Текст книги "L'agent secret (Секретный агент)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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Au bout d’une heure à peine, Juve dressa l’oreille. Il entendit un bruit de pas furtifs dans le voisinage de sa guérite.
Si c’était le caporal Vinson ?
Il écouta encore ; les pas se rapprochaient. Juve tout doucement quitta son abri, quelqu’un se dressa devant lui et… les deux hommes s’étant reconnus, ne purent s’empêcher d’éclater de rire.
Juve était en présence du lieutenant Henri de Loubersac.
Jovialement, Juve résuma d’un mot la situation :
– Tenez, mon lieutenant, s’écria-t-il, nous pouvons dire que, civils ou militaires, dans notre métier, le vôtre et le mien, on vit perpétuellement sur le pied de guerre !
Philosophiquement ils allumèrent pipe et cigarette et, résignés à passer une nuit blanche, ils se remirent à arpenter le quai.
22 – ILS ONT FILÉ
Tandis que le policier Juve et Henri de Loubersac s’apprêtaient à passer toute leur nuit en guettant l’arrivée des traîtres, Fandor veillait, lui aussi…
De plus en plus persuadé que le faux curé, ou du moins celui qu’il accusait d’être un faux curé, se disposait à l’entraîner dans de périlleuses aventures, il ne voulait pas dormir, il ne dormit pas…
Fandor, qui n’avait garde de bouger dans son lit et feignait, au contraire, un profond sommeil, réfléchissait toujours. Il se convainquait tout d’abord que si lui-même ne fermait point l’œil, le prêtre, son voisin de lit, ne reposait pas davantage. Si lui, Fandor, se méfiait de l’abbé, il était évident que l’abbé se méfiait au moins autant du caporal Vinson…
– Si seulement mon curé dormait, pensait Fandor, je ficherais le camp maintenant. Mais ce bonhomme-là, j’en suis sûr, a les yeux grands ouverts.
« Attention à la manœuvre, pensait Fandor, il ne faut rien brusquer, mais il ne faut pas que je laisse échapper l’occasion qui ne manquera pas de se produire… C’est bien le diable si ce maudit curé n’a pas, à un moment donné, besoin de s’écarter quelques minutes… Je ne lui en demande pas plus…
Pour ne pas compromettre la réussite du plan qu’il avait formé dans son esprit, Fandor eut la patience méritoire d’attendre longtemps encore…
– Vous êtes éveillé, caporal ?
(Le prêtre l’interrogeait enfin à voix basse…)
– Parfaitement, monsieur l’abbé. Vous êtes reposé ?…
– Je n’ai fait qu’un somme…
– Voulez-vous vous lever le premier, caporal ? Quand vous aurez fini votre toilette, je commencerai la mienne… comme cela, nous ne nous gênerons point…
– Mais, monsieur l’abbé, je ne veux pas vous faire attendre, levez-vous d’abord.
– Non pas ! sans façon.
Fandor n’eut garde d’insister.
En deux temps, trois mouvements, ainsi qu’il en avait pris l’habitude à la caserne, le faux caporal Vinson était débarbouillé, habillé, prêt.
– Mon cher abbé, déclara-t-il alors, si vous le voulez bien, je m’en vais m’assurer que votre mécanicien est debout et lui dire de préparer la voiture…
– J’allais vous le demander, caporal…
Le journaliste ne monta nullement réveiller le chauffeur. Il descendit, au contraire, dans la cour de l’hôtel où, d’un clignement d’œil, il rassura l’hôtelier.
– Nous avons passé une très bonne nuit, je m’en vais voir si la voiture marche bien…
Fandor n’hésita pas, il était chauffeur expert.
