355 500 произведений, 25 200 авторов.

Электронная библиотека книг » Жюльетта Бенцони » La collection Kledermann » Текст книги (страница 17)
La collection Kledermann
  • Текст добавлен: 24 сентября 2016, 06:49

Текст книги "La collection Kledermann"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



сообщить о нарушении

Текущая страница: 17 (всего у книги 22 страниц)

– Je croyais qu’elle avait le sens de l’humour ? grogna-t-il en se levant pour faire l’ours encagé. Décidément elle ne changera jamais ! Elle est et restera toujours un…

Instantanément Plan-Crépin fut debout, furieuse :

– Un mot de plus et on s’en va ! Ce genre d’humour, je ne le comprends pas plus que notre marquise ! D’autant qu’elle n’est venue que pour vous faciliter la vie ! En outre, vous avez osé vous servir, pour cette lamentable plaisanterie, de la chaleureuse hospitalité de notre ami Wishbone qui croyait vraiment lui faire plaisir !

Celui-ci eut pour elle un regard désolé :

– C’est réel ! Je voulais lui faire plaisir parce que je suis tellement plein d’admiration pour elle ! Et voilà que maintenant elle va me détester !

– N’ayez aucune crainte ! Vous pouvez être certain qu’elle a parfaitement compris et ne vous associe en rien à cette stupidité, rassura la vieille fille en posant une main apaisante sur son épaule. Quant à vous, monsieur le professeur de Combeau-Roquelaure, vous savez ce qu’il vous reste à faire ? Mais… où allez-vous comme ça ?

En effet, au lieu d’aller vers la terrasse, il se dirigeait résolument vers la porte derrière laquelle il disparut. Pour reparaître deux minutes plus tard armé d’un plateau sur lequel trônait un seau à rafraîchir contenant une bouteille de champagne, d’origine cette fois, et des verres tulipe. Une serviette sur le bras et, sans regarder personne, il traversa la salle d’un pas solennel, une partie de la terrasse pour finalement mettre genou en terre à côté de l’offensée :

– Pardonnez-moi ! implora-t-il. Vous êtes peut-être un vieux chameau mais moi je suis un vieil imbécile ! Voulez-vous boire avec moi le verre de la réconciliation ?

Elle braqua sur lui le petit face-à-main aux émeraudes qui s’accordait si bien avec le vert de ses yeux, laissa passer quelques secondes puis, moqueuse :

– Savez-vous que c’est un véritable exploit, à votre âge, d’avoir réussi à vous agenouiller chargé de ce plateau et sans rien casser ? Voyons ce que cela va donner en vous relevant ! Si vous y parvenez, je vous pardonne !

L’effort qu’il développa pour retrouver un équilibre vertical l’empourpra et il se mit à tanguer dangereusement. Son fardeau aussi. Ce que voyant, Plan-Crépin accourut à son secours et enleva le plateau qu’elle posa sur une table.

– Ce serait dommage qu’il arrivât malheur à celui-là ! fit-elle. C’est du Dom Pérignon !

– Évidemment ! Il mérite le respect ! Merci, cousin !

En appuyant ses deux mains sur son genou plié, Hubert avait réussi à se relever. Alors Tante Amélie lui tendit la sienne :

– Signons la paix ! sourit-elle. Nous sommes ici pour apprendre ce qui se passe au juste chez les voisins et pas pour nous faire la guerre. Vous en êtes d’accord, Hubert ?

– Ne vous tourmentez pas pour ça, Amélie ! On a de quoi signer quelques armistices : j’en ai fait rentrer trois caisses pour fêter votre arrivée, belles dames ! conclut-il en élevant son verre.

