Текст книги "La collection Kledermann"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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– Vous voyez ! On dirait que ma chance tient bon. Bien que…
– On parlera de tout ça à table, coupa Mme de Sommières. Laisse Guy aller prendre possession de sa chambre et se rafraîchir ! Accompagnez-le, Plan-Crépin !
– Mais j’y vais, voyons ! protesta Aldo.
– Non. Toi tu restes où tu es ! Il faut que je te dise quelque chose. Vous m’excusez n’est-ce pas, Guy ?
Ce fut Adalbert qui se chargea de la réponse en déclarant qu’il y allait aussi. Resté face à sa grand-tante, Aldo la regarda presque sous le nez :
– C’est plutôt soudain, ce grand besoin de solitude à deux ? Qu’est-ce que vous mijotez, Tante Amélie ?
– Je ne mijote rien ! Ce serait davantage notre invité.
– Lui ? Qu’est-ce qui vous le fait dire ? Il est heureux comme tout d’être ici…
– Et de constater que tu vas beaucoup mieux. Il en éprouve même un soulagement !
– Vous parlez par énigmes maintenant ?
– Depuis le temps je le connais, peut-être mieux que toi ! Question d’âge… et d’expérience ! Évidemment il est heureux d’être ici et de nous revoir tous, toi en particulier, mais derrière tout ça, il y a un problème…
– Quel problème ?
– Je n’en sais rien mais ce dont je suis certaine c’est qu’il a quelque chose sur le cœur et que cela gâche une partie de sa joie !
Aldo ne répondit pas. D’un geste machinal, il prit une cigarette, l’alluma et alla vers une fenêtre ouvrant sur le parc Monceau.
– Il se pourrait que vous ayez raison, concéda-t-il. Il y a en effet comme un voile de tristesse dans ses yeux… J’aurais dû m’en rendre compte dès son arrivée… comme je l’aurais fait avant cet… accident ! lâcha-t-il mécontent.
– On donne dans les extrêmes maintenant ! Non, tu n’es pas en train de devenir gâteux, là !
– Vous avez de ces mots !
Il la regarda, eut un rire bref :
– Ils ont au moins l’avantage de vous remettre les idées en place. Quant à Guy on va lui faire lâcher sa mauvaise nouvelle, et sans tarder, sinon il ne digérera pas son déjeuner et Eulalie se mettra en grève !
Effectivement, à peine avait-on pris place autour de la table ronde que, laissant tout juste le temps à son vieil ami de déplier sa serviette, Aldo entamait le dialogue :
– Et si vous nous racontiez à présent ce qui vous tourmente tellement, mon cher Guy ? Je crois que vous vous sentirez mieux après !
L’interpellé se figea tandis que son regard surpris faisait le tour de la table – où deux autres l’étaient autant que lui ! – et revenait à Aldo :
– Comment avez-vous deviné ?
– Pas moi, mais Tante Amélie ! Rien ne lui échappe… et elle m’a prévenu pensant que cela ne pouvait concerner que moi ! Alors, allez-y ! Ensuite on pourra tous faire honneur aux petits chefs-d’œuvre d’Eulalie.
– Je voulais justement vous accorder encore cet agréable instant de rémission…
– C’est si grave que ça ?
– Oui… mais, après tout, il ne sert à rien d’atermoyer. Alors voilà : la princesse Lisa demande le divorce !
Un silence accueillit ces paroles, seulement troublé par le juron échappé à Cyprien qui apportait un plat et avait failli le laisser tomber. Pour sa part, Mme de Sommières se contenta de poser sa main sur celle d’Aldo devenu soudain livide et la sentit se crisper.
– Elle n’a pas le droit. Le divorce n’existe pas en Italie.
– Mais il existe en Suisse et elle bénéficie de la double nationalité, dit Guy en sortant de sa poche une enveloppe. La requête est formulée devant le tribunal de Zurich !… et pourrait peut-être trouver un accommodement avec la justice italienne à condition qu’elle ne se remarie pas… et moyennant finances. Quand on en possède les moyens on peut venir à bout de n’importe quelle loi… surtout dans l’Italie fasciste !
