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La collection Kledermann
  • Текст добавлен: 24 сентября 2016, 06:49

Текст книги "La collection Kledermann"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Je ne crois pas avoir celui d’empêcher un médecin de forcer le barrage surtout s’il a été appelé par sa malade… et Lisa ne s’en fera pas faute !

– Sauf si vous êtes là pour le lui défendre ! Ce qui serait au fond plus normal qu’habiter l’hôtel ! Que faisiez-vous d’autre quand vous veniez ensemble visiter Kledermann ?

– C’est exact ! Je ne descendais au Baur que s’il m’arrivait de venir seul. Pour affaires par exemple ! À ne rien vous cacher, je n’aime pas beaucoup cette demeure ! Trop grande, trop solennelle ! Vous aimeriez habiter Versailles, vous ? C’est un peu ce que je ressentais. De plus, je crains que ma présence n’exaspère Lisa !

– N’en tenez pas compte dès l’instant où il s’agit de la protéger d’elle-même ! Je crois, en outre, continua-t-il en considérant des yeux Mme von Adlerstein, que votre présence permettrait peut-être à sa grand-mère de dormir. Elle se sentirait moins seule.

Aldo se tourna vers elle. Toujours aussi droite, toujours aussi majestueuse, mais l’angoisse habitait son regard. Il eut pour elle un sourire qui demandait pardon, prit une main qu’il baisa avant de la garder :

– Vous avez on ne peut plus raison ! Vous voulez bien de moi, grand-mère ?

– Quelle question !

– Alors, c’est entendu ! Je vais voir ça avec Grüber ! Mais si vous vouliez vous charger de la police, mon cher maître, vous me rendriez service puisque je n’y connais personne.

– Moi si ! Reste le neveu ! Vous avez vraiment envie de cohabiter avec lui ?

– Il loge ici ?

– Oui… Alors qu’il a un appartement en ville… et pas loin.

– Je vais régler la question !… Mais je crois que je ne pourrai jamais assez vous remercier de votre aide, maître !

– Vous savez, Moritz était mon ami et j’avais de l’affection pour la petite Lisa. Je crains qu’elle ne soit en train de se perdre…

Aldo raccompagna le notaire jusqu’à la porte d’entrée qu’ouvrit cérémonieusement Grüber, le regarda monter en voiture puis s’adressa au vieux majordome pour lui demander de lui préparer une chambre. La mine lugubre du vieux serviteur s’éclaira instantanément :

– Monsieur le prince reste avec nous ?

– N’est-ce pas tout naturel, Grüber ?

– Certes, certes !… Mais que Monsieur le prince me pardonne : je n’osais plus l’espérer !… Depuis que nous avons perdu Monsieur, tout va de travers dans cette maison ! C’est M. Grindel qui donne les ordres puisque Mlle Lisa est… souffrante !

Son habituel aspect obséquieux fondait à vue d’œil, laissant apercevoir une détresse dont on ne l’aurait jamais cru capable… Les larmes n’étaient pas loin…

– Nous allons faire en sorte que les choses reviennent à plus de normalité ! Pour commencer, au cas où le docteur Morgenthal se présenterait, l’entrée lui est interdite. En outre, je vais prier M. Grindel de regagner son logis. En dehors de moi, vous prendrez vos ordres de Mme la comtesse von Adlerstein… le temps qu’elle sera là du moins car elle souhaite retourner chez elle et emmener la princesse rejoindre ses enfants… Ah, pendant que j’y pense, quel médecin soignait mon beau-père ?

– Le professeur Zehnder, Excellence, mais je ne sais pas s’il est rentré des États-Unis où il était l’invité d’honneur d’un important congrès de chirurgie réparatrice dont il est peut-être le meilleur, à Philadelphie. Sa notoriété est grande…

– Je sais. Où habite-t-il ?

– Une très belle maison ancienne dans la vieille ville qui…

– Téléphonez pour savoir s’il est là et si c’est le cas priez-le… de m’accorder quelques instants…

Sortant de l’un des salons de réception, Grindel fit son apparition au même moment :

– Ah, Grüber ! Je vous cherchais, fit-il sans paraître s’apercevoir de la présence de Morosini, mais celui-ci ne lui laissa pas le loisir d’expliquer ce qu’il voulait :

– Allez-y, Grüber ! Je m’occupe du précieux cousin !

