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Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)
  • Текст добавлен: 3 октября 2016, 20:55

Текст книги "Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)"


Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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– M. Fernand Ricard s’en va au Havre ? Vraiment, et c’est pour ses affaires ? Eh bien, madame Alice, il ne faut pas vous plaindre. Trois jours sont vite passés, que diable !

Théodore Gauvin lui, espérait bien que ces trois jours seraient longs, très longs.

Et étant très jeune, il avait l’audace de ne pas s’en cacher.

– Madame, disait-il en pressant tendrement le bras de sa compagne, savez-vous que j’aurais été fort ennuyé si M. Ricard, tout à l’heure, m’avait demandé à jeter un coup d’œil sur les journaux du matin ?

– Vraiment. Pourquoi donc ?

– Je ne les avais pas achetés, avoua Théodore.

Et, comme M me Ricard feignait d’être surprise, le jeune homme reprit :

– Non. D’ailleurs je n’étais pas venu à la gare pour chercher les journaux, mais je suis sûr que cela, vous l’aviez deviné.

– Pas du tout, ripostait Alice feignant une candeur parfaite. Pourquoi donc étiez-vous à la gare ?

– Pour vous voir ! Je savais que M. Fernand Ricard prenait le rapide de dix heures, je pensais bien que vous alliez l’accompagner, et par conséquent…

– Achevez donc, vous semblez avoir peur de parler.

– C’est que j’ai peur de vous.

– Et pourquoi ?

– Parce que je vous aime.

– Vous êtes fou, et je ne vois pas du tout pourquoi vous prétendez m’aimer.

– Hélas, disait-il, vous riez toujours, madame, et vous ne voulez jamais m’écouter. Pourtant, si vous saviez comme je suis heureux en ce moment.

– Et pourquoi êtes-vous si heureux ? Parce que vous étiez à la gare ?

La jeune femme était méchante. Elle s’amusait visiblement à tourmenter ce jeune et timide amoureux. Théodore Gauvin, cependant, était bien loin de s’en rendre compte :

– Oui, c’est pour cela. Ah, j’avais bien combiné mon affaire, je vous assure. Votre mari partant, j’étais certain de pouvoir vous raccompagner et d’avoir quelques minutes de tête à tête avec vous. Vous ne m’en voulez pas, dites ?

– Pourquoi voudriez-vous que je vous en veuille ?

– Oh, voilà une parole gentille, et je vous en remercie. Nous passons par le sentier ?

Et il désignait, quittant la grand-route, pour courir à travers champs, un petit sentier garni de haies d’aubépines en fleurs, un sentier discret, désert, et fort propice aux entretiens passionnés.

– Acceptez, dites, suppliait-il, cela n’allonge que de cinq minutes.

– Bon, mais que me direz-vous pendant ces cinq minutes ?

– Que je vous adore.

– Et vous le répéterez tout le temps ?

Toujours mutine, et affectant de traiter son compagnon familièrement, affectant de le considérer comme un enfant, Alice Ricard prit une mine désolée :

– Ce sera monotone, à la fin, dit-elle.

– Non, dit-il d’une voix profonde et grave, ce ne sera pas monotone, parce que je vous le dirai de cent manières différentes, et qu’à la centième fois, peut-être, je trouverai moyen de vous le faire comprendre.

Ils avaient tourné dans le petit sentier, et, désormais, ils cheminaient sous des feuillages qui les rendaient impénétrables au regard.

La certitude où il était qu’on ne pouvait pas le voir donna du courage à Théodore Gauvin. Brusquement, il brûla ses vaisseaux :

– Écoutez, déclara-t-il, d’une voix haletante et qui avait peine à sortir de son gosier, si vous vouliez être gentille, bien gentille, divinement gentille, si vous vouliez me faire le plus heureux des hommes ?

– Mon Dieu, qu’allez-vous me demander ?

– Deux choses, madame.

– Lesquelles ?

– D’abord, je voudrais que vous me laissiez vous embrasser.

– Peste !

– Ensuite que vous m’autorisiez à passer la journée avec vous. Je dirai à mon père que je vais rendre visite à mon cousin au château des Ifs, et je serai libre, par conséquent.