– Vous n’oubliez qu’une chose, rugit la vieille fille : elle est née catholique, mariée devant Dieu, et là il n’y a pas d’accommodement, sauf si elle demandait l’annulation en Cour de Rome. Nantie de trois enfants elle devrait avoir du mal. Sans compter qu’elle se couvrirait de ridicule !
– Oh, elle a trouvé la parade… Elle pourrait se convertir au protestantisme.
Un silence consterné s’ensuivit, mélangé de stupeur et d’incrédulité.
– J’ai peine à croire que sa famille accepte ça ! Passe encore pour son père dont j’ignore la profondeur des convictions. En revanche, jamais sa grand-mère ne le supporterait. Valérie von Adlerstein est profondément croyante. Elle adore sa petite-fille mais pas au point d’accepter une abjuration…
– Ils ne sont sans doute pas au courant, hasarda Adalbert. Si vous voulez mon opinion…
La voix froide d’Aldo lui coupa la parole :
– Si elle veut le divorce, elle l’aura. Je ne m’opposerai pas à sa volonté. Pour qu’elle aille jusque-là, il faut qu’elle me haïsse ! Si vous voulez bien m’excuser…
Il jeta sa serviette, se leva et quitta la salle à manger suivi par tous les regards. Guy voulut le suivre mais son hôtesse le retint :
– Non. Il est préférable de le laisser supporter seul ce coup dur. Vous aussi, Adalbert ! Vous pouvez servir, Cyprien !
Le repas débuta dans la consternation… On chipota jusqu’à ce qu’Eulalie, visiblement mécontente, surgisse pour demander ce que l’on avait à reprocher à son pâté en croûte à la façon de Houdan.
– Rien du tout, ma bonne Eulalie, répondit la marquise, mais nous venons d’apprendre une mauvaise nouvelle et…
– Justement, il faut manger ! Avec tout le respect que je dois à madame la marquise, quand une tuile vous tombe dessus, il faut être solide sur ses jambes pour se ramasser et on n’est pas solide si on laisse son estomac descendre dans ses talons !
– Elle a raison ! approuva Adalbert en s’y attaquant sérieusement. D’autant que c’est délicieux. Eulalie, quand nous aurons fini auriez-vous l’obligeance de me préparer un plateau que je monterai à M. Aldo ?
– Je vais y aller tout de suite ! proposa Cyprien.
– Merci, mais il est préférable que ce soit moi ! Allons, vous autres ! J’irai dans un moment !
– Je suis désolé, murmura Guy un peu désorienté par ce petit drame ménager. J’aurais dû attendre le café…
– Non ! Après tout ce n’est pas plus mal, reprit Mme de Sommières. Nous allons pouvoir échanger nos points de vue et je vais commencer la première : j’ai peine à croire que Lisa ait pris cette décision seule et en plein libre arbitre… La femme que nous avons vue à Zurich, Plan-Crépin et moi, ne ressemblait guère à celle que nous connaissons et aimons.
– C’est vrai, renchérit celle-ci. Elle faisait penser à un zombie ! Et même en tenant compte de ce qu’elle venait d’endurer et endurait encore, notre Lisa à nous est à l’opposé de la cliente du docteur Morgenthal.
– Sans doute, mais elle n’est plus là-bas et je trouve incroyable qu’elle ait pu prendre cette effarante décision dans la demeure de sa grand-mère et auprès de ses enfants ! C’est… c’est monstrueux !
– Il y a peut-être une explication, fit Adalbert soudain songeur. En nous annonçant que Lisa était rentrée à Vienne, Guy a mentionné une infirmière de ladite clinique venue avec elle et chargée de veiller au suivi du traitement qu’on lui a prescrit. Cela me paraît excessif ! Elle ne rentrait pas seule dans une maison vide mais dans un palais peuplé de serviteurs qui l’ont vue grandir, auprès d’une grand-mère aimante et attentive avec tous les médecins de Vienne à portée de la main, sans oublier l’escouade qui s’occupe des gamins ! Et elle aurait besoin d’une étrangère pour « veiller à son traitement » ? Allons donc !… Et j’aurais assez tendance à ajouter : « Foutaises ! »
– À quoi pensez-vous ? murmura M. Buteau. Cette femme serait chargée de lui administrer une drogue ?
