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La collection Kledermann
  • Текст добавлен: 24 сентября 2016, 06:49

Текст книги "La collection Kledermann"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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Troisième partie

Le bout du tunnel ?


9

Aldo et la concierge

Dire qu’il ne se passait rien à Lugano était excessif. Si la villa Malaspina se montrait décevante, de jour comme de nuit, chez sa voisine la vie quotidienne était devenue peu à peu invivable depuis l’arrivée de l’inspecteur Sauvageol que Boleslas avait pris en grippe dès son apparition. Et cela pour la plus simple des raisons : c’était un policier.

Or, depuis son amère expérience sous la férule de la Guépéou, la police politique soviétique, le réfugié polonais mettait dans le même panier tout ce qui, de près ou de loin, pouvait y ressembler. D’autant que l’état de misère où il était réduit quand Hubert de Combeau-Roquelaure l’avait positivement ramassé devant le Collège de France un soir d’hiver ne lui avait pas donné beaucoup de raisons d’établir des comparaisons flatteuses avec les sergents de ville français. Ceux-là ne le molestaient pas mais le priaient de « circuler » en faisant des moulinets avec leur bâton blanc. Circuler ! Pour aller où par saint Casimir ? L’un d’eux moins rogue que ses collègues lui avait indiqué un asile de nuit où il avait eu droit à une soupe chaude et à un coin de matelas mais c’était bien loin des rêves qu’il nourrissait sur le pays des droits de l’homme où son maître Chopin avait soulevé l’enthousiasme des foules tandis que de wagons à bestiaux à un autre transporteur de marchandises il traversait l’Allemagne où régnait un demi-fou nommé Hitler sans se faire repérer par la déjà tristement célèbre Gestapo…

Après tant de douloureuses expériences, son entrée dans l’univers de « Monsieur le Professeur » lui avait procuré l’impression merveilleuse de franchir le seuil d’une espèce de paradis sur lequel régnait un ange grognon et rondouillard armé d’une cuillère à pot en guise d’épée flamboyante ! Le bonheur ! Enfin !…

Lugano, son doux climat, son lac bleu, ses jardins fleuris, sa population accueillante et son air si pur où traînait toujours l’écho d’une chanson l’avait transporté. De même son goût du théâtre s’était égayé à l’idée de jouer un second rôle dans la comédie montée par son maître et cet aimable M. Wishbone qu’il avait adopté dès son apparition, mais tout l’édifice de son bonheur s’était fissuré quand il avait ouvert la porte à ce jeune inconnu vêtu d’un trench-coat et coiffé d’une casquette, une valise à la main, qui s’était annoncé :

– Inspecteur Gilbert Sauvageol, de la police judiciaire ! C’est le commissaire principal Langlois qui m’envoie !… Et je suis attendu !

Trop choqué par cette apparition pour trouver quelque chose à répondre, Boleslas s’était borné à introduire l’intrus et le conduire jusqu’au petit salon où Wishbone était en train de faire les comptes. Le nouveau venu avait été accueilli d’autant plus chaleureusement que l’on avait dû renvoyer la femme de ménage que l’on avait surprise l’œil collé à la serrure de la porte de la pseudo-Mrs. Albina Santini qui ne sortait jamais de sa chambre quand celle-ci était là. Sauvageol étant prévenu qu’il devait jouer les valets de bonne maison et éventuellement les cuisiniers, l’accord s’était conclu d’autant plus vite que le Texan, toujours fidèle à lui-même, lui avait fait entendre que policier ou pas, il entendait rétribuer ses services à leur juste valeur. Après quoi Boleslas avait été prié de montrer sa chambre au voyageur. C’est là que les choses avaient commencé à se gâter…

L’envahisseur nanti d’un logis, Boleslas s’était précipité chez le professeur :

– L’homme de la police, il doit coucher ici ?

– Naturellement ! Qu’est-ce que tu croyais ?

– Je ne sais pas, moi ! Qu’il dormirait à l’auberge ou dans la cabane du jardin… Il est venu pour surveiller, non ?

– Pour enquêter ! Nuance ! Il est notre lien avec la police judiciaire !

