Текст книги "Les souliers du mort (Ботинки мертвеца)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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Mais pourquoi Juve, subitement, ne croyait-il plus à la personnalité de Baraban ? Pourquoi le policier, qui, cependant, avait vu triompher sa thèse de la fugue par l’arrivée inopinée à Vernon du vieillard, brusquement, avait-il changé d’avis ? Oh, la chose était facile à comprendre !
Lorsque la veille, en venant au 22 rue Richer, à seule fin de questionner Baraban au sujet de la disparition sensationnelle, Juve avait eu là, bien en face de lui, l’extraordinaire vieillard, lorsqu’il l’avait enfin perdu de vue au moment de leur arrivée à tous deux rue Duperré, le célèbre policier, malgré lui, avait eu l’intuition subite, puis bientôt la certitude que ce vieillard était un imposteur et qu’il jouait un rôle en se faisant passer pour l’oncle des Ricard. Et, à certains indices, à certains détails relevés au cours de sa promenade dans Paris avec le bizarre personnage, Juve s’était dit : « Il n’y a qu’un homme au monde assez habile et assez audacieux pour agir de la sorte et cet homme ne peut être que… Lui. »
Juve, alors, avait songé à son éternel ennemi.
Malgré tout, la chose lui paraissait tellement extraordinaire, qu’il voulait, avant d’agir, avant de sauter à la gorge du bandit, s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un autre.
Il fallait d’abord acquérir la certitude que l’individu, réapparu sous le nom de Baraban, n’était pas le véritable Baraban.
Juve avait donc imaginé de venir chez lui, grimé en domestique. Pour s’assurer qu’il était méconnaissable, en même temps que pour donner des instructions à Fandor, il était arrivé sans se faire connaître. Or, Fandor ne l’avait pas démasqué. C’était là une expérience concluante, qui lui permettait de se présenter hardiment devant ce Baraban mystérieux sans risquer d’être reconnu de lui, même si Juve se trouvait en présence de Fantômas. Juve savait pertinemment que jamais le véritable Baraban n’avait eu de domestique du nom de Sulpice, n’avait jamais employé de domestique mâle même. Juve avait fait mieux encore.
À cause de ses enquêtes, alors que l’on recherchait s’il y avait eu crime ou fugue, il s’était procuré la pointure du véritable Baraban. Il avait alors acheté des chaussures de mêmes dimensions, Juve les avait apportées, pour les faire mettre à son interlocuteur. Celui-ci s’y était refusé.
Il avait suffi d’ailleurs d’un coup d’œil à Juve, pour s’apercevoir que le Baraban, qui s’agitait en face de lui, avait les pieds plus grands que le véritable Baraban, bel et bien disparu à coup sûr. Oui, si l’imposteur avait voulu chausser les souliers du mort, il n’aurait pas pu le faire. Dès lors, Juve ne quitta plus des yeux le mystérieux personnage en qui il sentait de plus en plus, un redoutable adversaire. Il avait la main sur son browning, et il lui semblait qu’au moment où, de ses doigts robustes, il caressait la crosse de l’arme, son interlocuteur devait faire de même, et préparer lui aussi un revolver. Cependant, en l’espace de quelques secondes, M. Baraban, ou le soi-disant tel, avait achevé de se vêtir, et tout en plaisantant d’une voix mal assurée avec celui qu’il continuait à bien vouloir appeler Sulpice, il se dirigeait vers la porte :
– Mon garçon, ordonna le soi-disant Baraban, je sors, passez devant.
Mais Juve avait bondi en arrière.
– Je ne me permettrai jamais. Monsieur, de passer devant Monsieur. C’est contraire à toutes les règles, et un bon domestique comme moi, qui se respecte, ne commet jamais une pareille incorrection.
L’instant n’était d’ailleurs plus à la comédie, et les deux hommes semblaient se mesurer du regard. Juve s’imaginait qu’il allait peut-être avoir à soutenir une lutte terrible dans un instant, dans une seconde, mais il n’en était rien.
Comme s’il se rangeait soudain à l’argument du pseudo-domestique, le faux Baraban, car Juve avait désormais acquis la certitude qu’il avait un imposteur en face de lui, s’élançait dans l’escalier qu’il descendait à vive allure.