– Et pourquoi pas dès l’instant où nous avons affaire à une résurgence des Borgia ? Si le cousin Gaspard est copain avec « César », pourquoi les deux ne le seraient-ils pas avec ce docteur Morgenthal, neurologue pour ne pas dire psychiatre de son état ? Il me semble que ça se tient, non ? Donnez-moi cet objet, poursuivit-il à l’adresse de Cyprien qui revenait portant un plateau chargé. Je vais essayer de remettre les idées d’Aldo dans le bon sens !
Mme de Sommières tira son mouchoir et fit semblant de se moucher peut-être afin d’essuyer une larme indiscrète :
– Tâchez au moins d’obtenir qu’il reste tranquille encore quelque temps ! Songez que sa convalescence est loin d’être achevée !
– Ça c’est une autre histoire ! Vous le connaissez : si le sol commence à lui brûler les chaussures, personne n’y pourra rien. Tout ce que je peux vous promettre c’est de ne pas le lâcher d’une semelle…
Assis dans un fauteuil au coin de la fenêtre, les coudes aux genoux et une cigarette qui se fumait toute seule au bout de ses doigts, Aldo regardait le parc sans le voir. Il n’entendit pas davantage les deux coups brefs frappés par Adalbert qui, de son côté, entra sans plus attendre. Des larmes silencieuses glissaient le long de ses joues…
– Il faut manger sinon tu ne tiendras pas le coup ! dit Adalbert en posant le plateau sur une petite table.
– Qu’est-ce que ça peut bien faire maintenant ? Ma vie est foutue !
Sans s’émouvoir, l’arrivant versa du vin dans un verre :
– Ça, ça ne te ressemble vraiment pas ! Ce n’est pas le moment de baisser les bras, tiens, bois ! Tu verras plus clair après ! Et on ne discute pas !
Aldo haussa les épaules mais prit le verre, le vida d’un trait et le rendit.
– Voilà ! Tu es content ?
– Pas tout à fait. C’est mauvais de boire l’estomac vide. Goûte à ce pâté de Houdan ! Eulalie a failli rendre son tablier à cause de toi… Alors un peu de bonne volonté ! ajouta-t-il en remplissant le verre à moitié après avoir coupé quelques morceaux dans une assiette qu’il lui tendait.
– Qu’est-ce que tu peux être casse-pieds quand tu t’y mets !
– Quand tu t’y mets tu es beaucoup plus performant que moi ! Allez ! Encore un petit effort ! Après on causera.
– De quoi ?
– Tu verras bien ! Avale… sinon j’appelle Plan-Crépin et on te gave comme un canard !
– J’aimerais voir ça…
Mais il s’exécuta sous l’œil soulagé d’Adalbert qui le servait assis au bord du lit sans oublier de se réconforter lui-même au moyen d’un ou deux verres de volnay. Finalement, Aldo repoussa la table, alluma une cigarette et se renfonça dans son fauteuil :
– Voilà ! Causons puisque tu y tiens !
– Évidemment que j’y tiens ! Si tu étais resté un peu plus longtemps en notre compagnie, tu aurais entendu ce qu’ont dit Tante Amélie… et Plan-Crépin au sujet de la visite qu’elles ont faite à Lisa chez le docteur Morgenthal. Elles assurent – et je me range entièrement à leurs côtés – que la femme qu’elles ont vue et entendue n’était absolument plus celle que nous connaissons tous. Marie-Angéline est allée jusqu’à prononcer le mot de « zombie »…
– Elle n’en est pas à une exagération près !
– Peut-être, mais trouves-tu normal que ta femme rejoignant à Vienne sa grand-mère et ses enfants ait besoin d’être escortée par une espèce d’infirmière chargée de veiller au suivi de son traitement ? Comme s’il n’y avait pas assez de monde au palais Adlerstein ou à Rudolfskrone ?
Avec satisfaction, il observa qu’une lueur d’intérêt venait de s’allumer dans l’œil assombri de son ami. Qui émit, soucieux :
– En parlant de ce traitement tu penses à quoi ? Une drogue ?