– Ah, vous êtes là, vous ? Je suppose que vous partiez ?

– Oh, que nenni ! En revanche, c’est vous qui allez prendre la porte et sans traîner ! Rentrez chez vous ! Il n’y a aucune raison que vous logiez ici !

– J’y suis pour protéger Lisa ! Sans moi…

– Elle se serait sentie un brin seule ? Seulement maintenant elle ne l’est plus ! Ce rôle me revient !

Le visage massif du cousin Gaspard se fendit en un sourire qui montra de belles dents mais n’atteignit pas les yeux couleur d’ardoise :

– Combien de fois vous a-t-elle dit qu’elle ne voulait pas de vous ? Vous êtes sourd ou borné ? Elle est chez elle !

– Et comme jusqu’à preuve du contraire elle est toujours ma femme, je suis aussi chez moi ! Maître Hirchberg me l’expliquait encore il y a cinq minutes ! Et moi je ne veux pas de vous. Je ne suis pas le seul d’ailleurs ! Grand-mère partage entièrement ma façon de voir…

– Les aristocrates se soutiennent entre eux, c’est atavique ! ricana-t-il. Et je ne vois pas pour quelle raison je me laisserais interdire la maison de ma cousine !

– Qui parle d’interdire ? Vous pouvez venir la visiter quand vous voudrez ! Simplement je ne vois plus aucune raison pour que vous y soyez à demeure…

– Eh bien, moi, j’en vois une et de taille ! Je suis plus jeune que vous, plus fort… vous avez été sérieusement amoché et diminué, mon prince d’opérette ! Alors vous fermez votre auguste gueule sinon…

Dans son regard à la pupille rétrécie, Aldo sentit qu’il allait lui tomber dessus et le prit de vitesse. Les forces décuplées par la fureur, son poing droit partit et le gauche suivit aussitôt, mais Grindel se contenta de vaciller l’air un peu vague. Puis, émettant un grognement animal fonça sur son ennemi, les mains en avant dans l’intention de l’étrangler. Sentant qu’au corps à corps il serait peut-être en mauvaise posture, Aldo, dès qu’il fut au contact, employa une défense qui n’avait que peu de rapport avec le « noble art » et les règles de boxe du marquis de Queensbury : son genou brutalement relevé vint frapper les parties les plus sensibles du mâle normalement constitué… Grindel se plia en deux avec un barrissement de douleur, tituba et s’écroula sur le côté.

Soulagé de cette envie qui le tenaillait depuis des semaines, Aldo se mit à rire :

– Vous devriez relire la Bible, cousin, et méditer l’histoire de David et Goliath ! Puis s’adressant à Grüber qui revenait : Voulez-vous veiller à ce qu’un valet aide M. Grindel à envelopper sa brosse à dents et à se couvrir chaudement : cette fin de journée est plutôt fraîche ! Après quoi on lui souhaitera une bonne nuit en l’assurant que s’il veut venir visiter sa cousine demain, il sera reçu comme il convient !

Quand il eut vu Gaspard, porté plus qu’étayé par deux valets, disparaître en haut de l’escalier, Grüber lâcha son message :

– Le professeur est rentré aujourd’hui. Si cela n’ennuie pas Monsieur le prince, il est prêt à le recevoir tout de suite. Je préviens le chauffeur ?

– Pour accompagner M. Grindel… Pour moi un taxi suffira… Je le prierai d’attendre et il me ramènera après un bref passage à l’hôtel. Moi aussi j’ai besoin de ma brosse à dents !

Adalbert consulta sa montre pour la énième fois, ce qui eut le don d’agacer Plan-Crépin :

– Pour l’amour du ciel ! Regarder l’heure toutes les deux minutes ne le fera pas apparaître plus vite !

– Il est près de sept heures. La lecture du testament était prévue à trois heures ! Ça ne devrait pas durer si longtemps !

– Cela dépend ! apaisa Mme de Sommières rêveuse. J’ai déjà connu plus long. Par exemple quand les élus et ceux qui ne le sont pas se tapent dessus sous les yeux d’un notaire blasé. Il faut le temps de ramasser les morceaux.