« Ça y est, pensa Juve, je te tiens, nous le tenons. »
Et il songeait que, pris entre lui et les deux hommes qui gardaient l’entrée, le misérable n’allait pas pouvoir s’enfuir.
Juve se précipita donc à la poursuite de celui qu’il avait désormais identifié dans sa pensée, presque effectivement, pour être Fantômas.
Et, comme il tournait au milieu de l’escalier, Juve brusquement, poussa un cri et tomba à la renverse.
Il eut l’impression que les marches lui manquaient sous les pas. Le policier, pendant quelques secondes, perdit conscience de ce qui lui était arrivé, le choc avait été violent, la tête de Juve avait porté contre le mur, ce qui le laissa étourdi.
Mais l’inspecteur de la Sûreté réagit sur le coup et, faisant un effort surhumain, il retrouva ses sens, se remit debout. Un grand brouhaha retentissait au-dessous de lui. Juve se précipita.
Comme il parvenait au bas de l’escalier, deux hommes s’élançaient vers lui : c’étaient les agents qu’il avait postés une demi-heure auparavant devant la porte : Léon et Michel.
Il faisait assez obscur dans le couloir, les deux hommes se jetèrent sur le policier.
– Eh bien ? hurla Juve, où est-il ? Vous l’avez arrêté ? Je parie que vous l’avez encore laissé échapper ?
– L’homme n’est pas sorti, dit Michel.
– Mais il me quitte à l’instant, dit Juve. Il me précédait il y a deux secondes !
– Nous avons vu sortir un homme, dit Léon, il nous a crié : « On se bat dans l’escalier, allons vite voir. » Il a fait mine de rebrousser chemin, nous l’avons précédé, C’est à ce moment que vous nous êtes tombé dans les bras.
– Et cet homme, interrogea Juve, vous ne l’avez pas reconnu ?
– Vous nous aviez dit d’arrêter Baraban, l’homme aux longs cheveux blancs, à la barbe blanche.
– Et, poursuivit Léon, l’homme qui sort d’ici était brun, rasé.
– Fantômas, hurla Juve au comble du désespoir, vous avez laissé échapper Fantômas.
Léon et Michel, abasourdis, allaient poser une question à leur chef. Ils reculèrent terrifiés, un geste énergique et brusque les repoussait.
– Imbéciles, avait dit Juve.
C’est tout. Il n’ajouta pas d’autres commentaires, mais le ton de ses paroles était si méprisant, que des larmes en vinrent aux yeux du brave Léon et de l’excellent Michel.
Juve, cependant, lentement, remontait l’escalier. Il lui restait quelque chose à éclaircir. Il voulait à toute force savoir pour quelle raison il était tombé par terre, et comment il se faisait que Fantômas avait passé devant ses deux agents, non pas grimé en Baraban, mais avec sa véritable physionomie. Il ne devait pas tarder à avoir la clé de l’énigme.
Sur le palier du premier étage, il retrouvait la perruque et les favoris blancs qui faisaient ressembler Fantômas à l’oncle Baraban.
Et, montant plus haut, atteignant l’endroit où il était tombé, Juve constatait que le tapis était tendu, au lieu d’être fixé le long des marches par les tringles de cuivre disposées à cet effet.
Il comprit aussitôt ce qui s’était passé. Ces tringles de cuivre avaient été enlevées, et posées à côté des œillets qui les tenaient. Il suffisait dès lors à quelqu’un se trouvant plus bas que Juve ne l’avait été, de tirer vigoureusement sur le tapis pour tendre celui-ci et déterminer la chute de la personne marchant à ce moment sur ce tapis.
Juve haussa les épaules, serra les poings.
– Ça n’est pas fini, murmura-t-il. Fantômas triomphe cette fois-ci encore, mais il est obligé, malgré tout, d’abandonner la partie. Mais quel mystère ! Et qu’est-ce que tout cela dissimule ?…
22 – LE BEAU TRUQUAGE
Le lendemain, Juve, étendu dans son lit, réfléchissait une fois de plus.