Le soir venu, Mme de Sommières, arguant de la fatigue du voyage, se retira dans sa chambre aussitôt après le dîner en prenant soin de laisser « quartier libre » à Marie-Angéline qui brûlait de s’installer dans la tour en compagnie de Cornélius afin d’observer de nuit la villa Malaspina et ses jardins. Elle refusa même son aide pour sa toilette de nuit comme c’était l’habitude lorsqu’on était en voyage. Elle voulait être seule…

Elle se déshabilla, procéda à ses ablutions après avoir ôté le maquillage discret qu’elle s’autorisait, passa une chemise de nuit et un déshabillé en linon bleu pastel puis alla s’asseoir devant la coiffeuse afin de dénouer ses longs cheveux si joliment argentés qu’elle brossa longuement avant d’en faire une épaisse natte qu’elle noua d’un ruban et laissa glisser sur son épaule. Enfin, elle vaporisa un nuage du parfum au jasmin, frais et léger, qu’elle employait pour la nuit.

Quand elle fut prête, au lieu d’aller s’étendre sur le lit dont Marie-Angéline avait fait la couverture, elle éteignit les lumières avant de sortir sur le balcon où elle s’appuya pour contempler le magnifique paysage nocturne étendu à ses pieds…

La nuit était douce comme elle l’était autrefois et les odeurs de chèvrefeuille semblables à celles qu’elle avait respirées alors. En face, de l’autre côté de l’eau caressée par un rayon de lune, le palace brillait de mille feux… Il était trop loin pour que les échos de l’orchestre lui parvinssent, pourtant elle croyait entendre les violons jouer une valse jamais oubliée…

C’était quarante ans plus tôt, cependant elle revoyait choses et gens comme s’ils venaient seulement de se quitter en se souhaitant bonne nuit. Il y avait bal ce soir-là à l’hôtel où elle était de passage pour quelques jours avec un groupe d’amis au cours d’un voyage de découverte des lacs italo-suisses dont Lugano était la dernière étape avant le retour vers Paris. La fête était charmante et tout le monde s’amusait… et puis il y avait eu cet homme qui s’était incliné devant elle en la priant de lui accorder une valse… Elle avait levé les yeux sur un inconnu dont le regard plongeait dans le sien avec tant de tendresse que drapant d’un geste gracieux sa traîne de dentelle givrée d’éclats de cristal sur son bras ganté, elle l’avait laissé l’emporter…

Elle ne compris jamais de quelle magie il avait usé pour qu’elle se sente si bien dans ses bras… Elle n’était plus une jeune fille à son premier danseur puisque, proche de la quarantaine, elle était veuve depuis dix ans et si elle avait toujours adoré danser, les cavaliers attirés par sa beauté et sa gaieté ne lui avaient pas manqué, mais ce qu’elle avait éprouvé à cet instant lui était inconnu. Elle n’avait même pas fait attention à son nom quand, en l’invitant, il s’était présenté. Seulement qu’il était anglais et possédait des yeux aussi verts que les siens. Et aussi pétillants.

Jeune ? Non, il ne l’était plus mais il était mieux que cela ! La cinquantaine argentait ses tempes en donnant plus de relief à ses traits réguliers. Taillés un peu à coups de serpe… mais dont le sourire était tellement séduisant !…

Ils avaient bissé la valse sans presque se parler, bu ensemble une coupe de champagne au buffet puis dansé de nouveau – deux fois ! – avant qu’il ne la ramène à ses amis en s’excusant de l’avoir confisquée et en faisant ses adieux : il devait partir très tôt le lendemain…

Quand il lui avait baisé la main – juste un peu plus qu’il ne convenait – elle avait éprouvé une sorte de douleur et, ne se sentant plus à l’unisson des autres qui s’adonnaient à leur soirée sans états d’âme, elle refusa alors de continuer d’y participer et se retira.

Délaissant l’ascenseur, elle remonta l’escalier lentement, refusa les services de la soubrette qui, au seuil de sa chambre, se proposait pour l’aider à se déshabiller, puis elle alla près de la coiffeuse… C’est alors que, du balcon par lequel il était entré, il s’encadra dans la fenêtre et son visage presque douloureux était celui-là même de la passion :

– Pardonnez-moi si vous le pouvez, murmura-t-il, mais il fallait que je vienne ! Il y a si longtemps que je vous attends !