Théodore Gauvin, à ce moment, épouvanté de sa propre audace, osait à peine lever les yeux.

– Dites, demanda-t-il, exaucez mes prières.

Mais à ce moment, le sentier tournait brusquement et rejoignait la grand-route à quelque distance de la maison de M me Ricard.

La jeune femme eut un rire énigmatique.

– D’abord, disait-elle, je ne peux pas vous permettre de m’embrasser, ces choses ne se font pas. Vous savez bien, Théodore, que je suis une honnête femme.

Ayant dit cela, elle s’arrêta un instant pour cueillir une rose, pensant qu’évidemment son jeune amoureux allait se passer de la permission demandée.

Comme Théodore Gauvin, cependant, prenait une mine désespérée, Alice Ricard rit derechef, haussa les épaules et se remit à marcher.

– Ensuite, ajouta-t-elle, je ne peux pas non plus vous autoriser à passer la journée avec moi.

– Pourquoi, mon Dieu ?

– Parce que je dois aller faire des courses à Paris.

– À Paris ? Vous allez à Paris ? Mais vous avez dit vous-même à M. Ricard que vous ne sortiriez pas de chez vous ?

– Sans doute, mais cela n’empêche rien.

– Qu’allez-vous donc faire à Paris ?

Alice Ricard eut un éclat de rire plus moqueur encore :

– Fi, le vilain indiscret ! Est-ce qu’on demande des choses comme cela ? Mais tant pis, vous avez voulu le savoir, vous le saurez ! Je vais à Paris pour acheter à mon mari un cadeau que je lui remettrai lors de son retour. Là, êtes-vous content ?

– Oh, c’est cruel, ce que vous m’annoncez là. Vous n’auriez pas dû me le dire.

Et il avait une mine si piteuse que la jeune femme le prit en pitié :

– Allons, déclara-t-elle, ne boudez pas. Si je rentre de bonne heure, demain soir, vous viendrez prendre le thé avec moi. Êtes-vous content ?

– Non, je voudrais que vous n’alliez pas à Paris.

– J’irai pourtant. Allons, embrassez-moi et ne boudez plus.

Elle lui tendit son front et il l’effleura, n’osant donner à son baiser la voracité goulue d’un affamé d’amour qu’il était, puis joignant les mains :

– Oh, vous êtes bonne ! Mais vous reviendrez demain, dites ?

– Si vous êtes sage, oui.

Deux minutes plus tard, l’épouse du courtier en vins était rentrée chez elle et Théodore Gauvin, par le sentier tout embaumé d’aubépine, regagnait le centre de Vernon.

Le jeune homme naturellement, rêvait. Il était réellement amoureux fou de la jolie Alice Ricard et, comme tous les amoureux, comme tous les amoureux très jeunes, du moins, il était incapable de s’apercevoir des moqueries de la jeune femme. Tout ce qu’elle disait lui semblait au contraire exquis, délicat, tendre, parfait. Il la jugeait incomparable, aussi bien pour sa beauté que pour son cœur.

Dans le sentier, Théodore Gauvin, marchant à pas lents, tête baissée, vivait une heure exquise.

– Je l’ai embrassée, se disait-il.

Et il avait aux lèvres le goût de ce premier baiser qu’il savourait divinement.

Cependant, le fils du notaire eût frémi s’il avait pu réellement connaître la femme qu’il aimait et soupçonné ses intentions.

Théodore Gauvin, toutefois, hâta le pas, arriva chez lui, s’attabla devant des manuels de jurisprudence, car le jeune homme préparait le programme de son baccalauréat en droit, dont il devait subir les épreuves le mois suivant.

Mais ce matin-là, il avait l’esprit ailleurs. Tout en lisant mécaniquement le manuel, Théodore Gauvin repassait dans sa pensée les déclarations d’Alice Ricard : Pourquoi, se demandait-il, a-t-elle dit à son mari qu’elle resterait toute la journée chez elle, alors qu’au contraire, elle part à Paris ?

Et pervers un peu, bien que très jeune, Théodore n’était pas loin de deviner qu’il était excellent pour lui que la jeune femme, de temps à autre, fût capable de mentir à son mari.