Le jeune homme accomplit rapidement les manœuvres nécessaires, puis affirma à l’hôtelier qui le considérait curieusement :
– Si l’on me demande, dites que je vais faire un essai sur la route et que je reviens dans trois minutes…
Fandor sauta sur le siège, embraya, passa en virtuose la gamme des vitesses. La voiture déboucha de la voûte de l’hôtel sur la grand-route…
– Ficher le camp par Rouen, pensait Fandor, serait évidemment préférable, car j’aurais beaucoup plus de chance de pouvoir prendre un train express… Mais, d’autre part, puisque j’ai le bonheur de porter l’habit militaire, je courrais gros risque de me faire ramasser… je vois cela d’ici… le sous-off de service s’approchant de moi à la gare… Peut-être suis-je déjà signalé… Je ne me soucie nullement d’être arrêté… Au contraire, si je me sauve jusqu’à une petite gare ignorée, je n’aurai qu’à raconter un boniment fantaisiste à la buraliste pour obtenir qu’elle me délivre, le plus innocemment du monde, un billet pour Paris…
Fandor, sans la moindre hésitation, tourna vers Barentin…
Il faisait beau, le jour se levait très pur. Fandor goûtait le charme de cette promenade matinale à travers la campagne normande. Il la goûtait d’ailleurs avec d’autant plus de tranquillité d’âme qu’il se rendait compte qu’il allait échapper définitivement aux redoutables conséquences que pouvait lui valoir sa substitution au caporal Vinson.
– Évidemment, se disait-il, il va falloir maintenant que j’abandonne sans retour mon rôle de militaire… Mais, après tout, cela n’a pas grand inconvénient. Le vrai Vinson, d’une part, est à coup sûr à l’étranger, hors d’atteinte… il n’a donc plus rien à craindre… Et quant à moi, maintenant, je connais de vue les principaux chefs espions, les frères Noret, de Verdun, l’élégant touriste et le faux curé… Je continuerai donc tout aussi bien mon enquête dans la peau de Fandor, en me faisant aider par Juve.
Et soudain repris par les inquiétudes de la veille, Fandor se demandait encore :
– Par exemple, je donnerais bien dix sous et même onze pour savoir exactement qui est ce curé ?…
Il venait de traverser en trombe le petit village de Barentin.
– Faudrait voir, murmura-t-il, à m’orienter tant soit peu… Inutile que j’aille beaucoup plus loin…
Une carriole de paysans le croisait quelques minutes après. Fandor stoppa et demanda au conducteur :
– Dites-moi, monsieur, je suis un peu perdu ; voudriez-vous avoir l’amabilité de m’indiquer la première gare, la gare la plus proche.
L’homme, le courrier de Maronne, obligeamment le renseigna :
– Il faut que vous alliez à Motteville, mon caporal, vous n’avez qu’à tourner au premier carrefour et à suivre tout droit, vous parviendrez tout juste à la gare…
Le journaliste remercia, embraya à nouveau :
– Je n’ai plus, pensait-il, qu’à découvrir un petit endroit, bien gentil, bien désert pour…
Quelques minutes après, profitant d’un bosquet assez couvert occupant l’un des côtés de la route, Fandor donnant de l’élan à sa machine, vira carrément en plein champ…
L’automobile, lancée, n’enfonça pas trop dans les terres labourées. Fandor accélérant le moteur finit par l’amener jusqu’au centre du bouquet d’arbres…
Une fois là, il arrêta, il descendit de voiture et considérant l’auto :
– Dommage tout de même, dit-il, la promenade était jolie et ça ronflait joliment bien… mais enfin si j’ai pu emprunter cette voiture, sans scrupules, ce serait véritablement exagéré et surtout exagérément dangereux que la conserver…
Et soudain Fandor se reprit à rire en songeant à la mine déconfite qu’en cet instant précis, devaient faire le prêtre et le mécanicien, si bel et bien abandonnés par lui à l’hôtel…
***
Le journaliste se trompait en supposant que le prêtre faisait, à l’hôtel du Carrefour Fleuri, une mine stupéfaite en constatant sa disparition…
Lorsque le mécanicien s’éveilla et vit à sa montre qu’il était neuf heures du matin, il poussa un grand soupir en songeant :
– Bon Dieu ! qu’est-ce qu’ils vont me chanter mes bourgeois ! on devait se mettre en route à huit heures, voilà qu’il en est neuf et que je ne suis même pas prêt à partir…
Le brave mécano s’habilla en hâte, dégringola dans la cour de l’hôtel. Il pensa rêver encore en ne trouvant plus sa voiture…
Le patron du Carrefour Fleuri était parti faire ses provisions à Rouen. Les valets d’écurie, que le mécanicien interrogea successivement, ne purent lui fournir le moindre renseignement.