Le policier était à peu près certain que l’homme qui se dissimulait sous la personnalité de l’oncle Baraban n’était autre que son plus mortel ennemi, que le Roi du Crime, que Fantômas.
Juve ignorait encore exactement le mobile qui avait pu guider le Roi du Crime à jouer cette sinistre comédie. Il ne savait pas si les Ricard étaient complices ou dupes de l’infernal bandit, mais Fandor, qu’il avait envoyé à Vernon, lui rapporterait sans aucun doute des éclaircissements à ce sujet. Car, en surveillant attentivement les faits et gestes des époux Ricard, il paraissait probable que l’on arriverait à connaître la vérité sur ce mystérieux couple.
Juve, ce matin-là, était de détestable humeur, il monologuait :
« Après tout, je commence à en avoir assez de toutes ces histoires, je ne me lève pas de la journée. Ça me reposera toujours. Après on verra. »
Le célèbre inspecteur, cependant, changea vite d’idée. L’homme qui poursuivait Fantômas depuis si longtemps était dans l’impossibilité matérielle de prendre le moindre repos lorsqu’il avait quelque indice sur la personnalité sous laquelle le sinistre Maître de l’Effroi se dissimulait actuellement.
Juve, brusquement, appela :
– Jean ! Donnez-moi mon petit déjeuner, et vite !
Le fidèle domestique apparaissait une seconde plus tard, portant sur un plateau une grande tasse de café noir que Juve buvait rapidement.
– Monsieur déjeunera ici ? demanda Jean.
– Non, je file à Vernon. Si Fandor téléphonait…
Mais Juve n’acheva pas.
Au moment même où il parlait, l’appareil posé sur le coin du bureau avait grelotté.
– Tiens, je parie que c’est lui, fit Juve.
Il décrocha :
– Allô, qui est là ?
Mais aussitôt la voix de Juve avait pris un ton respectueux.
– Parfaitement, monsieur, c’est bien le policier Juve qui vous répond.
Puis, Juve, silencieux, avait écouté. Ce n’était pas Fandor en effet qui téléphonait au roi des policiers.
– Allô, avait dit le policier, c’est moi, c’est bien moi, moi, Juve ! À qui ai-je le plaisir de parler ?
– À M. de Parcelac.
Juve, à ce nom, fronça les sourcils :
– Au directeur du Comptoir National ? précisa-t-il.
– À lui-même.
– Que puis-je pour vous, monsieur ? s’informa Juve.
– Monsieur, je serais très désireux de vous voir d’urgence. Je me trouve avec M e Masson, président de la Chambre des notaires, et nous avons besoin de vous entretenir immédiatement. Pouvez-vous vous rendre à mon bureau ?
– À mon grand regret, monsieur de Parcelac, je ne puis venir. Je suis chargé par M. Havard d’une enquête difficile et je dois partir ce matin même.
– Allô, c’est précisément M. Havard que je viens moi-même de joindre par téléphone, qui m’a dit de communiquer directement avec vous. C’est M. Havard qui m’a conseillé de vous prier de passer d’urgence.
– Si M. Havard m’enjoint de me mettre à votre disposition, monsieur de Parcelac, je n’ai aucun motif pour ne point passer vous voir, mais de quoi s’agit-il ?
– D’une affaire grave, très grave !
– Vraiment ? Laquelle ?
– Je ne puis vous la dire par téléphone, monsieur Juve, mais un nom vous renseignera. Il s’agit de M. Baraban.
– Eh bien, c’est entendu, je saute dans un taxi-auto, monsieur de Parcelac, et je vous rejoins.
***
Deux jours auparavant, alors que le jeune et innocent Claude Villars, pupille de l’œuvre des orphelins d’officiers ministériels, avait tiré de la roue le numéro 6 666, on avait remarqué, dans l’assistance, combien le sort était aveugle qui favorisait ainsi d’un gros lot de deux cent mille francs ce fameux personnage désormais légendaire qu’était l’oncle Baraban.
M e Gauvin, dépositaire du billet appartenant à Baraban, s’était étonné de la chose, en avait dit quelques mots. De bouche en bouche, la nouvelle avait circulé et M e Masson, président de la Chambre des notaires, n’avait pas été le dernier à faire remarquer la coïncidence. M e Masson, toutefois, savait trop combien les opérations des loteries étaient régulièrement faites pour s’y attarder.