Ces réflexions, toutefois, s’assombrissaient bientôt : « Elle s’en va à Paris, songeait-il encore, pour choisir un cadeau à son mari. Hum, est-ce bien vrai ? Et ne s’est-elle pas moquée de moi ? »

Théodore, qui n’avait connu intimement que le ménage de ses parents, estimait que sa mère n’eût jamais menti au respectable tabellion, son père.

Et l’adolescent, dans ces conditions, ne tardait pas à frémir en pensant que, peut-être bien, M me Ricard se rendait dans la capitale pour un motif fort différent de celui qu’elle avait invoqué.

« Elle est si jolie, pensait le jeune homme. Tant d’hommes, avant moi, ont dû lui faire la cour. »

Théodore Gauvin avait toujours le front baissé sur son livre, mais lorsque midi sonna, il était, en réalité, fort loin des textes qu’il avait sous les yeux.

« Mon Dieu, se dit alors le jeune homme, je suis sûr qu’elle va à Paris pour retrouver un amoureux. Ah, si je pouvais le savoir vraiment. Si je pouvais la suivre. »

Brusquement, Théodore prit alors sa décision.

« Elle prend le train de deux heures, se dit-il. Je tâcherai de sauter dans le rapide de quatre heures, il ne me sera pas difficile de la retrouver, pardi. Je sais que lorsqu’elle va à Paris elle prend toujours le thé à cinq heures au Korton Palace. J’y arriverai presque en même temps qu’elle. »

Et, sous l’empire de la jalousie, Théodore Gauvin ourdissait son plan. Il se voyait dans la grande salle du palace, guettant l’entrée d’Alice Ricard. La jeune femme, sans doute, irait s’asseoir à quelque petite table isolée, attendant qu’on vînt la rejoindre. Mais il déjouerait ses plans. Ce serait lui qui irait la saluer, et elle serait assurément toute troublée de le voir là, si émue qu’il profiterait de son angoisse pour, enfin, lui parler sérieusement.

« Parbleu, se disait Théodore Gauvin, je lui ferai comprendre tous les dangers de sa conduite, et aussi que je ne suis pas dupe de son rigorisme apparent. Je pense bien qu’alors, elle cessera de plaisanter mon amour, et de toute façon j’aurai une arme contre elle, une arme qui… »

Mais cela n’était pas sa véritable pensée.

Théodore Gauvin se prêtait à lui-même des intentions de maître chanteur qu’il n’avait point. Non, ce qu’il voulait tout simplement, c’était suivre la jeune femme, et la suivre pour savoir ce qu’elle allait faire à Paris et non pour s’armer contre elle d’une découverte à laquelle, très épris, l’adolescent ne croyait pas, du reste.

Mais Théodore Gauvin tressaillit soudain. Hélas, c’est qu’après avoir fait de longs projets pour épier Alice Ricard, le jeune homme se rendait compte brusquement qu’il lui était bien impossible de passer du rêve à l’action.

« Ai-je assez d’argent pour aller à Paris ? se demandait-il, et pourrais-je seulement l’inviter à dîner ? »

Théodore fouilla dans un tiroir, en sortit une caissette de bois blanc qui lui servait de coffre-fort.

Chaque mois, son père lui remettait cent cinquante francs pour ses menues dépenses, ce qui, estimait le notaire, était fort généreux, puisque Théodore était défrayé de tout.

Combien restait-il dans la caisse ? Fiévreusement, le jeune homme comptait.

– Quarante-deux francs cinquante, conclut-il tristement d’une voix navrée. Je n’ai pas assez.

Un instant, Théodore songea à essayer d’emprunter à son père quelque argent sur son mois suivant.

Malheureusement, M e Gauvin n’était pas là, il était parti le matin même faire des démarches au Palais de Justice. Il ne devait revenir que le soir.

Aller le trouver était d’ailleurs fort risqué :

– Papa me refusera une avance, songea le jeune homme. Il me dira que l’économie est une grande vertu, que je n’ai pas besoin d’argent et autres arguments semblables.

Que faire dans ces conditions ?

Théodore, un instant, pensa qu’il pourrait peut-être se faire remettre quelque argent par le caissier de l’étude.