– Et il va falloir le nourrir ?

Occupé à parfaire son grimage pour ses quelques heures de représentations quotidiennes, Combeau-Roquelaure se retourna sur sa chaise pour considérer le Polonais avec stupeur :

– Mais enfin, Boleslas, qu’est-ce qui te prend ? On ne t’a jamais caché qu’il allait venir. Alors ça rime à quoi ton histoire ? Si tu ne peux pas te faire à l’idée de passer un certain temps avec ce garçon, je vais devoir te renvoyer à Chinon. Je te rappelle en plus qu’il te donnera un coup de main aux fourneaux, ce qui ne sera pas un luxe.

Boleslas exhala un soupir :

– J’essaierai de ne pas le voir, voilà tout !

– Tâche d’être au moins poli ! L’affaire dans laquelle nous sommes engagés ne peut te permettre des états d’âme ! Compris ?

– Je ferai de mon mieux ! assura-t-il la main sur le cœur et les yeux au ciel, affichant la mine pathétique du chrétien attendant dans l’arène de servir de casse-croûte aux fauves.

On s’en tint là et les jours qui suivirent furent relativement paisibles. Boleslas faisait son service avec naturel – du moins il le pensait ! – en s’efforçant de se persuader que son ennemi était devenu transparent, ce qui lui donnait l’air aussi peu naturel que possible. Ce qui n’échappa pas à Sauvageol qui s’en ouvrit au « jardinier » :

– On dirait que ma tête ne lui revient pas ?

– Ce n’est pas la tête, lui répondit Wishbone, c’est la corporation ! Vous êtes policier.

– Et il ne les aime pas ? C’est un ancien repris de justice ?

– Non, un ancien musicien mais il faut comprendre ! Il est polonais et jusqu’à son arrivée en France il a vécu dans la crainte des flics des Soviets puis de ceux de Hitler.

– … et quand il est arrivé chez nous, les préposés à notre circulation, s’ils ne l’ont pas malmené, ne lui ont pas montré plus de considération ! reprit le professeur qui avait entendu.

– Je fais quoi, moi, dans ces conditions ?

– Votre travail comme s’il n’était pas là. Il faudra juste vous forcer un peu quand vous irez au marché tous les deux !

– Il serait peut-être plus simple que j’y aille à sa place ! Quelques fois ? proposa le Texan. Je suis jardinier après tout ! Ensuite vous irez tout seul !

Ce fut, en effet, la solution. Né dans le midi de la France et parlant parfaitement l’italien, aimable et facilement bavard, Sauvageol remporta même un vif succès. Il plaisait aux femmes sans être antipathique aux hommes avec lesquels il buvait volontiers un verre. Et, bientôt, on lui confia qu’on le préférait de beaucoup à ce « bizarre Polonais qui avait toujours l’air de porter Dieu en terre » et ne cessait de fredonner de la musique triste.

À son contact, les langues se délièrent plus facilement au sujet des maîtres de la villa Malaspina. Il apprit ainsi qu’au temps du « vieux seigneur » – probablement ce « Luigi Catannei » qui avait trouvé la mort sous les décombres du château de la Croix-Haute –, on y donnait de belles fêtes mais qu’il était parti un jour pour l’Amérique et n’en était jamais revenu. En revanche, son fils César avait reparu plusieurs années auparavant et remis la villa en état mais le ton changeait quand on l’évoquait et il n’était pas difficile de comprendre qu’on ne l’aimait guère et qu’il inspirait même une certaine crainte à cause des gens qui l’entouraient quand il était là.

Il y avait aussi une fille, Lucrezia, qui devait avoir seize ou dix-sept ans quand elle avait accompagné son père outre-Atlantique. On la disait très belle mais on ne la voyait jamais parce que les hommes de la famille la tenaient cachée afin d’éviter qu’une meute d’amoureux ne l’assiège…

– Ce qui est bizarre, expliqua le policier, c’est que ces gens n’ont pas l’air d’être au courant de sa carrière de cantatrice et ne font pas la relation avec la Torelli… En revanche, ils supposent que c’est elle qui est revenue voici quelques mois et qu’elle est malade, parce qu’on a vu une ambulance arriver un soir à la villa. Et le monde ne manque pas pour s’occuper d’elle mais les serviteurs qui assurent le ravitaillement sont à peu près aussi gais que des portes de prison, ce qui n’encourage pas à fraterniser avec eux ! Moins encore à poser des questions ! Ce qui correspond assez avec ce que nous avons observé vous et moi !

