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Piège pour Catherine
  • Текст добавлен: 7 октября 2016, 15:15

Текст книги "Piège pour Catherine"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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Les soldats poursuivirent leur horrible besogne. Malgré le vent frais qui faisait voleter la soie des bannières et les longs cheveux blancs de l'évêque, l'odeur devenait épouvantable. Elle s'échappait par bouffées nauséabondes des énormes fourchetées, dégoulinantes de purin que les hommes arrachaient à la masse noirâtre. Il fallait chercher profondément car, depuis dix-huit ans, le trou à fumier avait eu le temps de devenir montagne.

Cela dura longtemps. Quand, enfin, un premier squelette fut dégagé, de nombreux mouchoirs étaient sortis des poches et au creux de quelques mains se cachaient des pommes de senteur.

Catherine, comme les plus nombreux, avait placé son mouchoir devant son nez, mais le mince carré de batiste où ne s'attardait plus qu'une trop légère trace de verveine se révéla bien vite insuffisant et la jeune femme se sentit pâlir. Saint-Simon avait raison : non seulement ce spectacle n'était pas fait pour une femme, mais encore il était positivement insupportable.

Elle ferma les yeux pour ne pas voir l'affreux débris humain que deux moines enveloppaient d'un linceul de soie blanche pour le déposer dans l'un des cercueils, les rouvrit, mais tourna la tête, cherchant instinctivement une issue... Elle se sentait faible tout à coup et souhaitait s'en aller, sinon dans peu de temps elle allait sans doute se couvrir de ridicule, perdre connaissance au milieu de tous ces gens et en face de cette femme qui, sous ses voiles noirs, demeurait rigide et apparemment insensible.

Se sentant étouffer, elle tira de nouveau sur le camail qu'elle avait remis, dégagea sa tête et s'essuya le front d'une main mal assurée. Ce faisant, son regard rencontra un autre regard, plein à la fois de surprise et de joie, celui d'un homme en armure qui se tenait à quelques pas du Connétable, son casque sous le bras, un homme dont elle eut une peine infinie à ne pas crier le nom en le reconnaissant.

– Tristan ! Tristan l'Hermite...

Elle ne l'avait pas reconnu tout de suite. Il n'était pas arrivé avec la procession mais un peu plus tard et elle avait à peine remarqué cette haute silhouette qui se promenait lentement entre les rangs des assistants, paraissant surveiller.

Jamais, jusqu'à présent, elle n'avait vu Tristan armé de toutes pièces. De plus, les cheveux blonds, qu'il portait assez longs lors de leur dernière rencontre, étaient maintenant taillés très court, formant la sévère calotte en couronne qu'exigeait le port du heaume.

Mais lui aussi venait de réaliser qui était ce mince gentilhomme vêtu de noir debout auprès de Saint-Simon et déjà, fendant la foule, il se dirigeait vers la sortie de la cour en faisant signe à Catherine de l'y rejoindre.

Non sans peine et grâce à l'aide du lieutenant qu'elle avait renseigné rapidement, elle parvint à se frayer un passage, retrouva Tristan dans le recoin formé par l'un des contreforts de l'église et, sans hésiter, se jeta à son cou pour l'embrasser.

Vous êtes exactement celui que j'avais besoin de voir ! Tristan !

Mon cher Tristan ! Quelle joie de vous rencontrer ! Il lui plaqua deux baisers sonores sur les joues, puis, l'écartant de lui, la tint au bout de ses bras pour mieux la voir.

– C'est moi qui devrais dire cela ! Quoique je ne devrais pas être tellement surpris. Je vous connais trop pour ne pas avoir imaginé que vous accourriez du fond de votre Auvergne dès que vous apprendriez la nouvelle. Ce que je ne comprends pas c'est comment vous avez pu faire aussi vite ! Qui, diable, a bien pu vous renseigner ? Xaintrailles ?

Elle le considéra avec inquiétude. Le sourire qui éclairait un peu ses traits lourds de Flamand donnait quelque vie à un visage dont la froide impassibilité était déjà proverbiale, mais n'atteignait pas les yeux, d'un bleu si pâle qu'il semblait glacé. Ils recelaient une sévérité que Catherine n'y avait encore jamais vue, du moins s'adressant à elle, et l'angoisse de tout à l'heure revint : qu'avait bien pu faire Arnaud qui ait justifié qu'on la prévienne ?

