Текст книги "L'agent secret (Секретный агент)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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12 – AVATAR DE FANDOR
Le vacarme assourdissant des « fauves » s’atténua au fur et à mesure que la nuit s’achevait et que le train lancé à toute vapeur s’éloignait de Paris.
Les « fauves », c’étaient les permissionnaires qui, ce dimanche soir, 21 novembre, s’embarquaient à la gare de l’Est pour regagner leurs garnisons respectives.
Les troupiers, surexcités par les bons dîners qu’ils venaient de faire en famille ou avec des amis, avaient manifesté au départ leur regret de regagner la caserne.
Mais peu à peu, les enthousiasmes s’étaient calmés ; on se tassait tant bien que mal à quinze ou seize dans les compartiments de troisième, les premiers occupants assis sur les banquettes, les autres à côté, sur le plancher. Puis au fur et à mesure que passait le temps, une torpeur générale envahissait les troupiers.
Un caporal de ligne qui jusqu’alors, malgré ses galons, avait été obligé de se tenir debout, poussa un soupir de satisfaction au départ de Sainte-Menehould et s’allongea enfin sur la banquette.
Une aube pâle montait lentement.
– Fichu temps ! fichu pays ! grommela le caporal. Quand je pense que cet animal de Vinson, bénéficiant de mon permis de première classe, est parti cette nuit sous mon nom et roule désormais dans un confortable sleeping à destination de la Côte d’Azur… avec des billets bleus plein la poche. Ma parole, c’est à vous dégoûter d’être honnête. Actuellement, il doit avoir dépassé Lyon, il approche de Valence… Heureux mortel… De la chaleur, du soleil… Ensuite, que va-t-il faire, une fois arrivé à Menton ? gagner l’Italie, évidemment, mais après ? Dame, je m’en fiche… Gênes ? il n’y manque pas de paquebots pour les destinations les plus lointaines… Vinson n’aura que l’embarras du choix».
Le caporal, claquant des dents, reprit son soliloque :
– C’est risqué en diable ce que je fais. Prendre la place de Vinson et partir pour Verdun, où son régiment tient garnison, ce nouveau régiment auquel il vient d’être affecté… pas banale en effet, ma combinaison… Mon Dieu, cela irait encore si j’avais été soldat… ce que je vais avoir l’air bien gourde… Bah ! j’en saurai toujours assez. Pendant ces derniers huit jours, je me suis bourré la tête de théorie, j’ai cuisiné Vinson de toutes les façons pour connaître les us et coutumes de la vie des camps… j’aime à croire qu’avec un peu d’audace j’en remontrerai aux anciens. Mais pourtant… débuter dans une garnison de l’Est, m’introduire comme ça, tout de go, dans la « Division de fer », c’est du culot. Il est vrai que les journalistes savent tout sans avoir jamais rien appris… Pourvu tout de même que l’on ne me colle pas de la salle de police sous prétexte que j’ai un bouton mal astiqué ou que j’ignore le premier mot du service de place. Ce serait absurde comme tout… car il ne faut pas oublier, mon petit Fandor, que tu n’es pas là pour jouer au soldat, mais bien pour te documenter sur une bande de traîtres et les démasquer à la première occasion.
Le militaire qui grelottait, seul, dans ce compartiment n’était autre, on l’aura compris, que Jérôme Fandor.
Le journaliste s’était substitué au caporal Vinson, avait pris sa personnalité et sa tenue, afin de pouvoir étudier de près les espions qui gravitaient autour du malheureux militaire. Coup double : car il sauvait la mise au caporal, gagnant sa confiance et lui permettant de fuir à l’étranger, où il attendrait les événement. Fandor estimait qu’il ne risquait pas grand-chose. Au 257e de ligne, où Vinson était envoyé, on ne l’avait pas encore vu. Fandor pouvait donc fort bien s’y présenter à sa place. Le journaliste qui, la veille seulement, s’était arrêté à cet audacieux projet, avait voulu en aviser Juve et avait téléphoné au policier pour lui demander de venir le voir. Mais l’arrivée inopinée de Vagualame, que Fandor savait être un agent du Deuxième Bureau, l’avait fait déguerpir. Vagualame cherchait Vinson. Si Fandor s’était laissé prendre sous la tenue du caporal que précisément il revêtait au moment où Vagualame arrivait, c’en était fini de son projet et on arrêterait Vinson.