En effet, les trois premières nuits de son séjour, Sauvageol les avait vécues dans la tour. La majeure partie en compagnie de Wishbone qui ne parvenait pas à oublier la voix brisée qu’il avait entendue. Mais ils auraient pu aussi bien rester au fond de leurs lits : rien ne se passa d’extraordinaire et le rituel de la villa semblait immuable : quand venait le soir, quelques fenêtres du rez-de-chaussée s’éclairaient, restant le plus souvent ouvertes, puis vers onze heures on refermait, tout s’éteignait alors qu’à l’étage la lumière restait allumée. Quant au jardin, un homme en faisait le tour tenant en laisse deux impressionnants chiens noirs – des dobermans – en fumant une ou deux cigarettes puis rentrait après avoir rendu la liberté aux chiens.

– Je voudrais bien aller voir d’un peu plus près ce qui se passe dans cette maison, expliqua Wishbone à Sauvageol, mais j’avoue que ces deux bêtes me font peur. Pourtant j’aime les chiens ! Évidemment, j’avais pensé emporter des steaks mais…

– … mais c’est une expérience qu’il vaut mieux ne pas tenter. Ça pourrait peut-être leur donner la tentation de déguster et de reconnaître que vous êtes aussi succulent !

Dans la journée la villa menait une vie normale sauf qu’à part les domestiques on n’en voyait jamais sortir personne. Seul le piano se faisait entendre, jouant toujours du classique. Non sans talent d’ailleurs. C’est ainsi que l’on trouva un soir Boleslas en train de sangloter en assaisonnant une salade de brocolis aux échos de la  Polonaise révolutionnaire de son dieu Frédéric Chopin.

Cet état de choses horripilait de plus en plus Sauvageol qui avait l’impression de perdre son temps. D’autant que, mine de rien, et faisant comme s’il se parlait à lui-même, Boleslas ne lui ménageait pas les petites phrases traitant des gens inutiles ou de l’art de mener une vie oisive en ayant l’air de se montrer indispensable.

Cela ne tombait pas dans l’oreille d’un sourd même si le jeune inspecteur faisait semblant de ne pas entendre, mais il n’aurait jamais eu l’idée de s’en plaindre à l’un de ses pseudo-patrons. En revanche, il s’en ouvrit à son collègue Durtal qu’il appelait régulièrement à son hôtel depuis une cabine publique.

Celui-là s’ennuyait franchement. Il avait recueilli, de son côté, quelques bruits de la rue au sujet de la villa Malaspina qui ne leur en apprit pas davantage que ceux récoltés par Sauvageol : on y soignait une malade, fort riche si l’on en jugeait le nombre des serviteurs, et que l’on pensait être la fille du vieux seigneur, mais rien de plus. Durtal songeait d’ailleurs à demander son rappel estimant que la police française n’était pas assez riche pour offrir à deux de ses membres les plus actifs des vacances sur les rives d’un beau lac plus italien que suisse.

En vertu de l’axiome affirmant que les grands esprits se rencontrent, ce fut à ce moment-là que Langlois décida de rapatrier ses hommes et le signifia à Durtal en précisant que l’ordre était valable aussi pour Sauvageol.

Celui-ci en fut soulagé et agacé à la fois. Il détestait jusqu’à l’idée d’une défaite et c’en était une pour lui que lever le camp sans avoir réussi à faire toute la clarté sur son objectif. À moins qu’elle n’ait été vendue sous le manteau, il savait que la maudite baraque appartenait à un criminel plus ou moins abrité par la largeur d’esprit des lois helvétiques. Mais rien n’indiquait sa présence. En revanche, il y avait une « malade » âgée sans doute, ce qui devait être vrai étant donné les plaintes que l’on avait entendues à une ou deux reprises dans la nuit, ce qui ne correspondait en aucune façon à la Torelli. Alors qui pouvait-elle être ? Surtout pour qu’elle soit aussi sévèrement gardée !