– Il y a seulement un instant que j'ai appris l'arrestation de mon époux ! Et je ne sais toujours pas pourquoi...

– Dans ce cas, pourquoi êtes-vous ici ?

– Pour demander de l'aide. Ma ville est assiégée par un chef de pillards, Bérault d'Apchier et ses fils. Ils en veulent à nos terres, à nos gens, à nos biens et même à notre vie car les Apchier ont dépêché ici leur bâtard, afin qu'il gagne la confiance d'Arnaud et puisse l'assassiner plus commodément.

Le sourire avait déjà disparu du visage de Tristan, mais, dans son regard, la sévérité se fit colère.

– Les Apchier ! Encore un clan de nobles bandits ! J'ai déjà entendu parler d'eux. Je sais qu'ils étaient au mont Lozère avec le Castillan. Quand nous aurons rejeté l'Anglais à la mer, je m'occuperai d'eux. Pour le moment...

Pour le moment, s'emporta Catherine qui commençait à trouver que son ami ne mettait pas dans leurs retrouvailles toute la chaleur désirable, je veux savoir ce qu'a fait Arnaud et pourquoi on l'a mis à la Bastille.

– Il a tué un homme.

La stupeur, mais non l'indignation, arrondit la bouche de Catherine, ce n'était que ça ?

– Il a tué... et après ? Que fait une armée qui attaque une ville, que fait la ville qui se défend, que font les soldats, les capitaines, les princes et les manants, en ces temps sans pitié, sinon tuer, tuer, tuer encore ?

– Je sais tout cela aussi bien que vous. Mais il y a tuer et tuer.

Venez... ajouta-t-il en constatant que leur conversation avait des auditeurs attentifs, ne restons pas ici ! Qui est ce garçon qui vous accompagne ?

– Mon page : Bérenger de Roquemaurel de Cassa– niouze. C'est un poète... mais il se bat bien quand il le faut.

– Il ne s'agit pour le moment de battre personne, mais d'aller s'expliquer dans un endroit plus tranquille. Saint-Simon, avertissez discrètement Monseigneur le Connétable que je m'absente et remplacez-moi. Mais ne lui parlez sous aucun prétexte de cette dame.

Je la lui amènerai moi-même en temps voulu. Archers ! Faites– nous place !

La boule de l'angoisse, si familière à Catherine, noua sa pelote au fond de sa gorge. Qu'est-ce que tout cela voulait dire ? Pourquoi Saint-Simon ne devait-il parler d'elle « sous aucun prétexte » au Connétable ? Et dans quel but devrait-elle aller vers lui, conduite par Tristan ? Arnaud avait tué. Mais qui ? Mais comment ? En vérité, il aurait tué le Roi lui-même que l'on ne ferait pas plus de mystère.

Le cœur serré, elle suivit le Flamand. Bérenger, muet comme un poisson, trottait sur ses talons.

L'impression que Tristan l'Hermite était devenu un personnage important se renforça chez Catherine en voyant avec quel zèle les hommes d'armes leur ouvraient un passage, puis amenaient les chevaux. Sans mot dire, Tristan enfourcha un grand étalon rouan puis prit la tête de la petite caravane.

Comme il ne semblait toujours pas disposé à parler, Catherine choisit de chevaucher à quelques pas derrière lui. Sa joie de tout à l'heure était tombée. Maintenant, elle se sentait mal à l'aise car elle ne retrouvait plus, en son ancien compagnon d'aventure, la sollicitude sans démonstration, mais efficace, à laquelle il l'avait habituée. On aurait dit qu'il lui en voulait... Mais de quoi ? L'homme qu'Arnaud avait tué était-il d'une telle importance ? D'autre part, elle en était persuadée, Arnaud n'était pas homme à frapper sans raison et si son caractère l'emportait souvent, du moins n'était-ce jamais aux limites de la folie.