– J’inventerai un prétexte, songea-t-il.

Mais, au bout de quelques secondes de réflexion, ce nouveau projet lui apparaissait impraticable, tout comme le précédent.

Le caissier de l’étude, un certain Robert Jollet, était un vieil homme d’une cinquantaine d’années, remarquable seulement par son caractère hargneux. Il y avait plus de vingt ans qu’il était dans l’étude, il avait connu le prédécesseur de M e Gauvin, il y faisait ce qu’il voulait et respectait fort peu le fils du patron, un « blanc-bec, disait-il, qui aurait joliment besoin d’être dressé avant de pouvoir ressembler à son digne homme de père ».

« Jollet ne m’aime pas, réfléchit Théodore. À coup sûr, il se refuserait à rien me donner sans les ordres de papa. »

Théodore Gauvin, à ce moment, était désespéré. Machinalement, il se leva, quitta son cabinet de travail et passa dans la pièce voisine, qui était le propre cabinet de son père.

« Hélas, pensait le jeune homme, c’est le supplice de Tantale que je souffre ici. Car enfin, papa a de l’or dans ce tiroir… »

Théodore avait traversé tout le cabinet de son père, marchant sans bruit sur les épais tapis. Il s’était, d’un coup d’œil, assuré que la grande pièce, sombre, froide, solennelle avec son mobilier de reps vert, ses fauteuils bien alignés, ses bibliothèques d’acajou aux livres de Droit, aux reliures sévères, était déserte.

Maintenant, il regardait le tiroir-caisse du bureau et il se répétait :

« Il y a de l’argent là-dedans. »

Un lent travail se fit alors dans son cerveau. Théodore Gauvin aperçut devant lui la vision charmante de la jolie Alice Ricard, elle prenait le train, elle s’en allait vers Paris. Qu’allait-elle y faire ?

La pensée de la jeune femme se mêlait avec le sentiment de son manque d’argent.

« Ah, si maman vivait, soupira Théodore, bien sûr elle ne me refuserait pas les cent francs dont j’ai besoin. »

Mais M me Gauvin était morte depuis deux ans, et elle seule, évidemment, eût satisfait les caprices de son fils unique, de ce Théodore qu’elle avait passionnément chéri. Que faire ? Longtemps Théodore hésita, puis une résolution soudaine le transfigura.

– Tant pis, murmura-t-il, on croira ce que l’on voudra.

Théodore s’agenouilla derrière le bureau de son père. Il essaya successivement d’ouvrir le tiroir-caisse avec différentes clés qu’il portait dans sa poche.

Aucune ne faisait jouer la serrure.

– Tant pis ! répéta encore le jeune homme.

Et cette fois, Théodore n’hésita plus. Il courut à la cheminée, il prit une pelle, dont le manche en fer forgé pouvait faire office de levier.

Théodore Gauvin, introduisit la lame de l’instrument dans la ramure du tiroir.

La besogne qu’il s’efforçait d’accomplir était malaisée, délicate, mais il s’acharnait à la réussite.

Un quart d’heure, le jeune homme fit effort, puis, enfin, il poussa une exclamation de triomphe.

Théodore venait de réussir à engager la pelle dans la rainure du tiroir. Il venait de faire sauter le placard d’acajou. Le surplus de la besogne était aisé.

Sans grande peine, Théodore achevait son cambriolage.

Un violent coup de talon arrachait la serrure, le tiroir s’ouvrait.

Théodore, alors, d’un geste enfiévré, fouillait dans le tiroir ouvert. Il y avait là une liasse de billets de banque.

– Riche affaire, murmurait-il, les yeux exorbités, une rougeur au front. Dix-huit billets de cent francs. Oh, je pourrai lui acheter une jolie bague !

Le fils du notaire, le voleur, sortit avec précaution du cabinet de travail.

« On ne m’a pas vu, se disait-il. »

Au même moment, dans l’étude, deux clercs s’esclaffaient en compagnie du caissier Robert Jollet.

– Croyez-vous, disait le troisième clerc en levant les bras au ciel, quelle crapule, que ce garçon-là !