– Nous y pensons tous ! Que ta femme se mette à te haïr au point de vouloir divorcer, arguer pour cela de sa double nationalité et annoncer même son intention de devenir huguenote alors que nous savons tous qu’elle est à présent sous la coupe de son cousin Gaspard, lequel Gaspard est acoquiné avec une résurgence des Borgia particulièrement teigneuse, relève du délire le plus absolu ! Et cela sous l’œil bienveillant de papa Kledermann et de la vieille comtesse Valérie ? Dans quel but ? Ne plus porter le même nom que ses enfants et risquer de se les faire enlever ?… Parce que je ne vois pas un juge, suisse ou pas, confier des petits à une mère à ce point déjantée ! Voilà ! À présent tu as la parole ! conclut-il en s’adjugeant un troisième verre de volnay.
Aldo ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait au point d’en oublier le mince rouleau de tabac dont le mégot incandescent lui brûla les doigts et le ramena à la réalité :
– Tu pourrais avoir raison.
– Bien sûr que j’ai raison ! C’est l’évidence ! Alors maintenant qu’est-ce qu’on fait ?
– À ton avis ?
– La première chose est d’interroger Kledermann, mais encore faut-il arriver à mettre la main dessus ! Son secrétaire ne cesse de répondre qu’il prolonge son séjour en Angleterre…
– Ça ne lui ressemble pas beaucoup. Il faudrait demander à Warren de le faire surveiller et peut-être de le faire suivre discrètement quand il se décidera à rentrer. Ce séjour qui n’en finit pas m’inquiète. Une aussi longue absence jointe à la grande hâte de Lisa de se débarrasser de moi par voie légale après que l’on m’eut raté…
– Ah, tu commences à comprendre ? Grindel a entrepris de laver le cerveau de Lisa afin qu’elle se sépare de toi légalement puisque la balle dont on t’a gratifié a manqué son but – ce qui ne signifie pas que l’on ne remettra pas ça. Dès lors il tombera un gros pépin sur ton beau-père dont la fortune reviendra à sa fille que Grindel convaincra de l’épouser. Naturellement César-Ottavio aura sa part du gâteau…
– … qui pourrait fort être un morceau de la collection Kledermann. Il a l’air d’adorer les bijoux ce salopard ! Et pourquoi pas la totalité ? Quelle aubaine ce serait ! Seulement là, les deux associés…
– Pourquoi pas les trois ? La divine Lucrezia ne devrait pas rester inactive si je m’en réfère à mes souvenirs.
– Les trois si tu y tiens ! Quoi qu’il en soit, il y a un détail qu’ils ignorent sûrement, c’est le contenu du testament de Moritz !
– Tu le connais, toi ?
– Oui. Il m’en a parlé à l’époque de l’affaire Marie-Antoinette. La collection est destinée à Lisa bien sûr mais à condition qu’elle me soit confiée. Au cas où elle refuserait, ce seraient mes enfants qui en hériteraient. Ce qui revient au même.
– Sauf si on a réussi à t’éliminer d’une façon ou d’une autre… Conclusion…
– … je suis dans une effroyable mélasse et pour l’instant je ne vois pas du tout comment en sortir ! soupira Aldo en appuyant sa tête au dossier de son fauteuil.
– D’abord tu pourrais dire : nous ! Et pour l’amour de Dieu, tâche de ne pas te laisser envahir par une déprime qui vient du fait que tu dois avoir encore besoin de repos…
On frappa à la porte mais contrairement à ce qu’attendait Adalbert, c’est-à-dire Cyprien venu chercher le plateau, ce fut Marie-Angéline qui fit son apparition. Elle considéra le tableau, poussa un soupir et finalement suggéra :
– Notre marquise aimerait bien que l’un de vous – au moins ! – descende pour l’aider à consoler ce pauvre Guy qui est plongé dans un vrai désespoir !
– Allons bon ! Lui aussi ? s’alarma Adalbert en se levant. Tu as entendu Aldo ? Il est temps de te secouer !
– Il faut savoir ce que tu veux ! Il y a deux minutes tu disais que j’avais besoin de repos ! On vous suit, Angelina ! Et pardonnez-moi ! J’ai honte de me comporter comme je le fais !
