Текст книги "La collection Kledermann"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Juliette Benzoni
La collection Kledermann
Plon
Première partie
L’orage menace…
1
Les rescapés de la Croix-Haute
Précédé de deux motards de la gendarmerie, pleins phares allumés et sirène hurlante, le chauffeur de l’ambulance fonçait sur Tours, pied au plancher, sachant bien que chaque minute comptait pour le blessé qu’il emportait à travers la campagne plongée dans l’obscurité. Les reflets de l’incendie qui ravageait le château de la Croix-Haute avaient disparu depuis un moment.
À l’intérieur Adalbert Vidal-Pellicorne, assis auprès de la civière, se rongeait les poings, l’œil rivé au visage du blessé dont deux infirmiers ne cessaient de leur mieux de contrôler l’état. Aucun d’eux ne parlait, conscients de ce qu’il était gravissime. La balle avait atteint Aldo Morosini à la tête et la mort pouvait survenir à chaque instant…
Par chance, la route refaite à neuf depuis peu était lisse comme un billard et on savait qu’à l’hôpital, le meilleur de la région, tout était prêt pour une intervention immédiate. Le problème était d’y amener le blessé vivant, mais tiendrait-il le coup jusque-là ? Une cinquantaine de kilomètres ce n’était pas rien… Toutes les forces d’Adalbert étaient tendues vers son ami, pour tenter de lui insuffler sa propre volonté à le voir surmonter la rude épreuve :
– Tiens bon ! suppliait-il mentalement. Tu ne peux pas me faire ça !… Nous faire ça à nous qui t’aimons. Il faut que tu vives ! Il le faut à tout prix ! Ça ne peut pas s’arrêter là !…
Se mêlaient à son imploration des fragments de prières dont Adalbert ne démêlait pas bien si elles s’adressaient au Dieu de son baptême ou à ce panthéon fantastique de l’ancienne Égypte dont il faisait depuis des années ses compagnons de tous les jours. Surtout, il ne voulait pas penser à ce que serait la douleur de Mme de Sommières – Tante Amélie ! – et de son corollaire Marie-Angéline du Plan-Crépin si elles devaient apprendre de sa bouche la fin de celui qu’elles aimaient tant ! À cette seule idée tout en lui se hérissait d’horreur.
– Surtout pas ça ! se répétait-il. Surtout pas ça !
Et pourtant ? En cas de malheur, ce serait à lui et à lui seul qu’incomberait le cruel devoir de leur infliger cette blessure…
– On arrive à Tours ! annonça l’un des hommes. C’est l’affaire de quelques minutes maintenant !
Peu après, en effet, on s’arrêtait devant l’entrée brillamment éclairée de l’hôpital. Une équipe attendait là avec un chariot sur lequel le blessé fut transporté et convoyé à vive allure vers le bloc opératoire où un chirurgien et ses assistants achevaient de se préparer.
Adalbert, bien sûr, avait accompagné mais se vit soudain barrer le passage par une femme d’une cinquantaine d’années, grande et vigoureuse, qui était l’infirmière en chef :
– On ne va pas plus loin, monsieur ! Vous êtes de la famille ?
– Disons que je la représente à moi tout seul ! Je suis son « plus que frère » ! Adalbert Vidal-Pellicorne, égyptologue, pour vous servir !
– À quoi ? je me le demande, fit-elle avec l’ombre d’un sourire. On use de bandelettes ici mais pas pour transformer nos patients en momies ! Et vous allez devoir attendre… peut-être longtemps, ajouta-t-elle en ouvrant devant lui la porte vitrée d’une salle contiguë à son bureau. Une intervention intracrânienne est toujours délicate, mais par chance nous avons dans le service l’homme de la situation. Bien que jeune, le docteur Lhermitte a déjà pratiqué avec succès. Reste à savoir l’étendue des dégâts, mais que le blessé soit encore en vie après cinquante kilomètres est déjà un bon point ! Il va vous falloir retourner aux admissions pour donner ses coordonnées puis vous pourrez revenir si vous désirez attendre !
– N’en doutez pas ! Je ne bougerai pas d’ici tant que…
Elle scruta un instant ce visage – visiblement celui d’un bon vivant – devenu presque aussi pâle que celui du blessé et dont l’angoisse creusait les traits et habitait le regard :
– Bien sûr, dit-elle doucement. Quand vous reviendrez je vous ferai apporter un café !