– Quel misérable ! répéta l’autre clerc.

Pour le caissier, il affectait un air atterré :

– Surtout, recommandait-il, pas un mot là-dessus, le scandale serait abominable, naturellement, mes amis. Je vous ai prévenus. Je vous ai fait venir pour qu’il y ait des témoins de la chose. Vous comprenez, j’ai voulu me mettre à couvert d’une accusation, mais ce n’est pas une raison.

– C’est abominable, répétaient d’une même voix les deux clercs.

Et l’un d’eux demandait encore :

– Qu’est-ce que vous allez faire ? Prévenir le papa ?

– Je n’en sais trop rien, répétait le caissier. Ah, c’est bien une triste affaire. J’ai peur qu’une nouvelle pareille, ça ne le tue sur le coup. Un garçon de cet âge-là, se conduire ainsi, c’est inimaginable, et cela peut vous faire craindre pour l’avenir. Mon Dieu, que je suis donc ennuyé !

Mais, en même temps qu’il disait cela, le sournois ricanait et paraissait au comble de la satisfaction.

3 – JALOUX

Théodore sortit du cabinet de travail de son père à la façon d’un véritable voleur. Fort éloigné de penser que le caissier et les clercs de l’étude avaient été témoins de son larcin, il réfléchissait qu’il ne viendrait, à coup sûr, à l’idée de personne de le soupçonner, et, qu’en conséquence, il pouvait espérer la plus tranquille et la plus définitive impunité.

Le cœur pourtant lui battait. Théodore n’avait jamais commis d’acte aussi bas, aussi ignoble que celui-là. Il n’appartenait pas à la catégorie de ces jeunes gens qui traitent pareille chose de peccadille, il en comprenait au contraire toute la gravité et toute l’infamie, mais la passion était à ce moment plus forte que la conscience.

Rentré dans sa propre salle de travail, Théodore se rassit devant son bureau et se prit à songer.

– On n’accusera certainement pas quelqu’un de l’étude, on n’accusera pas non plus la vieille bonne, on ne m’accusera pas davantage. En somme, personne ne se doutera, ne pourra se douter de la vérité.

Mais il n’était toutefois pas tranquille lorsqu’à midi et demie la vieille Eulalie, qui était depuis dix ans au service de son père, vint le chercher pour déjeuner.

Sournois cependant, Théodore fit bonne mine aux questions et au bavardage de la domestique.

Il déjeuna vite. L’air de la maison paternelle lui paraissait étouffant.

Dans sa pensée, il revoyait perpétuellement la scène du matin, la scène heureuse qu’il avait eue avec Alice Ricard, il songeait au baiser échangé, et plus encore, il pensait que si tout allait bien, si tout se déroulait selon ses désirs, il serait le jour même à Paris, en tête à tête avec celle qu’il aimait de toute son âme.

Théodore se leva de table à une heure un quart.

Il ne fallait pas songer, il le comprenait, à partir immédiatement, cela eût donné l’éveil. M e Gauvin obligeait son fils à travailler chaque jour jusqu’à quatre heures. Il resterait donc tranquillement jusqu’à ce moment dans sa salle de travail. Même, il feindrait une application soutenue, de façon à pouvoir s’en aller à quatre heures moins le quart, prétendant avoir fini sa tâche, et courir à la gare pour l’express de quatre heures qui l’emmènerait vers Paris.

Théodore, fidèle à son plan, ne leva pas la tête de dessus le manuel jusqu’à trois heures et demie.

À ce moment, comme M e Gauvin n’était toujours pas de retour, Théodore jugea les précautions inutiles.

– Zut, marmotta-t-il, zut pour ceux qui s’occuperaient de moi maintenant.

Et avec une hâte fébrile, il bondit dans sa chambre, bouleversa ses tiroirs, s’emparant d’un col propre, d’une cravate neuve, changeant de veston, soignant la raie de sa chevelure, se campant devant la glace pour vérifier le bon ordre de sa tenue.

À quatre heures moins vingt, il descendit l’escalier de la maison, et sursauta en se trouvant nez à nez avec la vieille Eulalie.