Elle n’avait rien répondu. Simplement elle était allée à sa rencontre :

– Moi aussi ! fit-elle dans un souffle, tandis qu’il la prenait dans ses bras…

Ce que fut cette nuit, Amélie en frémissait encore après tant d’années mais personne n’en sut jamais rien. Elle aurait pourtant dû se renouveler. Il avait promis qu’ils se reverraient. Seulement il ne revint jamais. Quelques mois plus tard les journaux lui apprenaient que sir John Leighton avait trouvé la mort au cours de son expédition dans l’Himalaya…

Elle réalisa à ce moment qu’elle ne savait rien de lui, qu’un prénom. Lui ne devait pas ignorer grand-chose d’elle puisqu’il lui avait écrit de Delhi. Juste quelques mots signés de son prénom. Il l’aimait et, dès son retour, c’est près d’elle qu’il irait… Puis ce fut le silence, les années qui passent…

Le vent léger qui se levait la fit frissonner, pourtant elle resta là, les coudes sur la pierre tiède à contempler ce paysage qu’elle avait juré de ne jamais revoir. Aussi avait-elle hésité quand Plan-Crépin avait plaidé pour ce voyage à Lugano afin d’essayer d’aider Aldo à reconstruire sa vie et puis elle avait éprouvé une sorte d’allégresse… Ce serait au contraire merveilleux d’emplir à nouveau son regard du cadre enchanteur que la vie avait donné à cet amour de rêve !

Aussi, en descendant du train tout à l’heure, elle se sentait presque heureuse ! Pourquoi avait-il fallu que cet imbécile d’Hubert vînt se mettre à la traverse avec ses plaisanteries d’un goût douteux ?

Elle avait été à deux doigts de repartir mais, à présent, elle pensait que peut-être ce doux pays qui, une fois déjà, avait sauvé Aldo du désespoir (8) accomplirait un nouveau miracle !

Laissant sa fenêtre ouverte sur les senteurs de la nuit, elle alla se coucher sans rallumer la lampe et resta là les yeux grands ouverts jusqu’à ce que, minuit largement passé, le sommeil la prenne enfin…


11

Les douze coups de minuit

Quand, vers huit heures du matin, Plan-Crépin entra dans sa chambre précédant Boleslas qu’elle débarrassa de son vaste plateau, Mme de Sommières se demanda quel genre de nuit elle avait pu passer si l’on en jugeait la mine lugubre qu’elle arborait, contrastant avec le beau soleil que la fenêtre restée ouverte avait permis de s’étaler largement.

– Au moins avons-nous bien dormi ? s’enquit-elle avec sollicitude tout en déposant le petit déjeuner au pied du grand lit.

– Pourquoi « au moins » ? C’est comme si vous poursuiviez une conversation commencée ? Avec vous-même peut-être ?

Sans répondre, l’héritière des Croisés versa dans une tasse un café dont l’arôme embaumait, y ajouta du sucre et prit une tranche de brioche qu’elle entreprit de beurrer farouchement avant d’offrir le résultat à la marquise. Qui refusa :

– Plus tard ! Quand vous m’aurez dit pourquoi vous faites cette tête ! Vous avez mal dormi, vous vous êtes disputée avec Hubert, ou Boleslas, ou les deux ? Oh, je crois savoir ! Nous sommes à des centaines de kilomètres de Saint-Augustin et il n’y a pas d’église aux environs ?

– Il y en a deux… plus un couvent ! J’irai y faire un tour tout à l’heure pour demander au Seigneur de m’éclairer…

– Et que fait-il d’autre ? Regardez ce soleil ! En voilà assez des cachotteries ! Dites-moi ce qui vous tracasse ou vous refaites les bagages et nous rentrons par le premier train !