Quarante-huit heures après le tirage de la loterie, alors que M e Masson, qui avait bien d’autres occupations en tête, ne se souciait plus du tout, ni du gros lot de deux cent mille francs, ni de son bénéficiaire, un jeune notaire qui remplissait la fonction de secrétaire à la Chambre des notaires entrait à l’étude de M e Masson.
M e Lussay savait que M e Masson était fort occupé à son étude et qu’il ne faisait pas bon le déranger, cependant le jeune notaire arrivait, ému.
Oubliant même les formules protocolaires, il était entré en trombe dans le bureau de M e Masson, sans s’excuser le moindrement de son incorrection :
– Ah, mon cher président, avait-il crié, il y a… il y a… un effroyable malheur !
Et, sans tenir compte du saisissement où ses paroles jetaient le président de la Chambre des notaires, M e Lussay avait continué :
– Figurez-vous que ce matin, des huissiers de la Chambre se sont amusés à jouer entre eux au tirage de la loterie. Par plaisanterie ils ont fait tourner la roue. Ils ont choisi des numéros.
– Eh bien ? interrogea M e Masson, alors ?
– Alors, reprenait d’une voix haletante le jeune notaire, alors, c’est abominable, mon cher président, mais ils se sont aperçus que toujours, invariablement, ils tiraient le même numéro, le numéro qui a gagné voici deux jours le gros lot de 200 000 francs, le numéro 6 666.
La déclaration était extraordinaire. M e Masson s’épongea le front et confessa :
– Voyons, qu’est-ce que vous me chantez là ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Il en oubliait, dans son émoi, les formules compassées, et M e Lussay, de son côté, ne songeait pas à employer d’expressions choisies :
– Hélas, les huissiers n’ont pas été longs à comprendre le mystère. Ils n’ont pas été longs à deviner comment il se faisait qu’ils amenaient toujours le même numéro, le 6 666.
– Vous dites ?
– Je dis, mon cher Président, qu’ils ont découvert une horreur : il n’y avait dans la roue, avant-hier, au moment du tirage, que des numéros identiques, des numéros portant des 6, c’est-à-dire que, fatalement, le numéro 6 666 devait gagner, que la loterie a été truquée, que nous sommes volés.
– Mon Dieu, gémit M e Masson, c’est un scandale épouvantable, cela déshonore la Chambre des notaires. La loterie a été truquée ? Il n’y avait que des six dans la roue ? C’est à devenir fou !
M e Masson perdait la tête, et le correct président de la Chambre arrivait une heure plus tard dans les locaux de son administration, avec un chapeau de travers, une tenue des plus anormales.
Mais il s’agissait bien de cela !
Dans le court trajet qui séparait son étude de la chambre, M e Masson avait pressé de questions M e Lussay. Celui-ci n’avait pu que confirmer ses premiers renseignements, sans les accompagner d’aucun détail.
Il savait tout juste ce qu’il avait dit, l’ayant appris lui-même par un coup de téléphone du chef des huissiers, qui avait voulu le prévenir le premier, n’osant pas déranger M e Masson.
Les deux hommes trouvèrent naturellement tout le personnel de la Chambre, bouleversé.
On commentait l’événement, on examinait les numéros, tous identiques. On se demandait comment ils avaient pu être substitués aux numéros, à coup sûr réguliers, qu’avait envoyés le Comptoir National.
Et c’est à ce moment précis, alors que l’affolement était extrême, qu’une terrifiante nouvelle vint encore bouleverser tous ceux qui assistaient à l’enquête rapide que commençait M– Masson, aidé de M e Lussay.
Brusquement, une porte s’ouvrit. Le concierge de l’immeuble entra en courant, il hurla :
– Au secours, à l’assassin ! Il y a deux hommes étouffés dans la cave. Il y a deux cadavres en bas !