– Merci, madame.
Quand il y revint, le hall d’entrée bien que gardé pair un cordon de police n’était plus vide : le directeur de l’hôpital discutait avec trois personnes qu’il s’efforçait visiblement de calmer, l’une surtout, Pauline Belmont, dont le visage était noyé de larmes, les deux autres étant le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure que le directeur semblait connaître et Cornélius B. Wishbone, le client texan de Morosini. Adalbert s’y joignit :
– Avec votre permission, monsieur le directeur, je vais m’en occuper !
– Qui êtes-vous vous-même ?
– Le plus proche ami du blessé. Je l’accompagnais dans l’ambulance. Mrs. Belmont et Mr. Wishbone sont aussi des amis intimes mais américains et ils étaient prisonniers à la Croix-Haute. Quant au professeur…
– Nous nous connaissons ! Bon ! Emmenez-les dans la salle d’attente mais jusqu’à plus ample informé, je ne veux personne d’autre… et surtout pas de journalistes ! Cette affaire semble faire le tour du pays à la vitesse d’un courant d’air !
– Un château en flammes, des truands en fuite et une cantatrice célèbre convaincue d’un crime, vous trouvez qu’il n’y a pas de quoi ? s’indigna le professeur.
– Si, mais ici c’est un hôpital et, par définition, ceux que l’on y reçoit ont avant tout besoin de tranquillité ! Emmenez cette dame, elle a besoin de réconfort !
Pauline, en effet, sanglotait sans retenue dans les bras d’Adalbert qui l’entraîna avec sollicitude vers le bureau de l’infirmière en chef, qui aussitôt s’en occupa, la fit asseoir, entreprit de lui rafraîchir le visage et chercha un cordial :
– Ne vous tourmentez pas trop, madame, votre blessé est entre de bonnes mains ! C’est sa femme, je suppose ?, ajouta-t-elle plus bas à l’intention d’Adalbert qui faillit bien être pris de court.
– Non c’est… sa cousine !
Il se voyait mal annoncer à cette brave femme que Pauline était la maîtresse de son patient.
– Il n’est tout de même pas célibataire ? Sur pied, il doit être plutôt séduisant ?
– Rassurez-vous, il est marié, grogna le professeur. Il a aussi des enfants mais tout ce monde-là est à Venise !
– Je vois ! Cette dame aurait surtout besoin d’un lit et d’un somnifère ! Mais je ne peux pas vous proposer de la garder : nous manquons de place !
– Elle a surtout besoin d’une bonne nouvelle ! intervint Adalbert. Tout comme nous autres, et elle refusera de bouger tant qu’on ne saura pas…
Il n’acheva pas sa phrase. Ce fut le professeur qui s’en chargea :
– Pour la suite je m’en occupe ainsi que de Mr. Wishbone. Ce sont mes amis, que diable !
– Jusque-là, reprit Adalbert, vous avez bien voulu, madame, évoquer l’idée d’un café ? Je crois qu’aucun de nous ne refuserait !
– Bien sûr, voyons ! Je vais vous chercher ça !
L’attente commença. Peu à peu Pauline s’était calmée, suffisamment tout au moins pour réaliser son changement de situation dans l’entourage du blessé. Simplement, elle s’était rapprochée d’Adalbert et avait glissé son bras sous le sien. Il le ressentit comme une sorte d’appel au secours et y appuya sa main compréhensive :
– Vos doigts sont glacés ! murmura-t-il. Vous n’êtes pas bien…
– N’y faites pas attention ! Ce sont mes nerfs !
– Vous, toujours si solide ? fit-il en s’emparant des deux mains pour les réchauffer.
– C’est que je m’en veux tellement, Adalbert ! Tout ce drame par ma faute !
– Allons donc ! Qu’avez-vous à vous reprocher d’autre qu’un mouvement d’amour plus fort que vous et auquel on a répondu… avec un certain enthousiasme, il me semble ? Pour tout le reste de ce désastre, vous n’y êtes vraiment pour rien. Ce n’est pas vous qui avez coulé le Titanic, assassiné la marquise d’Anguisola, votre tante, ni dirigé la joyeuse collection de crapules qui nous est tombée dessus… À ce train-là, j’ai quelques reproches à me faire moi aussi !
