Текст книги "L'agent secret (Секретный агент)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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Текущая страница: 14 (всего у книги 21 страниц)
24 – L’APÉRITIF AU ROBERT’S BAR
– Encore un petit whiskey, ma vieille branche ?
– Oh ! non ! je n’oserais pas, nous avons déjà tellement bu !…
– Mais si, mais si… à travers l’or du vieux scotch, la vie semble plus belle et les barmaids plus jolies !
Juchés sur leurs hauts tabourets, les deux buveurs qui venaient d’échanger ces propos trinquèrent solennellement. Toutefois, tandis que l’un d’eux, un jeune homme maigre et brun vidait d’un trait son grand verre, son compagnon, un gros homme blond, maladroitement laissa échapper le sien, dont le contenu se répandit sur le plancher. Il convenait de réparer cet accident au plus vite et le personnage qui, à coup sûr, ne regardait pas à la dépense, commanda aussitôt une nouvelle tournée.
Les verres étaient remplis de nouveau, si rapidement que c’est à peine si le jeune homme brun s’en apercevait. Machinalement, il buvait encore, cependant que son compagnon, peut-être intéressé à le griser, tandis que lui-même voulait conserver son entière lucidité d’esprit, trempait à peine ses lèvres dans le breuvage enivrant.
Il était six heures du soir, et par ce mauvais jour de décembre, une grande animation régnait au Robert’s où se trouvait réunie pour l’apéritif la foule la plus bizarre et la plus cosmopolite.
Le Robert’s est à Londres l’équivalent du Maxim’s de Paris : c’est le grand établissement de fêtes et de luxe qui ouvre ses portes dès le crépuscule pour ne les clore qu’à une heure avancée de la nuit, le plus tard possible. Le Robert’s occupe un grand immeuble à plusieurs étages, où l’on peut se livrer aux débauches les plus diverses, aux orgies de nourritures et de boissons les plus variées. L’établissement comporte au rez-de-chaussée une assez vaste salle commune, sorte de grill room, où l’on sert à toute heure des repas légers.
Un escalier intérieur conduit au premier étage où se trouve le bar proprement dit. Derrière un comptoir surchargé de bouteilles multicolores se tiennent en permanence de jolies barmaids qui n’arrêtent pas un instant de fabriquer et de servir des boissons glacées ou chaudes « long » ou « short drinks » à volonté. Toutes les dix minutes un boy, crieur de journaux, s’introduit furtivement dans la salle et offre les dernières feuilles du soir.
Vif, il exerce son petit négoce, puis soudain disparaît, pourchassé par les gérants aux habits noirs fripés et qui, Autrichiens d’origine la plupart du temps, baragouinent un langage invraisemblable mêlé de français et d’anglais.
C’est dans cette salle encombrée, étourdissante, que les deux buveurs s’entretenaient familièrement.
Le jeune homme brun, après avoir écouté les confidences de son compagnon qui devaient être extraordinaires, à en juger, par la surprise qu’elles provoquaient, se hasarda à demander :
– Mais quelle est donc ta profession, Tommy ?
– Mais je te l’ai déjà raconté : je suis clown de mon métier, clown musical. Je chante, je danse., j’interprète les romances comiques, je m’habille en nègre, je joue du banjo… et il se mit à chanter : Lou a lou a lou…
Il s’interrompit.
Le jeune homme brun l’interrogeait encore :
– De quel pays viens-tu, Tommy ?
– Moi ? je suis belge ! sais-tu pour une fois godferdoum !…
« Et toi, Butler ?
– Moi, hum ! je suis canadien., j’arrive du Canada… Oh ! voici fort peu de temps… trois mois à peine…
– Autant que cela ?
Butler parut être troublé par cette question ; il réprima un tressaillement :
– Oui, oui, affirma-t-il…
– Oui et je suis bien préoccupé ici, car je sais très mal l’anglais et j’ai beau chercher du travail, c’est en vain…
– Que sais-tu faire ?
– Un peu de tout…
– C’est-à-dire, rien !… mais encore ?…
– Je m’y connais en comptabilité…
– Ce n’est pas cela qui te mènerait loin ! Il y en a des centaines et des centaines qui croupissent dans ce métier.
Mais Butler se regimbait :
– Hé ! que voulez-vous donc que je fasse ?…
– Il n’y a qu’une carrière au monde : le théâtre ! Il n’y a qu’un seul métier, celui d’artiste.