Silencieusement, les trois cavaliers suivirent la rue Saint-Martin jusqu'à l'église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, mais l'inquiétude de Catherine croissait à mesure que l'on avançait.

De nombreux soldats croisaient leur chemin car la ville était trop fraîchement délivrée pour n'être pas occupée militairement, mais tous ces hommes, en apercevant Tristan l'Hermite, montraient un respect inusité jusqu'à présent, un respect où la crainte semblait entrer pour une large part. Or, rien dans son aspect extérieur n'indiquait un rang ou un grade quelconque. Son armure d'acier poli n'offrait aucun signe de luxe et son casque ne s'ornait d'aucune marque distinctive, pas même du plus modeste tortil. Seule la cotte d'armes portant les hermines et les lions de Richemont indiquait l'appartenance au prince breton, mais il n'y avait vraiment rien dans tout cela qui justifiât l'espèce d'inquiétude peinte sur tous les visages.

Et, cependant, la tristesse de Catherine se faisait plus lourde à chacun des pas de son cheval. L'angoisse montait jusqu'à devenir insoutenable, d'autant plus que – elle osait à peine se l'avouer – Tristan lui faisait peur maintenant...

Elle avait l'impression pénible que l'ami d'autrefois s'était durci et éloigné, qu'il se cachait peut-être derrière cette statue d'acier bleu dont le regard glacé barrait le chemin des souvenirs et semblait en interdire toute évocation. Et puis, il y avait ces rues que l'on parcourait, ces maisons qui défilaient lentement au rythme de la marche. La plupart criaient la misère, l'abandon, la souffrance par leurs fenêtres sans vitres ou même sans chambranles, leurs toits crevés, leurs portes arrachées ouvertes sur le vide et le silence dont seuls quelques chats faméliques, rescapés de la grande faim qui venait de s'achever, étaient les hôtes furtifs.

Depuis que Paris était anglais, Paris avait perdu le quart de sa population, soit quelque quarante-cinq mille habitants. La plus grande ville du monde avait subi une lourde saignée.

Il y avait bien, au milieu de ces demi-ruines, quelques demeures dont les façades se montraient impeccables, les vitres brillantes, les girouettes dorées et les toits aussi luisants que le corps d'un poisson fraîchement péché, mais ces maisons, dont la splendeur proclamait la complaisance de leurs habitants envers l'occupant étranger, ne faisaient qu'ajouter par contraste à la mélancolie de cette ville fantôme.

La vie, cependant, y revenait peu à peu. Ici et là, des ouvriers étaient au travail, grimpés sur un échafaudage ou en équilibre sur une échelle, bouchant une lézarde, replâtrant un mur dans les croisillons des colombages ou redressant la charpente effondrée d'un toit. Le bruit des marteaux et des scies, qu'accompagnait parfois une chanson, se répercutait de rue en rue jusqu'au rempart où les maçons du Connétable étaient déjà à l'œuvre pour réparer les brèches et relever les ruines.

Cela résonnait comme le prélude grave d'une résurrection qui avait le droit de s'afficher maintenant que, sur les places et dans les carrefours, Richemont avait fait proclamer et placarder le pardon royal à la capitale qui si longtemps l'avait renié. Ainsi amnistiés, et d'ailleurs rachetés par le courage qu'ils avaient montré en attaquant eux-mêmes leur garnison anglaise, les Parisiens se remettaient au travail.

Mais Catherine regardait tout cela comme si choses et gens eussent été transparents. Même la misère, la désolation qui se levaient à chacun des pas de son cheval ne trouvaient pas d'écho en elle qui les voyait à peine. Ses yeux s'en écartaient bien vite pour revenir se poser sur le dos de l'homme qui chevauchait devant elle, comme s'ils eussent possédé le pouvoir de lire ce qu'il y avait d'écrit dans le cœur et dans la mémoire de Tristan.

L'attente qu'il lui imposait était si cruelle qu'elle aurait pu se mettre à crier, là, au beau milieu de la rue, pour rien... pour relâcher la tension angoissée de ses nerfs... pour l'obliger, peut-être, à parler.

Seigneur Dieu ! Était-ce donc si difficile à dire qu'il fallût tant de précautions ?

