donné ses deux petits ?
Il était là, tout près, et cependant bien plus séparé d'elle que lorsqu'une longue distance et les murs de la Bastille se dressaient entre eux car, alors, Catherine était en droit de croire que leurs cœurs battaient à l'unisson. Que s'était-il donc passé ? Il y avait là une énigme que son esprit, fatigué du voyage, ne parvenait pas à résoudre.
Un homme ne change pas à ce point, et surtout en si peu de temps, sans qu'un facteur quelconque, événement ou être vivant, ait opéré la transformation.
Évidemment, l'affreuse nuit qui venait de se dissiper lui avait fait comprendre qu'elle ne le connaissait pas, ou plutôt qu'elle connaissait mal ce monde des hommes de guerre.
Malgré les épreuves subies, elle ignorait bien des choses sur le compte de ces capitaines, superbes et vaillants dans les batailles, qui, depuis son enfance, passaient devant ses yeux admiratifs comme une fresque haute en couleur. Maintenant, elle savait qu'ils étaient capables du meilleur et du pire, qu'ils étaient bien rarement les défenseurs de la veuve et de l'orphelin, à moins qu'ils ne fussent de leur caste et qu'entre eux et le petit peuple, le peuple immense cependant, les rapports existants étaient à peu près les mêmes qu'à Rome, jadis entre les patriciens et leurs esclaves. Elle entendait encore, dans cette grange mal éclairée, la voix d'Arnaud qui protestait
: « Et les autres, que crois-tu qu'ils fassent à cette minute ?... »
Il fallait vivre, à n'importe quel prix, et bien vivre si possible, nourrir les hommes, payer les soldes et laisser s'assouvir les instincts sans se soucier surtout de ce que cela pouvait coûter de misères et de souffrances. Et pourtant, pour ceux de sa terre, à lui, pour les gens de Montsalvy, Arnaud était prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de son sang. Seulement, c'étaient « les siens... ».
Alors ? Comment en était-il arrivé là ? Ce n'était pas, ce ne pouvait pas être les conséquences de son arrestation à la suite du meurtre de Legoix, même si les mensonges de Gonnet lui avaient laissé croire qu'il allait être exécuté ?...
Jadis, quand la puissance des Montsalvy avait été abattue par ordre du Roi, sur l'instigation de La Trémoille, Arnaud n'avait pas réagi en se faisant routier... Était-ce donc cette femme, cette aventurière, qui osait, sans doute aidée par une ressemblance, se faire passer pour Jeanne d'Arc ? Quand il en parlait, c'était avec une espèce de foi fanatique et, dans les yeux, une lumière qui ressemblait à l'amour.
Oui, c'était cela : de l'amour ! Il avait suffi, apparemment, à cette créature de paraître pour attirer à elle le cœur d'Arnaud de Montsalvy et en faire un autre homme, une espèce de brute sanguinaire.
« C'est une sorcière ! rageait silencieusement Catherine. Ce ne peut être qu'une sorcière et elle ne mérite rien d'autre qu'une pile de rondins et quelques fagots sur une place de village !... »
Bien sûr, il y avait aussi la jalousie. La brutalité d'Arnaud quand il s'était retrouvé inopinément en face de sa femme n'avait laissé à celle-ci aucun doute sur sa réalité. Il aurait pu la tuer parce qu'il la croyait coupable et ce n'était guère à l'honneur de la confiance qu'il lui portait.
Or, juste au moment où elle était parvenue à le convaincre de son innocence, il avait fallu que se greffât cette histoire insensée du duc Philippe. Y avait-il vraiment quelque probabilité pour qu'il se trouvât à Châteauvillain, quand de si importantes affaires devaient, normalement, le retenir dans le Nord ? Si l'on s'en tenait à la seule psychologie d'Ermengarde, la chose était possible : elle n'avait jamais aimé Arnaud et elle avait toujours fait tout ce qui était humainement possible pour ramener Catherine dans les bras de Philippe. L'aventure de l'hospice de Roncevaux n'était pas encore effacée de l'esprit de Catherine. Ermengarde était entêtée et capable de bien des choses pour faire prévaloir sa façon de voir, mais pas au point, tout de même, de se servir d'un événement aussi navrant que la mort d'une mère pour attirer Catherine dans un piège. À moins que tout ne fût vrai.
Tandis que la jeune femme tournait et retournait ses pensées dans son esprit, le chemin s'achevait. Néanmoins, il était près de midi quand, à un tournant, les tours de Châteauvillain surgirent des brouillards de la rivière, érigées sur leur motte seigneuriale auprès de laquelle se blottissait le village. Une boucle de l'Aujon séparait le château du petit bourg, défendu par des murailles assez basses et qui, en cas d'attaque, devaient être d'un secours infiniment moindre que les formidables courtines de la forteresse seigneuriale.