– C’est tout de même moi qui, en venant en France, ai fait la connaissance de ce Fanchetti… Je ne sais plus très bien comment l’appeler maintenant. Catannei, Borgia ou le diable sait quoi !
– Là est votre erreur. Je suis persuadé qu’il s’est donné un mal de chien pour entrer dans le cercle de vos amis…
– Mais c’est peut-être lui qui a tiré sur Aldo. J’en jurerais presque.
– Et vous auriez tort ! La bande était déjà loin sans doute à ce moment-là.
– Qui alors ?
– Je ne sais pas… mais il faudra bien que je l’apprenne un jour…
– Une chose est certaine, en tout cas : j’ai brisé son couple. Irrémédiablement !
– Qu’en savez-vous ?
– Si vous aviez vu sa femme quand elle a apporté la rançon… notre rançon à tous les deux et que j’ai refusé qu’elle paie pour moi, elle a eu pour Aldo et moi un regard lourd de mépris et elle m’a dit : « Vous m’avez déjà volé mon mari, alors quelques dollars de plus ou de moins… » J’ai cru mourir de honte !
Les larmes coulaient de nouveau sur son visage mais elle avait parlé bas de façon à n’être entendue que du seul Adalbert. Les deux autres d’ailleurs somnolaient plus ou moins.
– Cessez de vous torturer, Pauline ! Cela ne sert à rien et vos torts sont sûrement moins grands que vous ne le redoutez. Lisa est une femme assez imprévisible même pour moi qui croyais pourtant bien la connaître…
– Vous pensez qu’elle aurait dû être ici à ma place ?
– D’abord, oui ! Mais, dès que nous avons été hors du château, elle est partie droit devant elle ! Pour ce que j’ai pu en apercevoir quelqu’un l’attendait… avec une voiture…
– Mais c’est impossible, voyons ! Elle a été amenée au château comme nous-mêmes sans savoir où elle allait et dûment encadrée ! Ce qui laisserait supposer que ce quelqu’un a réussi à la suivre en dépit des menaces ?
– Je vous dis ce que j’ai vu et j’imagine que son père, le banquier Kledermann, était parvenu à prendre quelques précautions pour qu’elle soit surveillée…
– Donc elle ignore qu’on lui a tiré dessus ?
– On peut le croire…
On pouvait, en effet, mais au fond rien n’était moins sûr étant donné ce qu’Adalbert avait vu et qu’il était bien décidé à garder pour lui jusqu’à nouvel ordre. Lisa était partie en courant vers la lisière du bois où attendait une voiture. Aldo l’avait suivie et lui-même suivait son ami. L’un comme l’autre à une certaine distance. Cela ne l’avait pas empêché de voir Lisa se précipiter au cou de l’homme à la voiture qui avait démarré aussitôt. Il avait alors entendu Aldo crier « Lisa ! » et le coup de feu avait suivi, à peu près de l’endroit où stationnait la voiture un instant plus tôt… Puis plus rien ! Adalbert aurait voulu courir à la poursuite de l’assassin mais il y avait Aldo gisant dans son sang et il avait appelé à l’aide…
Il se retint de confier cela à Pauline parce qu’il n’était certain de rien sinon d’avoir vu Lisa rejoindre cet inconnu et disparaître avec lui. La présence du meurtrier à ce même endroit pouvait être un simple effet du hasard et il ignorait tout des résultats des investigations de la gendarmerie : la priorité absolue c’était Aldo peut-être en train de mourir… Grâce à Dieu et au commissaire Desjardins, de Chinon, ils étaient intervenus à une vitesse record. Aussi Adalbert avait-il remis à plus tard d’éclaircir un mystère qu’il ne pouvait s’empêcher de juger monstrueux. Tout en lui se révoltait à la pensée que Lisa pût avoir un amant, même s’il lui était arrivé de se dire qu’Aldo ne l’aurait pas volé, mais que cet homme eût décidé de tuer son rival et qu’elle en soit complice, non, cent fois non, mille fois non ! Elle avait l’âme trop haute pour cela en dehors du fait que le couple avait trois bambins qu’elle adorait. Au point d’agacer parfois son mari lui reprochant d’être mère plus qu’épouse ! Une telle femme ne pratiquait pas les aventures extraconjugales ! Alors ?… Alors il fallait mettre de côté tout ce fatras ! Il y avait une priorité autrement plus exigeante…
Et Adalbert finit par fermer les yeux…
Trois heures s’écoulèrent avant que la porte ne s’ouvrît devant le chirurgien revêtu de sa blouse blanche dont il avait retroussé les manches au-dessus des coudes, son bonnet toujours sur la tête. C’était un homme de taille moyenne qui semblait incroyablement jeune, dont les traits réguliers eussent pu paraître sévères sans le pli un rien moqueur relevant un coin de sa bouche. Mais le regard d’Adalbert s’était porté en premier sur ses mains qu’il achevait de sécher : des mains fines et nerveuses aux doigts courts mais fuselés qui devaient être d’une grande habileté.