– Moi, je ne demanderais pas mieux que d’entrer au théâtre, mais je ne sais rien faire.
Son compagnon sans doute attendait cette réponse ; il jeta un coup d’œil dans la direction du jeune homme, sur le cerveau duquel les verres de whiskey commençaient à faire leur effet.
Butler était congestionné, ses yeux devenaient un peu vagues, il paraissait étourdi.
Tommy, après un rapide examen, dut estimer que le moment était propice pour gagner un adepte de plus à la religion de l’art qu’il prêchait avec tant de conviction… tout au moins avec tant d’apparence de conviction.
– Écoute, murmura-t-il, mystérieusement en se penchant à l’oreille de son ami, voilà peu de temps que je te connais, mais tu m’es sympathique et j’éprouve déjà pour toi une extrême amitié… dis-moi que c’est la même chose de ton côté ?
Touché par ce cordial début et légèrement attendri par ses nombreuses libations, Butler leva une main oscillante au-dessus de son verre et proféra :
– Je le jure !
– Bien ! poursuivit le gros personnage qui avait déclaré s’appeler Tommy, et prétendait être clown musical… Bien !… mon cher Butler, je crois que les choses vont s’arranger à merveille. Figure-toi que j’ai rencontré précisément aujourd’hui, en me promenant sur les bords de la Tamise, un imprésario que je connais depuis longtemps, c’est un bon camarade, il s’appelle Paul. Naturellement, nous sommes allés prendre des verres dans un bar, et après avoir bu, je lui ai dit :
« Qu’est-ce que vous faites ici, Paul ? Il m’a répondu : Je cherche un artiste !
« Bien entendu, je me suis proposé d’abord. Toutefois, Paul m’a expliqué qu’il n’avait pas besoin d’un clown, mais simplement d’un professeur. J’ai promis de m’en occuper, de lui trouver quelqu’un. Veux-tu être ce professeur ?
– Professeur de quoi ?
Celui-ci éclata de rire :
– Cela n’a aucune importance, et d’ailleurs, tu ne pourrais jamais imaginer quels seront tes élèves, si je ne te le disais pas. Il s’agit d’apprendre à siffler à des serins japonais…
Butler, bien que gris, haussa les épaules, croyant à une plaisanterie.
Mais le clown insistait, démontrait que si la profession était délicate, elle n’avait rien de ridicule, qu’il suffisait d’avoir de la persévérance et de la bonne volonté. Enfin, argument suprême, on était payé tout de suite.
Tandis que Butler, singulièrement impressionné, – car il commençait à se persuader que son compagnon parlait sérieusement, – réfléchit, le clown, incapable de demeurer en place, s’agitait sur son tabouret et fredonnait d’une voix de fausset, sur l’air des Vieillards de Faust, que précisément à ce moment jouait l’orchestre de tziganes :
– «Tu feras siffler les oiseaux… »
« Pour amuser la galerie… »
Le clown interrompit sa chanson :
– Allons, interrogea-t-il, est-ce décidé ?
– Ma foi, hésita encore Butler, je ne sais pas trop si je dois…
– Mais oui, tu dois.
Butler eut encore un scrupule, son compagnon poursuivait :
– Justement j’ai rendez-vous avec l’imprésario pour dîner ; il doit être dans la salle du bas… veux-tu que j’aille le chercher ?… nous nous réunirons tous les trois et l’on causera de l’affaire ?
Paraissant faire un réel effort de volonté, Butler posa soudain cette étrange question :
– Où faudrait-il aller ? dans quel pays ?
Le plus simplement du monde, Tommy répliqua :
– Mais en Belgique, naturellement ! L’imprésario est belge, comme moi…, nous sommes compatriotes.
Le clown ayant jugé son compagnon enfin décidé, l’abandonnait pour descendre au rez-de-chaussée, retrouver l’imprésario.
Butler, demeuré seul, poussait un soupir et vida encore un verre de whiskey.
***
Se faufilant à travers les tables encombrées de la salle du bas, allant aussi vite que possible, et multipliant les excuses, s’inclinant obséquieusement auprès des gens qu’il dérangeait, le gros homme présenté à Butler, sous la désignation du clown Tommy, se dirigea droit au fond de la pièce.
Il avisait un homme rasé, qui, seul dans ce coin obscur, méditait devant sa consommation.
S’approchant de lui, il interrogea :
– Monsieur Juve, n’est-ce pas ?