Tristan l'Hermite était un homme qui savait parler net et franc, qui n'avait pas besoin de choisir ses mots, de préparer ses phrases... à moins qu'il n'eût à lui apprendre quelque chose d'atroce... d'inouï !

Mon Dieu ! Ce voyage à travers le fantôme d'une ville ne finirait-il jamais ?

Comme on traversait la place de Grève où l'échafaud de maçonnerie montrait une regrettable fraîcheur auprès de la Maison aux Piliers, qui aurait eu grand besoin d'une sérieuse restauration, Catherine entendit son page soupirer :

– Est-ce vraiment là Paris ? J'imaginais tellement autre chose !...

– C'était Paris et bientôt ce sera de nouveau Paris ! fit-elle avec un peu d'agacement, car, à cette minute, le sort de Paris lui était immensément égal.

Cependant, pour essayer de faire plaisir à son page, elle ajouta :

– Cette ville redeviendra ce qu'elle était lorsque j'étais enfant : la plus belle, la plus savante, la plus riche... la plus cruelle et la plus vaniteuse aussi !

La voix de la jeune femme se fêla sur les derniers mots et Bérenger comprit que ses souvenirs d'enfance n'étaient peut-être pas tous aussi doux qu'il l'aurait souhaité. Il retomba dans le silence d'où l'aspect pitoyable de la cité l'avait tiré.

D'ailleurs, on arrivait.

Tristan l'Hermite mit pied à terre devant une auberge. Située dans la rue Saint-Antoine, face aux grandes murailles d'un hôtel sévèrement gardé, entre la rue du Roi-de-Sicile, et les vestiges de l'antique muraille de Philippe Auguste, cette auberge conservait une apparence prospère et son enseigne, sur laquelle s'étalait un aigle aux ailes déployées, était repeinte et dorée à neuf.

– Vous allez vous installer ici, déclara-t-il à Catherine en lui offrant la main pour l'aider à descendre. Les capitaines anglais affectionnaient l'hôtel de l'Aigle, dont la renommée date de plus d'un siècle. De ce fait, il n'a pas trop souffert de la pénurie. Vous y serez aussi bien que possible. Ah ! voici maître Renaudot...

L'aubergiste, en effet, accourait, essuyant ses mains à son tablier blanc, l'échiné déjà prête à se courber. Il regarda Tristan... et se plia en deux en un salut où Catherine retrouva le respect des soldats, avec tout de même un peu moins de crainte.

– Seigneur Prévôt ! s'écria-t-il. C'est un honneur de vous voir ici !

Que puis-je pour votre service ?

– Prévôt ? s'étonna la jeune femme. Vous aussi, mais de quoi ?

Pour la première fois, il lui sourit tandis qu'une pointe d'humour venait éclairer la froideur de son regard.

– Vous trouvez que c'est un titre quelque peu galvaudé, n'est-ce pas ? Rassurez-vous, nous ne sommes que trois ici : messire Philippe de Ternant, Maître Michel de Lallier et moi-même : Prévôt des maréchaux, pour vous servir ! Ce qui veut dire que je suis chargé de toute la police militaire des armées du Roi. J'ajoute que Monseigneur de Richemont m'a également conféré le titre de Grand Maître de l'Artillerie et de capitaine de Conflans-Sainte-Honorine, mais je n'ai pas l'intention de garder les canons qui ne sont guère de mon emploi.

Je préfère ma prévôté.

– Voilà pourquoi les hommes d'armes vous saluent avec cette considération... un peu inquiète ?

– En effet ! On me craint car j'applique sans faiblir la loi et la discipline sans lesquelles il n'est point d'armée possible... et le Connétable tient à ce que la sienne soit un modèle du genre.

– Sans faiblir ? Jamais ?

– Jamais ! Autant vous l'apprendre tout de suite afin que nous puissions parler plus librement... C'est moi qui ai arrêté le capitaine de Montsalvy.

– Vous !... Votre ami ?

– L'amitié n'a rien à voir là-dedans, Catherine. Je n'ai fait que mon devoir. Mais venez par ici. Tandis que les chambrières vont préparer votre logis, maître Renaudot voudra bien nous servir à dîner.