Que s’était-il passé derrière lui ? le moyen de le savoir sans mettre la puce à l’oreille de qui que ce soit ? La consigne qui s’imposait au caporal Vinson : motus bouche cousue. Et Juve ?
Fandor regrettait évidemment de ne pouvoir rassurer Juve.
Le reporter imaginait Juve sachant que son ami Fandor devait partir en vacances, allant se renseigner à la compagnie des Wagons-Lits. On lui dirait certainement que, le dimanche soir, 21 novembre, une place de sleeping avait été occupée par M. Fandor. Juve, de la sorte, croirait son ami en villégiature et ne s’inquiéterait plus de son sort.
– Tout va bien, s’écria Fandor, il ne me reste plus désormais qu’à prendre mon rôle au sérieux… et à le jouer avec bonne humeur.
Le train siffla, ralentit. On entrait en gare de Verdun.
Fandor laissa descendre la foule des militaires et quelques rares civils.
Ayant soigneusement réajusté sa capote, arrangé les franges de ses épaulettes, et rendu à son képi une forme convenable, le caporal gagna la sortie.
Il se trouva sur un vaste terre-plein, hors de la gare, pataugeant dans la boue. Il aperçut, enveloppé d’un grand capuchon, l’honnête et rébarbatif visage d’un vieux sergent de ville.
L’agent considéra le caporal d’un air curieux, et Fandor, qui n’était pas autrement rassuré sur les conséquences de son équipée, crut opportun de s’assurer les bonnes grâces du représentant de l’autorité.
Il ignorait en faits quels étaient les rapports officiels de l’armée et de la police.
À tout hasard, il décida d’être aimable.
– Pardon, excuse, fit-il en roulant les « r », pour s’essayer à contrefaire le campagnard – Fandor avait une âme de cabotin à certaines heures, et toujours celle d’un ironiste, – pardon, excuse, monsieur l’agent, vous pourriez pas m’dire où c’qu’est le 257e de ligne ?
– Qu’est-ce que vous lui voulez ? interrogea le gardien de la paix.
– J’vas vous expliquer, m’sieu l’agent. Censément que j’étais au 213e en garnison à Châlons. Pour lors, voilà huit jours qu’on m’a mis en permission et que l’on m’a signifié mon changement de corps, autrement dit que j’étais affecté au 257e.
Le gardien de la paix se gratta le menton, parut interroger sa mémoire, puis, après réflexion, objecta :
– C’est que le 257e de ligne se trouve dans trois endroits : au bastion 14, à la caserne Saint-Benoit et au Fort-Vieux… Où c’est-y que vous vous rendez, caporal ?
Fandor n’avait pas prévu cette question.
– J’n’ai pas de préférence, murmura-t-il, en prenant une attitude imbécile, je ne sais point !…
Les deux hommes restaient immobiles. Fandor sentait qu’un fou rire le gagnait.
Mais soudain l’agent eut une idée.
– Voyons voir votre feuille de route ?…
Et Fandor s’étant exécuté, le brave gardien de la paix poussait une exclamation triomphale.
– Ça y est, j’ai trouvé, c’est écrit sur le papier, vous êtes désigné pour rallier la caserne Saint-Benoît. Mon vieux, c’est d’la veine, elle est à cinquante mètres d’ici, descendez la route, et à gauche vous verrez le mur de la caserne. L’entrée est au milieu…
Fandor, déjà accoutumé à son nouveau rôle, salua, s’enfonça à grands pas dans l’obscurité.
Il parvint quelques instants après devant la grille du quartier Saint-Benoît.