Le jour où il apprit qu’il rentrait à Paris, il décida de tenter une expédition. Et de la tenter seul ! Non qu’il eût quoi que ce fût à reprocher à M. Wishbone, bien au contraire, mais il ne le connaissait pas suffisamment pour pouvoir répondre de ses réactions. Aussi choisit-il l’heure du dîner qui devait être à peu près la même dans les deux villas et, laissant un Boleslas aux anges le servir, il prétexta son départ matinal et ses valises à boucler pour gagner sa chambre.

Il en ressortit presque aussitôt, descendit dans le jardin et rejoignit le mur séparant celui-ci de la propriété voisine. Il voulait juste jeter un coup d’œil sur le rez-de-chaussée éclairé, sachant qu’il allait prendre des risques, même si les molosses n’étaient pas encore lâchés puisque les lumières intérieures ne laissaient guère d’ombre sur la terrasse où les fenêtres ouvraient. S’il était repéré, il devrait compter sur la rapidité de ses jambes pour se mettre à couvert.

Le mur ne lui posa pas de problèmes. Il était peu élevé, à peine deux mètres, et lui-même, jeune et souple de nature, prenait soin d’entretenir sa forme physique en pratiquant les sports de combat et, le dimanche, quand il n’était pas de service, il rejoignait un club de varappe en forêt de Fontainebleau dans les rochers de Franchard. Arrivé en haut du mur, il s’accrocha au sommet et se laissa tomber sur ses jambes pliées. Il atterrit entre deux buissons de lauriers-roses où il resta aux aguets, se contentant d’observer.

La distance le séparant de la villa qu’en France on aurait sans hésiter décorée du nom de château n’était pas énorme et, en outre, les jardins en terrasse plantés d’arbustes divers permettaient d’accéder sans difficulté aux larges marches bordées de balustres qui menaient à la demeure. C’est là que l’approche se compliquait, la lumière dispensée par les hautes portes-fenêtres ouvertes s’étalant jusqu’à l’escalier. Dont le policier se garda prudemment d’approcher. Afin de rester à couvert le plus longtemps possible, il choisit d’escalader la terrasse à l’angle de la villa, où rien n’était éclairé.

Arrivé à ce palier il s’accorda un instant de repos puis, en se faisant aussi petit que possible, il se glissa le long des premières fenêtres et il vit à l’intérieur deux magnifiques salons plongés dans la pénombre, l’éclairage leur venant de la salle centrale. Cela lui permit tout de même de noter la présence d’un piano de concert sur la laque noire duquel jouaient des reflets. Il était ouvert, une partition disposée sur le chevalet et une écharpe de mousseline blanche abandonnée sur le large tabouret… Enfin s’aplatissant de son mieux contre un volet, il put voir la pièce principale et dut se pincer pour se persuader qu’il ne rêvait pas : assise à une table chargée de vaisselle et de cristaux précieux, une femme était en train de dîner face au jardin nocturne et au lac animé par un mince rayon de lune. Deux laquais en livrée rouge et or se tenaient de chaque côté mais Sauvageol ne fit que les effleurer du regard, fasciné par la femme qu’il découvrait, à la fois superbe et hideuse.

Elle était vêtue à l’espagnole d’une longue robe à multiples volants, noire comme la mantille tombant d’un peigne d’écaille serti de diamants et comme les mitaines de dentelle recouvrant à demi ses mains. D’autres diamants encore à ses oreilles, à son cou, à ses poignets, à ses doigts pâles mais toute cette splendeur évoquant irrésistiblement une reine s’effaçait quand on contemplait le visage couronné d’une masse de cheveux gris cachant le haut front : le nez en était cassé et une cicatrice verticale tirait cruellement la bouche vers la tempe gauche, ce qui lui causait une certaine difficulté à mâcher. Quant aux yeux dont elle tenait baissées les lourdes paupières, il était impossible d’en distinguer la couleur…

Sans doute sur son ordre, les laquais ne la regardaient pas. Ils se tenaient un peu en retrait, face comme elle au jardin et obéissaient à un signe ou à une parole que l’observateur ne saisissait pas…

En dépit du danger qu’il courait, Sauvageol ne parvenait pas à en détacher son regard, cherchant quel âge pouvait avoir cette femme qui peut-être avait été belle. Une impression purement gratuite d’ailleurs.