Il lui reste heureusement quelques savoureuses salaisons et surtout quelques futailles d'excellent vin qu'il avait eu la précaution de mettre à l'abri en murant une partie de sa cave. Notre entrée dans Paris a fait tomber un mur de plus.

La figure rougeaude de l'aubergiste se fendit en un sourire satisfait.

– Les gens d'outre-manche sont petits connaisseurs en vins. En dehors de leurs crus de Bordeaux, ils sont tout à fait incapables d'apprécier un vin convenable et je tenais à conserver les queues de Beaune ou de Nuits que je devais à l'amitié d'un mien cousin, sommelier de Monseigneur le duc de Bourgogne. Mais je serais heureux de vous y faire tâter !

– Apportez-en un plein pot, mon ami ! Ces voyageurs viennent de loin et ont grand besoin d'être réconfortés.

Un moment plus tard, Catherine, Tristan et Bérenger étaient attablés devant l'énorme cheminée de l'auberge sous des guirlandes d'oignons nouveaux et de jambons convenablement fumés qui pendaient des solives. En face d'eux, des gobelets d'étain et des écuelles voisinaient avec un chanteau de pain, des harengs salés, une oie rôtie et une pleine assiettée de gaufres dont le parfum proclamait les talents de maître queux de Renaudot. Deux pichets de vin, l'un de Romanée, l'autre d'Aunis, leur tenaient compagnie.

Mais, tandis que Bérenger se jetait sur le festin avec un appétit de quinze ans décuplé par cent cinquante lieues à cheval, Catherine, bien qu'elle eût presque aussi faim que lui et volontiers dévoré, s'abstint de toucher à la nourriture, acceptant seulement un gobelet de vin. Encore était-ce parce qu'elle sentait ses forces l'abandonner et craignait de défaillir. Mais elle voulait des explications complètes et parfaitement claires et elle savait combien il est facile autour d'une table bien servie de minimiser les problèmes et de leur prêter de trop aimables couleurs.

Tristan l'Hermite s'étonna de cette sobriété, car le bel appétit de Catherine avait toujours fait son admiration.

– N'avez-vous donc pas faim ? Mangez, ma chère, nous causerons ensuite.

– Ma faim peut attendre. Pas mon anxiété... J'ai davantage besoin de savoir ce qui s'est passé que de me nourrir... et vous le savez parfaitement. Or, vous me laissez languir, imaginer... Dieu sait quoi !

Le pire, bien sûr ! Et si je vous écoutais, vous me lanterneriez encore.

Ce n'est pas l'attitude d'un ami.

Le ton était raide. Un début de colère y vibrait. Le Prévôt ne s'y trompa pas et la chaleur d'autrefois reparut sur sa figure. Il étendit le bras, saisit la main de Catherine posée sur la table et la serra sans paraître remarquer qu'elle avait crispé le poing.

– Je suis toujours votre ami, affirma-t-il chaleureusement.

– Est-ce bien certain ?

– Vous n'avez pas le droit d'en douter. Et je vous le défends !

Elle haussa les épaules avec lassitude.

1 Les raisins d'Aunis servent maintenant à la confection du cognac.

L'amitié est-elle donc toujours possible entre le prévôt des maréchaux... et la femme d'un assassin ? Car c'est bien cela, n'est-ce pas, que vous m'avez laissé entendre ?

Tristan, qui, peut-être pour se donner une contenance, s'était mis à découper l'oie que Bérenger couvait d'un œil amoureux, releva à la fois la tête, le couteau et regarda Catherine avec étonnement. Puis, brusquement, il éclata de rire.

– Par Saint-Quentin, Saint-Omer et tous les saints de Flandres !

Vous ne changerez jamais, Catherine ! Votre imagination galopera toujours devant votre joli nez, avec autant d'ardeur qu'au temps où sous la défroque et les tresses noires d'une fille de Bohême vous vous êtes jetée à l'assaut du gros La Trémoille et l'avez mené à sa perte.

Vous allez ! Vous allez !... Mais, Pâques-Dieu, je ne vous ai jamais donné matière à suspecter mon amitié.