– Le 257e ? demanda-t-il au factionnaire.
– C’est ici, répondit l’homme qui montait une garde mélancolique. Allez voir le poste.
À l’entrée de Fandor le gradé se dressa en maugréant. C’était le sergent :
– Qu’est-ce que vous voulez ?
Très militairement, Fandor articula :
– Caporal Vinson, arrive de Châlons, permutant du 213e…
– Ah ! parfaitement, murmura le sous-officier, j’vois ce que c’est… Attendez…
Tout en s’étirant, le chef de poste allait au fond de la pièce, leva le gaz mis en veilleuse et ouvrant un cahier, en tourna lentement les pages, les mouillant du doigt pour ne point en passer :
– Caporal Vinson ?… caporal Vinson ?… ânonna-t-il, mal réveillé.
Soudain il s’arrêta, appela :
– Planton !…
Un homme se présentait :
– Conduisez le caporal Vinson au bâtiment A, deuxième étage… Vous êtes affecté à la troisième du deux.
***
– Vous voilà arrivé, caporal, annonça le planton en s’adressant à Fandor.
Il lui désigna du doigt une vaste salle au fond d’un couloir.
La diane sonnait.
Déjà le planton s’était éclipsé et Fandor demeurait sur le pas de la porte de la chambre, n’osant pénétrer.
C’était désormais le plus dur de son rôle qui lui restait à jouer, Vinson l’avait mis en garde contre les mystères de la chambrée et ses traditions.
– Vraisemblablement, avait-il dit à Fandor, lorsque vous arriverez pour vous installer, vous ne trouverez rien du tout. Votre lit aura disparu. Or, en votre qualité de cabot, vous avez droit à un bas-flanc. Il faut l’exiger en « gueulant », les hommes feront d’abord semblant de ne pas comprendre, mais insistez de toutes vos forces, prenez d’autorité les premiers objets dont vous aurez besoin, à droite et à gauche, autour de vous, finalement votre installation se fera…
– Hum ! s’était dit Fandor, je ne me vois pas très bien…
Fandor entra dans la chambrée.
***
Il faut croire que le faux caporal Vinson avait bien suivi les recommandations du vrai, car Fandor n’était pas arrivé depuis dix minutes que les hommes s’empressaient dans tous les sens, se bousculant, affairés, allant et venant, demandant à tous les échos :
– Ous’qu’est sa paillasse ? retrouve-moi le polochon du caporal.
13 – JUVE SE DÉGUISE
Tandis que Jérôme Fandor faisait, ce lundi 21 novembre, son apprentissage de militaire à Verdun, un passant élégant et d’allure distinguée qui descendait la rue Solferino et se dirigeait vers la Seine était hélé par un mendiant.
– Pstt !… avait fait le loqueteux…
Mais le passant ne s’était pas retourné.
– Monsieur, appela l’homme.
Comme l’élégant promeneur ne semblait pas s’apercevoir qu’on le suivait, l’homme, se rapprochant soudainement de lui, murmura dans sa barbe blanche, mais assez haut pour être entendu :
– Mon lieutenant, écoutez… Monsieur de Loubersac…
À ces derniers mots, impatienté, presque furieux, le jeune homme élégant se retourna, et considéra son interlocuteur.
L’officier se trouvait en présence de Vagualame.
– Je vous colle vingt-cinq louis d’amende, avez-vous perdu la tête pour m’interpeller dans la rue ? êtes-vous devenu fou ?…
– J’ai besoin de vous voir et de vous parler, dit le mendiant.
– Demain ?
– Non, tout de suite, c’est urgent !…
– Qu’avez-vous donc ?
– Un refroidissement… Il faut absolument que nous causions.
Le lieutenant de Loubersac regardait autour de lui, non sans une certaine anxiété. Comme s’il devinait la pensée de l’officier, Vagualame désigna du doigt le petit escalier raide, qui conduisait aux berges de la Seine :
– Descendons au bord de l’eau, dit-il, nous serons tranquilles…
L’officier acquiesça.