Tous s’étaient levés à son entrée mais les gorges étaient trop serrées pour libérer une question. Alors il leur sourit :
– Je pense que vous pouvez reprendre espoir. Sauf complications, il devrait s’en tirer mais il a eu une chance incroyable due sans doute à un mouvement involontaire de la tête.
– Il courait quand il a été atteint, expliqua Adalbert.
– C’est peut-être ce qui lui a sauvé la vie. La balle que nous avons extraite n’a pas touché le cerveau mais il s’en est fallu d’un cheveu, à un demi-centimètre près il était tué net ! Vous allez pouvoir prendre quelque repos… et moi aussi… Eh là ! Doucement ! Il vaudrait mieux vous occuper de cette belle dame !
Un même élan avait jeté les trois hommes vers lui. Pauline quant à elle avait choisi de s’évanouir.
– Je m’en occupe, calma l’infirmière en chef qui suivait M. Lhermitte.
– Et il n’aura pas de séquelles ? s’enquit Adalbert.
– Vous voulez savoir si son intelligence est intacte ou une quelconque de ses facultés ? N’oubliez pas que j’ai dit : sauf complications. J’espère sincèrement que non mais on ne peut jurer de rien.
– Il est réveillé ? demanda le professeur.
– Pas encore et, si vous le permettez, je vais voir ce qu’il en est. Revenez cet après-midi ! Ou plutôt téléphonez. Je ne pense pas que je pourrai vous autoriser à le voir ! Cette dame est sa femme peut-être ? ajouta-t-il en désignant Pauline que l’infirmière venait de ranimer.
– Non. Sa cousine. Elle était comme lui captive au château.
– Elle a besoin de repos elle aussi !
– Nous allons nous installer à l’hôtel pour attendre les nouvelles, dit Adalbert. Le professeur de Combeau-Roquelaure nous offrait l’hospitalité mais Chinon dans les circonstances présentes est un peu loin. En outre, il nous faut prévenir sa famille…
– Dans ce cas, Mme Vernon va vous faire sortir par-derrière pour vous éviter la foule.
– Et surtout les journalistes, fit l’infirmière en chef. Il paraît que tous ceux de la ville sont déjà là. Et il va en venir d’autres…
– On leur communiquera une annonce tout à l’heure ! À bientôt, messieurs, et vous aussi madame ! Et soyez tranquilles, nous ferons en sorte de protéger le repos de notre patient ! ajouta le chirurgien. La police y veillera de près !
Quelques instants plus tard, ils rejoignaient la voiture d’Adalbert que le professeur avait récupérée et effectuaient à l’hôtel – d’ailleurs prévenu ! – une entrée discrète par le garage. Trois chambres étaient prêtes et Pauline, visiblement à bout de nerfs et de forces, trouva le lit dont elle avait tant besoin et les soins d’une gentille femme de chambre.
Beaucoup plus frais qu’elle parce que n’ayant pas eu à subir le cauchemar de la dernière nuit à la Croix-Haute après des semaines de captivité, Adalbert, Wishbone et le professeur se firent servir un petit déjeuner copieux dans une petite salle tranquille de l’hôtel mais, avant de passer à table, Adalbert voulut téléphoner à Paris chez Mme de Sommières :
– Elle et Plan-Crépin n’ont pas dû dormir beaucoup depuis notre départ, crut-il bon d’expliquer.