– C’est que, justement, je me demande si ce ne serait pas la seule chose intelligente !… Je m’en veux de vous avoir entraînée jusqu’ici alors que vous n’en aviez pas tellement envie ! Et pour y trouver quoi ? Une maison mal tenue par deux vieux garçons qui n’ont pas la plus petite idée du genre de vie d’une grande dame ! Qui trouvent tout naturel que ladite dame se change en professeur de cuisine pour un Polonais timbré ! Où il n’y a pas la moindre trace d’une femme de chambre et que, par-dessus le marché, je me suis oubliée, moi, jusqu’à la laisser sans assistance, se dévêtir et se préparer pour la nuit !

– Vous perdez l’esprit, Plan-Crépin ! C’est moi qui vous l’ai défendu en précisant que je voulais être seule ! Alors maintenant, servez-vous une tasse de ce délicieux café et ensuite videz votre sac ! conseilla-t-elle en entamant son petit déjeuner.

Avec un vif plaisir ! Ce matin, elle se sentait incroyablement sereine. C’était comme si son tête-à-tête avec le plus beau souvenir de sa vie l’avait plongée dans un bain de jouvence alors qu’elle avait eu si peur que ce retour à Lugano ne réveille l’ancienne douleur. Peut-être parce que l’âge qui était le sien et qui chaque jour la rapprochait de l’issue inéluctable lui faisait espérer qu’à cet instant une ombre chère viendrait lui prendre la main ?

En attendant, il y avait Aldo qu’elle aimait comme un fils. Aldo plus beau que John mais que sa silhouette et surtout son charme lui avaient parfois évoqué. C’était peut-être la raison qui l’avait incitée à montrer tant d’indulgence envers Pauline Belmont et son ardent amour ? Comment aurait-elle réagi elle-même si John, marié, avait vécu ?

– Alors ? fit-elle quand Plan-Crépin eut fini son café qu’elle avait accompagné d’une tartine. Racontez-moi votre nuit ! À votre mine, je suppose que vous n’avez pas beaucoup dormi ?

– Un peu tout de même… dans la tour !

– En compagnie de Wishbone ? Tiens donc ! sourit la marquise.

– Non. Je l’avais prié de me laisser seule. Nous n’avons pas, et de loin, la même façon de voir les choses et je ne voulais partager mes premières impressions avec personne !

Et elle raconta que les débuts lui étaient apparus plutôt prometteurs. Quelqu’un jouait le deuxième  Liebestraum de Liszt avec plus que du talent : une intensité mélodique qui l’avait transportée. Lui avaient succédé les éclats de deux voix : celles d’un homme et d’une femme qui se disputaient. Puis plus rien. Les lumières s’étaient éteintes mais une silhouette noire – véritable fantôme en robe à traîne recouverte d’un voile tombant jusqu’aux pieds ! – était apparue sur la terrasse une canne à la main. Traversant un rayon de lune, elle s’était avancée de quelques pas dans les jardins mais ne s’y était pas attardée. Elle était rentrée et tout s’était refermé sous une main masculine. Plus tard encore – environ deux heures après – il y avait eu un long gémissement… Une fenêtre s’était éclairée au premier étage et un second gémissement avait tourné court. Une fois encore tout s’était éteint et la guetteuse de la tour, vaincue par la fatigue, avait fini par s’endormir dans son fauteuil jusqu’à ce que le lever du jour la réveille…

– C’est assez intéressant ! commenta Mme de Sommières. D’où tirez-vous donc cette furieuse envie de rentrer à la maison ?

– De ce qu’en jetant un dernier coup d’œil avant de regagner ma chambre j’ai vu deux infirmières, l’une à l’un des balcons en train de secouer un linge blanc, et l’autre remontant le jardin venant de je ne sais où…

– D’où vous avez conclu ?

– Que la « vox populi » a raison, que la villa des derniers Borgia devient une clinique pour dérangés du cerveau, sans doute fortunés… et que je suis une idiote ! Les policiers sont repartis, nos deux lascars ne demandent qu’à les imiter… et nous serions beaucoup mieux au parc Monceau !