– Monsieur le capitaine Loreuil, si je ne me trompe ?
Les deux hommes échangèrent une poignée de mains machinale.
Le personnage que Juve avait appelé capitaine Loreuil répondait à mots précipités :
– C’est moi, en effet, mais dans les circonstances actuelles, je suis Tommy, clown musical belge, et vous êtes M. Paul, imprésario. Ce sont, n’est-ce pas nos conventions ?
– En effet ! déclara Juve à mi-voix, puis il demanda :
– Avez-vous du nouveau ?
L’officier sourit :
– Je tiens votre homme…
– Vous en êtes sûr ?
Le capitaine, qui s’était assis sur la banquette, à côté du policier, se pencha à son oreille :
– Il se fait appeler Butler et prétend être canadien ; il assure également se trouver à Londres depuis quelque temps, mais il ment. Je l’ai parfaitement reconnu pour l’avoir déjà vu à Châlons, alors qu’il entretenait la chanteuse Nichoune et que nous le soupçonnions d’être l’auteur des fuites qui se produisaient dans les bureaux de l’état-major. C’est bien le caporal Vinson. En conséquence, vous pouvez intervenir.
– Intervenir ? Comme vous y allez, mon capitaine ! Songez que nous sommes en pays étranger et qu’il ne s’agit point d’un crime de droit commun ; Vinson n’est pas inculpé d’assassinat, mais simplement de trahison !
– J’aime ce mot : « simplement ».
– Ne le prenez pas en mauvaise part, mais il a son importance au point de vue du droit international. Je ne puis, sous prétexte d’espionnage, arrêter Vinson en Angleterre.
– … Heureusement, poursuivit le capitaine, que nous avons déjà prévu cette difficulté.
L’officier raconta alors à Juve le stratagème imaginé par lui pour convaincre le faux Butler qu’on allait lui procurer une situation.
– Nous sommes, donc bien d’accord, je vais vous présenter l’individu, vous passerez à ses yeux pour être l’imprésario Paul qui veut l’engager comme dresseur de serins et puis, dame… vous vous débrouillerez…
– Il serait urgent de le décider à partir ce soir avec moi…
– Vous m’aiderez, mon capitaine, deux valent mieux qu’un dans une semblable circonstance…
25 – L’ARRESTATION
Dans la vaste gare de Charing Cross, la locomotive haletait.
Le claquement des portières que l’on ferme retentit soudain en une succession de bruits secs et au coup de sifflet du « guard » à l’uniforme chamarré, le train s’ébranla lentement, sortit du hall vitré, s’engagea sur le pont qui traverse la Tamise.
C’était l’express de Douvres, le « Continental Mail ».
Dans un compartiment de première classe, trois voyageurs étaient installés ; ils fumaient de majestueux cigares et avaient les yeux animés, les pommettes rouges, la face luisante de gens qui viennent de faire un excellent repas.
C’étaient Juve, le capitaine Loreuil et le caporal Vinson, qui se connaissaient officiellement les uns les autres, comme étant Butler, jeune Canadien que l’imprésario Paul venait d’embaucher pour partir en Belgique sur la recommandation de leur ami commun, Tommy, musical-clown.
Toutefois, Vinson-Butler était seul dupe de la supercherie.
Si le malheureux garçon avait eu tout son sang-froid, si l’absorption des liqueurs fortes et des vins généreux n’avait pas déterminé en lui un optimisme et une confiance exagérée, le traître déserteur, qui sans cesse devait être en proie aux plus grandes inquiétudes, ne se fût pas laissé emmener de la sorte par ces deux individus qu’il connaissait à peine, et prétextant lui trouver une situation en Belgique.
Mais le policier et le capitaine, fidèles à leur programme, avaient copieusement grisé leur compagnon.
Le train traversait Londres, dominant du haut du viaduc les innombrables toits de l’immense Cité qui s’étend sur un rayon de plus de vingt kilomètres.
On brûlait avec un ronflement ouaté des multitudes de stations brillamment illuminées sur les murs desquelles ressortaient des affiches multicolores, puis le convoi trouait une obscurité de plus en plus grande, au fur et à mesure que l’on s’avançait dans la campagne.
L’infortuné Vinson, nullement troublé, s’endormit rapidement et le bercement du train le plongea, au bout d’une demi-heure à peine, dans un profond sommeil.