– Les nouvelles de Vienne ne vous ont pas donné beaucoup de raisons de danser de joie mais au lieu de faire bande à part, il vaudrait peut-être mieux rassembler nos idées et en débattre tous ensemble, non ? Pour ma part j’en ai quelques-unes…
Les yeux rougis de son vieil ami furent la première chose qu’Aldo vit en regagnant le rez-de-chaussée. Sans un mot il alla le prendre dans ses bras puis :
– Pardonnez-moi, mon cher Guy ! J’ai honte de moi : je vous laisse la maison sur le dos avec, en plus, le crève-cœur d’avoir à délivrer le message le plus cruel qu’on vous ait jamais confié. Je vous avoue que j’ai été pris au dépourvu et que j’ai mal réagi mais nous allons examiner en famille la situation qu’on nous impose.
– C’est surtout par un avocat international qu’il va falloir la faire examiner ! dit Pierre Langlois arrivé depuis cinq minutes et qui sirotait tranquillement un café près d’un oranger en pot. C’est le document le plus aberrant qu’il m’ait été donné de lire.
Aldo le regarda avec une sorte de soulagement et parvint à sourire :
– Je ne sais pas quelle magie vous a fait surgir mais en vous voyant je me sens l’âme d’Aladin en face du génie de la lampe !
– Doucement ! Je ne suis pas là pour exécuter vos ordres ! Quant à la magie, c’est un simple coup de téléphone de Mme de Sommières. Cela posé, comment vous sentez-vous ?
– Plus solide que je ne l’aurais cru. C’est moralement que ça pèche ! Mais puisque le ciel vous envoie…
– Pas le ciel, rectifia Marie-Angéline qui tenait à la vérité : notre marquise !
– De toute façon, je serais venu… Mais pour l’amour de Dieu cessez de me regarder de cet œil d’espoir ! Je ne suis là que pour vous annoncer un problème de plus…
– Si vous le disiez d’abord à moi ? proposa Adalbert après avoir jeté un vif regard en direction de son ami.
– Pas question ! coupa celui-ci qui alluma une cigarette en réussissant à ne pas trembler. Allez-y, commissaire !
– Une communication de Warren : Kledermann a disparu !
Il n’y eut pas d’exclamations. Rien qu’un silence atterré que brisa Adalbert :
– On évoquait cette hypothèse il n’y a pas un quart d’heure. Avez-vous des précisions ?
– Plutôt courtes ! Il a quitté avant-hier le Savoy pour passer le week-end à Hever, dans le Kent, chez l’un de ses rares amis, lord Astor of Hever… et il n’y est jamais arrivé…
– Comment est-ce possible ?
– De la façon la plus bête du monde : lord Astor a envoyé la voiture chercher son ami au Savoy, une magnifique Rolls armoriée et tout, Kledermann est monté dedans et hop il a disparu ! On a retrouvé plus tard le véhicule dans un champ et, dans un bois, le chauffeur et le valet de pied ficelés à des arbres, les yeux bandés, en petite tenue et à moitié morts de froid. C’est un chasseur et son chien qui les ont découverts. Le chasseur les a déliés et a entrepris de les réchauffer tandis que l’épagneul retournait au logis avec dans son collier un appel à l’aide. Bien entendu les secours sont intervenus et les deux hommes ont pu raconter leurs malheurs. Oh, rien de très original : le coup classique de l’embuscade. Comme vous le savez le Kent est une région ravissante, pittoresque, idéale pour tendre un piège avec ses chemins creux, ses vieux arbres, ses rochers.
– L’examen de la voiture n’a rien appris à la police ? s’enquit Aldo.
– Absolument rien ! soupira Langlois. Ces gens-là sont au fait des dernières techniques de laboratoire et travaillent avec des gants, des masques et tout l’attirail. Lord Astor a récupéré une Rolls aussi anonyme – si je peux me permettre cette banalité à propos d’une aussi auguste mécanique ! – que si elle sortait de chez le constructeur. Je crois qu’il n’y avait même pas un grain de poussière ! Naturellement Warren a mis l’Angleterre tout entière sous surveillance.
– L’embêtant avec ce pays, observa Adalbert, c’est que la côte n’est jamais loin et que ce pauvre Kledermann peut à cette heure être n’importe où : en Belgique, en Hollande, au Danemark, etc.