***
Lorsque Juve arriva enfin, au bureau du Comptoir National, il trouva dans le cabinet du directeur général, M e Masson, plus écroulé qu’assis sur une chaise, et M. de Parcelac pâle, angoissé.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
En trois mots, M. de Parcelac, qui avait heureusement l’esprit net et précis, lui résuma l’affaire :
– La loterie tirée il y a deux jours à la Chambre des notaires pour l’œuvre des enfants orphelins des officiers ministériels, disait-il, a été truquée. On a mis des numéros semblables dans la roue, rien que des 6. C’est pour cela que le billet 6 666 a gagné et, ce billet appartenait à ce Baraban dont tous les journaux parlent depuis quinze jours.
Juve, à cette déclaration stupéfiante, se mordit les lèvres :
– Fichtre, dit-il simplement.
Puis, après avoir réfléchi quelques secondes, il interrogea :
– On n’a aucun soupçon ?
– Non, mais on connaîtra facilement le coupable. Voyez-vous, Juve, c’est un crime inouï, une aventure fantastique. On a retrouvé dans la cave de la Chambre des notaires, ligotés, bâillonnés, à demi morts – on les a même crus morts tout d’abord –, les garçons de banque que nous avions envoyés d’ici, du Comptoir National, avant-hier soir, porter par la voiture, les numéros, ceux qu’on a remplacés avant le tirage.
Or, Juve était debout, s’était emparé de son chapeau.
– Ces deux hommes, demandait-il, où sont-ils ?
– On les a portés à l’Hôtel-Dieu, c’est là qu’il faut les voir.
– Vous avez raison. Tout de suite.
Suivi de M. Parcelac et de M e Masson, qui ne disait mot, étant réellement anéanti par l’émotion, Juve se précipitait sur les boulevards, hélait un taxi-auto :
– À l’Hôtel-Dieu, vite.
En voiture, il questionnait encore :
– Monsieur de Parcelac, les instants sont précieux, donc renseignez-moi en peu de mots. Comment dites-vous que l’on a envoyé les numéros à la Chambre des notaires ?
– Mais comme d’ordinaire, ils ont été mis dans un sac scellé, ce sac a été confié à deux de nos employés. Ces employés ont été transportés par notre voiture qui les a déposés à la porte, vingt minutes avant le tirage.
Juve approuva :
– Parfaitement, dit-il songeur, c’est donc vingt minutes avant le tirage que les numéros ont été volés, étant donné qu’on ne s’en est pas emparé à l’intérieur de la voiture. (Juve continuait, réfléchissant tout haut pour ainsi dire). En vingt minutes, on n’a pas eu le temps d’imiter le sac et le cachet du Comptoir National. De plus, les numéros ont été certainement remis par deux hommes habillés en garçons de banque, sans quoi les huissiers s’en seraient aperçus. Oh oh, cela établit la préméditation.
Puis, brusquement, Juve interrogea M. de Parcelac :
– Vous dites que le sac contenant les numéros était scellé ?
– Oui, scellé de notre cachet.
– Est-ce un cachet spécial ?
– C’est un cachet spécial et personne ne le connaît hormis, bien entendu, les employés qui font le transfert et ceux qui l’apposent en pareilles circonstances. Je ne parle pas, bien entendu, de M. Dominet, qui est venu me voir hier et précisément, pour vérification utile, m’avait demandé une empreinte de ce cachet.
Juve avait redressé la tête :
– Qui est-ce donc ce monsieur Dominet ? demanda-t-il.
– Le secrétaire de la Chambre des notaires.
Mais le directeur du Comptoir National n’avait pas fini de parler, que, brusquement, M e Masson se redressait comme mu par un ressort, sur les coussins de la voiture :
– Vous dites ?
– Je dis, reprit tranquillement M. de Parcelac, que j’ai donné hier l’empreinte du cachet à M. Dominet, votre secrétaire.
– C’est faux ! hurla M e Masson. Il n’y a pas de secrétaire de la Chambre des notaires qui s’appelle Dominet. Je ne connais même pas ce nom-là.
– Ce Dominet, monsieur de Parcelac, je ne le connais pas moi, dit le policier, mais j’ai dans l’idée qu’il doit être grand, fort, puissant, voix énergique, homme du monde ?