En fait, personne n’avait fermé l’œil rue Alfred-de-Vigny car, dès la première sonnerie, Marie-Angéline décrocha et poussa un énorme soupir de soulagement en reconnaissant sa voix.
– Enfin ! exhala-t-elle. On n’en pouvait plus !
– Ce n’est pas possible, vous campez chez le concierge ?
– Non. Au pied de l’escalier : la ligne est prolongée. Alors où en êtes-vous ?
– Ce serait un peu long à vous raconter mais, en gros, les prisonniers ont été délivrés, la Croix-Haute a flambé toute la nuit mais…
Il hésita, ne sachant pas trop comment annoncer le drame et tout de suite elle s’énerva :
– Mais quoi ? Parlez, sacrebleu ! Il est arrivé quelque chose à Aldo ?
– Oui, un coup de feu à la tête, mais il a été transporté à l’hôpital de Tours où on vient de l’opérer. Et le chirurgien s’est montré assez rassurant. Aussi…
– Ça suffit. On arrive ! Vous êtes où ?
– Hôtel de l’Univers à Tours !
– Retenez deux chambres ! On file à la gare et on prend le premier train !
– Il vous faut tout de même le temps de faire des valises.
– Elles sont prêtes depuis votre départ. Arrangez-vous pour venir nous chercher !
Ce fut son dernier mot : elle avait raccroché et il ne resta plus à Adalbert qu’à rejoindre les autres.
– Vous n’avez pas été long ! remarqua le Texan.
– Si elles ne sont pas déjà dans le train, elles ne vont pas tarder à y être, ricana le professeur. Je parie pour celui de dix-huit heures dix !
– On y sera !
En fait, Adalbert était seul sur le quai de la gare… Lui et les deux autres finissaient tout juste de déjeuner quand l’inspecteur Savarin – fleuron épineux de la police de Chinon – leur tombait dessus avec toute la grâce dont il était capable : il venait chercher Cornélius B. Wishbone et le professeur de Combeau-Roquelaure pour les emmener chez le commissaire Desjardins, son patron, aux fins d’interrogatoire, sans cacher que, si le second allait devoir raconter comment lui et Vidal-Pellicorne avaient réussi à pénétrer dans le château au moment du drame, le premier risquait une inculpation de complicité puisqu’il faisait partie de l’entourage immédiat de Lucrezia Torelli, l’avait aidée à quitter l’Angleterre discrètement et jouissait, au château, du statut d’invité. Ce qui avait fait bondir Adalbert lancé aussitôt au secours de son ancien rival :
– Uniquement attaché à la Torelli à laquelle il vouait un amour aussi patient qu’aveugle, il n’a rien à voir, même de loin, avec les agissements criminels de la bande. La preuve en est qu’il a bien failli périr avec le prince Morosini et Mrs. Belmont, eux-mêmes prisonniers, de la mort ignoble à laquelle ils avaient été condamnés !
– Et j’en suis témoin ! rugit le professeur.
– Eh bien, vous le direz au patron ! Quant à vous, ajouta-t-il pour Adalbert, on vous entendra plus tard quand on sera fixé sur le sort de votre ami ! De même, je devrai normalement emmener aussi la dame Belmont, également ex-prisonnière…
– Pour l’amour de Dieu, fichez-lui la paix ! Après ce qu’elle a enduré elle a besoin de dormir, surtout si vous y ajoutez la matinée passée à l’hôpital !
– Je veux bien vous l’accorder… mais il faudra forcément qu’à un moment ou à un autre, elle vienne déposer ! Comme vous ! C’est la loi !
– Est-ce que vous ne feriez pas mieux de courir après la bande de truands qui s’était emparée de la Croix-Haute ? Je parierais que vous n’en tenez pas un seul ?
– Je ne suis pas là pour vous faire des confidences ! Et vous avez tout intérêt à vous tenir tranquille !…
Impatienté, le professeur s’en mêla :
– Ne vous faites pas de bile, mon garçon ! Je connais Desjardins et je lui dirai ce qu’il doit entendre. Veillez seulement sur Morosini et sur cette charmante Américaine !