– Après un meurtre, je serais surpris que ce soit aussi folâtre ! Quant à vous, Marie-Angéline, cessez donc de pianoter sur le bras de votre fauteuil ! Vous n’imaginez pas comme c’est irritant !

Elle jaillit aussitôt du siège en question et se précipita vers la porte où l’on frappait :

– Le voilà !

Elle eut à peine le temps d’ouvrir. Aldo apparemment était derrière et pénétrait en coup de vent :

– Ah, vous êtes tous là ! Tant mieux, je suis pressé. Pardon de vous avoir fait attendre, mais une foule de choses se sont passées depuis que je vous ai quittés…

Il allait embrasser sa tante : elle le repoussa pour le dévisager plus à son aise :

– Mais… tu as l’air bien gai ! C’est le testament qui t’a fait cet effet ? À moins d’hériter, c’est rare !

Il se mit à rire et se laissa tomber dans un fauteuil :

– Mais j’hérite, Tante Amélie ! De toute la collection Kledermann même ! Le seul ennui c’est qu’elle ait disparu !

Le chœur fut unanime :

– Disparu ?

– Eh oui ! Envolée ! Subtilisée bien proprement sans laisser la moindre trace d’effraction. Normal d’ailleurs puisque les assassins n’ont eu qu’à prendre la clef au cou de Moritz. Certes restent les codes des coffres mais il doit y avoir une explication…

– Et c’est cette joyeuse surprise qui te rend si heureux ? s’indigna Adalbert. Un rien t’amuse on dirait !

– Et si tu cessais de poser des questions idiotes ? Si je suis… plutôt satisfait c’est parce que nous avions deviné juste, toi et moi, à la morgue. Celui que nous venons d’enterrer n’est pas mon beau-père ! Je sors à l’instant de chez son médecin, le professeur Zehnder rentré depuis quelques heures des États-Unis où il était l’invité d’honneur d’un congrès international !…

– Et ? trépigna Plan-Crépin qui bouillait d’impatience.

– Et Kledermann n’a jamais eu de « fraise » à l’omoplate gauche !

– Il en est sûr ? demanda Tante Amélie.

– Ils se connaissent depuis l’université et il surveille son cœur depuis des années. C’est en débarquant en France qu’il a appris sa mort, et il déplorait de n’avoir pu rentrer à temps pour les funérailles. J’aime autant vous dire que j’ai été le bienvenu ! Quand je l’ai quitté, il était au téléphone pour obtenir une entrevue immédiate avec le chef de la police. Il veut l’exhumation !

– Pour ce faire, il faut l’autorisation de la famille, remarqua Tante Amélie.

– Je suis de la famille et je serais fort surpris que Lisa la refuse. Je retourne d’ailleurs à la Résidence car, outre vous informer, je suis venu chercher une valise. Grand-mère souhaite ma présence…

– Et… Lisa ?

– Elle voudrait me voir au diable !… Mais c’est sans importance. Je resterai là-bas jusqu’à ce qu’elles repartent toutes deux pour Vienne… et sans Frau Wegener que j’ai flanquée dehors en donnant l’ordre à Grüber d’interdire l’entrée au docteur Morgenthal. Quoi encore ? Il me semble que j’oublie quelque chose…

– Tu es trop énervé ! Ce ne serait pas le cousin Grindel par exemple ? fit Adalbert avec un large sourire.

– Mais si, bien sûr ! Je l’ai poliment prié de réintégrer ses foyers personnels. Qui ne sont pas loin de la Résidence d’ailleurs !

– Et il a accepté sans broncher ? Ça m’étonne un peu. Il est visiblement plus costaud que toi !

Aldo ôta ses gants pour montrer ses phalanges meurtries :

– La dernière fois que je l’ai vu, il était plié en deux… il projetait de m’étrangler alors je me suis servi de mon genou…

Marie-Angéline devint ponceau tandis qu’Adalbert éclatait carrément de rire :

– On a des manières de portefaix, Monsieur le prince ?

– On fait avec ce qu’on a ! Sur ce je vais récupérer une valise !

– Tu veux que je vienne avec toi ?

– Merci non ! Je préférerais que tu téléphones ces nouvelles à Langlois ! Cherche-le toute la nuit s’il le faut mais trouve-le ! Il saura se charger d’informer Warren.