– En effet, approuva avec surprise le directeur du Comptoir National, le portrait serait juste si vous ajoutiez que son visage…
– Le visage n’a pas d’importance, un visage, cela se change, dit Juve.
Le taxi-auto s’arrêtait devant la porte de l’Hôtel-Dieu.
***
Un interne se trouvait au pied du lit des deux malades.
– Eh bien ? interrogeait Juve en entrant, comment vont-ils ?
L’interne, surpris, se retourna :
– Qui êtes-vous donc ?
Juve fit rapidement les présentations :
– M. de Parcelac, directeur du Comptoir National, M e Masson, président de la Chambre des notaires, moi-même, l’inspecteur Juve.
Au dernier nom, la figure de l’interne s’éclaira :
– Ah, parfaitement ! Enchanté.
Et l’interne donna des détails :
– Ces deux hommes semblaient avoir éprouvé une commotion violente. En somme, rien de grave, deux jours de repos et ils seront sur pied. En ce moment, vous le voyez, ils dorment, ils semblent même dormir sous l’influence d’un narcotique. Je ne serais pas étonné que du chloroforme…
– Il n’y a pas moyen de les interroger ? demanda Juve.
L’interne sourit :
– C’est contraire au règlement, mais je pense, qu’en faveur de l’inspecteur Juve…
– Non, reprit le policier, ce qu’il faut d’abord savoir, c’est si cela ne risque pas de fatiguer ces malheureux.
– Si je craignais un risque pareil, je ne serais point disposé à violer les règlements, monsieur Juve. Il n’y a aucun inconvénient à hâter le réveil, sinon que le moyen à employer coûtera quelques deniers supplémentaires à l’Assistance publique.
– Mais nous paierons les frais, dit M. de Parcelac.
– Alors, rien ne s’oppose à une tentative dans ce sens.
L’interne sonna, murmura quelques mots à l’oreille d’un infirmier accouru en hâte, qui, quelques instants plus tard, réapparaissait, porteur d’une petite fiole qu’il remit à l’interne.
– Monsieur Juve, appela le jeune médecin, venez près de moi. Messieurs, reculez-vous, au contraire, pour que votre vue n’impressionne pas les malades.
Et l’interne continuait :
– Cette fiole contient un excitant fort actif. Je vais réveiller l’un de ces deux hommes. Il est probable que le réveil sera total pendant quelques instants, six ou sept minutes, peut-être, et qu’ensuite un engourdissement nouveau reprendra, pour ne s’effacer qu’au moment du réveil définitif, dans deux ou trois heures peut-être. Vous ferez bien, monsieur Juve, de ne poser que les questions principales. Êtes-vous prêt ?
– Je suis prêt.
D’un geste sec, l’interne déboucha son flacon, le glissa sous les narines de l’un des deux malheureux garçons de banque.
Or, à peine la fiole était-elle débouchée, à peine le malade en avait-il respiré les premières émanations, qu’un mieux sensible se manifestait dans son état.
Son front se colora, ses yeux battirent, les lèvres, serrées jusqu’alors, s’entrouvrirent légèrement.
– Voilà le réveil, annonça l’interne.
Quelques secondes passèrent, pendant lesquelles, dans la petite chambre d’hôpital, on eût entendu une mouche voler, puis le garçon de banque parut revenir à la vie, ouvrit les yeux, considéra avec stupeur le lit sur lequel il se trouvait, la chambre où il était, les visages de Juve et de l’interne.
– Où suis-je donc ?
L’interne fit signe à Juve de répondre :
– Vous êtes bien tranquille dans un bon lit, là où l’on vous soignera, répondit Juve, et demain vous serez guéri, aussi bien portant qu’hier.
Or, à ces mots, une angoisse crispait la face pâle du pauvre homme.
– C’est vrai, murmura-t-il, je suis blessé, malade. Ah, mon Dieu ! Je me souviens.
Il frissonna.
– Calmez-vous, n’ayez aucune crainte, vous êtes sauvé. Dites-nous seulement ce qui s’est passé. En avez-vous la force ?
– C’est vrai, il m’est arrivé des choses. Ah oui ! Oh, je me souviens. C’est affreux.