Elle reprit le plateau qu’elle alla poser sur une table. La marquise se leva, enfila ses mules et son déshabillé puis s’approcha de la fenêtre.

– Cela ne vous ressemble pas, Plan-Crépin, de jeter le manche après la cognée au bout de quelques heures !

– Il faut croire que je vieillis !

– En voilà une autre ! C’est bien la première fois que je vous vois rechigner devant l’ennemi sans avoir engagé le fer ! Je vous ai connue plus pugnace ! Ce qui est certain c’est que vous n’avez pas assez dormi… ni réfléchi, sinon il vous serait peut-être venu à l’esprit qu’une clinique psychiatrique pourrait être un paravent idéal pour masquer une affaire louche ? Moralité : allez vous coucher, faites un tour à l’église, tirez-vous les cartes et invoquez les mânes de vos glorieux ancêtres croisés… mais trouvez quelque chose, morbleu ! Quant à moi, je vais prendre un bain rapide ensuite j’irai donner un cours de cuisine à cet ectoplasme polonais qui a toujours l’air de flotter entre deux eaux !

Et comme Marie-Angéline, figée sur place, ne bougeait toujours pas, elle s’impatienta :

– Alors, que décidez-vous ?

– D’aller dormir une heure, puis de prendre une douche pour m’éclaircir les idées… et j’irai à l’église ! Nous avons tout à fait raison !

Le résultat fut encourageant. En prenant place à la table du déjeuner l’œil vif et la démarche assurée, Plan-Crépin demanda à Wishbone s’il aurait l’obligeance de lui servir de chauffeur vers quatre heures pour la conduire à la villa Malaspina. Habitué à ne s’étonner de rien, il acquiesça sans poser de questions mais Hubert, lui, réagit :

– Qu’est-ce vous avez l’intention de faire là-dedans ?

– Récolter des renseignements, voyons ! Le bruit court partout de la transformation en maison de santé. Or, fraîchement débarquée des États-Unis, afin de rendre visite à une tante adorée venue soigner sa mélancolie dans un pays qu’elle aimait particulièrement dans sa jeunesse, j’ai eu la douleur de constater qu’elle souffrait à présent d’une véritable dépression. Malheureusement elle vit seule, assistée de deux serviteurs légèrement dépassés par les événements, et ne pouvant m’attarder à Lugano plus d’un mois avant de rentrer à New York je viens voir si la nouvelle clinique pourrait la prendre en charge !

Le professeur soudain apoplectique bondit :

– Vous voulez envoyer Amélie chez les fous ? Mais c’est vous, ma petite, qu’il faudrait interner !

– Ne prenez pas feu, Hubert ! intervint l’intéressée. Ce n’est pas si bête, au contraire ! D’ailleurs cela ne veut pas dire qu’une ambulance viendra me chercher demain ! Plan-Crépin ne veut que se renseigner, c’est tout !

– Il faudrait d’abord qu’elle ait l’air d’une Américaine, ce qui est loin d’être le cas !

– Et cela ressemble à quoi, une Américaine ? s’insurgea Marie-Angéline avec un accent yankee à couper au couteau. Je vous apprends que je parle parfaitement cette langue… ainsi que quelques autres ! précisa-t-elle, avec une certaine satisfaction. Aussi vais-je me présenter : je suis Miss Henrietta Santini… et nous verrons bien !

Vers les quatre heures, vêtue d’un tailleurs gris souris sur un chemisier blanc, un chapeau de paille noire orné d’une coque de ruban blanc sur la tête, elle prenait place à l’arrière de la voiture dont Wishbone « en civil », un panama enfoncé jusqu’aux yeux, lui ouvrait dignement la portière. Elle se sentait déterminée mais elle avait dans sa poche un chapelet bénit par le pape et, au cou, sous le col montant du corsage, et au bout d’un lien de velours noir, une modeste croix de bois qu’au cours d’un séjour à Jérusalem (9) elle avait fait toucher au tombeau du Christ. Il fallait au moins ça pour combattre les insinuations défaitistes d’une petite voix intérieure qui s’obstinait à lui chuchoter qu’elle allait s’aventurer sur un terrain diabolique et donc dangereux.