– Matière non... mais tentation, oui ! Vous me connaissez bien pourtant, et cependant vous avez l'air de chercher à gagner du temps, comme s'il était si difficile de me dire tout uniment, en deux mots, ce qu'a fait au juste mon époux !

– Je vous l'ai dit ! Il a tué un homme ! Mais de là à le traiter d'assassin, il n'en a jamais été question. Ce faisant, il aurait plutôt agi en justicier.

– Et vous mettez les justiciers à la Bastille, maintenant ?

– Si vous n'arrêtez pas de m'interrompre pour protester, je ne dis plus rien.

– Pardonnez-moi !

– En fait, ce meurtre lui est reproché parce qu'il constitue surtout une désobéissance grave et un mépris patent de la discipline et des ordres reçus. Si je vous ai fait attendre un peu, c'est parce qu'effectivement je cherchais comment vous raconter cela sans vous faire pousser les hauts cris. Je voudrais que vous compreniez bien ma position... et aussi celle du Connétable puisque je n'ai agi que sur son ordre.

Le Connétable ! murmura Catherine avec amertume. Lui aussi se disait notre ami ! Il est le parrain de ma fille et, cependant, il a ordonné...

– Mais, bon sang, comprenez donc qu'avant d'être parrain de Mademoiselle de Montsalvy, il est d'abord le chef suprême des armées du Roi. Un chef à qui même les princes du sang doivent obéissance absolue ! Votre Arnaud n'est pas frère du Roi, que je sache, et, cependant, il a désobéi aux ordres donnés !

Puis, comme il voyait les yeux de Catherine s'emplir de larmes et ses doigts jouer nerveusement avec une boulette de pain, il ajouta, bourru :

– Maintenant, cessez de bouder contre votre ventre ! Laissez-moi vous servir un peu de cet appétissant palmipède et ne vous croyez pas déshonorée ou simplement trahie parce nous aurons partagé le pain et le sel ! Nourrissez-vous, que diable ! Et puis écoutez-moi...

Vaincue, elle se laissa faire et, tout en emplissant l'écuelle de son invitée, Tristan fit enfin le récit de ce qui s'était passé, le 17 avril au matin, aux abords de la Bastille.

– Quand la ville fut nôtre et que l'espoir abandonna ses précédents maîtres, ils ne pensèrent plus qu'à vendre chèrement leur vie et coururent s'enfermer derrière les murs de la Bastille qui leur paraissaient les plus solides de tout Paris. Ils étaient environ cinq cents, tant Anglais que citadins dévoués à leur cause, et il y avait là, outre sir Robert Willoughby et ses hommes, le seigneur Louis de Luxembourg, Chancelier pour le roi d'Angleterre, l'évêque de Lisieux, Pierre Cauchon, quelques notables aussi parmi lesquels un grand bourgeois de la rue d'Enfer, Guillaume Legoix, maître de la Grande Boucherie...

Catherine eut un sursaut et s'écria :

– Pierre Cauchon ? Guillaume Legoix ? Vous êtes sûr?

– Très sûr, voyons ! Pourquoi ? Vous les connaissez ?

– Les connaître ? Ah ! Dieu ! oui, je les connais !

Comment est-ce possible ? Passe encore pour Cauchon dont chacun en France sait la part criminelle qu'il a prise et la responsabilité qu'il porte dans la mort de Jeanne la Pucelle... mais ce Legoix ?...

– Ne vous imaginez pas que la vie à la campagne m'a rendue stupide, Tristan ! coupa Catherine avec impatience. Si je dis que je les connais, j'entends par là, personnellement... et pas pour mon bien, hélas ! Il y a beaucoup de choses de ma vie que vous ignorez ; entre autres celle-ci : la nuit qui a suivi la mort de Jeanne que nous avions tenté de sauver avec une poignée de braves gens, Arnaud et moi, Cauchon nous a fait coudre tous les deux dans un sac de cuir et jeter à la Seine ! Nous n'en sommes sortis que par la grâce de Dieu et le courage de l'un de nos compagnons. Quant à Guillaume Legoix... c'est mon cousin !