Personne à ce moment ne passait sur le quai, devant la Légion d’Honneur.
Tandis que l’officier allait le premier, Vagualame eut dans le regard un éclair de joie. Quiconque l’aurait regardé de près aurait vu que cet œil perçant, vif, n’était pas l’œil aux regards obliques qui caractérisait habituellement la physionomie de Vagualame…
C’est qu’en effet, le Vagualame qui venait de racoler sur le trottoir le lieutenant de Loubersac n’était pas le vrai Vagualame, mais le policier Juve.
Le très subtil inspecteur, au lendemain de la fameuse soirée qu’il avait passée dans l’appartement de Jérôme Fandor, allant de surprise en surprise, avait découvert que Vagualame, agent du Deuxième Bureau, était un personnage habilement camouflé et que ce personnage n’était autre que Fantômas.
Le plan du policier avait été décidé en un éclair : Interroger ou, pour mieux dire, faire parler l’officier qui entretenait les relations les plus suivies avec Vagualame, sans se douter le moins du monde de l’identité de son Vagualame d’hier encore.
Juve, toutefois, n’avait pas abordé le lieutenant de Loubersac sans inquiétude, car il ignorait si l’officier et son agent n’avaient pas de mot de passe.
Soudain, ce fut le lieutenant de Loubersac qui l’interrogea :
– Et l’affaire V… ?
– L’affaire V… ? peuh ! elle va toujours… Pas grand-chose de neuf !…
– Notre caporal, ajouta-t-il, a dû regagner Verdun aujourd’hui…
Décidément, Juve était sur la bonne piste.
– Sa permission, poursuivit le lieutenant, expirait ce matin ?…
Juve assura :
– Il est parti hier soir, j’en ai la preuve…
– Et vous avez du nouveau ?
– Pas encore…
– Irez-vous à Verdun ?
– Peut-être, lâchait Juve à tout hasard.
Mais il avait encore une inquiétude, l’officier changeant de sujet, venait de lui demander :
– Et alors, le document ?
– Hum ! grommela encore Juve…
En vérité, ça n’était pas le policier qui menait l’interrogatoire, mais bien l’attaché du Deuxième Bureau et le jeu commençait à devenir dangereux…
Heureusement que Loubersac aidait, par ses questions, les réponses :
– Je pense, déclara-t-il, que vous le recherchez toujours ?
– Bien sûr, fit Juve.
– Vous le savez, c’est cinquante mille francs que je vous donne en échange…
– Hé ! fit le faux Vagualame avec une moue comique, moins les vingt-cinq louis d’amende…
– Nous en reparlerons…
Puis il poursuivit :
– Les événements ont marché depuis la mort de la maîtresse du capitaine Brocq…
– Comment, elle est morte ?
– Ah, ça, voyons, Vagualame, êtes-vous donc complètement idiot ?…
– Mais pourquoi, mon lieutenant ?
L’officier tapa du pied :
– Pas de lieutenant, vous dis-je, M. Henri… Henri tout court… comme vous voudrez… Vous ignorez donc l’affaire de Châlons ? l’assassinat de la chanteuse Nichoune ?…
– Mais non ! déclara le faux Vagualame…
– Alors ?…
– Alors, articula Juve qui venait d’avoir une idée, alors… non ! j’aime mieux me taire !…
– Parlez…
– Non !
– Je vous l’ordonne !…
– Eh bien, poursuivit le policier qui jouait de mieux en mieux son rôle de Vagualame, puisque vous voulez ma pensée, j’estime que Nichoune n’était pas du tout la maîtresse de Brocq.
– On a trouvé chez elle des lettres du mort…
– Mise en scène…
– Par exemple !
– Mais au fait, vous devez être mieux renseigné que personne, vous causiez encore avec Nichoune vendredi, la veille de sa mort ?