– Probable, faisait l’un d’eux qu’il y a un de vos patrons qui s’en est allé faire un tour… ?
Mais petit à petit la colère gagnait le chauffeur…
– Ah ! je voudrais bien voir ça, hurla-t-il, d’abord c’est pas à eux cette bagnole, je ne suis même pas à leur service, moi. C’est le curé qui est venu hier à mon garage et qui a loué la voiture et moi avec, soi-disant pour faire une excursion… je voudrais bien voir que lui ou son militaire ils se soient seulement permis de faire tourner mon moteur… je leur apprendrais comment c’est que je me nomme !…
Dans la cour, les garçons de ferme, les garçons d’écurie rirent de bon cœur de la fureur du brave homme. On lui conseilla :
– Tu sais quelle chambre ils avaient ? Va donc voir d’abord s’ils sont là ?
Le chauffeur, quatre à quatre, grimpa les escaliers, il heurta à la porte de la chambre où ses patrons occasionnels avaient passé la nuit… Mais il eut beau frapper, taper du poing, il n’obtint aucune réponse… De plus en plus angoissé, ne comprenant rien à ce qui arrivait, le chauffeur se décida à ouvrir la porte.
La chambre était vide…
Le chauffeur redescendit en hâte l’escalier, pestant, sacrant, faisant un vacarme de tous les diables. Il se heurta au patron de l’hôtel qui rentrait :
– Où est mon curé ? interrogea-t-il.
Le brave homme le regardait, stupéfié :
– Votre curé ?
– Oui, mon curé ! ou son caporal ?… où c’est qu’ils sont ?…
– Le caporal est parti avec l’automobile, il y a bientôt deux heures… il allait faire un essai qu’il m’a dit…
– Et le curé était avec lui ?
– Non, le curé est parti quasiment derrière lui, il m’a dit comme ça, qu’il allait jusqu’à la poste, envoyer une dépêche. Ça serait-il que ça ne serait point vrai ?
– Bon sang de sort ! dit le chauffeur, ces saligauds-là, m’ont chauffé ma bagnole…
Tandis que l’on s’effarait dans l’hôtel, que chacun perdait la tête un peu plus, on suggérait au chauffeur les plans les plus ineptes pour arriver à rattraper les fugitifs. Un valet de ferme proposait d’atteler une voiture et de leur donner la chasse… Par bonheur, le chauffeur, petit à petit, recouvrait ses esprits.
Il se releva, appela l’hôtelier qui, machinalement, cherchait dans la cour l’auto disparue…
– Dites donc, où c’qu’est la gendarmerie ? Faut que je prévienne la police, des fois, par télégraphe, on pourrait arriver à les pincer ?… en deux heures ils doivent pas être très loin… d’autant que comme ils ne sont pas partis ensemble, il a fallu qu’ils se rejoignent…
– Je vous accompagne, déclarait-il, l’air important, j’m’en vas porter plainte, moi aussi…
À la gendarmerie, les deux hommes furent reçus par le brigadier en personne qui, dès le premier mot d’explication les interrompit l’air réjoui :
– Censément que vous avez perdu une voiture automobile ? ça serait-y pas une voiture rouge, une grosse voiture à quatre places ?
– Oui, c’est ça, vous l’avez vue ?
– Censément qu’elle n’aurait point comme numéro 1430 G-7…
– Juste !… elle est passée ici ?
– Attendez donc ! N’y avait-y point d’abord des couvertures en peau de chèvre ?