Instantanément, la figure de Tristan l'Hermite se figea dans la stupeur.

– Votre cousin ? articula-t-il. Comment cela ?

– Parce qu'avant de me nommer Catherine de Brazey, puis Catherine de Montsalvy, j'ai été Catherine Legoix, tout uniment. Mon père et Guillaume Legoix étaient cousins germains. Seulement le cousin est aussi l'homme qui, voici vingt-trois ans, au mois d'avril 1413, au temps de la grande émeute cabochienne, a massacré le frère aîné de mon époux : Michel de Montsalvy, alors écuyer de la duchesse de Guyenne...

– Qui est maintenant l'épouse du Connétable...

– Exactement ! Michel est mort au seuil de notre maison où je l'avais caché. La populace l'a déchiré et Legoix... d'un coup de tranchoir... l'a achevé. Il y avait du sang... du sang partout et j'ai vu cette horreur avec mes yeux de treize ans. J'ai failli en devenir folle, mais Dieu m'a fait la charité de m'ôter la conscience tandis que les furieux pendaient mon père et mettaient le feu à ma maison. Ma mère et moi... avons trouvé refuge dans la Cour des Miracles, tandis que Caboche enlevait ma sœur et la violait ! C'est là que j'ai rencontré ma bonne Sara... Elle m'a soignée... sauvée...

Au fil des paroles se renouait celui des souvenirs.

Devant les yeux de Catherine, les images d'autrefois renaissaient et, au fond de sa mémoire, elle retrouvait, comme un trésor enfoui depuis longtemps, ses impulsions adolescentes dans leur fraîcheur première.

Vingt-trois ans pourtant !... vingt-trois ans que son cœur d'enfant avait lancé son premier cri d'amour, sitôt suivi d'une plainte d'agonie.

C'était hier, en vérité, qu'elle avait vu Michel abattu sous ses yeux, alors qu'elle avait tout risqué pour l'arracher à la mort. Elle l'avait aimé spontanément, au premier regard, comme la fleur en bouton éclate au soleil levant. En une seconde, il était devenu tout son univers et elle avait cru mourir de sa mort atroce.

Longtemps, longtemps ensuite, elle avait gardé la certitude que son cœur si profondément navré ne revivrait plus jamais... jusqu'à ce soir pluvieux où, sur une route du Nord, la trame relâchée du destin avait brusquement resserré ses fils en jetant, presque sous ses pas, le seul être capable de lui faire oublier le tendre et cruel amour de ses treize ans, remplacé à cette minute par la plus insensée, la plus brûlante et la plus merveilleuse des passions.

Des larmes coulaient silencieusement sur le visage de la jeune femme, chaudes et salées, pour glisser doucement de ses yeux clos aux commissures tremblantes de ses lèvres. L'homme et l'adolescent qui la regardaient osaient à peine respirer, craignant de troubler cette douloureuse rêverie. Ils se regardaient sans oser manifester leur présence, persuadés l'un et l'autre que Catherine les avait oubliés.

Mais, déjà, le présent la reprenait et, sans même ouvrir les yeux, elle demanda d'une voix enrouée :

– C'est lui, n'est-ce pas... c'est Guillaume Legoix que mon époux a tué ?

C'était à peine une question. La réponse était tout entière dans la science profonde, charnelle, qu'elle avait des réactions passionnelles de son époux.

En effet ! Encore avons-nous pu intervenir à temps pour l'empêcher de tuer aussi Cauchon. Il avait dagué le boucher et, déjà, il tenait l'évêque, dans la poussière, la poitrine sous son genou et la gorge sous son gantelet.

Brusquement Catherine ouvrit les yeux tout grands et, sans transition, explosa littéralement :

– Ah ! Vous êtes arrivés à temps ? Et vous en êtes fiers, on dirait

? Fiers d'avoir sauvé la vie de ce porc, de ce monstre qui a brûlé Jeanne ! Mais non seulement vous n'auriez pas dû l'empêcher, mais vous auriez dû, de vous-même, le pendre à la première potence venue.