Juve allait protester, l’officier poursuivit :
– L’hôtelier vous a vu…
– Tiens ! tiens !… pensa Juve, auquel cette déclaration ouvrait des horizons…
– D’après vous, qui aurait tué Nichoune ?
– Ma foi, je suis tenté de croire que le coupable pourrait bien être la tante Palmyre…
– La tante Palmyre ! Ah, vous tombez bien ! Décidément mon pauvre Vagualame, vous êtes stupide aujourd’hui, mais la tante Palmyre c’était tout simplement un de mes collègues du Deuxième Bureau…
– Tant mieux, se dit Juve, je m’en doutais.
– Vagualame, vous parliez tout à l’heure de la maîtresse de Brocq. D’après vous, Nichoune n’aurait eu aucune relation avec le capitaine ? Quelle serait donc la femme ?…
– Hé ! suggéra Juve, cherchez ailleurs…, autour d’elle.
– Attention, Vagualame, dit l’officier, pesez bien vos paroles.
– Soyez sans crainte, monsieur Henri…
– Vous croyez peut-être que c’est Bobinette ?…
– Non !
– Alors, alors ce serait…
– Wilhelmine de Naarboveck… Oui.
Un cri d’indignation retentit, cependant que, d’un formidable coup de pied, l’officier, incapable de se contenir, envoyait le faux Vagualame rouler dans la boue grasse sur la berge de la Seine.
– L’animal ! grommela tout bas Juve en se relevant ; si je n’étais pas Vagualame dans la circonstance, je saurais comment lui répondre…
Mais le policier avait accepté d’avance le rôle délicat qu’il jouait avec ses avantages et ses inconvénients : il se redressa en trébuchant comme un vieillard, alla s’accouder à la rampe de l’escalier qui conduit au quai.
Le lieutenant de Loubersac, sans paraître se préoccuper de son interlocuteur, allait et venait, en proie à une agitation extrême et sans souci d’être entendu, il monologuait à haute voix :
– Sales individus !… sales gens !… sale métier !… ils ne respectent rien !… insinuer de semblables choses ! Wilhelmine de Naarboveck, la maîtresse de Brocq… ah, c’est ignoble !… quelle honte !… quelle calomnie !…
– Monsieur Henri…
À cet appel, l’amoureux eût une recrudescence de colère :
– Taisez-vous ! hurla-t-il, vous m’écœurez !…
– Mais, insista le faux Vagualame, si je vous ai parlé comme je l’ai fait, c’est parce que ma conscience…
– Avez-vous donc des consciences, vous autres ? Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?
– Peut-être, fit Juve évasivement…
– Il faut me les donner !
– Des preuves, non, je n’en ai pas, répondit l’énigmatique vieillard, mais j’ai des présomptions…
– Écoutez, nous ne pouvons pas continuer cet entretien ici. Demain nous nous retrouverons comme d’ordinaire… ne m’abordez plus sans le mot de passe…
– Diable, pensa Juve, comment faire pour le connaître, ce fameux mot ?
Le policier eut une inspiration :
– Il ne faut plus l’employer, déclara-t-il avec assurance, car j’ai peur que notre consigne habituelle ne soit brûlée… oui, je vous expliquerai pourquoi…
– Soit, que dirons-nous dorénavant ?
– Je dirai « monoplan »…
– Et, continua Juve, moi je répondrai « dirigeable ».
– D’accord !
Pressé d’en finir, le lieutenant de Loubersac avait rapidement gravi les marches de l’escalier.
Il atteignait le haut du quai que Juve demeurait encore sur la berge.
Soudain il se frappa le front :
– Monsieur Henri ! appela-t-il.
– Quoi ?
– Le rendez-vous, pour demain ?
L’officier venait de faire signe à un taxi-auto qui passait. Il se pencha sur le parapet et jeta à Juve, à peine arrivé au milieu de l’escalier :
– Mais, à trois heures et demie, au Jardin, comme d’ordinaire…
***
Le faux Vagualame, enfin parvenu sur le trottoir du quai, regardait navré partir au loin l’automobile qui emportait l’officier !