– Seigneur Jésus ! s’écriait la servante. Comme vous descendez vite, monsieur Théodore, et où donc courez-vous comme cela ? Vous allez vous mettre tout en nage !

Théodore fut sur le point de tempêter. Il se contint cependant et répondit avec bonne humeur :

– Bah, voyez-vous, Eulalie, j’en avais assez de travailler. L’immobilité, moi ça me pèse, mais j’ai tout de même fini ce que j’avais à faire. Si papa rentre, vous lui direz que j’ai été passer la fin de la journée chez Victor. Même, si papa vous le demande, vous lui direz que sans doute je resterai coucher au château des Ifs.

Et sans donner d’autres explications, Théodore ouvrait la porte, se jetait dans la rue, prenait sa course vers la gare.

« Bon sang, je vais manquer mon train, pensa-t-il. »

Il n’avait pas fait vingt mètres qu’une voix bien connue, familière, le hélait :

– Théodore, Théodore, où vas-tu ?

Théodore s’immobilisa net et devint blême.

Il se trouvait en face de son père qui rentrait enfin et bien mal à propos.

En un instant, le jeune homme imagina les pires catastrophes. N’allait-il pas être obligé de retourner à la maison ? Son père ne trouverait-il pas devant lui le tiroir fracturé ? Que dire ? Que faire ?

– Papa, répondit Théodore d’un ton de voix qui lui semblait étrange, tremblant, et qui cependant était le ton ordinaire de sa voix, papa, j’ai fini tout mon travail, et si vous me le permettez, je vais me rendre chez mon ami Victor. J’ai l’intention de coucher au château car je sais que demain Victor prend une répétition avec son professeur de mathématiques et je voudrais lui demander l’explication d’un théorème de géométrie que je ne comprends pas.

M e Gauvin, fort éloigné, bien entendu, de soupçonner les intentions véritables de son fils, de deviner le mensonge qui lui était fait, interrogea simplement :

– Tu as fini tout ton travail ?

– Oui, père.

– Va alors. Mais si tu reviens demain matin, fais en sorte d’être là pour onze heures. Tu sais que tu as toi-même une répétition.

Théodore inclina la tête en signe d’assentiment, et, sans demander son reste, reprit sa course.

Il en était quitte d’ailleurs pour allonger un peu son chemin.

Ne voulant pas risquer que M e Gauvin s’aperçût de la direction qu’il prenait, il tournait sur la droite comme s’il eût eu réellement l’intention de se rendre chez son ami Victor.

Cent mètres plus loin, par exemple, il se faufilait par une ruelle en prenant garde d’être vu et rejoignait la route de la gare.

Théodore avait peur d’être en retard ; il frémissait à la pensée qu’il pourrait manquer le rapide. Cela prouvait tout simplement son impatience, car il arrivait à quatre heures moins dix à la petite station de Vernon.

Le jeune homme prit hâtivement son billet, payant avec l’or dérobé à son père, puis, toujours pour éviter de se faire reconnaître en attendant le train, il se promena au bout du quain du côté des signaux, là où personne ne passait.

***

Deux heures plus tard, Théodore était à Paris.

Le jeune homme arriva dans la capitale, fort nerveux, et de plus en plus troublé. Il avait naturellement consacré le temps du trajet à rêver à ses projets.

Il s’était vu en compagnie d’Alice Ricard, lui faisant la cour et la touchant enfin, grâce à des protestations enflammées de dévouement.

Anxieusement aussi, il s’était demandé s’il retrouverait bien la jeune femme, si le hasard le favoriserait et l’aiderait à la découvrir.

Théodore, en effet, passait par des alternatives de confiance et d’abattement.

Sur quel indice vague était-il parti à Paris ?

Il savait tout juste, pour l’avoir entendu dire à Alice, que la jeune femme allait souvent au thé du Korton, place Vendôme. Mais était-ce bien la vérité ?

À peine débarquait-il à la gare Saint-Lazare, cependant, que Théodore courait chez une fleuriste, achetait une boutonnière qu’il payait royalement, intimidé par le luxe d’une boutique toute en marbre blanc, puis sautait dans un fiacre, jetant l’adresse :

– Au Korton, place Vendôme.