– Et moi, je fais quoi ? gémit Plan-Crépin.

Aldo la prit aux épaules et posa un baiser sur la frange frisée qui ombrageait son front :

– Vous n’allez pas pleurer parce que vous n’avez rien à faire cette nuit ? Songez donc au travail qui nous attend ! Retrouver mon beau-père et sa collection va sûrement nous occuper tous un moment !

En rentrant au « palais » Kledermann, Aldo apprécia le calme qui l’entourait. Les jardins étaient aussi paisibles que le lac sur la surface lisse duquel glissait un rayon de lune. L’absence de nuages dévoilait un ciel étoilé qu’il salua d’un sourire, tenté d’y voir un présage favorable… Seule la présence de deux policiers en uniforme auxquels il fallut montrer patte blanche annonçait qu’il ne s’agissait pas d’une maison comme les autres…

Tout changea dès le seuil franchi : les échos d’une voix furieuse faisaient retentir le grand hall et Aldo n’eut pas besoin d’interroger Grüber qui lui ouvrait pour savoir que la source en était Lisa elle-même, une Lisa qu’il n’aurait jamais pu soupçonner posséder une telle puissance vocale : elle hurlait littéralement, aux prises avec une véritable crise de nerfs.

– Oh, Aldo vous voilà enfin ! exhala Mme von Adlerstein, en accourant à sa rencontre. Où étiez-vous passé ? J’ai cru que vous ne reviendriez jamais !

– Soyez sûre que je n’ai pas chômé et je vous apporte des nouvelles intéressantes. Mais pourquoi crie-t-elle ainsi ?

– Vous devriez vous en douter !… Pardonnez-moi mais je crois que vous avez eu tort de chasser Gaspard Grindel. C’est lui qu’elle réclame et… et je commence à craindre pour sa santé mentale…

– J’y vais ! Ce que j’ai à lui annoncer devrait la calmer…

Il grimpa l’escalier quatre à quatre, traversa le palier, entra sans frapper… et évita de justesse un tome des  Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand qui lui arrivait droit dessus. Il le ramassa :

– Comment avez-vous su que c’était moi ? J’espère tout de même que ce projectile n’était pas destiné à votre grand-mère ? Il pouvait la tuer !…

– Je savais parfaitement que c’était vous. Allez-vous-en ! Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas vous voir ici… chez moi !

– Encore ! C’est une manie ! En fait nous sommes toujours chez votre père… ce qui change les données !

Le regard violet fulgurant de colère se voila soudain :

– Comment pouvez-vous être aussi infâme d’oser ce distinguo alors que nous venons de le porter en terre ?…

– Non, Lisa ! Et c’est ce que je venais vous apprendre : l’homme dont nous avons célébré les funérailles n’était pas Moritz Kledermann !

– Pas… mon père ? balbutia-t-elle.

– Non ! Le cadavre trouvé à Biville portait ses vêtements, possédait sa montre, son passeport, son portefeuille et ce qu’il avait sur lui en quittant le Savoy dans la voiture de lord Astor, mais ce n’était pas lui !

– Vous mentez ! Je ne sais pas pour quelle raison mais vous mentez ! Gaspard l’a reconnu…

– Et vous aussi… Pour lui faire plaisir je suppose ?

– Ne dites pas de sottises ! Il connaissait mon père depuis notre enfance. Nous avons nagé tous les trois…

– Justement ! Vous, au moins, auriez dû savoir que la « fraise » à son omoplate n’existait pas mais il s’est arrangé pour vous mettre sous son influence et désormais ce qu’il affirme est parole d’évangile !

– Pourquoi pas ? Il m’aime lui, et il a risqué sa vie pour me sauver…

– … en me faisant tirer dessus ? Mais ça c’est une autre affaire ! Reste que demain matin, il devra répondre de son mensonge. Vous aussi peut-être puisque vous avez confirmé !

– Mais évidemment que j’ai confirmé ! Et je recommencerai ! Vous n’avez pas la moindre preuve à produire !