Mais quelques secondes après, Juve riait dans sa fausse barbe blanche :
– Après tout, je m’en fiche, j’ai tiré de celui-là tout ce qui m’intéressait, peu importe que je ne le revoie plus… et… à nous deux maintenant, Bobinette…
14 – SUR UNE TOMBE
– Ah ! par exemple, tiens, quelle surprise !… Figurez-vous, dit Mlle de Naarboveck, que je viens d’apercevoir dans cette glace que vous nous suiviez…
L’apostrophe soudaine de Mlle de Naarboveck paraissait décontenancer Henri de Loubersac : une vive rougeur montait au front du bel officier qui, s’étant aussitôt découvert, serra chaleureusement dans la sienne la main que venait de lui tendre la jeune fille. Il balbutia quelques vagues excuses pour ne l’avoir point reconnue. Le lieutenant adressa également un salut aimable à Mlle Berthe qui accompagnait la fille du baron de Naarboveck.
Mlle de Naarboveck était, ce jour-là, jolie comme un cœur, sous sa toque de ragondin. Plus simplement mise, mais néanmoins avec recherche, Bobinette la suivait en jaquette de drap gros bleu soulignant la ligne gracieuse de sa taille, cependant qu’un chapeau aux larges ailes encadrait le visage irrégulier mais attirant de la piquante fille.
– Que faites-vous donc par ici, lieutenant ?
– J’allais… rendre une visite… c’est un très heureux hasard qui m’a mis sur votre chemin. Où alliez-vous, Wilhelmine ?
– Je vais prier sur une tombe.
– Me permettrez-vous de vous accompagner ?
– Je vous demanderai, fit-elle, de me laisser aller seule, j’ai l’habitude de prier sans témoins… Qu’avez-vous donc, Henri ?
– Écoutez, Wilhelmine, j’aime mieux tout vous dire… Oh ! vous allez mal me juger, mais ce secret me pèse. Notre rencontre de tout à l’heure n’est pas fortuite, mais bien voulue… en ce qui me concerne du moins. Depuis quelques jours je suis inquiet, préoccupé… jaloux… Certes, jamais dans votre attitude, je me plais à le reconnaître, vous ne m’avez donné de motifs qui me permettent de douter de vos sentiments à mon égard…
La jeune fille, abasourdie, regarda le lieutenant :
– Je ne vous comprends pas ? murmura-t-elle.
– Je serai franc, Wilhelmine, vos dernières paroles m’ont encore torturé… Allez-vous prier sur la tombe du capitaine Brocq ?
– Et quand ça serait ? ferais-je donc mal en priant pour le repos de l’âme de l’infortuné Brocq qui était au nombre de mes meilleurs amis ?…
– Ah ! s’écria Henri de Loubersac avec un tremblement, l’aimiez-vous donc ?
– Si vous m’aviez suivie, monsieur, depuis déjà quelque temps, vous vous seriez aperçu que je venais à ce cimetière bien avant la mort du capitaine Brocq, par conséquent…
Mais Henri de Loubersac, soudain rasséréné, la remerciait avec un élan de franchise si spontané, si sincère, qu’il aurait touché le cœur de la femme la plus rude… Or, Wilhelmine était sensible au suprême degré.
Et sans intonation méchante, lorsque l’officier lui eut demandé à nouveau pour qui donc elle allait prier encore, à qui elle destinait le gros bouquet de violettes qu’elle tenait à demi dissimulé dans son manchon, la jeune fille murmura :
– C’est un secret.
Henri de Loubersac supplia :
– Wilhelmine, permettez-moi de vous accompagner ?
Finalement, l’officier l’emporta dans son désir. Le lieutenant de Loubersac et Wilhelmine pénétrèrent ensemble dans le cimetière Montmartre.
***
Ils venaient à peine de disparaître derrière la grille que Bobinette, repartie dans la direction du boulevard de Clichy, eut un sursaut. Devant elle se dressait le sinistre Vagualame.