Catherine reconnut les murailles grises, les hourds de bois noir et les hautes poivrières d'ardoises bleues que la pluie cirait. Tout était comme autrefois et, là-haut, sur le donjon, la bannière rouge des Châteauvillain pendait alourdie d'eau. Mais ce n'était qu'une apparence, car le long de la rivière, près du petit pont romain, un camp avait poussé, avec ses trefs déteints et ses feux de cuisine, un camp qui ressemblait comme à un frère à celui que les Achpier avaient planté devant Montsalvy, à la bannière près.
Ici c'était un lion d'argent couronné d'or, rampant sur champ d'azur parmi des croisettes fichées d'or : les armes des Sarrebruck que Catherine salua d'un sourire méprisant car, si les couleurs différaient, les cœurs des hommes se rejoignaient curieusement. Si toutefois l'on pouvait parler de cœur en telles circonstances.
Le village, à première vue, n'avait pas souffert des Écorcheurs.
Toutes ses maisons étaient debout, intactes, mais, en approchant, Catherine s'aperçut que les habitants avaient disparu. Ceux que l'entrée du détachement faisaient apparaître au seuil des maisons étaient tous des soldats, qui, d'ailleurs, avaient l'air d'être là comme chez eux.
Les gens de Châteauvillain avaient dû fuir à temps, car nulle part ne se voyait le moindre cadavre et les arbres n'avaient que des feuilles, sans que s'y mêlât aucun fruit sinistre. Sans doute, chassés par l'arrivée des soudards, se terraient-ils dans les bois, à moins qu'ils n'aient pris refuge – et c'était là le plus vraisemblable – au château dont la masse formidable dressée sur son éperon rocheux semblait narguer la tribu de fourmis malfaisantes qui grouillait à ses pieds.
L'arrivée de la troupe déchaîna l'enthousiasme des routiers à cause du butin qu'elle ramenait. Les hommes du Damoiseau accouraient, beuglant une bienvenue truffée de jurons et d'obscénités à laquelle les arrivants répondaient avec ardeur. Ceux-ci, d'ailleurs, à peine franchi le rempart, se débandaient et, retrouvant les camarades, se lançaient déjà dans le récit de leurs affreux exploits à grands coups de gueule vantards, grands rires hennissants et grosses bourrades triomphantes, ne s'-interrompant que pour réclamer à boire.
Cependant, leur chef n'avait même pas paru s'apercevoir que l'on était arrivé. Taciturne, l'œil fixé entre les deux oreilles de sa monture, il continuait d'avancer au pas régulier du cheval, indifférent à cette agitation qui saluait son retour, muré dans son silence distant.
Seuls quelques-uns des cavaliers, copiant leur attitude sur la sienne, le suivaient, cernant étroitement, comme pour les empêcher de fuir, les montures de Catherine, de Gauthier et de Bérenger.
On parvint ainsi au pont dont l'arche moussue enjambait le flot rapide de la rivière où les herbes s'étendaient comme de grandes chevelures vertes. Le château se dressa au-dessus d'eux, comme une falaise. Il ne laissait paraître aucun signe de vie. Muet, sombre et clos, ainsi qu'un tombeau sous l'énorme sceau en cœur de chêne de son grand pont relevé, il avait la majesté redoutable d'un dieu endormi.
Alors, Arnaud, qui durant tout le trajet n'avait pas desserré les dents, s'approcha de Catherine. Il était encore plus pâle qu'au départ et, sous l'ombre du casque, son visage était celui, grisâtre, d'un spectre.
De son gantelet, il montra le château silencieux.
– Voilà le but de ton voyage, fit-il d'une voix morne. C'est là que l'on t'attend ! Et c'est là que nous nous séparons...
Saisie, elle tourna brusquement la tête vers lui. Mais il ne la regardait pas et elle ne vit de lui qu'un profil buté, des traits durcis, le pli amer de sa bouche si serrée qu'elle ne formait plus qu'une ligne mince.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-elle sourdement.
– Que l'heure est venue, pour toi, de choisir...
– De choisir ?
Oui : entre ta vie passée et ta vie actuelle. Ou bien tu renonces à entrer dans ce château, ou bien tu renonces à ta place auprès de moi... pour toujours !
Elle s'affola, épouvantée par la perspective qui s'ouvrait si brutalement devant elle, par ce choix que rien ne justifiait à ses yeux.