– Oh si ! Et irréfutable ! Le professeur Zehnder qui rentre tout juste d’un congrès en Amérique. Je l’ai vu cet après-midi et il certifie qu’il n’y a aucune marque de naissance sur le corps de votre père…

– Il aura oublié, fit Lisa avec un haussement d’épaules. Il y a si longtemps.

– Mais il a autre chose à révéler. Il…

Grand-mère intervint à cet instant :

– Ne lui dites pas ce que c’est, Aldo ! Elle le répéterait à Grindel et il pourrait s’arranger pour…

– Après tout vous avez raison ! soupira-t-il, toute sa joie retombée devant l’obstination de cette femme qui était la sienne, la mère de ses enfants, qu’il avait aimée et qu’il aimait encore ! Il avait l’impression d’avoir en face de lui un bloc de haine qu’il ne s’expliquait pas…

– De toute façon, répliqua-t-elle avec une assurance qui lui donna envie de la battre, Gaspard sortira vainqueur de tous les pièges que vous pourrez lui tendre !

La coupe déborda. Aldo explosa :

– Et c’est uniquement ce qui vous importe ? Vous ne pensez qu’à lui, vous ne voyez que lui et l’espoir que votre père soit vivant ne vous effleure même pas ? Il est flagrant que Moritz Kledermann n’est pas mort ! Et j’attendais de vous une explosion de joie ! Mais non ! Gaspard ! Encore Gaspard ! Toujours Gaspard ! Je commence à croire vraiment que ce qui vous importe c’est de partager avec lui la fortune de votre père ? Moi je ne vous en empêcherai pas mais il se peut que ce soit Moritz en personne qui revienne s’interposer dans ce beau projet car, sachez-le, Madame la princesse Morosini, je ferai mon maximum pour le retrouver afin qu’à défaut d’une mère il reste à mes enfants un grand-père à aimer !

Il serra les poings pour maîtriser l’envie de la frapper, vira sur ses talons et s’enfuit. Pas bien loin, seulement jusqu’au palier où il s’accrocha à la rampe de pierre et ferma les yeux, terrifié par l’image que sa mémoire profonde lui restituait. Il se revoyait à Venise, dans la bibliothèque de son palais, face à Anielka, la Polonaise qu’il avait épousée sous la menace d’un hideux chantage ! Il revoyait le ravissant visage, enlaidi par une gouaille odieuse, lui jetant à la figure, alors qu’il lui annonçait sa demande d’annulation en cour de Rome, qu’elle resterait princesse Morosini que cela lui plaise ou non et même s’il n’avait jamais voulu entrer dans son lit, parce qu’elle était enceinte d’un autre !…

Cette tentation de tuer, venue peut-être du fond des âges, il l’avait ressentie jusqu’au bout de ses doigts prêts à se refermer sur le cou délicat. Il s’était contenté de la gifler, si brutalement cependant qu’il l’avait envoyée à terre, une joue écarlate et une goutte de sang au coin des lèvres…

Ensuite il s’était enfui comme il venait de le faire mais sans avoir fait usage de sa force et la présence de sa grand-mère n’expliquait pas cette retenue. Il fallait la chercher en lui-même. Au moment de l’affrontement avec la fille de l’abominable Solmanski, il avait cessé de l’aimer depuis longtemps déjà alors que Lisa lui était toujours chère et qu’il souffrait cruellement de ce qu’elle se soit tournée vers ce cousin dont il savait qu’il était un malfaiteur et sans doute un criminel !

Une main se posant sur son épaule l’arracha à ses idées noires :

– Il ne faut pas lui en vouloir, mon cher garçon ! Depuis son séjour dans cette maudite clinique, Lisa n’est plus elle-même, je vous le répète. Au point qu’il m’arrive d’avoir peine à la reconnaître…

– Vous êtes bonne de vouloir me consoler, comtesse…

– Tst, tst… Vous pouvez toujours m’appeler grand-mère ! Les divagations de Lisa ne changent rien dans mon cœur, ni dans le fait incontestable que vous êtes le père de nos trois petits diables !

– Merci de me dire cela, mais…

– Je n’aime pas les « mais » quand il est question de mon cœur !