Et il resta là à la contempler jusqu’à ce qu’elle eut achevé son repas. Il la vit boire un verre de champagne puis, s’étant essuyé les lèvres, elle sembla donner un ordre. Une infirmière apparut aussitôt, recouvrit son visage de la mantille, offrit à la fois une canne et son bras tandis que l’un des serviteurs écartait la lourde chaise à haut dossier armorié. À petits pas, elles gagnèrent le salon où était le piano dont un valet venait d’allumer les bougies rouges dans leurs chandeliers de cristal.

Enfin arraché à sa contemplation, Sauvageol se faufila vers la balustrade qu’il franchit d’un bond, se redressa en grimaçant parce qu’il s’était tordu le pied et plongea dans les ombres du jardin, aboutit au mur sur lequel il s’appuya un instant afin de reprendre son souffle et d’apaiser les battements rapides de son cœur… Un vent d’est se levait et le ciel se chargeait de nuages annonçant la pluie. À la villa d’ailleurs on fermait les portes et les volets. L’homme aux chiens n’allait sans doute pas tarder à paraître.

Avec un peu plus de peine qu’à l’aller il refranchit le mur et regagna la villa Hadriana.

Debout au bas du perron, Wishbone fumait sa pipe.

– Bonne promenade ? demanda-t-il. On dirait que vous boitez ?

– Ça va passer. Je me suis mal reçu en sautant le mur ! Mais ça ira mieux demain, fit-il en s’asseyant sur les marches pour frictionner sa cheville.

– Pourquoi y être allé sans moi ?

– Trop risqué à cette heure et plus tard les chiens sont lâchés. Et autant vous renseigner tout de suite, ça n’en vaut pas la peine.

– Ah non ?

– Non. Un peu étrange pour notre époque, baroque si vous préférez, mais ce n’est certainement pas sa sœur que notre Borgia de pacotille a installée dans cette maison : peut-être sa mère, ou une tante ? N’importe comment c’est une femme déjà âgée, aux cheveux gris et qui se prend pour la reine d’Espagne.

Cornélius s’assit à côté de lui, vida sa pipe qui venait de s’éteindre, la tapa sur une contremarche avant de la bourrer de nouveau.

– Qu’est-ce qui vous le fait dire ?

Sauvageol décrivit alors la scène véritablement hors du temps qu’il lui avait été donné de contempler : les dentelles noires, la fortune en diamants, le haut peigne planté dans les cheveux argentés, les livrées des valets aux couleurs de l’Espagne.

– Il doit s’agir d’une vieille aristocrate, une princesse ? que l’on cache parce qu’elle est défigurée et un brin dérangée. À moins qu’elle n’ait choisi de vivre ici. Je crois sincèrement que je n’ai plus rien à faire chez vous, pas plus que Durtal, et si on ne nous avait pas rappelés, je l’aurais demandé. Mais ne vous vexez pas : j’ai apprécié mon séjour auprès de vous. C’était bien agréable mais j’aime aussi mon métier !

– Vous pensez que nous avons tort, le professeur et moi, de continuer à jouer cette comédie ?

– Non, car malgré tout il ne faut pas oublier que la Malaspina appartient à ce Gandia-Catannei et s’il y revenait, vous pourriez nous en avertir rapidement. J’ai laissé au professeur un de nos numéros de téléphone d’urgence et avec un avion nous serions vite de retour… Et un conseil d’ami : ne reprenez pas de femme de ménage !

– Si vous le dites !