– Tu es fou ! s'écria-t-elle. Tu ne peux exiger cela de moi. Tu n'en as pas le droit.
– J'ai tous les droits sur toi. Jusqu'à présent, tu es ma femme.
– Tu n'as pas celui de m'empêcher de voir une dernière fois ma mère mourante, de la rejoindre pour lui rendre les derniers devoirs.
– En effet, mais à condition qu'il s'agisse bien de ta mère. Or, je sais qu'il n'en est rien. Ce n'est pas elle qui t'attend : c'est ton amant.
– C'est faux ! Je te jure que c'est faux ! Mon Dieu !... Comment te faire comprendre... te convaincre ? Écoute : laisse-moi entrer, seulement entrer, l'embrasser une dernière fois... Ensuite, je te le jure sur mes enfants, je ressortirai.
Pour la première fois, il tourna les yeux vers elle, la regarda un instant et Catherine fut effrayée par ce regard tragiquement vide. Il haussa les épaules, avec lassitude.
– Tu es peut-être sincère. Mais je sais que si tu entres là, tu n'en ressortiras pas. On s'est donné trop de mal pour te faire venir jusqu'ici.
On ne te lâchera pas.
– Alors, viens avec moi. Après tout, cette mourante, tu es devenu son fils, même si tu n'en es pas très fier. Tu as été bon avec elle, jadis, courtois et même affectueux. Elle serait doublement heureuse de nous voir ensemble. Pourquoi ne lui dirais-tu pas un dernier adieu, toi aussi
?
Elle s'animait à cette idée. Un peu de rose montait à ses joues pâles et ses yeux brillaient d'espoir. Mais Arnaud se mit à rire et c'était bien le rire le plus dur, le plus sec et le plus tragique qui se pût entendre.
Allons, Catherine, raisonne ! Où est ton intelligence ? Que j'entre avec toi, alors que depuis trois jours nous assiégeons ce château pour prendre le renard au piège ? Tu veux rire ? Je n'en sortirais pas vivant.
Aussi, l'occasion serait trop belle pour Philippe : tenir la femme et se débarrasser du mari.
– Tu es fou ! gémit-elle. Je te jure que tu es fou ! Le duc Philippe n'est pas là, j'en suis certaine ! Il ne peut pas être là...
– Et cependant, il y est, affirma tranquillement la voix douce d'un cavalier qui venait d'apparaître auprès d'Arnaud.
A son aspect plus encore qu'à la cotte d'armes armoriée qu'il portait sur son armure, Catherine reconnut le Damoiseau de Commercy.
Montant un grand étalon rouan, il ne portait pas de casque et montrait nue sa belle tête fine couronnée de cheveux aussi doux et aussi dorés que ceux de Catherine elle-même. Il avait de grands yeux bleus ombragés de cils invraisemblables, une bouche sinueuse et tendre qui s'entrouvrait sur des dents très blanches et un sourire enjôleur que démentait la dureté calculatrice du regard. Toute sa personne élégante dégageait un léger parfum de musc et contrastait violemment avec le sévère équipement guerrier du seigneur de Montsalvy qui, auprès du beau Robert, paraissait plus rude que jamais et ressemblait assez à quelque reître parfumé à la graisse d'armes et au crottin de cheval.
Cependant, des deux, c'était le jouvenceau à la beauté presque féminine qui était le plus redoutable et le plus dangereux. Mâchant négligemment des clous de girofle, ainsi qu'il en avait l'habitude, pour se parfumer l'haleine, le Damoiseau désigna Catherine du bout de sa houssine dorée :
– Ravissante ! apprécia-t-il. Sale à faire peur, mais ravissante !...
Qui est-ce ?
– Ma femme ! riposta Arnaud d'un ton abrupt qui ne pouvait en rien prétendre tenir lieu de présentation.
Les grands yeux de Robert s'ouvrirent, démesurément.
Allons donc ! La rencontre est plaisante. Et... que vient faire dans ce trou boueux une si belle et si noble dame ?
Malgré son charme et son élégance, le Damoiseau n'inspirait aucune sympathie à Catherine. Au contraire, elle éprouvait pour lui une espèce de répulsion à laquelle se mêlait de la rancune. Sans lui, Arnaud aurait sans doute cherché refuge vers Montsalvy et elle-même ne se débattrait pas au milieu de cet affreux gâchis. D'un ton raide, elle répliqua :
– Ma mère se meurt en ce château dont on prétend m'interdire l'accès et que vous-même prétendez assiéger au mépris de tout droit !