– Je m’en souviendrai. Cependant il y a à l’origine de tout ce drame une faute que je…

– Ah, vous n’allez pas me resservir ce refrain ? Je crois sincèrement qu’elle aurait fini par vous pardonner mais il y a eu cette tragédie : l’accouchement prématuré assorti de l’annonce qu’elle ne peut plus avoir d’enfants. Gaspard et sa clique ont misé là-dessus jusqu’à faire une sorte de lavage de cerveau. Sans cela – et j’en jurerais ! – elle vous aurait sauté au cou lorsque vous avez dit que son père était encore vivant…

– Du moins je l’espère ! On ne sait jamais comment tourne un enlèvement… et je suis certain qu’il est l’œuvre de Gandia associé à Grindel, et cette magouille il va falloir la prouver… avec tous les risques qu’une maladresse peut faire courir à un otage de cette importance !

– J’en ai pleinement conscience, mais je connais votre habileté quand vous partez en campagne, épaulé par ce brave Adalbert ! Avez-vous dîné ?

– Je n’en ai pas eu le temps… et n’en ai guère envie !

– Pourtant il le faut ! Et comme une réunion familiale me paraît hors de saison, je vais dire à Grüber de vous servir chez vous. Où Grüber vous a-t-il installé ?

– Je l’ignore, mais je suis persuadé qu’il ne me laissera manquer de rien. J’ai l’impression qu’il ne déborde pas de sympathie pour le cher cousin.

Elle se disposait à rejoindre l’appartement de Lisa mais s’arrêta :

– Je suppose qu’il va y avoir exhumation ?

– Le professeur Zehnder l’a demandée… aussi discrète que possible afin d’éviter la ruée de la presse. N’en parlez pas à Lisa ! Rien que le mot a une connotation pénible ! Et puis elle se hâterait d’avertir Grindel !

– Vous ne pensez pas qu’il sera convoqué ? Alors un peu plus tôt, un peu plus tard…

– Sans aucun doute… mais on peut lui réserver la surprise ?

– Pourquoi pas ? En effet ! Bonne nuit, Aldo !

– Bonne nuit, grand-mère !

Le lendemain soir, peu avant minuit, Aldo arrêta la voiture – la moins voyante parmi celles que contenait le garage de son beau-père ! – aux approches du cimetière mais ne descendit pas tout de suite :

– Offre-moi une cigarette ! dit-il à Adalbert qui l’accompagnait. J’ai oublié les miennes !

– Nerveux, hein ? compatit celui-ci en s’exécutant. Moi aussi si tu veux le savoir. J’ai beau avoir le cuir dur, je n’aime pas beaucoup revoir l’affreuse dépouille qu’on nous a montrée à Paris et j’éprouve un grand respect pour les médecins légistes : ils ont l’estomac drôlement bien accroché !

– On devrait commencer à s’y faire : c’est la troisième fois que ça nous arrive… et la première on a fait le travail nous-mêmes ! Seulement il y a des situations auxquelles on ne s’habitue pas…

– En attendant il faudrait peut-être y aller.

Gardé à l’intérieur par des agents en uniforme qui s’assurèrent de leur identité, le cimetière était obscur – la nuit était sans lune – mais on les guida jusqu’à l’allée plantée d’arbres au bout de laquelle la chapelle des Kledermann apparaissait faiblement éclairée de l’intérieur. Plusieurs personnes attendaient devant. Il y avait là le directeur de la police, le Wachtmeister Würmli, le professeur Zehnder, le patron des pompes funèbres, deux policiers en civil qui, sans l’encadrer vraiment, se tenaient près de Gaspard Grindel, lequel s’efforçait de dissimuler une évidente mauvaise humeur. Enfin, à leur grande surprise, le commissaire principal Langlois qui les rejoignit :

– Comment avez-vous fait pour être ici ? s’étonna Adalbert qui avait passé une partie de la nuit à tenter de l’atteindre par téléphone. En vain ! Et d’abord qui vous a prévenu ? Moi je n’ai pas réussi !

– Désolé, j’avais laissé des consignes… C’est Wùrmli qui m’a demandé de venir et à Villacoublay un avion militaire s’est chargé de moi. Eh bien, on dirait qu’il y a du nouveau, messieurs ? ajouta-t-il avec une évidente satisfaction. Pas pour tout le monde évidemment ! et son regard effleura Grindel.

– Vous avez l’intention de l’arrêter ?