– Oui !… oui !…
– Eh bien, dit le gendarme, c’est-à-dire censément comme ça que vous avez de la veine !… moi j’m’en vais vous dire où qu’elle est vot’ voiture…
– Vous savez où elle est ?
– Pour le sûr… censément que ce matin, il y a juste un p’tit quart d’heure, on vient d’la retrouver en pleins champs, dans la terre au père Flory, à quinze cents mètres de la gare de Motteville… censément comme ça que l’père Flory, qui l’a vue en venant paître ses bêtes.
L’hôtelier suggéra :
– Ça serait donc qu’ils se sont sauvés, une fois rendus, tout bonnement pour ne point payer ni la voiture, ni l’hôtel ?…
***
Lorsque deux heures après le mécanicien, au trot fatigué d’une énorme jument blanche qu’il avait été, dix ans de suite impossible de faire acheter par la Remonte et que force avait été de conserver, arriva au champ du père Flory, il poussa un véritable soupir de satisfaction en reconnaissant sa voiture.
Elle était en très bon état, et même à la position des manettes, le mécanicien déclara :
– Celui-là qui l’a conduite, c’était un malin… il a tout de suite vu qu’il fallait la ralentir au gaz et la mener à l’avance… c’est-y le curé ? c’est-y le caporal ?… Le caporal, sans doute ! le curé avait les mains trop blanches, il aurait eu peur de s’esquinter les ongles…
Au milieu d’une foule de paysans accourus de toutes les fermes d’alentour, depuis le matin, pour considérer la voiture automobile qui « avait poussé » pendant la nuit dans le champ du « père Flory », le chauffeur mit en marche…
À grand-peine, car n’ayant plus d’élan, la voiture s’embourba dans le sol mou, il parvint à gagner la route…
***
Mais tandis que le mécanicien s’occupait à rapatrier sa voiture, d’autres événements se déroulaient au Carrefour Fleuri.
Le brigadier de gendarmerie, important et grave s’était, en compagnie de l’hôtelier, dirigé vers l’hôtel :
– Et alors, interrogeait-il, en regardant l’hôtelier, vous ne savez point leur nom, à ces particuliers-là ?…
Mais le patron du Carrefour Fleuri, repris par le souci des dix-huit francs qu’il perdait, se moquait pas mal des recherches que prétendait effectuer le gendarme.
– Tiens ! s’écria-t-il, voilà une bonne chose, dans leur coup, ils ont oublié d’emporter ce paquet… peut-être bien là-dedans, qu’il y a des affaires de valeur et que je pourrai me payer dessus ?
Le gendarme s’était relevé, curieusement, il examina lui aussi le ballot demeuré dans la chambre :
– Censément, dit-il, que c’est possible ! probable même ! Censément qu’il faut aviser, et que légalement nous allons ouvrir ce paquet, afin de voir ce qu’il contient au juste…
L’hôtelier, aidé du gendarme, fit sauter les cordes serrées autour de la toile, mais tandis que le pacifique patron du Carrefour Fleuri ne devinait point ce que pouvait bien être le mécanisme qu’il trouvait dans ce paquet, le brigadier qui, jadis, avait fait son congé dans l’artillerie, soudain pâlit :
– Nom de Dieu ! laissa-t-il échapper, bien qu’en uniforme, et dans l’exercice de ses fonctions, il s’abstint d’ordinaire de jurer, mais j’sais c’que c’est que c’t’affaire-là… oh ! oh ! c’est grave… c’est un débouchoir de canon !