Il était six heures vingt, lorsque le fils de M e Gauvin pénétrait dans les salons de thé.

Ils étaient naturellement remplis d’une foule élégante de jeunes femmes assises sur de moelleux fauteuils, et flirtant audacieusement avec de galants cavaliers, jeunes gens allant et venant, échangeant des poignées de main, jetant des coups de chapeau hâtifs, dévisageant les élégantes, et enfin, de loin en loin, se décidant à prendre place auprès d’une belle, affectant une grande surprise à la trouver là, alors que le plus souvent la rencontre était le fait d’un rendez-vous laborieusement mis au point.

Théodore avait maintes fois fréquenté de semblables établissements.

Il n’était nullement intimidé par la foule, mais en revanche, il était fort anxieux. Le cœur battant, bousculant un peu ceux qu’il rencontrait, car il voulait vite parcourir les salons, cherchant de tout côté, Théodore traversa une enfilade de petites salles sans d’abord apercevoir qui il cherchait. C’était au moment où il pénétrait dans le dernier des salons, celui-là où les hommes avaient licence de fumer, que Théodore sursautait.

À l’autre bout de la pièce, assise devant une petite table ronde, gracieusement installée, avec une pose nonchalante, Alice Ricard paraissait attendre, et attendre avec impatience, car de son éventail elle tapotait nerveusement le bord d’un plateau posé devant elle.

Théodore, en l’apercevant, s’était arrêté net, cloué sur place :

Elle ! Alice !

Et une seconde après, il se rejetait en arrière, gagnait une embrasure de fenêtre, tournant le dos à la jeune femme, se dissimulant, mais profitant du reflet d’une glace pour ne pas la perdre de vue.

Théodore oubliait à ce moment toutes les décisions prises jusqu’alors. Il avait projeté, s’il rencontrait Alice Ricard, de s’avancer au-devant d’elle, de la saluer, de lui adresser quelques paroles railleuses, un peu persiflantes. En fait il ne désirait qu’une chose : ne pas être vu de la jeune femme.

Alors qu’il réfléchissait sur le parti à prendre, une arrivante aux yeux outrageusement fardés de noir se pencha vers lui avec un regard interrogateur.

– Cette table est retenue, monsieur ?

– Oui, madame, répondit Théodore, je regrette.

Il s’assit.

Quelques secondes plus tard, sans bien savoir comment cela se faisait, Théodore avait commandé un thé à la russe et des sandwiches. Il mangeait pourtant sans le moindre appétit. Il mangeait au risque de gagner un affreux torticolis, car pour ne pas perdre Alice de vue, il devait tendre le cou d’une façon incommode pour arriver à surveiller la jeune femme dans la glace.

D’abord, Théodore était si troublé, qu’il ne remarquait pas grand-chose. Il se faisait une réflexion fort triste :

– Mais, il y a deux tasses sur sa table, deux tasses vides. Assurément, elle est avec quelqu’un.

C’était ce qu’il craignait le plus au monde, et, à cette remarque, des larmes montaient jusqu’à ses paupières.

– M. Fernand Ricard, pensait-il, est au Havre, donc ce n’est pas lui qui accompagne Alice. Si ce n’est pas lui, qui cela peut-il être ? Un amant sans doute ?

Et il éprouvait un grand chagrin à la pensée qu’un autre, peut-être, était aimé d’Alice, un autre qu’il haïssait instinctivement avant de le connaître. Qu’était-il devenu, d’ailleurs, cet autre, cet amant détesté ? Était-il parti déjà ou bien allait-il venir au contraire ?

Théodore, qui ne buvait plus son thé, eut brusquement une lueur d’espoir :

– C’est peut-être une femme qui l’accompagne ? Une amie ?

Mais, au moment même où il espérait ainsi s’être trompé dans ses premières suppositions, un homme d’une soixantaine d’années, un vieillard gros, à la chevelure toute blanche, au visage peu sympathique, à la figure ridée, aux yeux cachés par d’épaisses lunettes cerclées d’or, revenait prendre place à côté d’Alice Ricard.

– Lui, pensa Théodore, lui, c’est lui.

Et désespéré il ajouta :

– C’est un vieux.