– Pour faux témoignage ? C’est mince et d’ailleurs je ne suis présent que par courtoisie puisque je ne suis pas chez moi ! De toute façon, je ne pense pas que le mettre sous les verrous soit une bonne idée… Et il me plairait assez qu’il puisse retourner s’occuper de sa banque. Il est évident qu’il est mouillé jusqu’au cou dans cette affaire…

– Qu’est-ce qu’on attend ? demanda Adalbert voyant qu’on ne bougeait pas beaucoup.

– Qu’on ait ouvert le cercueil au sous-sol. Ce qui est commode avec ces chapelles familiales c’est qu’elles sont pourvues d’une crypte où les défunts sont rangés sur des étagères…

Il finissait de parler quand l’un des employés remonta pour annoncer que tout était prêt. L’un après l’autre, Würmli, Zehnder, Langlois, Grindel et Morosini descendirent l’escalier. Adalbert suivit.

Deux grosses lampes éclairaient la scène et le riche coffre d’acajou capitonné de satin blanc posé sur des tréteaux. Une relativement forte odeur de formol rendait l’atmosphère à peine respirable. La gorge coincée, Aldo, en descendant les quelques marches, luttait contre l’envie de fermer les yeux tant il redoutait ce qu’il allait revoir. Il ne devait pas être le seul. Arrivé en bas, il entendit un léger soupir de soulagement auquel il se fut joint volontiers : la tête massacrée était enveloppée d’un épais tissu de lin, blanc comme la longue tunique, d’aspect monastique, dont le corps était revêtu. Les mains croisées sur un chapelet portaient des moufles blanches. Quant au soupir, il émanait de Grindel…

– Il semble que quelqu’un a pris soin de ces pauvres restes ! émit la voix douce du professeur Zehnder. Ceci est infiniment plus noble que la jaquette dans laquelle on l’aurait fourré s’il était mort dans son lit ! Un petit côté… médiéval en quelque sorte !

– C’est Mme la comtesse von Adlerstein qui a donné des ordres, le renseigna le directeur des pompes funèbres.

– Que voilà donc une bonne idée ! Il faudra que je la félicite ! Ce pauvre homme n’en espérait sans doute pas autant !

D’une taille inférieure à sa réputation, Oscar Zehnder avait un visage aimable surmonté d’une mèche blond foncé tirant sur le gris, un nez aquilin aux ailes sensibles supportant des lunettes rondes cerclées d’écaille, une grande bouche d’où le sourire n’était jamais éloigné et des yeux noisette pétillants de malice sous un curieux chapeau de gabardine beige cependant qu’à son col un nœud papillon s’épanouissait. Encore un qui devrait plaire à Tante Amélie !

Mais l’intermède avait permis à Gaspard Grindel de reprendre ses esprits. Il attaqua d’une curieuse voix de tête :

– Ce sera en tout cas plus pratique pour l’examiner ! Regardez son dos et vous constaterez qu’il porte une espèce de fraise à l’omoplate gauche !

– N’en faites rien ! coupa le professeur. Kledermann n’en a jamais eu… En revanche…

Il fit signe qu’on lui approche une lanterne, enfila des gants de latex et souleva le vêtement blanc afin de découvrir l’abdomen qu’il examina un court instant. Puis il eut un rire bref…

– Je me demande ce que vous voyez d’amusant ! protesta Würmli.

– Sans aller jusque-là, je dirai que je suis plutôt satisfait d’avoir la confirmation qu’il ne saurait en aucun cas s’agir de mon cher ami Kledermann. Je ne sais pas qui est ce malheureux mais il aura au moins eu un bel enterrement !

– Je serais curieux de savoir à quoi vous voyez ça ! grogna Grindel.

– Oh, je vais vous le montrer… Vous pouvez constater que son ventre ne porte aucune trace d’opération chirurgicale. Or, voici… cinq ou six mois j’ai opéré Moritz d’une toute bête appendicite. J’ajouterai que, sachant à quel point sa fille Lisa se tourmentait pour sa santé, il avait exigé que l’on garde le silence là-dessus ! Officiellement, il était parti chasser dans les Grisons… Seuls ceux qui l’ont soigné à la clinique et Grüber étaient dans la confidence…

– Donc, reprit le chef de la police, vous affirmez, monsieur le professeur, que ce corps n’est pas celui de M. Kledermann ?