Se dressait… ou pour mieux dire se courbait, car le vieillard, fléchissant, semblait-il, sous le poids de son accordéon, était encore plus incliné vers la terre que d’habitude. Oui, il les avait suivis et ce Vagualame n’était autre que Juve, continuant son enquête avec l’espoir d’éclaircir la série des mystères dont elle était semée.
Juve, après avoir interrogé le lieutenant de Loubersac, s’était dit qu’il lui faudrait se renseigner sur les relations qu’entretenait Bobinette avec Fantômas, que la jeune femme connaissait évidemment sous le seul déguisement de Vagualame.
La qualité de son déguisement fut d’ailleurs confirmée rapidement. Bobinette venait à lui, sans inquiétude, sans méfiance, et l’apostrophait :
– Vous voilà, vous ?
La jeune femme, malgré ses propos familiers, avait dans l’intonation de ses paroles une nuance de respect que Juve remarqua aussitôt. Sans doute Vagualame jouait un rôle de maître, vis-à-vis de la belle fille rousse ?
– Que voilà longtemps, observa-t-elle, avec une certaine ironie malicieuse, qu’on a eu le plaisir de vous voir, mon cher monsieur Vagualame…
Le policier hochait la tête, sans répliquer, ne sachant trop comment il soutiendrait la conversation.
– Il faut croire, dit Bobinette, que depuis votre dernier crime vous redoutez de vous montrer.
– Mon dernier crime ?
– Faites donc pas la bête ! Avez-vous oublié que vous m’avez raconté comment vous avez assassiné le capitaine Brocq ?
– Oui… non… c’est de l’histoire ancienne et je n’ai peur de personne… D’ailleurs, ai-je donc raconté cela ? insinua-t-il, avec l’espoir d’obtenir quelques détails complémentaires.
– Quelle démarche vous avez !
– Je me tiens courbé, parce que l’âge s’appesantit sur mes épaules, quand tu seras vieille…
Mais Bobinette rit aux éclats :
– Pensez-vous, Vagualame, que je vous prends pour un vieillard ! ah ! je sais trop bien que vous êtes déguisé, grimé, admirablement peut-être, mais vous êtes un homme jeune… pour cela, j’en suis sûre !
Juve voulut interroger encore Bobinette, mais du fond du cimetière deux silhouettes surgissaient, se rapprochaient de l’avenue Rachel.
Bobinette inquiète murmura :
– Sauvez-vous, les voilà qui reviennent !
Juve ne tenait pas non plus à se montrer au lieutenant de Loubersac qui, non seulement aurait été surpris de le voir, mais encore aurait pu lui demander des explications au sujet du dernier rendez-vous, auquel Vagualame-Juve ne s’était pas rendu et pour cause, puisqu’il n’avait pu savoir dans quel « Jardin » l’officier de cuirassiers avait l’habitude de rencontrer son agent secret, le vrai Vagualame.
Toutefois Juve n’en savait pas encore assez. Il insista auprès de Bobinette, à mots pressés…
– Il faut que je te voie encore…
– Quand ?…
– Ce soir…
– Impossible…
– Alors, demain ? pria Juve.
– Vous savez bien que demain je serai partie…
– Pour où ?
– Et c’est vous qui le demandez !… mais voyon !… je vais… à la frontière…
– Alors, à quand ?
– Voulez-vous mercredi prochain ?
– Oui, fit Juve…
Et le policier ajoutait :
– Nous irons… au théâtre… oh ! c’est-à-dire au cinéma…
– Toujours des endroits sombres !
– À huit heures, devant le cinéma de la rue des Poissonniers, adieu…
L’instant d’après, le joueur d’accordéon avait disparu dans la boutique d’un marchand de vins.
L’officier, très pâle, et Wilhelmine, dont les yeux étaient rouges, la rejoignirent… ils s’éloignèrent lentement.