– Assiéger ? Et où prenez-vous que nous assiégions, gracieuse Dame ? Voyez-vous ici quelques machines de guerre, des ingénieurs au travail, des échelles, des armes brandies ? Je n'ai même pas de casque. Non, nous... séjournons au bord de cette charmante rivière et nous attendons.
– Quoi ?
– Que le duc Philippe se décide à sortir, tout simplement car, pour en revenir à ce que je vous disais lorsque je me suis permis d'intervenir dans votre conversation, le duc est là, j'en suis certain.
Catherine haussa les épaules et plissa la bouche dédaigneusement.
– Vous rêvez les yeux ouverts, seigneur comte ! Mais en admettant même qu'il soit venu, ce que moi je me refuse à croire, vous devez bien comprendre qu'en constatant votre... séjour ici, il ne vous aura pas attendu. Châteauvillain possède un souterrain de dégagement, comme beaucoup de ses pareils et, à cette heure, le duc est loin.
– Ce château possède même deux souterrains, belle Dame, fit Sarrebruck imperturbable ; par bonheur, nous en connaissons les issues et nous les gardons, comme il se doit.
– Comment les connaîtriez-vous ?
Le Damoiseau sourit et caressa l'encolure de son des trier. Sa voix se fit plus douce encore, si la chose était possible.
– Vous n'avez aucune idée de l'efficacité d'un feu bien flambant...
ou d'un peu de plomb fondu judicieusement réparti. Avec cela, on obtient tous les renseignements que l'on veut.
Un frisson de dégoût courut le long du dos de la jeune femme. Le feu ! Encore... L'image atroce de la nuit précédente était trop présente à sa mémoire pour que ce rappel ne lui fût pas pénible. Serrant les dents pour ne pas hurler son horreur à ce garçon trop beau et qui, cependant, la révulsait comme s'il eût été le plus hideux des serpents, elle regarda tour à tour les deux hommes :
– Vous êtes des monstres ! De vous, seigneur comte, cela ne m'étonne pas car vos tristes exploits sont célèbres, mais mon époux...
– En voilà assez ! coupa brutalement Arnaud qui avait paru, jusque-là, se désintéresser de cette passe d'armes entre sa femme et son associé, nous n'allons pas recommencer. Tu as entendu ce que l'on t'a dit, Catherine : le duc est là ! Que décides-tu ?
Elle garda le silence un instant, cherchant désespérément le défaut de l'armure, la mince fissure par laquelle, peut-être, il pourrait être possible d'atteindre ce cœur si étrangement refermé. Mais il était comme un mur, en face d'elle, enclos dans son amère jalousie et sa rancune plus hermétiquement encore que dans son armure.
Avec un soupir douloureux, elle murmura :
– Je t'en supplie !... Laisse-moi y entrer, ne fût-ce que dix minutes ! Sur le salut de mon âme et sur la vie de nos enfants, je fais serment de ne pas rester plus longtemps. Dix minutes, Arnaud, pas une de plus... et je ne les demande que parce qu'il s'agit de ma mère.
Ensuite, je tournerai le dos pour toujours à ce pays de Bourgogne et nous rentrerons ensemble chez nous.
Mais il détournait les yeux, refusant de voir ce beau regard implorant qui, peut-être, gardait plus d'empire sur lui qu'il ne voulait l'admettre.
– Je ne retourne pas à Montsalvy maintenant. J'ai à faire ici où l'on a besoin de moi. La Pucelle...
– Au Diable cette sorcière et ta folie ! cria Catherine que la colère reprenait. Tu vas tout perdre, ton rang, ton honneur, ta vie peut-être et jusqu'à ton âme pour suivre une aventurière que le bourreau flétrira un jour. Je t'en conjure, reviens à toi ! Tu as un sauf-conduit : va rejoindre la Reine...
– C'est la tête de Philippe de Bourgogne qui me servira de sauf-conduit quand je retournerai vers le Roi. Quant à toi...
Il n'acheva pas. D'un seul coup, le château muet venait de ressusciter. En un clin d'œil, les tours se couronnèrent d'archers et d'arbalétriers, tandis qu'avec un grondement d'apocalypse le grand pont s'abattait.
Surgis des profondeurs de la forteresse, une cinquantaine de cavaliers déferlèrent, la torche au poing.
– À moi ! Sarrebruck ! hurla le Damoiseau en tirant sa longue épée, tandis qu'Arnaud de Montsalvy, détachant la masse d'armes qui pendait à sa selle, fondait déjà sur les assaillants, suivi de ses cavaliers.
Catherine et les deux garçons se trouvèrent refoulés contre un mur.