23 – À LONDRES ET À PARIS
Alors que le petit jour commençait à poindre, le lieutenant Henri de Loubersac, qui marchait aux côtés de Juve, était soudain devenu silencieux. Il ne répondait plus que par monosyllabes aux paroles de son compagnon de veille… Bientôt, il ne répondit plus du tout…
Juve regardait l’officier, en souriant :
– Je crois, monologuait-il, que le voilà parti pour le pays des rêves !… il dort debout !…
Fraternellement, presque, le policier guida le jeune homme qui n’avait plus qu’à peine conscience de sa marche vers la guérite de douanier où lui-même s’était dissimulé quelques heures avant. Juve y installa son compagnon, certain que, de la sorte, Henri de Loubersac pourrait se reposer. Il bourra une nouvelle pipe et reprit sa marche le long du quai…
Juve était très nerveux, et de très méchante humeur.
Sans qu’il pût préciser au juste pourquoi, car, en apparence, l’arrêt de Vinson et du prêtre à Rouen n’était pas d’un intérêt considérable, il s’inquiétait de cette soudaine interruption de voyage…
– Pourquoi couchent-ils en route ? pensa-t-il, quelle peut-être au juste la raison qui leur a fait suspendre leur chemin ? Je ne comprends pas que le caporal Vinson, toujours porteur du débouchoir, ait eu l’audace de stationner dans un hôtel… Il était tard, eh, pardieu, cela ne les empêchait pas de rouler !… Logiquement, ils auraient dû poursuivre leur voyage jusqu’ici…
Sans qu’il formulât précisément sa pensée, Juve craignait par-dessus tout que les deux espions qu’il guettait n’eussent appris la surveillance exercée sur eux…
Et, tout en se promenant de long en large, tout en faisant les cent pas, régulièrement, inlassablement, il ne pouvait s’empêcher d’examiner la fine silhouette du yacht hollandais dont les mâts, rappelés en arrière, se balançaient lentement au gré des flots.
Juve vérifiait l’heure à sa montre…
– J’ai dit au commissariat de laisser un agent de garde toute la nuit et la poste a des instructions pour transmettre continuellement les dépêches qui pourraient y être adressées… voici qu’il est six heures, il ne serait peut-être pas mauvais que j’aille voir s’il n’y a rien de nouveau…
Juve, à pas précipités, revint vers la guérite où Henri de Loubersac sommeillait toujours.
– Mon lieutenant ?… allons ! mon lieutenant ?…
Henri de Loubersac dormait si profondément que Juve fut obligé de lui poser la main sur l’épaule pour le tirer de son somme :
– Mon lieutenant, disait-il, je m’excuse de vous réveiller, mais je voudrais vous passer la faction pendant quelques minutes… je cours jusqu’au commissariat voir s’il n’y a rien de nouveau…
L’officier s’empressait, naturellement, de faire le guet à la place de Juve. Le policier partit aux nouvelles et arriva au poste en même temps qu’un petit télégraphiste porteur d’un pli à son nom.
Juve, le fragile papier aux doigts et tandis qu’il rompait la bande, ne put s’empêcher de frémir :
– Pourvu, pensait-il, que mes deux oiseaux n’aient pas trouvé moyen de s’envoler…
La dépêche tremblait aux mains de Juve, tandis qu’il lisait son texte, qui, tout d’abord, lui parut incompréhensible :
« Caporal Vinson, réfugié à Londres, a été reconnu et identifié par moi ce matin, à quatre heures, au moment où il sortait de la gare de Victoria-Station. Je l’ai suivi, je sais où il est. Que faire ? J’attends vos avis. – L. »
Tout tourbillonnait devant Juve…
– Le caporal Vinson est à Londres ! Il sortait ce matin de Victoria-Station !… Ah ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Pourtant, cette dépêche est bien précise, je ne peux pas douter de son contenu, non plus que de l’agent qui me l’envoie… un fin limier… pas d’erreur, pas d’hésitation. Il est évident que Vinson a trouvé, cette nuit, moyen de continuer sa route en trompant la vigilance des gardiens que j’avais mis à ses trousses à Rouen, il a dû rallier la côte et un bateau inconnu, passer le détroit, cette nuit… Ah ! sapristi, de sapristi !…
Vingt fois de suite, Juve relut le télégramme, pestant, jurant, bouleversant tout dans le poste de police sous l’œil ahuri de l’agent de garde.