À partir de ce moment, d’ailleurs, Théodore surveilla beaucoup moins Alice que son cavalier. Il le voyait difficilement dans la glace, car l’éclairage était mauvais, mais il distinguait cependant ses gestes, il voyait qu’il s’était emparé de la main de la jeune femme, qu’il la pressait tendrement, cependant que, penché sur elle, il lui parlait à voix basse.

– J’en mourrai, pensa Théodore.

Mais, au moment même où il méditait ces sombres paroles, au moment où la jalousie le tenaillait si cruellement, Théodore eut l’instinctive pensée qu’Alice Ricard ne pouvait pas, ne devait pas aimer ce vieux monsieur.

– Je me trompe, murmurait-il encore. J’invente le mal où il n’y a sans doute rien que de très régulier. Ce monsieur doit être tout simplement l’un de ses amis, elle l’aura rencontré ici, voilà tout. Alice s’en ira seule.

Par malheur, les événements se chargeaient de donner tort à ses espoirs.

Théodore était encore occupé à considérer le groupe lointain d’Alice et du vieux monsieur, lorsque le couple se leva.

– Ils s’en vont, pensa le jeune homme.

Et, au risque de se faire remarquer, Théodore, tirant une pièce d’or de sa poche, heurta ses soucoupes violemment.

– Mademoiselle, demandait-il à la grosse fille qui servait, combien vous dois-je ?

En quelques secondes il avait payé, il partait à son tour.

– Monsieur ne prend pas son thé ? s’informait la servante, qui d’abord avait cru que Théodore désirait changer de place.

– Non, riposta le fils du notaire. Je ne prends rien.

Puis, baissant la voix, rougissant, très intimidé et pourtant affectant un ton de voix blasée, Théodore demandait :

– Ce monsieur et cette dame là-bas qui s’en vont, savez-vous s’ils viennent souvent ici ?

La jeune fille, habituée à de semblables questions, ne s’en étonnait nullement.

– Oh oui, monsieur, répondait-elle, ce sont des habitués. Cette dame et ce monsieur viennent assez régulièrement.

– Merci, répliqua Théodore.

Et de loin, flânant sans se presser, car il tenait surtout maintenant à ne pas être vu, Théodore Gauvin tenta de suivre Alice et l’inconnu qui l’accompagnait.

Or, il était près de sept heures maintenant, et la cohue avait envahi les étroites petites salles de thé à la mode.

Alice Ricard, en femme habituée à passer au travers des foules, frayait un chemin à son compagnon qui la suivait. Théodore, au contraire, livré à sa seule habileté, perdait du temps.

– Pardon, madame, faisait-il.

– Excusez-moi, monsieur.

– S’il vous plaît, mademoiselle ?

Quand il arriva à la porte du palace, quand il sortit par le grand trottoir de la place Vendôme, Théodore eut une exclamation de rage sourde : il n’apercevait plus ni Alice Ricard ni son compagnon.

– Mon Dieu, murmura le pauvre garçon, je parie que je ne vais plus les retrouver.

Il courut cependant jusqu’à la rue de la Paix, et là, poussa un soupir de satisfaction.

– Ah j’ai eu peur ! constatait-il.

Devant lui, à une centaine de mètres, Alice Ricard, appuyée au bras de l’inconnu, regardait la devanture d’une bijouterie.

– Que vont-ils faire ? pensa Théodore. J’imagine bien qu’elle va le quitter.

Mais tous ses pressentiments devaient être ce jour-là contrecarrés par les événements.

Deux minutes plus tard, le couple appelait un fiacre et le vieux monsieur, resté debout dans la voiture, expliquait un itinéraire au cocher.

Théodore n’hésita pas.

– J’en aurai le cœur net, disait-il. Je saurai où ils vont.

Théodore appela lui aussi une voiture et commanda :

– Suivez le fiacre que vous voyez là-bas. Suivez-le de loin, par exemple. Je ne veux pas être reconnu des personnes qui s’y trouvent.

– Ça va, jeune homme, acceptait le cocher, qui sourit avec complaisance cependant que Théodore, rouge de confusion, furieux, se rejetait sur les coussins.


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