On en resta là. Savarin emmena ceux qu’il appelait gracieusement son « gibier » sans toutefois aller jusqu’à la potence. Adalbert s’assura que Pauline serait surveillée durant son absence, récupéra sa voiture, passa par l’hôpital où Aldo était toujours en salle de réveil. Il avait ouvert les yeux mais les avait aussitôt refermés. Sa température était un peu supérieure à la normale, rien d’inquiétant cependant, selon l’infirmière Vernon :
– Il faut laisser passer la nuit pour savoir si tout est vraiment en ordre, mais ne vous tourmentez pas trop ! C’est une chance pour lui d’être tombé entre les mains de M. Lhermitte. Même à Paris on ne trouve pas son pareil ! Ni à Lyon, ni à Montpellier, ni à Bordeaux…
– On n’a pas essayé de vous le prendre ?
– Évidemment si ! Mais il aime notre Touraine… et aussi sa femme !
– Et alors ?
– Pour rien au monde elle n’accepterait de vivre ailleurs. Ils ont une maison ravissante et trois enfants superbes !
Adalbert faillit répondre à cette aimable dame que c’était le cas d’Aldo : lui aussi avait une belle maison et trois enfants magnifiques mais il aurait fallu évoquer aussi son épouse et là le sujet devenait dangereux. Et puis l’heure du train approchait et il avait juste le temps de gagner la gare.
Il arriva au moment même où la locomotive faisait son entrée sous la verrière en lâchant un jet de vapeur, et s’avança jusqu’au premier des deux wagons Pullman à peu près sûr d’y trouver celles qu’il cherchait. Et de fait elles étaient là. Agitée comme une puce, Marie-Angéline lui tomba presque dans les bras :
– Comment va-t-il ? demanda-t-elle aussitôt.
– Et si vous vous calmiez un peu ? ronchonna Mme de Sommières que Marie-Angéline avait effleurée pour passer devant elle.
– Vous avez fait bon voyage ? demanda Adalbert en aidant la vieille dame à descendre à son tour.
– Détestable ! Non seulement je me faisais un sang d’encre mais il fallait en outre supporter les invocations éplorées de cette folle ! J’aurais dû me munir d’une matraque… Puis baissant le ton jusqu’au murmure : Il vit toujours au moins ?…
Vidal-Pellicorne garda la main qu’il tenait, la glissa sous son bras et la recouvrit d’une paume chaleureuse :
– Il vit toujours et j’espère fermement qu’il va continuer…
– On va à l’hôpital tout de suite ! décréta Plan-Crépin.
– Non. Demain. Il est encore en salle de réveil. Il a ouvert les yeux une fois mais les a refermés et on ne saura que demain si…
– … s’il aura des séquelles ? compléta la marquise. Voyez-vous, Adalbert, je crois que je les redoute pour lui plus que la mort. Elle nous crucifierait mais je préférerais cette issue plutôt que de le voir devenu l’ombre de lui-même, un corps sans âme, une sorte de…
– … de plante verte ! ragea la vieille fille qui reprit aussitôt : Sait-on au moins qui a tiré sur lui ?
– Non. Il semblerait que toute la clique ait réussi à s’échapper. Je ne vois pas comment d’ailleurs…
– Un de ces bons vieux souterrains, voyons ! Tous ces châteaux en sont truffés !
– Un : le vieux château n’existe plus, et deux : le professeur et moi avions erré pendant toute la soirée. En outre, renseignée par lui, la gendarmerie gardait les issues…
– Faut croire qu’il en manquait une et…
– La paix, Plan-Crépin ! intima la marquise. On parlera de tout cela à l’hôtel. Je vous avoue, Adalbert, que j’ai une furieuse envie d’un…
– … verre de champagne ?
– Pas ce soir ! Plutôt un bon café – à condition qu’il soit vraiment bon ! – et d’un petit quelque chose dedans ! Comme de toute façon je ne dormirai pas de la nuit…
Une demi-heure plus tard, elle était exaucée et pouvait se détendre dans le cadre paisible d’une des « suites » de l’Univers qu’Adalbert avait retenues pour elles… et celui-ci commençait son récit.
Elles l’écoutèrent sans l’interrompre, ce qui représentait une sorte d’exploit quand Marie-Angéline faisait partie de l’auditoire. Ce fut seulement au moment où il en vint à l’état actuel du drame qu’elle explosa :
– Vous dites que Pauline Belmont est ici ?