– Curieux comme on connaît mal les gens ! déplora Guy Buteau ! Pour moi, Moritz Kledermann m’est toujours apparu comme une manière de statue à peu près inamovible dominant Zurich et même la Suisse du haut de ses montagnes, assis sur une énorme fortune, un ou deux palais et l’Éune des plus fabuleuses collections de joyaux qui soit au monde et je ne l’imaginais pas courant les chemins aventureux et, en l’occurrence, les routes buissonnières du Kent pour aller visiter un ami. Il me semblait qu’à cette altitude-là et en dehors de son pays il ne pouvait avoir que des relations. Au fait, ce château de Hever me rappelle quelque chose, mais quoi ?
– Pas quoi ! Qui ? corrigea prudemment Plan-Crépin. C’était la maison familiale d’Anne Boleyn. C’est de cette maison qu’elle est partie pour ce parcours fulgurant et insensé qui l’a menée au trône puis à l’échafaud de la Tour de Londres après avoir tout chamboulé en Angleterre, y compris la religion, en laissant je ne sais combien de morts… et une petite Élisabeth qui sera sa plus grande souveraine.
– Quant à l’amitié avec Astor, elle s’explique sans doute par leur commune passion des joyaux, compléta Aldo. Ce sont les Astor anglais qui possèdent le Sancy…
– Quoi qu’il en soit, conclut Langlois en se levant, vous voilà prévenus ! J’ose espérer que Kledermann est toujours vivant. Et en ce qui vous concerne, Morosini, et comme suite à ce que j’ai appris ici, il importe plus que jamais de vous protéger ! Selon moi, ce document insensé que je viens de lire signe seulement une volonté de se débarrasser de vous au plus vite puisque le moins fatigant, consistant à vous expédier rejoindre vos ancêtres dans leur joli cimetière San Michele à Venise, a échoué. Cependant vous n’avez pas encore retrouvé la pleine forme alors acceptez de rester à couvert et laissez-nous travailler, Warren et moi ! Surtout ne nous mettez pas des bâtons dans les roues ! Puis, avec un brusque éclat de colère : Parce que nous nous sommes juré, l’un comme l’autre, d’avoir la peau de cette ordure ! Alors on se tient tranquilles ! Compris ?
Il salua les deux femmes et se dirigeait à pas pressés vers la porte quand Adalbert s’enquit, curieusement suave :
– Auriez-vous… par hasard… des nouvelles du cousin Gaspard ?
– Il a regagné sa banque et son domicile de l’avenue de Messine… J’ajoute afin d’éviter de perdre encore un peu de temps qu’il s’est rendu d’assez bonne grâce à ma convocation et n’a vu aucun inconvénient à répondre à mes questions. Je vous résume ses réponses : Moritz Kledermann l’a en effet chargé de réunir le million de dollars et de le faire porter à l’endroit qu’on lui indiquerait au dernier moment en spécifiant que donner la moindre information à la police serait signe d’arrêt de mort de sa cousine. Grindel a confié le sac à celui de ses employés en qui il avait le plus confiance mais l’a suivi dans la plus discrète de ses voitures. Suivre les bandits ne lui posait – paraît-il ! – pas de problèmes, sa vue exceptionnelle lui permettant d’y voir la nuit aussi bien que le jour. Il a donc assisté de loin à l’arrivée de la princesse en gare de Lyon et à son embarquement dans une limousine noire qu’il a pu suivre à distance suffisante pour ne pas se faire repérer, puis il a attendu sa cousine devant le château. Très inquiet, il a assisté à l’assaut entamé par les autorités du coin et allait se joindre à eux quand les prisonniers sont sortis. Il a vu celle qu’il attendait, l’a appelée et s’est hâté de l’emmener loin de ce cauchemar. Il voulait faire halte à Paris pour qu’elle puisse se reposer parce que son état le tracassait mais elle l’a supplié de la conduire à Zurich auprès de son père. C’est en arrivant qu’elle a commencé à souffrir des douleurs de l’enfantement…
– Et il l’a conduite tout droit chez ce bon docteur Morgenthal ? coupa Aldo avec une ironie amère…
– Non. La perte de l’enfant a eu lieu en arrivant chez son père. C’était fini quand elle a été transportée là-bas au moment où ses nerfs ont lâché afin qu’elle reçoive les soins nécessaires et surtout un repos qu’elle n’aurait pas trouvé ailleurs…
– Ça, pour du repos, c’était du repos ! ricana Plan-Crépin. Le silence absolu ! Presque celui du tombeau !… Il vous a parlé de notre visite ?