– J’en suis persuadé. Le professeur est tellement plus heureux de rester lui-même sauf quand il se promène dans le jardin. Il est clair qu’il commence à en avoir par-dessus la tête de cette histoire. Non ?

– Psychologue, hein ?

– On fait ce que l’on peut. Quant au ménage, Boleslas suffit à la besogne. Et il va avoir l’immense bonheur d’être débarrassé de moi !

Il partit donc non sans laisser des regrets. Sa gentillesse et son inaltérable bonne humeur en faisaient quelqu’un d’attachant. Sauf, naturellement, pour Boleslas qui ne regrettait pas davantage la femme de ménage et s’empara allègrement de l’aspirateur, de la serpillière et des casseroles comme d’autant de trophées de victoire !

Les guetteurs de la villa Hadriana se demandèrent cependant s’il ne conviendrait pas d’alerter Paris quand, quarante-huit heures après le départ des policiers, une ambulance immatriculée à Zurich arriva à la Malaspina… Mais il fut impossible de savoir quel malade elle amenait car ce fut sur l’arrière de la maison qu’elle déposa son passager ou sa passagère…

En apparence, rien ne changea dans la vie quotidienne de la villa Hadriana. Quant aux bruits du marché où Wishbone remplaçait Sauvageol, ils conclurent – Dieu sait pourquoi ? – que le propriétaire de la Malaspina avait décidé de la transformer en clinique pour grands nerveux. Très fortunés bien entendu !

Le temps continua de couler sans heurts et sans surprises sur cette rive du lac de Lugano…

Ayant obtenu de Langlois qu’il remette de vingt-quatre heures sa perquisition chez Grindel, Aldo se fit déposer par Adalbert vers la fin de l’après-midi mais un peu plus haut que le 10, avenue de Messine, à un endroit d’où l’on voyait parfaitement l’entrée de l’immeuble où quelques instants plus tard il irait sonner. En priant le bon Dieu que la « pipelette » soit là ! Ce qui était nettement superflu d’après les renseignements de Plan-Crépin.

Il n’attendit pas longtemps : le déclic se fit entendre, il poussa le portail de verre et de fer forgé, entra : la concierge était debout au seuil de sa loge, les mains nouées sur son vaste giron :

– Vous désirez, monsieur ?

– Voir M. Grindel.

Après avoir touché son chapeau, il se dirigeait vers l’escalier quand elle l’arrêta :

– Il n’est pas là !

Il se retourna, l’air très ennuyé, fit une pause puis revint.

– Je le craignais. Mais je suppose que vous êtes Mme Branchu, la gardienne dont il m’a parlé ?

– C’est bien moi ! assura-t-elle tandis que les bonnes joues qui la faisaient ressembler à une pomme d’api surmontée d’un chignon prenaient un ou deux tons de rouge supplémentaires. Puis-je savoir qui vous êtes ?

– Son cousin. Ou plutôt le mari de sa cousine : prince Morosini.

On a beau habiter un quartier chic où les nobles patronymes poussent comme violettes au printemps, il y en a tout de même qui font plus d’impression que les autres ! Les yeux bruns de la concierge – pas vilains d’ailleurs – tirèrent vers l’ovale en considérant cet homme si bien de sa personne et si élégant dont les yeux clairs et le sourire indolent avaient un attrait irrésistible.

– Si je peux vous être utile… – visiblement elle hésitait sur l’appellation qui convenait puis se décida – Altesse !

– Monsieur suffira ! fit-il en lui allumant brièvement son plus éclatant sourire. Qu’il éteignit aussitôt pour reprendre sa mine soucieuse.

– Comme je ne peux pas m’attarder, puis-je vous laisser un message pour lui ? Un message d’une extrême urgence ?

– C’est que… je ne sais pas quand je vais le revoir ? Il a des ennuis ?

– Plutôt oui ! La police doit venir perquisitionner chez lui !

Elle étouffa un cri sous ses deux mains nouées devant sa bouche :

– La… police ? Mon Dieu !… Qu’est-ce qu’il a fait ? Mais donnez-vous la peine d’entrer ! On ne peut pas causer de choses aussi graves dans les courants d’air.