– Vous allez, faisait-il soudain à celui-ci, ne pas bouger d’ici jusqu’à l’arrivée de M. le commissaire. Vous lui donnerez ce télégramme. Vous lui direz de conserver et d’ouvrir toutes les dépêches qui pourraient encore arriver à mon nom, je télégraphierai dans la matinée des instructions pour qu’elles me soient réexpédiées en Angleterre…
– En Angleterre ?
– Oui, je vais y passer immédiatement en profitant du bateau d’excursion de Cook, qui part, si je ne me trompe, dans une heure… c’est bien compris ?…
Juve revenait en hâte retrouver le lieutenant Henri, qui de long en large continuait à arpenter le quai, fumant cigare sur cigare pour. tâcher de retrouver son habituelle lucidité d’esprit, fort compromise par un sommeil invincible.
– Mon lieutenant, lisez ceci…
Et Juve tendit à l’officier une feuille de papier sur laquelle il avait recopié le texte du télégramme :
– Ces maudites gens, ajoutait-il, ont trouvé moyen de nous brûler la politesse…, mais j’ai plus d’un tour dans mon sac et l’aventure n’est pas terminée…
– Qu’allez-vous faire, Juve ?
– Gagner Londres, de toute urgence… venez-vous mon lieutenant ?
Henri de Loubersac réfléchissait :
– Non, déclarait-il enfin… d’abord je n’ai pas le droit de passer à l’étranger sans autorisation, je ne suis pas libre comme vous d’opérer comme bon me semble… et puis j’ai idée qu’il doit y avoir à faire à Paris. Il est inadmissible qu’en surveillant Bobinette qui, d’après ce que vous me disiez hier, est certainement mêlée de près à toutes ces intrigues, nous ne trouvions point des choses intéressantes. Pendant que vous allez enquêter à Londres, je vais donc de mon côté enquêter à Paris… vous m’approuvez, Juve ?…
– Je vous approuve…
Juve accompagna jusqu’à la gare le lieutenant de Loubersac qui, maintenant qu’il avait décidé de regagner la capitale, semblait pris d’une extrême hâte.
Tandis que le policier revenait à pas lents vers la jetée de Dieppe pour y attendre le départ du bateau d’excursion qui, fort opportunément allait lui permettre de gagner l’Angleterre sans avoir à patienter jusqu’à l’heure du paquebot régulier, Henri de Loubersac, seul dans son compartiment, songeait, mélancolique.
Depuis longtemps il aimait Wilhelmine. Son affection, sincère, franche, était née petit à petit, s’était développée. À présent, elle tenait tout son cœur, envahissait toute sa pensée…
Les paroles de Juve, la veille, l’avaient profondément troublé. Dans la précipitation des minutes, dans l’inquiétude de la poursuite qu’il conduisait alors avec Juve, dans l’attente du caporal Vinson, il avait pu s’en distraire. Mais elles revenaient maintenant à sa pensée, mauvaises, bourdonnantes, elles assaillaient son cerveau, il ne pouvait les chasser…
Le jeune homme s’absorba si bien dans ses réflexions qu’il perdit conscience de la marche, assez lente, de son train. Les stations succédaient aux stations, sans qu’il prît connaissance des arrêts… le convoi stoppait en gare de Rouen, qu’Henri de Loubersac s’imaginait à peine avoir quitté Dieppe.
– Il faut me secouer, pensa-t-il…
Homme d’action, il avait horreur des réflexions stériles, des agitations vaines et sans but…
Henri de Loubersac sauta de son wagon, profitant des minutes d’arrêt, il alla se dégourdir les jambes, arpentait les quais de la gare, flânant aux vitrines des kiosques de journaux et d’ailleurs, l’esprit toujours hanté d’une même vision : Wilhelmine…
Il lui fallait bientôt regagner son compartiment ; les hommes d’équipe hâtaient les voyageurs :
– En voiture !… en voiture pour Paris !…
L’officier mit la main sur la rampe, s’apprêta à reprendre sa place. Une stupeur le cloua sur le marchepied…
Tandis qu’il flânait dans la gare de Rouen, une jeune femme voyant le wagon vide, y avait pris place. Elle s’était assise dans un coin du compartiment, et probablement occupée à faire des adieux ou à surveiller l’animation de la gare, avait baissé la glace de la portière, située à l’opposé de celle où Henri de Loubersac, montait.