– Oui ! Pour la regretter. Selon lui elle a été des plus néfastes…
– Ben voyons !… commenta Plan-Crépin.
La canne de Mme de Sommières frappa le sol avec énergie :
– Il suffit ! Le commissaire est déjà bien assez bon de nous raconter tout cela ! Rien ne l’y oblige !
– Si, chère madame ! La plus élémentaire prudence ! Si je ne leur répète pas les propos de Grindel, ces deux lascars sont capables d’aller le mettre à la question et de lui appliquer un traitement de leur façon !… Où en étais-je ?
– … elle a été des plus néfastes, souffla Adalbert.
– Merci ! C’est donc de ce séjour que l’on a décidé que la présence des enfants serait le meilleur remède et que la princesse est partie pour Vienne.
– Qui ça « on » ? demanda Aldo. Gaspard bien sûr ?
– Pas uniquement. Il aurait téléphoné à son oncle pour lui demander son avis et c’est en plein accord avec lui que le départ a été décidé. Tout est donc rentré dans l’ordre, momentanément tout au moins, et l’on verra ce qu’il convient de faire dès que M. Kledermann sera de retour. Notre entretien s’est terminé là-dessus et, afin de vous épargner une question supplémentaire, mademoiselle du Plan-Crépin, j’ajouterai que je n’ai pas soufflé mot de ce que vous avez vu au bar de l’hôtel. Plus notre homme se sentira à l’aise et plus nous aurons de chances de l’amener à la faute… et cette fois je m’en vais !
– Un dernier mot ! pria Aldo. La disparition de mon beau-père a-t-elle été rendue publique ?
– En Angleterre, pas que je sache ! Warren, d’accord avec lord Astor, veut garder les coudées franches sans être envahi par une meute de journalistes et il n’a pas besoin de me prier d’attendre son feu vert !
Puis, craignant sans doute « une dernière question », il se hâta de saluer et de disparaître dans l’enfilade des salons. Aldo vint s’asseoir auprès de Guy Buteau qui semblait accablé :
– Quelle histoire ! murmurait ce dernier. Mon Dieu, quelle affreuse affaire. Qu’avons-nous fait au ciel qu’il nous tombe un coup pareil ?
– Il faut vous adresser à Plan-Crépin, dit Mme de Sommières. Le ciel c’est sa spécialité…
Mais l’intéressée n’entendit pas. Sourcils froncés, elle réfléchissait si profondément qu’Adalbert lui demanda à quoi.
– Je pensais au 10, avenue de Messine ! répondit-elle. J’ai l’impression que j’y connais quelqu’un.
– Moi aussi, renchérit Mme de Sommières avec un petit rire : lady Liassoura, une riche Cinghalaise dont le défunt mari a été anobli par Édouard VII. Cela m’étonnerait beaucoup que son personnel fréquente la messe de six heures à Saint-Augustin !
– Zut !… Et nous ne la fréquentons pas ? J’aimerais tellement pouvoir aller exercer mes talents d’investigatrice dans cette maison !
– C’est pourtant simple ! Reprenez du service dans l’Armée du Salut ! Vous aviez fait merveille parée de l’uniforme et cela vous permettrait d’entrer partout (4) !
Marie-Angéline parut soudain touchée par la grâce :
– Mais c’est que nous avons là une merveilleuse idée !
– N’oubliez pas qu’il y a tout de même un léger obstacle ! Ils sont protestants… pas vous !
– Aucune importance ! Il n’est pas question que je m’enrôle pour chanter dans les carrefours en agitant la cloche ! Le principal c’est d’avoir l’uniforme ! L’œuvre n’y perdra rien puisque je lui ferai parvenir la totalité de ce que je récolterai ! Je vais m’en occuper sur-le-champ !