– Seigneur ! gémit Mme de Sommières, la voilà repartie !
– Naturellement, répondit l’orateur sans se laisser démonter. Après ce qu’elle a subi nous estimions qu’elle aurait peut-être besoin de soins hospitaliers mais elle les a refusés. Ils ne s’imposaient pas et en outre la police doit l’entendre.
– Oh ! Elle est de bon bois ! Ça on ne le sait que trop ! En revanche, vous feriez mieux de nous dire où est Lisa.
Adalbert n’en avait parlé qu’au moment où ils s’étaient retrouvés dehors. Intentionnellement d’ailleurs, dans l’espoir que le sort dramatique d’Aldo lui permettrait de passer sous silence l’étrange conduite de la jeune femme. Son regard implorant alla chercher celui de la vieille dame mais, cette fois, elle avait changé de camp :
– Désolée, Adalbert ! Moi aussi j’ai besoin de savoir. Je sens que quelque chose vous tourmente et j’aimerais bien le partager. La logique aurait voulu qu’après le coup de feu elle soit restée auprès de son époux même si son attitude quand elle avait remis la rançon ne laissait guère de doutes sur la colère qu’elle ressentait. Alors je demande à mon tour : où est-elle ?
– Je ne sais pas !
– C’est difficile à croire ! Vous ne savez rien ou vous ne voulez rien dire ?
– Je vous jure que je l’ignore. Quant à ce qui s’est passé exactement, je n’arrive pas à trouver une réponse… satisfaisante !
– Pour qui ?
– Pour moi… et plus encore pour vous je le crains ! Je vais donc boucher le trou… mais, pour l’amour du ciel, Angelina, évitez de me sauter à la figure ! Ce sera vite fait d’ailleurs. Lorsque nous nous sommes échappés du château en nous bousculant plus ou moins, Lisa est sortie la première et elle a couru vers l’orée du bois où, sur le chemin, attendait une voiture… et un homme dans les bras duquel elle s’est jetée, après quoi ils ont démarré. Aldo courait derrière elle et moi à une vingtaine de mètres derrière lui. Je l’ai entendu appeler « Lisa ! » mais presque simultanément on a tiré et il s’est écroulé.
– D’où a-t-on tiré ? demanda la marquise dont le visage se figeait.
– De la lisière du bois… un peu à gauche de l’endroit où la voiture se trouvait…
– Mais enfin, il faisait nuit. Comment avez-vous pu voir ?
– Presque comme en plein jour ! Les autorités qui avaient entrepris d’assiéger le château n’opéraient pas dans le noir, tant s’en faut, et n’oubliez pas les flammes de l’incendie !
– Alors vous avez vu celui qui attendait Lisa ?
– Vu oui mais quant à savoir de qui il s’agissait… Il était grand, portait un long pardessus noir ou marine, une casquette de même teinte qui ne m’a pas permis de distinguer la couleur de ses cheveux. C’est peu…
– Il y quand même un détail qui me chiffonne, coupa Plan-Crépin. Pour être arrivé jusqu’à la Croix-Haute, il a fallu que l’inconnu sache où l’on conduisait Lisa…
– À moins de faire partie de la bande et c’est totalement impossible, protesta Adalbert…
– Laissez-moi finir !… Ou qu’il ait réussi à la suivre, ce qui me paraît sacrément risqué étant donné les exigences habituelles des ravisseurs… Cela mettait sa vie en danger sans compter celle des prisonniers…
– Elle risquait de ne pas en sortir vivante ! ajouta la marquise horrifiée.
– De toute façon, personne n’aurait dû en sortir vivant, assura Adalbert. Pas même le brave Wishbone qui avait donné un sérieux coup de main à la Torelli pour quitter l’Angleterre et rentrer au château. Si vous les aviez découverts comme nous l’avons fait le professeur et moi, vous n’auriez aucun doute : ficelés tels des saucissons au milieu d’une salle empestant l’essence !
Songeuse, Mme de Sommières murmura :
– … Et pourtant elle devait savoir qu’il serait là ! Quand elle est sortie du château vous a-t-elle paru hésiter sur ce qu’elle allait faire ?