Le jeune homme ne pouvait encore distinguer le visage de cette voyageuse, mais en vérité rien qu’à son attitude, rien qu’à sa ligne, il croyait la reconnaître…
C’était… oui, c’était…
Après un coup de sifflet strident, le convoi s’ébranlait, lentement d’abord, puis, petit à petit, il accélérait son allure… comme il quittait définitivement la gare, la voyageuse qu’Henri de Loubersac ne perdit point de vue se recula, releva la place et, se retournant enfin, s’assit à sa place… Henri de Loubersac la vit.
– Vous, monsieur Henri ?
– Vous, mademoiselle Bobinette !…
Henri de Loubersac, cependant, se ressaisit rapidement :
– Par quel hasard, commençait-il…
Mais, du ton le plus naturel, Bobinette l’interrompit :
– C’est plutôt à vous qu’il faudrait demander cela, monsieur Henri… moi je reviens de passer quatre jours dans ma famille qui habite Rouen.. J’avais demandé un congé à M. de Naarboveck, mais vous ?…
Le lieutenant Henri mordilla nerveusement un bout de sa moustache blonde, il haussa les épaules en répondant :
– Oh ! moi ! il n’est jamais étonnant de me rencontrer dans un train, puisque je voyage toujours et suis toujours par monts et par vaux… Vous avez des nouvelles de Mlle Wilhelmine ?…
– D’excellentes nouvelles. Vous viendrez à la maison prochainement, monsieur Henri ?
– Je compte aller saluer M. de Naarboveck ce soir même…
La conversation se poursuivit, banale, quelconque, sans aucun intérêt…
– Elle ment ! pensa Henri, tout en écoutant Bobinette qui lui donnait des détails sur son séjour dans sa famille ; elle ment !… Mais je dois feindre d’être dupe.
Dans le wagon cahoté à chaque virage, le lieutenant et la jeune femme causaient de choses et d’autres, d’insignifiances, de mondanités… Mais soudain…
Sous la jupe de taffetas clair, que portait la jeune femme, Henri de Loubersac, tout d’abord, avait distingué un vague liséré noir.
Mais, quelques minutes après, comme la jeune femme faisait un mouvement, sa robe s’était un peu soulevée…
Et cette fois, le lieutenant Henri de Loubersac n’avait pu s’y tromper.
Il avait vu, nettement vu.
Ce qui dépassait par moments de la robe de Bobinette… le vêtement qu’elle portait sous cette robe, c’était… c’était une soutane de prêtre !…
Bobinette, sous sa robe, avait un déguisement de prêtre…
Ah ! parbleu ! Henri de Loubersac comprenait le rôle joué par la perverse créature ! Il se rendait compte pourquoi il la rencontrait dans ce train revenant de Rouen… Bobinette avait joué le rôle du prêtre auprès du caporal Vinson…
Tout autre que le lieutenant Henri de Loubersac se fût peut-être trahi dans la surprise d’une pareille découverte… C’était, en effet, pour lui, la confirmation douloureuse des paroles de Juve, car il semblait difficile d’admettre que Wilhelmine fût complètement innocente des compromissions terribles dans lesquelles était engagée sa dame de compagnie.
Il fallait arrêter Bobinette.
Mais comment procéder ?