Juve et le capitaine veillaient, anxieux, soucieux de voir s’achever au plus vite ce voyage.
Le capitaine fit un signe d’intelligence au policier et celui-ci, s’approchant de lui, murmura à voix basse :
– Tout va bien jusqu’à présent, mais le plus difficile n’est pas fait. Ce que je redoute, c’est Douvres…
– Et vous n’avez pas tort, conclut le capitaine, c’est en effet le point délicat de l’affaire.
On était parti à neuf heures du soir, et vers onze heures moins dix, le train qui avait traversé tout le sud-est de l’Angleterre, ralentit son allure et siffla éperdument avant de s’engager dans les tunnels qui suivent la côte escarpée de la Manche.
Le train ralentit encore. On stoppa quelques instants à la station de Douvres-ville, puis le convoi se remit en marche, lentement, et gagna enfin la jetée, le « Pier », où il allait débarquer ses voyageurs à destination du Continent.
Déjà les employés appelaient les passagers, les invitant à se répartir en deux bandes distinctes, selon que les uns ou les autres se proposaient de gagner la Belgique ou la France.
Vinson, dit Butler, dormait toujours profondément, Juve hésitait à le réveiller, ayant son idée de derrière la tête.
Le policier voulait attendre le dernier moment, l’instant suprême du départ du paquebot pour y monter avec son compagnon qu’il considérait déjà presque comme son prisonnier.
Le capitaine Loreuil errait sur le quai et attendait flegmatiquement en fumant un cigare.
– Allons, Butler ! s’écria Juve soudain, en secouant le traître par les épaules.
Celui-ci eut un sursaut, ouvrit des yeux effarés et balbutia, la bouche pâteuse :
– Qu’y a-t-il, que me voulez-vous ?
Mais Juve hypocritement lui souriait d’un air aimable :
– Eh bien, mon vieux, réveillez-vous, il faut prendre le bateau…
Confusément, le caporal qui titubait à la fois d’ivresse et de torpeur, entendit les employés crier ces phrases significatives destinées à renseigner le public :
– Steamer Victoria pour Ostende ! steamer Empress pour Calais !…
– Dépêchons-nous ! fit Juve, en poussant son compagnon hors du wagon.
Il régnait un brouillard intense, et sans les puissants phares électriques que chacun des paquebots portait au sommet du grand mât il aurait été impossible de s’y reconnaître, de découvrir le long du quai les passerelles qui communiquaient avec eux.
Juve, sous prétexte de cordialité, avait pris le bras du faux Butler. Ce n’était pas superflu : le malheureux, qui vacillait, serait vingt fois tombé pendant sa marche, glissant sur les rails du train, butant contre les paquets de cordages encombrant le « Pier ».
Juve le poussa vers une passerelle : deux secondes après ils étaient sur le pont du navire, et Vinson, qui machinalement lisait l’inscription des bouées de sauvetage accrochées aux bastingages, remarquait qu’elles portaient toutes cette inscription : Empress.
– Mais, interrogea-t-il, en faisant un effort et comme troublé par un pressentiment, une instinctive inquiétude, mais n’ai-je pas entendu dire, tout à l’heure, que ce bateau allait à Calais, tandis que le Victoria…
Précisément, un matelot qui passait entendait ce propos. Il se disposait à renseigner le voyageur, mais Juve l’écarta brutalement, l’air farouche.
– Non, mon vieux, s’écria-t-il, vous bafouillez complètement : c’est le Victoria qui va à Calais, nous autres avec l’Empress, nous partons pour Ostende !
En réalité, Vinson, dans un éclair de raison, heureusement peu durable, pour Juve tout au moins, avait soupçonné la vérité : l’Empress allait bien à Calais, et le caporal était bien à bord de l’Empress.
Le projet de Juve s’était réalisé, conforme au désir du policier.
Juve avait médité de faire croire à Vinson qu’on partait pour Ostende, et de le faire monter à bord du paquebot de Calais, sans qu’il s’en doutât. Le procédé était simple, à condition que Vinson ne s’aperçût de rien. En fait, il avait réussi. Le projecteur, accroché en haut du mât, s’éteignit soudain. Au brouhaha de l’instant précédent succéda un grand silence, et l’on devinait les commandements du capitaine, transmis à la chaufferie, aux seuls tintements grêles des sonneries.
Uniquement éclairé à l’extérieur par ses feux réglementaires, le paquebot qui portait la « malle » franchit les digues et pénétra en mer.