Bérenger se pendit à la main de sa maîtresse :
– Fuyons, Dame Catherine, je vous en prie, allons– nous-en !
Messire Arnaud est devenu fou sans doute, mais il ne vous permettra jamais d'entrer dans ce château. Venez ! Il faut songer aux petits, à Michel, à Isabelle... Ils ont besoin de vous.
– Et puis, ajouta Gauthier, vous vous battez peut– être pour rien, ma Dame. Votre pauvre mère est peut– être déjà en terre. En ce cas, elle vous voit du haut du Ciel et vous tiendra compte de l'intention.
Bérenger a raison : il ne faut pas rester là.
Mais Catherine était incapable de bouger. Le combat qui se déroulait à quelques pas d'elle la fascinait. Enveloppé par quatre agresseurs, Arnaud se battait comme un démon. Un terrible coup de masse avait fait sauter son heaume et il combattait maintenant tête nue, lui aussi, rendu furieux par la douleur du choc.
C'était la première fois, en dehors du combat soutenu contre les brigands de la sierra, en fuyant Grenade, qu'elle le voyait dans une bataille et un peu de l'ancienne admiration lui revenait. La vaillance de l'homme ne faisait aucun doute. Loin de fuir l'engagement ou de chercher le coup subtil et en marge des lois chevaleresques, il se ruait franchement sur l'ennemi. Sa masse tournoyait autour de lui, abattant les fantômes vêtus d'acier ; mais si, dans le combat, l'un de ses adversaires venait à lui tourner le dos, il ne frappait pas.
Le Damoiseau, lui aussi, se battait bien. Il jetait de temps à autre des regards inquiets à son camp dont une partie flambait, incendié par les torches jetées par les hommes du château, mais il n'en frappait pas moins à coups redoublés de sa hache d'armes. D'ailleurs, la bataille, très inégale au début, s'équilibrait. Les cris du Damoiseau avaient alerté ses hommes au repos et ils accouraient maintenant vers le pont, leur troupe grossissant à vue d'œil.
Comprenant qu'ils allaient avoir affaire à trop forte partie, les chevaliers de Châteauvillain refluèrent en bon ordre et regrimpèrent le sentier, emportés par les jarrets puissants de leurs chevaux et protégés de toute poursuite par les soldats qui veillaient aux créneaux.
– Ça suffit ! cria le Damoiseau ! Replions-nous. Il faut éteindre le feu...
Mais soit qu'Arnaud n'eût pas entendu, soit qu'il se refusât à s'en tenir là, il se jeta à la poursuite des fuyards, franchit le pont au galop et s'élança sur la pente, fasciné par cette haute porte qui s'ouvrait, là-haut, sur les profondeurs d'un repaire où se cachait son ennemi.
Dans sa tête enfiévrée ne subsistait qu'une seule idée, folle et tenace
: atteindre par tous les moyens le Bourguignon exécré. Sa haine avait le goût amer d'un breuvage ranci ou d'un mauvais alcool. Elle ne pouvait s'apaiser que dans le sang de l'un ou de l'autre...
Sors, Philippe de Bourgogne ! hurlait-il. Sors que je puisse enfin croiser le fer avec toi, traître, paillard, suborneur...
La rage qui le portait n'avait plus de limites. Pour lui la présence du duc derrière ces murailles ne faisait plus aucun doute car, parmi ceux qui venaient de les attaquer, la plupart portaient sur leurs cottes d'armes
l'écusson
écartelé,
très
reconnaissable,
du
prince
bourguignon.
Catherine, elle aussi, avait reconnu les armes de Philippe et le doute était entré en elle. Se pouvait-il que ces hommes eussent raison
? Qu'Ermengarde lui eût tendu ce piège déshonorant ? Tout ce qu'elle savait de sa vieille amie, de son agressif sens de l'honneur, s'élevait contre cette pensée mais, d'autre part, la comtesse de Châteauvillain avait toujours tellement souhaité rendre sa jeune amie à l'amour d'un prince qu'elle aimait comme son propre fils !
Abritée derrière l'épais contrefort d'une petite chapelle, résistant machinalement à ses deux jeunes compagnons qui s'efforçaient de l'entraîner, elle suivait avec angoisse la chevauchée insensée d'Arnaud. Elle vit son cheval, affolé par la morsure de l'éperon, se cabrer, manquer de rouler avec lui sur la pente et ne reprendre son équilibre que grâce à la force et à l'habileté du cavalier. Elle l'entendait hurler, mais le vent était contraire et elle ne pouvait comprendre ce qu'il disait.