Et transportée par la pensée d’endosser un nouveau personnage elle s’envola littéralement vers les hauteurs de la maison en fredonnant « Amazing Grace », un cantique anglican…
– Elle s’y voit déjà ! commenta Mme de Sommières amusée. Qu’en pensez-vous, Adalbert ?
– Que c’est une sacrée bonne idée ! D’autant qu’elle a déjà fait ses preuves sous le « cabriolet de paille noire ». Et, en plus, c’est autant dire international ! Je me demande même si je ne devrais pas essayer, moi aussi, de me procurer un uniforme !
Guy toussota puis demanda timidement la permission de se retirer. Le voyage avec sur le cœur la nouvelle catastrophique l’avait vraiment fatigué.
– Mon pauvre ami ! compatit Aldo en lui prenant le bras pour l’accompagner jusqu’à l’escalier. Vous devriez savoir depuis le temps que cette famille a toujours cultivé un grain de folie ! Avouez cependant que c’est assez réconfortant ?
– Oh, certes, et j’en suis heureux, mais je redoute de vous voir vous lancer dans une aventure dangereuse alors que votre convalescence est loin d’être achevée !
– Allons ! Cessez de vous tourmenter pour moi ! Je suis solide ! Mon chirurgien lui-même en est convenu. De toute façon, je n’accepterai jamais le rôle de spectateur tandis que tous se démènent autour de moi ! Et vous le savez !
– Hum…
– Si ça peut vous rassurer, je vous promets de faire attention ! Accordez-vous une bonne sieste ! Ensuite nous parlerons affaires ! De ce côté-là tout marche ?
– On peut le dire, oui ! Le jeune Pisani est réellement une excellente recrue. Donnons-lui deux ou trois ans et il pourra, je crois, me remplacer !
Aldo plissa le nez. Pas un seul instant il n’imaginerait le palais aux merveilles sans la présence de Guy :
– Non, dit-il fermement. Personne ne pourrait vous remplacer !… Et je n’aborderai plus le sujet ! Alors mettez ça une bonne fois dans votre crâne de Bourguignon… et reposez-vous ! Vous l’avez mérité !
Le paquet arriva vers la fin de l’après-midi, apporté en express par un facteur. Adressé au « Prince Morosini », il avait les dimensions d’une boîte à chaussures. L’expéditeur en était un certain Auguste Dubois, domicilié au 2, rue de l’Arbre-Sec et il avait été déposé à la grande poste centrale de la rue du Louvre…
Quand Cyprien l’apporta, Aldo disputait une partie d’échecs avec Adalbert et ce fut celui-ci qui s’en empara.
– Eh là ! protesta le destinataire. Tu fais main basse sur mon courrier maintenant ?
– Oh oui ! Surtout s’il est aussi suspect que ce truc ! Je parie qu’il n’y a jamais eu de Dubois à l’adresse indiquée…
– Qu’est-ce que tu crains ? Une bombe ?
– Pourquoi pas ? Et tais-toi un peu, s’il te plaît ! Il me semble entendre une sorte de tic-tac… et il vaut mieux être prudent, ajouta-t-il en allant ouvrir une fenêtre donnant sur le jardin où il propulsa l’envoi suspect !
– Bouche-toi les oreilles ! intima-t-il en obturant les siennes.
Mais rien ne vint… sinon Marie-Angéline qui rentrait de Saint-Augustin :
– Qu’est-ce qui vous prend de faire des courants d’air ? On se croirait en hiver ce soir et je n’aurais jamais imaginé que le jeu paisible des échecs pût donner aussi chaud !
– Pour l’instant on joue à pigeon vole nouvelle version, fit Aldo. Adalbert s’amuse à jeter mon courrier par la fenêtre ! Il prétend qu’il y a une machine infernale dedans…
– Veillez donc sur les gens ! Je me tue à te dire qu’il contient un mouvement d’horlogerie !
– En tout cas ça n’a pas éclaté !
– Reste tranquille, je vais voir de près !
Passant carrément par la fenêtre, Adalbert sauta dans le jardin où il s’approcha prudemment de son objectif.
– On aurait dû le munir d’un couvercle de lessiveuse en guise de bouclier ! observa Plan-Crépin.
– … et chercher un appareil photo pour immortaliser la scène ? proposa Aldo, ce qui lui valut un coup d’œil stupéfait :