Elle s’écarta pour lui livrer passage et il acheva de conquérir ses bonnes grâces en empruntant sagement les patins de feutre glissant sur un parquet admirablement ciré. Sur ce, elle lui offrit une chaise qu’il accepta après une brève hésitation.

– Merci, madame… mais juste un instant ! Le temps presse !

– Pouvez-vous me dire ce que la police lui veut ? Un homme si comme il faut !

– Oh, je ne pense pas que ce soit grave ! En fait, je crois sincèrement qu’il s’agit d’une erreur ! Il a été dénoncé pour recel de bijoux volés !

– Des bijoux volés ? Lui, un homme si honnête ! Un banquier !

Aldo aurait pu lui répliquer que l’un ne voisinait pas forcément avec l’autre surtout dans le cas présent, mais ce genre de propos eût été déplacé.

– Vous comprenez pourquoi il faut absolument que je l’avertisse !

– Bien sûr !

Elle hésitait. Il enfonça le clou un peu plus :

– Je me suis souvenu qu’il m’avait dit un jour que, lorsqu’il s’absentait, vous saviez où le joindre parce qu’il avait confiance en vous, épouse d’un agent de police. Mais étant donné que c’est la P.J. qui perquisitionnera demain, je comprends parfaitement dans quelle situation je vous place ! Et je ne voudrais pas vous mettre dans l’embarras.

Comme elle gardait le silence. Il reprit :

– Évidemment, s’il est loin, à Zurich, par exemple… mais je n’y crois guère ayant téléphoné là-bas après avoir constaté qu’ici on ne répondait pas. Et pas davantage à la banque, encore faudrait-il savoir où il se trouve afin de le mettre au courant. Aussi j’ai pensé…

Tout en parlant, il tirait son portefeuille pour en sortir une enveloppe préalablement timbrée assez lentement pour saisir l’éclair intéressé dans le regard de Mme Branchu. En se contentant de le poser sur la table il lui tendit l’enveloppe – qui contenait une feuille avec quelques mots ! – et poursuivit :

– … que vous accepteriez de lui faire parvenir cette lettre afin qu’il sache au moins à quoi s’attendre quand il rentrera.

Et joignant le geste à la parole, il faisait glisser du portefeuille noir estampillé à ses armes un billet dont la couleur alluma une autre étincelle. La concierge réagit alors comme il l’espérait et repoussa l’enveloppe.

– Ça n’arriverait pas à temps ! Il vaut mieux que vous la fassiez porter… ou que vous la déposiez dans la boîte, sans vous faire voir ! Il tient tellement à ce qu’il n’y ait que moi dans la confidence…

– Mais… votre mari ?

Elle eut un mouvement proche de l’effroi :

– Oh, surtout pas ! Ça me ferait trop d’histoires !… Il déteste ce pauvre M. Gaspard ! Comme si ça avait du bon sens ! Quelqu’un de si gentil !… Et bel homme en plus ! Alors quand je lui rends des petits services, c’est affaire entre nous et j’y mêle pas Alfred. Déjà qu’il n’est pas content que je lui fasse son ménage !

– Tiens ! Pourquoi ?

– Il dit qu’il ne voit pas pourquoi M. Gaspard n’embauche pas un valet ou une bonne, qu’il est assez riche pour ça.

– Il n’a peut-être pas tout à fait tort ?

– Oui, mais faut comprendre ! C’est pas qu’il y ait beaucoup de choses précieuses chez lui comme chez lady Liamura ou chez le général, mais il y a des papiers importants qui pourraient intéresser ses concurrents.

– Il en a donc ?

– Oh oui ! Le pauvre ! Il est dans la banque vous savez ? Alors il a besoin de quelqu’un de confiance.

– C’est naturel ! compatit Aldo qui avait eu du mal à ne pas rire quand elle avait plaint Grindel d’être banquier. Puis il ajouta : Au moins vous fait-il des petits cadeaux ?

– C’est sûr ! Il m’apporte parfois des fleurs, ou des chocolats ! C’est mon péché mignon !

– Il aurait dû me le dire : je vous en aurais apporté… mais je pense que ce modeste remerciement vous permettra d’en acheter.