Il régnait sur la Manche un brouillard impénétrable. La sirène se mit à mugir lugubrement, mais, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire par de semblables temps, la mer était encore fort agitée, car le vent avait soufflé du sud-ouest durant tout l’après-midi.
Et sitôt le bateau sorti du port de Douvres, les premiers coups du tangage se firent sentir. Quelques lourdes gerbes d’eau jaillirent à l’avant, déterminant un certain désordre parmi les passagers. Certes, Juve n’avait rien d’un marin, mais il était rebelle au mal de mer, et une traversée un peu mouvementée n’était pas pour l’inquiéter. Tout au contraire, il préférait qu’il se passât quelque chose afin que Vinson ne pût, en toute tranquillité, se préoccuper de savoir exactement où il était. C’est qu’en effet, si la première partie du programme était réalisée, la seconde restait encore à exécuter. Juve et Vinson se trouvaient en effet sur un steamer anglais, et dans le cas où le caporal, comprenant ce qui se passait, refuserait de débarquer, peut-être Juve ne pourrait-il l’y obliger. Il fallait donc l’induire en erreur jusqu’à l’atterrissage sur le sol français.
Juve, désormais, était le seul compagnon du caporal Vinson, le capitaine Loreuil était resté à Douvres, ayant, assurait-il, encore beaucoup à faire en Angleterre.
En vérité, l’officier, estimant que son rôle n’était pas d’arrêter les coupables, mais uniquement de les signaler à la justice, avait préféré ne pas suivre plus loin cette filature, convaincu que le traître se trouvait en bonnes mains.
Le malheureux Vinson n’était d’ailleurs pas en état de raisonner et encore moins de s’apercevoir de la supercherie imaginée par Juve : il souffrait du mal de mer.
– Pour combien de temps en avons-nous ?
Juve savait que la traversée durait une heure, mais, loin d’annoncer ce délai, il répondit à Vinson :
– Trois heures.
C’est le délai dans lequel les paquebots effectuent habituellement le parcours de Douvres à Ostende.
Il convenait, en effet, de parler à Vinson de ce trajet et non point de celui qu’il effectuait réellement.
Considérant le malheureux, de plus en plus secoué, torturé par le mal de mer, Juve se disait, non sans une certaine commisération :
– Ma foi, au moins, lorsqu’il se verra arrivé si vite, ce sera pour lui une légère consolation à la mauvaise aventure qui l’attend.
La Manche était de plus en plus mauvaise, et c’est à peine si l’on pouvait demeurer sur le pont.
Au bout d’une heure et demie, car on avait du retard, l’odieuse valse du steamer s’atténua soudain, on cessa d’entendre l’exaspérante sirène. Au brouhaha des flots succéda un silence reposant, l’Empress marchant à demi-vitesse pénétrait entre les jetées de Calais !
Cinq minutes encore, puis on accosta.
– C’est l’instant suprême, pensa Juve…
S’il parvenait à faire descendre Vinson sur la terre ferme, c’en était fait de la liberté du caporal.
Sur le territoire français, il l’arrêterait aussitôt.
Juve considéra son compagnon qui gisait écroulé sur un banc. Les copieuses libations au Robert’s, le succulent dîner pris dans un des restaurants chic des environs de Leicester Square et ensuite la traversée avec ses nausées, avaient fait de l’infortuné caporal une véritable loque humaine.
Juve souleva le jeune homme, qui tenait à peine debout sur ses jambes.
Pris de pitié, le policier fit signe à un employé. Celui-ci s’empara du bras gauche de Vinson, tandis que Juve le soutenait par la droite. Toujours sans s’apercevoir de rien, Vinson débarqua, prit pied sur le sol français…
La foule des voyageurs, obéissant aux indications du personnel, s’engouffrait dans la vaste salle où les douaniers faisaient la visite des menus colis. Mais Juve, évitant à son compagnon la vue des uniformes français, l’attira un peu à sa gauche.
Un personnage se dressa soudain devant eux. Juve lui fit un signe. Les deux hommes se connaissaient, évidemment, car le policier annonçait au nouveau venu, à voix basse :
– C’est notre homme, allons à votre bureau !
***
Ranimé par un cordial, Vinson reprenait peu à peu ses sens. Soulevant péniblement ses paupières lourdes, il regarda avec une curiosité mêlée d’inquiétude l’endroit où il se trouvait : une grande pièce carrée faiblement éclairée, presque vide, avec des murs blancs et nus.