Quant à mon époux, sachez que non seulement je ne lui reproche pas ce qu'il a fait, mais j'en aurais fait tout autant... et pire encore peut-

être, car ce n'était que justice, pure, simple et bonne justice amplement méritée ! Quel homme, digne de ce nom, peut rester les bras croisés et l'âme absente quand passe devant lui l'assassin de son frère ? Pas le mien, en tout cas ! On a du sang, chez les Montsalvy, du sang bouillant, ardent, généreux, que l'on ne regarde pas à verser pour le Roi ou pour le pays.

– Je n'ai jamais dit le contraire, grogna Tristan, et tout le monde sait depuis longtemps, dans l'armée, que votre époux possède le caractère le plus emporté qui soit. Mais, au fait, pourquoi donc n'a-t-il pas dit les liens qui vous unissaient à ce Legoix et le mal qu'il vous avait fait ? Quand on l'a arrêté, il s'est borné à vociférer que Legoix était une charogne et qu'il avait fait justice.

– S'il l'avait dit, cela aurait-il changé quelque chose à son cas ? Et trouvez-vous qu'il y ait eu pour lui, dans ce cousinage, matière à fierté

? Voyez-vous, Tristan, mon époux n'aime guère rappeler que son épouse est née dans une boutique du Pont-au-Change, chez un brave homme d'orfèvre qui avait l'âme et les doigts d'un ange... mais aucun quartier de noblesse.

Il a tort, bougonna Tristan, bien que je le comprenne. Pour ma part, je crois bien que je vous en aime davantage. Mais les grands féodaux sont d'une insoutenable arrogance. Ils oublient trop facilement que leurs nobles ancêtres n'étaient souvent, aux temps mérovingiens, que des culs-terreux, à moitié sauvages et un peu plus hargneux que leurs voisins. La noblesse, ça s'attrapait comme une maladie ! Mais non seulement ils n'en ont pas guéri, mais ils l'ont transmise à leurs descendants, en plus grave. Le droit de haute et basse justice ! Voilà le privilège auquel ils tiennent le plus... celui qui a poussé messire Arnaud à frapper malgré les ordres du Connétable.

– Au fait, reprit Catherine avec un pâle sourire, dites-moi tout de même comment cela s'est passé...

– Oh ! c'est facile : dès le premier soir de la libération, le Connétable s'est préoccupé de ces cinq cents bonshommes enfermés dans la Bastille. Il n'était pas animé de sentiments fort tendres envers eux... surtout envers Luxembourg et Cauchon. Il désirait forcer tout ce beau monde dans son repaire et lui donner l'assaut. Il comptait aussi sur le peu de vivres engrangés dans la forteresse, mais les braves gens qui nous avaient ouvert les portes, Michel de Lallier en tête, sont venus trouver Monseigneur et l'ont prié de se montrer clément.

» "Monseigneur, disaient-ils, s'ils veulent se rendre, ne les refusez pas. Ce vous est belle chose d'avoir recouvré Paris ! Prenez en gré ce que Dieu vous a donné..."

» Le Connétable a l'âme haute et il a cédé. Il a fait savoir qu'il accorderait les conditions qu'on lui demanderait. Le dimanche 15, ces conditions étaient signées sous la foi et le seing de Monseigneur. Elles accordaient à tous les reclus de la Bastille vie et bague sauves... mais les chassait de Paris.

» Deux jours après, le mardi matin, ils ont eux– mêmes ouvert les portes et sont sortis, se dirigeant vers la Seine. Il y avait une foule énorme qui les huait et les injuriait... Bien sûr, ça en démangeait pas mal d'ajouter à tout ça quelques projectiles, mais le Connétable avait fait savoir qu'il punirait de mort quiconque le ferait manquer la parole donnée. Il a d'ailleurs une certaine estime pour Lord Willoughby, qui est un vieux combattant d'Azincourt et de Verneuil. Il tenait à ce que les règles de la chevalerie fussent respectées. Mais, quand l'énorme Guillaume Legoix, blême et suant de peur, est passé devant lui, le capitaine de Montsalvy a vu rouge. L'homme allait à grands pas, jetant des regards craintifs autour de lui et serrant sur son cœur un sac rebondi qui contenait ce qu'il avait pu sauver de sa fortune.


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