Il se tut une seconde, puis, ayant l’air d’évoquer une vision d’horreur, poursuivit :
– En descendant à la Chambre des notaires, deux hommes… deux garçons de banque comme nous… Dans l’escalier… Ils se sont jetés sur Théophile et moi… Théophile, où est-il ?
– À côté de vous, bien portant. Ne vous inquiétez pas de lui. Alors, ces deux hommes, qu’ont-ils fait ?
Le garçon de banque parut ne pas comprendre. Malgré lui, ses yeux se refermaient comme l’avait annoncé l’interne, la torpeur le réenvahissait. Non. Il allait se souvenir.
– La bataille… L’affreuse bataille… Mon sac dégringole… De l’ouate sur mon visage… Ah mon Dieu ! En bas, attaché…
Il bégaya encore quelque chose, mais, bien que Juve fût penché sur lui, le policier ne put saisir ses paroles indistinctes.
D’ailleurs, il avait compris. Le front soucieux, l’œil mauvais, le geste nerveux, Juve se releva. Il attira M. de Parcelac, M e Masson et l’interne dans un angle de la petite pièce.
– Il ne faut pas fatiguer ces malheureux, dit-il, et d’ailleurs, j’en sais assez pour l’instant.
Tourné vers l’interne, Juve ajouta :
– Quand s’éveilleront-ils tout à fait ?
– Cet après-midi, vers les six heures.
– Bien, je passerai à ce moment.
Juve entraîna hors de la chambre les assistants qui le considéraient effarés.
– Il n’y a pas de temps à perdre, disait Juve énigmatiquement. Monsieur de Parcelac, rentrez au Comptoir National, interrogez les garçons de banque qui accompagnaient vos deux malheureux employés. Vous, monsieur Masson, ne vous tourmentez pas trop, tout cela s’éclaircira, je pense. Oui, vraiment, il faut se féliciter que l’aventure d’avant-hier n’ait pas été plus tragique !
Juve, tout en parlant d’une voix blanche, très émue, traversait à grands pas les cours de l’Hôtel-Dieu et gagnait la sortie :
– Pourquoi allez-vous si vite maintenant ? Où courez-vous ? demanda Parcelac.
– Excusez-moi, je ne peux pas vous renseigner en ce moment. Vous dire ce que je pense serait fou… Non, non, c’est impossible ! N’insistez pas, mais je vous verrai ce soir.
Juve tendit la main et prit congé du directeur du Comptoir National.
Un taxi-auto passait, le policier le héla :
– À la gare Saint-Lazare, ordonna-t-il, et vite, vite ! Il faut que je prenne le train de Vernon à onze heures sept.
– Un coup pareil, se disait Juve, il n’y a que lui pour oser le tenter.
Puis, quelques instants après il ajoutait :
– Mais non, je deviens fou, c’est impossible…
23 – FANTÔMAS SE RÉVÈLE
Tandis que Juve se débattait ainsi depuis deux jours au milieu d’alternatives de doutes et d’angoissants problèmes, que faisait Fandor ?
Déguisé en domestique à son tour, il avait pris le train pour Vernon.
Il descendit à la petite station et, mélancolique, tête baissée, les mains derrière le dos, la cigarette aux lèvres, Fandor avançait à travers les champs, constatant que plus il allait, plus la terre se faisait boueuse, plus ses souliers jaunes se tachaient, s’écorchaient.
« Et allez donc, se disait le journaliste, Juve est décidément le plus intelligent des amis, le plus gracieux des policiers, le plus excellent des fumistes à froid. En ce moment il y a du soleil, mais tout à l’heure, il va pleuvoir à verse. Ça ne fait rien. Avançons toujours. »
Fandor tirait derrière lui d’énormes mottes de terre glaise accrochées à ses souliers.
– Avec ça que le pays est charmant, murmurait-il, tranquille comme pas un et que, de plus, je suis parfaitement renseigné sur les motifs qui ont voulu que Juve m’envoie ici.
Il s’avançait encore de quelques pas, en silence, puis s’arrêta pour souffler.
– Ils sont piteux, mes godillots jaunes, remarquait-il, absolument piteux. C’est au meilleur compte trente francs de fichus. Je me les ferai rembourser par Juve.