Tout en continuant à parler de choses et d’autres, Henri de Loubersac se décidait :
– Je ne peux pas, moi, officier, pensait-il, même en un cas aussi grave, appréhender cette femme personnellement. Le scandale serait énorme. Mes chefs me blâmeraient… et puis, enfin, ce n’est pas mon métier. Dès que nous arriverons à la gare Saint-Lazare, je m’arrangerai pour faire signe à l’un des agents de service, je sauterai s’il le faut jusqu’au commissariat de surveillance… deux agents la boucleront avant même qu’elle ait eu le temps de se reconnaître…
La chose lui semblait d’autant plus facile que Bobinette avait, avec elle, une assez lourde valise.
Avec un grand bruit de ferraille, le convoi s’immobilisa gare Saint-Lazare.
– Je vous dis adieu, mademoiselle Bobinette. Comme je vous l’ai annoncé, il faut que je me hâte de regagner le ministère, je suis attendu de minute en minute… vous m’excuserez ?…
Le jeune homme sauta sur le quai, bouscula les voyageurs qui se pressaient devant lui pour atteindre plus vite la sortie.
Mais comme il allait donner son billet à l’employé, un brouhaha s’éleva derrière lui, des voyageurs s’arrêtaient, d’autres rebroussaient chemin… des gens couraient, évidemment, il se passait quelque chose.
Trop préoccupé pour s’inquiéter d’un incident étranger à ses craintes, Henri de Loubersac qui, instinctivement, s’était arrêté lui aussi, allait continuer son chemin, lorsqu’il entendit un homme d’équipe lui souffler à voix basse :
– Ne vous arrêtez pas, monsieur Henri, vous seriez peut-être remarqué !…
Le lieutenant reconnut l’homme qui venait de lui parler. Ce facteur était employé à titre d’indicateur par la police du Deuxième Bureau…
À tout hasard, Henri de Loubersac, tendait à l’agent son paquet de couvertures, feignant, aux yeux des passants, de s’adresser à un homme d’équipe ordinaire. Il demandait :
– Qu’est-ce qui se passe donc ?
– Je ne sais pas au juste, répondait l’indicateur… mais c’est une arrestation demandée par le Deuxième Bureau… il y avait un bonhomme ou une bonne femme dans le train dont vous descendez qui était signalé…
Henri de Loubersac poussait un large soupir de satisfaction…
– Évidemment, se dit-il, Bobinette aura été reconnue et identifiée à Rouen quand elle est montée dans le train… les policiers de Juve ont télégraphié.
Rassuré sur le sort de celle qu’il haïssait si profondément, maintenant, pour le tort qu’elle pouvait causer à Wilhelmine, il remercia l’homme d’équipe et s’apprêta à quitter la gare.
Mais, comme il descendait l’escalier menant à la cour du Havre, le lieutenant Henri de Loubersac s’arrêta.
Derrière lui, entre deux hommes qu’il connaissait fort bien pour être deux agents de la Sûreté, s’avançait un soldat en uniforme, le caporal Vinson à n’en pas douter. On l’emmenait très vraisemblablement à la prison du Cherche-Midi… En un instant, Henri de Loubersac comprit ce qui s’était passé… Parbleu, la dépêche que Juve avait reçue à Dieppe devait être fausse ! Vinson et Bobinette, s’étant probablement aperçus qu’ils étaient épiés, avaient trouvé moyen de faire adresser à Juve un télégramme apocryphe, annonçant que Vinson avait été rencontré à Londres. Ayant attiré de la sorte Juve en Angleterre, ils étaient revenus à Paris. Bobinette et Vinson avaient dû se séparer pour avoir moins de chances d’être reconnus… c’était Vinson que l’on arrêtait tout à l’heure, au moment où lui-même descendait du train… Bobinette, devenue méconnaissable pour la police après avoir dépouillé sa soutane, devait s’être échappée…
Le lieutenant de Loubersac rebroussa chemin en courant comme un fou. Il fouilla la gare Saint-Lazare, sauta dans un taxi, parcourut à toute allure les rues avoisinantes…
Mais ses recherches demeurèrent vaines. Il avait deviné : Bobinette n’était plus là, Bobinette avait eu le temps de disparaître…