– Où suis-je ? interrogea-t-il en se tournant vers Juve, le seul qu’il connût des trois hommes l’entourant.
– Vous êtes au commissariat spécial de la gare de Calais. Caporal Vinson, j’ai le regret de vous dire que je vous mets en état d’arrestation.
Vinson venait de s’apercevoir que ses deux mains étaient immobilisées par les menottes. Il retomba lourdement dans le fauteuil où on l’avait assis et fondit en larmes.
Juve éprouvait une réelle pitié pour le malheureux être qui gisait impuissant, misérable, devant lui. Mais il n’y avait pas lieu de s’attendrir. Vinson était un grand coupable, un abominable traître… peut-être avait-il des excuses à son crime, peut-être ses fautes résultaient-elles d’une mauvaise éducation, de déplorables exemples… Juve n’avait pas la mission de juger, mais uniquement de livrer le coupable à ses juges.
– Allons ! fit-il en frappant sur l’épaule du caporal Vinson… Venez, nous partons pour Paris…
Le malheureux hésita une seconde, leva des yeux suppliants vers Juve, puis, résigné à son sort, comprenant que toute résistance était impossible, il se leva péniblement et obéit au policier. Un agent de la Sûreté s’était joint à Juve, et les trois hommes s’installèrent dans un compartiment de seconde.
D’une voix faible, Vinson supplia :
– Je vous en prie, monsieur, faites qu’il ne monte personne avec nous, je serais tellement honteux d’être vu…
Cette requête prouvait que le traître avait encore un peu de pudeur et de bons sentiments. Touché, Juve lui répondit :
– Nous allons faire notre possible pour l’éviter.
Juve s’entendit, en effet, avec le chef de train, lui exposant rapidement les motifs pour lesquels ils désiraient être seuls.
L’employé, pour toute réponse, attachait à la portière du compartiment l’étiquette Réservé.
Le train ne tarda point à partir.
Vinson, désormais réveillé, – il avait trop de préoccupations pour céder au sommeil, – méditait sur son sort et sans doute songeait que cette seconde partie du voyage ne ressemblait aucunement à la première !
Le train s’arrêtait à une gare.
– Je meurs de soif, avait balbutié Vinson d’une voix à peine perceptible.
Quelques instants après, il remerciait Juve d’un signe de tête.
Le policier, à la plainte du caporal, avait répondu en envoyant son second chercher une bouteille d’eau.
Désaltéré, Vinson rassemblait peu à peu ses esprits, et Juve le voyant en meilleures dispositions, après l’avoir laissé quelque temps réfléchir en silence, commença à l’interroger, lui promettant de le traiter aussi bien que possible, s’il voulait parler en confiance, et l’assurant de l’indulgence des juges s’il consentait à dénoncer ses complices.
Vinson ne fut pas difficile à convaincre :
– Ah ! murmura-t-il, monsieur, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues, maudit soit le jour où, pour la première fois, j’ai accepté d’entrer en relations avec la bande de criminels qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui, un coupable que l’on mène en prison.
Vinson, malgré sa fatigue, fit tout d’une traite à Juve, le récit de ses entraînements et de ses fautes, tel qu’il l’avait fait quelques semaines auparavant au journaliste Fandor. Toutefois, il tut ses relations avec le reporter de La Capitale, auquel il avait promis le secret absolu.
Juve, au surplus, était à cent lieues de soupçonner la substitution qui s’était faite à son insu…
Vinson affirmait ne rien savoir du « débouchoir ».
Au surplus, il ne manquait pas de questions à poser au coupable.
Vinson ne connaissait pas Vagualame, Vagualame le vrai, et en l’interrogeant sur ce mystérieux personnage, peut-être Juve pourrait-il préciser la personnalité de l’insaisissable Fantômas qui, comme il l’avait déjà découvert, s’était longtemps dissimulé derrière la barbe blanche du joueur d’accordéon.
Vinson raconta bien des choses sur Vagualame, que Juve connaissait déjà. Néanmoins, un propos frappa son esprit :
– C’est égal, avait murmuré Vinson, si la police connaissait tout ce qui se passe dans l’hôtel de la rue Monge…
Juve s’était dit :
– Dès que j’aurai remis mon caporal entre les mains des geôliers militaires, je sais bien de quel côté je m’en irai fumer une cigarette.