Le billet tentateur avait glissé doucement du portefeuille. Après quoi il reprit l’enveloppe et jeta un coup d’œil à sa montre :

– Il se fait tard et si vous pouviez avoir la gentillesse d’inscrire l’adresse…

En même temps il lui tendait son stylo qu’elle prit avec révérence :

– C’est que je n’ai pas le certificat d’études et j’écris très mal…

– Cela ne fait rien. Il est préférable que ce soit votre écriture ! Moi je ne suis jamais venu et vous ne m’avez pas vu.

Elle leva les yeux au plafond pour mieux rassembler ses souvenirs sans doute et s’appliqua à écrire.

– Voilà ! C’est M. Rolf Schurr (elle épela), Les Bruyères blanches… avenue de la Belle-Gabrielle à Nogent. Je ne sais plus si c’est 60 ou 94… C’est un vieux serviteur de son père qui l’a connu enfant et qui l’aime comme son fils. Le monsieur s’est marié sur le tard à une Française qui est morte en lui laissant un petit héritage. Ah… J’allais oublier ! À côté du nom il faut écrire deux lettres majuscules : PG. Ça veut dire que c’est pour lui !

– Je ne vous remercierai jamais assez ! Lui non plus d’ailleurs, commenta-t-il avec un rien d’ironie qu’il se reprocha aussitôt. Cette femme était peut-être la seule de tout le quartier qui aimât Grindel mais elle était sincère, allant même jusqu’à risquer le mécontentement d’un époux qu’elle semblait par ailleurs révérer ! Voyant qu’elle guettait la pendule, il se leva.

– Il est temps que je vous laisse. M. Branchu ne va peut-être pas tarder à rentrer ?

– Non… C’est à peu près son heure !

– Vous auriez dû me mettre à la porte ! Encore merci, madame Branchu ! J’espère avoir le plaisir de vous revoir un jour prochain…

– Est-ce que… vous pourriez me donner des nouvelles ? demanda-t-elle.

Cette brave femme s’inquiétait vraiment pour son locataire préféré.

– J’essaierai de vous en faire parvenir mais il se peut que Gaspard aille à l’étranger et que je le suive… Je ferai de mon mieux !

Il prit la main qu’elle n’osait pas lui tendre et sans aller jusqu’à l’effleurer de ses lèvres s’inclina dessus ce qui la fit rosir de plaisir… Puis, prenant son chapeau il s’esquiva avec la légèreté d’un elfe et rejoignit Adalbert qui tuait le temps en fumant comme une cheminée d’usine. Heureusement il faisait doux et les glaces étaient baissées.

– Ah, enfin ! C’était plutôt long !

– Je sais mais cela en valait la peine. Mme Branchu s’est autant dire confessée à moi !

– Ton charme irrésistible, n’est-ce pas ?

– Je préférerais mon air honnête ! Et figure-toi que j’en ai un peu honte. Cette pauvre femme est tout bêtement amoureuse de Grindel. Ce qui n’est pas le cas à l’égard de son époux qu’elle semble redouter. Elle me croit le meilleur ami de son idole et…

– Qui n’est pas la tienne alors laisse tomber tes états d’âme et raconte !

Ce qui fut vite fait. Vint la conclusion :

– Tu connais Nogent-sur-Marne, toi ?

– Encore assez ! Mais pas tout si ce n’est que c’est un coin agréable où on va danser le dimanche dans les guinguettes fleuries au bord de la Marne au son de l’accordéon en buvant du vin blanc et en mangeant une friture ! C’est là qu’habite… ?

– La boîte aux lettres de Grindel… et j’aimerais y aller ce soir.

– Moi itou ! Solution ! on passe chez moi et on interroge Théobald ! Il a les plans des banlieues de Paris grâce à l’Almanach du facteur que les PTT éditent pour les vœux de fin d’année. Il y en a en général de plusieurs villes… et comme nous savons être généreux chez nous…

– Vu ! Démarre !

Mais le majordome-factotum d’Adalbert n’eut pas besoin de se plonger dans de longues recherches :


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