***
Lorsque le trio eut quitté l’avenue Rachel, le faux Vagualame sortit du cabaret dans lequel il s’était dissimulé, hésita un instant, ne sachant s’il allait suivre les amoureux et la complice de Fantômas, ou si, au contraire, il irait dans le cimetière, chercher à découvrir ce qu’avaient pu y faire les deux jeunes gens ?
Juve se rallia à ce second parti.
Tandis que le crépuscule lentement tombait, le policier s’acheminait lentement par l’allée principale et avait la chance, le sol étant humide et détrempé, de voir très nettement les traces de pas qu’avaient imprimées Wilhelmine de Naarboveck et le lieutenant de Loubersac sur le sable des allées.
Juve, suivant ces traces, prenait un petit sentier à droite, longeait des mausolées, et s’arrêtait un instant devant une tombe fraîchement fermée, celle du capitaine Brocq, humble sépulture, modestement ornée.
Quelques violettes étaient éparses autour, toutes fraîches, provenant, à n’en pas douter, du bouquet apporté par Wilhelmine de Naarboveck, mais les empreintes des pas conduisaient Juve plus loin encore, par de nombreux détours, presqu’au fond du cimetière. Juve était en face d’un caveau, richement décoré de sculptures merveilleuses, où, sur une plaque de bronze, se détachait en lettres d’or, un nom que maintes fois le policier avait eu l’occasion de prononcer :
Lady Beltham
Lady Beltham ! Des années durant Juve avait vécu, poursuivant derrière elle la grande ombre du Maître de l’Épouvante.
Or, voilà que l’enquête à laquelle il se livrait depuis quelque temps, au cours de laquelle il avait découvert que Vagualame, l’assassin et l’agent secret du Deuxième Bureau, n’était autre que Fantômas, voilà que cette enquête le conduisait jusqu’à cette tombe, vide du reste.
Juve qui voyait devant la porte du caveau le gros bouquet de violettes de Wilhelmine, dont quelques fleurs seulement avaient été distraites en faveur de la sépulture de l’infortuné capitaine Brocq, se demandait lequel des deux jeunes gens était venu prier sur la tombe de la grande dame anglaise.
Ah ! s’il avait entendu leur conversation au moment où Wilhelmine et Henri de Loubersac étaient entrés au cimetière, le policier n’aurait pas eu à se poser ce problème. Les propos échangés par les deux jeunes gens lui en auraient donné la solution immédiate.
Néanmoins, Juve, par le raisonnement, arrivait au même résultat.
Son intuition, sa perspicacité le convainquaient que, selon toute probabilité, c’était Wilhelmine qui était venue apporter le pieux hommage de son souvenir sur la tombe de lady Beltham.
Et Juve, en y réfléchissant, se demandait encore s’il ne connaissait pas, d’autrefois, la blonde Wilhelmine aux yeux clairs et profonds, s’il n’avait pas eu l’occasion de rencontrer, enfant, celle qui était aujourd’hui une grande et belle jeune fille ?
Mais qui savait que lady Beltham n’était pas morte ? Il y avait, bien entendu, lady Beltham elle-même. Évidemment aussi, son amant et son complice : Fantômas. Jérôme Fandor enfin, qui était au courant de la substitution, enfin lui, Juve, et personne d’autre.
***
Se courbant vers le sol, reprenant avec une habileté consommée sa personnalité de Vagualame, le policier refit en sens inverse le parcours qui l’avait conduit devant la mystérieuse sépulture.
– En somme, se disait Juve, que cherche-t-on ? L’autorité militaire, représentée par le Deuxième Bureau, veut retrouver un document volé… L’autorité civile, représentée par la Sûreté, veut découvrir un assassin, coupable de deux crimes… le meurtre de Brocq et celui de Nichoune. L’assassin de Brocq, c’est assurément Vagualame ; le meurtrier de Nichoune, je ne sais pas encore qui cela peut être, tout au moins sous quelle forme le meurtrier a commis son crime… mais ce dont je suis certain, c’est que l’auteur de ce double forfait ne peut être, n’est autre que Fantômas.