– Du tout ! Elle a filé droit vers l’inconnu… mais, j’y pense à présent, la voiture nous faisait face et elle a émis deux appels de phares… Donc elle savait qu’il serait à cet endroit ! C’était un signal convenu ! conclut Adalbert soudain très sombre. Reste à savoir de qui il s’agissait.
– Pourquoi pas le fameux cousin Gaspard, amoureux d’elle depuis l’enfance et qui déteste Aldo en proportion ? Il gère, si je me souviens, la succursale parisienne de la banque Kledermann ? Cela expliquerait au moins qu’elle se soit dirigée vers lui en échappant à cet enfer ? proposa Plan-Crépin. Un geste d’affection spontané !
– Leur baiser n’était pas vraiment fraternel bien que rapide !
– Cela ne signifie pas qu’il est son amant ! s’indigna-t-elle. Si elle savait Aldo derrière elle, Lisa s’est seulement offert le plaisir de lui rendre la monnaie de sa pièce. Il ne l’avait pas volé ! Croyez-vous quelle ait pu apprécier de les retrouver ensemble devant elle ? À sa place je leur aurais arraché les yeux à tous les deux !
– La bonne chrétienne que voilà ! s’écria la marquise. Quand vous retrouverez votre confesseur dans notre cher saint Augustin, vous devriez avoir des choses intéressantes à lui glisser dans le tuyau de l’oreille. Quoi qu’il en soit revenons au château ! Adalbert, vous avez entendu Aldo appeler sa femme ? Et elle n’a pas ralenti sa course ?
– C’est bien ça et le baiser n’a pas duré six mois ! Ils ont démarré dans les secondes suivantes…
– Et le coup de feu, a-t-elle pu l’entendre ?
– En vérité je n’en sais rien. Il y avait déjà le bruit du moteur qui tournait quand elle a rejoint l’inconnu. Au moment de la déflagration, la voiture s’éloignait mais elle était encore visible… Oh, et puis je ne sais plus ! Par pitié, Marie-Angéline, abandonnons la question, pour l’instant ! Je comprends que vous défendrez toujours Lisa bec et ongles mais si vous le voulez bien, on en reparlera lorsque l’on sera sûrs qu’Aldo vivra… et ne restera pas infirme ! C’est tout ce qui compte pour moi ! Alors les histoires de bonnes femmes ! continua-t-il, soudain rageur. Je me reproche assez ma conduite envers lui ! S’il vous plaît, n’en rajoutez pas !
Il jaillit de son fauteuil et se dirigea vers la porte.
– Où allez-vous encore ?
– Voir si Pauline est réveillée et où elle en est ! Parce qu’elle aussi en a bavé, même si vous décrétez que c’est bien fait pour elle !
Le battant claqua derrière lui, laissant les deux femmes muettes à l’exception du « Oh ! » indigné de la vieille fille. Un silence suivit puis Mme de Sommières émit une petite toux discrète :
– Quelle que soit votre opinion, j’aurais plutôt tendance à lui donner raison, Plan-Crépin ! Et au lieu de vous répandre en imprécations vous seriez mieux inspirée de prier pour qu’Aldo nous soit rendu non seulement vivant mais gardant ses facultés intactes ! Quant à l’assassin, vous pouvez être sûre qu’Adalbert remuera ciel et terre pour le retrouver !
– Et je l’y aiderai, morbleu !
Mme de Sommières exhala un soupir fataliste et ferma les yeux. Elle se sentait incroyablement vieille tout à coup…
– Un à la fois ! Pas plus de trois minutes et pas un mot ! ordonna l’infirmière Vernon barrant l’entrée de la chambre du blessé. Qui passe en premier ?
– Moi ! fit Mme de Sommières avec décision.
Et elle entra.
La tête enturbannée de pansements, les paupières closes, le teint cireux, les lèvres décolorées, Aldo présentait une triste mine et la vieille dame ravala courageusement ses larmes mais jugea plus prudent de s’asseoir puis, se penchant, elle toucha doucement l’une des longues mains abandonnées de chaque côté du corps, s’imposant un rude effort pour ne pas la prendre dans les siennes afin de la réchauffer : elle était en effet à peine tiède… mais le blessé dut sentir sa présence et, soudain, il ouvrit les yeux :