– Oh, je suis formel !

– C’est insensé ! explosa Grindel. Je sais pourtant ce que j’ai vu ! D’ailleurs ma cousine Lisa a confirmé ! N’est-ce pas, monsieur Langlois ?

– Elle l’a fait… mais elle ne semblait pas dans son état normal !

– Comment pouvez-vous juger de l’état normal d’une fille qui vient d’apprendre la mort de son père ?

– Ça suffit ! intima Zehnder. Il n’y a pas à ergoter pendant des heures. J’affirme, moi, que ce cadavre n’est pas celui de Kledermann ! Je sais encore reconnaître mon ouvrage, que diable ! Et celui-là n’a jamais été opéré de quoi que ce soit ! C’est pourtant clair !

Devenu tout rouge, il ressemblait à un coq en colère monté sur ses ergots. Le Wachtmeister se hâta de le rassurer :

– Personne n’y songerait… à moins d’avoir une bonne raison pour cela ! Monsieur Grindel, je vous emmène jusqu’à mon bureau. Le commissaire principal Langlois et moi-même avons quelques questions à vous poser ! Quant à vous, messieurs, continua-t-il à l’adresse des employés, vous pouvez tout remettre en place !

Grindel alors osa ricaner :

– Puisque ce n’est pas mon oncle, vous n’allez pas laisser un inconnu à sa place ?

– Provisoirement, si ! Lorsque nous aurons retrouvé le vrai Kledermann nous verrons à le transporter dans une autre sépulture. Vous voudrez bien, monsieur Morosini, en informer votre épouse ?

Aldo allait accepter, naturellement, mais le professeur posa une main – dégantée ! – sur son bras :

– J’aimerais lui parler moi-même. Y voyez-vous un inconvénient ?

– Aucun, au contraire ! Vous réussirez peut-être à la convaincre… Moi, il suffit que j’émette une opinion pour qu’elle prenne aussitôt le contre-pied !…

Un nouveau ricanement salua cet aveu spontané de faiblesse qu’Aldo se reprocha aussitôt mais le professeur Zehnder se chargea de la réplique :

– Vous, mon garçon, vous devriez consulter ! Si vous commencez à avoir des visions, vous finirez par voir un peu partout des nains bleus et des éléphants roses !

On retrouva l’air libre avec satisfaction. L’atmosphère confinée, les odeurs de désinfectant émanant du cercueil, celle de la cire chaude et du tabac refroidi régnant dans la crypte en rendaient le séjour plutôt pénible. On se sépara sans attendre. Langlois regagnerait Paris après l’interrogatoire de Grindel.

– Vous pensez qu’on va l’arrêter ? demanda Aldo.

– Un faux témoignage ce n’est pas assez, même en y ajoutant ce que nous savons de ses contacts avec Gandia. Je sais que moi je le mettrais au frais pour quelques jours afin d’essayer de l’amener à craquer mais j’avoue ne pas connaître les moyens de persuasion des Suisses. N’importe comment, s’il est autorisé à rentrer chez lui, il sera mis sous surveillance…

– À ce moment-là, il ne bougera plus ni pied ni patte !

– Cela m’étonnerait que Würmli ait besoin qu’on lui apprenne son métier. Il y a surveillance et surveillance : l’une tellement évidente qu’elle donnera une irrésistible envie de filer et l’autre quasi indétectable… Enfin nous verrons ! Qu’allez-vous faire maintenant ?

– Essayer de convaincre ma femme, avec l’aide du professeur Zehnder, de repartir pour Vienne avec sa grand-mère, et…

– Nous mettre à la recherche de la collection Kledermann et, si possible, de son propriétaire, compléta Adalbert. En faisant tout ce qu’on pourra pour ne pas marcher dans vos plates-bandes !

– Comme je n’ai aucune possibilité de vous en empêcher, je me borne à vous souhaiter « Bonne chasse ! », fit Langlois mi-figue mi-raisin. Et saluez pour moi Mme la marquise de Sommières et son petit Sherlock Holmes privé ! Celle-là, vous avez une drôle de chance de l’avoir ! conclut-il en s’éloignant avec un salut de la main…


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