Cette constatation faite, Fandor se remit en marche, ajoutant en riant :
– Il est vrai que maintenant, Juve est domestique, et que, par conséquent, je n’ai pas à me gêner. Si mon pantalon est crotté ce soir, je prierai tout simplement cet excellent larbin de me donner un coup de brosse numéro un, et au besoin je l’engueulerai.
Sur ce, Fandor qui avançait toujours dans le champ à la terre grasse, s’arrêta une seconde fois :
– Fichu pays, maugréait-il, ça ne vaut pas l’asphalte du boulevard.
L’horizon était formé d’une série de coteaux bleuâtres au bas desquels une rangée de peupliers droits et minces laissait deviner le passage de la Seine. À gauche, se trouvaient les toits rougeâtres ou gris en tuile ou ardoise de Vernon. À droite, c’était l’infini de la campagne déserte.
– Épatant, constata Fandor. Si j’étais peintre, je peindrais, si j’étais dessinateur, je dessinerais, si j’étais photographe, je photographierais, mais comme je suis simplement fumeur, je vais tout simplement fumer.
Fandor tira de sa poche un étui à cigarettes, y choisit un mince rouleau de tabac qu’il alluma, et reprenant sa marche :
– S’agit de s’orienter, murmura-t-il, et d’imiter à moi tout seul les manœuvres savantes d’un corps d’armée en campagne.
Un instant il se tut, puis il reprit, railleur :
– Première manœuvre, rassemblement. Ça va, je suis rassemblé. Ainsi, un rassemblement, cela suppose un but quelconque. La distribution des ordres, voyons, quels sont les ordres ?
Fandor qui semblait faire un violent effort de mémoire, éclata de rire tout seul :
– Ça, songeait-il, ça n’est pas difficile de s’en souvenir ! Les ordres sont simples, clairs, nets et précis, Juve m’a dit sans aucune cérémonie : « Fous le camp à Vernon, surveille les Ricard, emboîte-leur le pas au besoin, il faut éviter qu’ils se débinent. »
En prononçant ces paroles, Fandor fronçait les sourcils.
– En effet, reprit-il, c’est clair, net et précis, mais c’est bougrement obscur tout de même, et vague en diable. Pourquoi Juve est-il venu me dire cela habillé en domestique ? Quel doit être au juste mon rôle ? Et puis pourquoi faut-il surveiller les Ricard ? Ils ne sont plus coupables de rien, en somme, ces bonnes gens-là, puisque l’hypothèse de Juve était la bonne, puisque l’oncle Baraban, à cette heure, est retrouvé, bien retrouvé, et pas plus mort que moi.
Fandor réfléchissait et, ne trouvant pas d’explication au problème qui l’intriguait, il finit par hausser les épaules.
– Après tout je m’en fiche, conclut le jeune homme, je n’ai à m’occuper que de ma consigne, et de rien autre. Il paraît que je dois surveiller les Ricard. Surveillons-les. J’ai ordre de les empêcher de se débiner, donc, s’ils veulent se débiner, je les en empêcherai.
Ces résolutions arrêtées, Fandor chercha comment les mettre à exécution.
– Autre manœuvre, corps d’armée en campagne, se murmura-t-il. Il convient qu’en présence de l’ennemi, les troupes s’efforcent de se dissimuler. Pour cela, elles défileront derrière les accidents de terrain. Donc, défilons-nous.
Fandor, en même temps qu’il parlait, se penchait, et, avec de grandes précautions, profitant de l’abri d’une meule élevée à quelque distance, marchant dans son prolongement, avança encore.
– La maison des Ricard, dit-il, c’est la baraque que je vois là-bas, à cent mètres devant moi. J’ai eu une riche idée, par parenthèses, de ne pas aller tout bêtement me poster devant elle. On m’aurait remarqué. J’ai très bien fait de passer à travers champs et d’arriver par-derrière, d’autant que ce petit bois va m’offrir, à moins de vingt mètres, une cachette de qualité supérieure.
Les accidents de terrain étaient, en effet, favorables au dessein de Fandor, et le journaliste, habile comme d’ordinaire, en profitait à merveille.