– On y va ? invita Cornélius qui ne se sentait pas tellement rassuré même s’il eut fallu le débiter en tranches pour le lui faire avouer.

– Évidemment ! Qu’est-ce que vous attendez ? Vous avez peur ?

– Non, non ! affirma-t-il après s’être raclé la gorge. Mais j’aimerais tout de même mieux que vous ne pénétriez pas dans ce… machin… toute seule !

– C’est justement ce que j’espère ! Voir de plus près l’intérieur de cet antre des Borgia ! Et comme il n’est pas d’usage qu’un chauffeur suive sa patronne, vous m’attendrez bien sagement !

Le chemin n’était pas long puisqu’il suffisait de descendre la route étroite bordant Hadriana jusqu’au premier croisement et d’en rencontrer une autre qui, elle, épousait les imposants jardins de la Malaspina.

En moins de dix minutes on fut à destination, et Wishbone garait la voiture devant le chef-d’œuvre de ferronnerie ancienne qu’était la grille entre deux pilastres couronnés de lions assis. Sur l’étagement des jardins, la villa se laissait admirer dans toute sa beauté classique sauvée de la sévérité par la grâce de ses balcons, de ses balustres et d’une végétation luxuriante. Le cadre de verdure abritait la double évolution du chemin en pente destiné aux voitures.

– C’est vraiment dommage de mettre ici des demi-fous ou des fous complets. Même très riches ! soupira Cornélius en hochant la tête. Je verrais plutôt… un hôtel pour y vivre des moments de bonheur. À deux de préférence…

– Plus tard le romantisme ! Je préférerais que vous klaxonniez pour que l’on nous ouvre !

L’appel fit apparaître le gardien au seuil du pavillon d’entrée mais il n’ouvrit pas la grille, sortit par la porte piétonne et s’approcha de la voiture en touchant sa casquette à visière. Ses bottes, son costume et son baudrier lui donnaient l’air d’un garde-chasse plutôt que d’un paisible concierge. Il demanda ce que l’on désirait.

Comme, naturellement, il s’était exprimé en italien et que l’Américain ne le comprenait pas, ce fut la passagère qui se chargea de la réponse :

– Je voudrais voir le propriétaire ou le directeur de cette maison, dit-elle.

– Pour quoi faire ?

Ce genre d’accueil rogue avait le don de mettre Plan-Crépin en boule. Toisant le malappris d’un face-à-main emprunté à Mme de Sommières pour paraître plus imposante elle déclara :

– Je ne crois pas que cela vous regarde !

– Tout ce qui entre me regarde ! Ordre du patron !

– Fort bien. En ce cas allez l’informer qu’il s’agit d’une inscription.

– Une inscription ? Sur quoi ?

– Vous êtes stupide ou vous faites semblant ? On raconte dans tout le pays que cette propriété est devenue une clinique pour malades à la fois dépressifs et fortunés. Or je souhaiterais lui confier une parente qui m’est chère ! C’est vrai ou pas cette affaire de clinique ?

– C’est vrai… mais tenez, voilà justement le patron qui vient ! Je vais le chercher !

Deux hommes, ayant sans doute aperçu la voiture, se dirigeaient en effet vers eux. Ce que voyant, Cornélius se tassa autant que possible sur son siège, bénissant son chapeau, ses lunettes noires et le rasoir qui avait supprimé depuis belle lurette les flocons de sa ravissante barbe en éventail. Il connaissait plus que parfaitement les deux hommes depuis son séjour au château de la Croix-Haute à l’époque, récente – à laquelle il ne pouvait s’empêcher de penser parfois avec du vague à l’âme ! –, où il vivait un rêve ébloui auprès d’une femme sublime. Le mirage s’était brisé quand il avait été confronté à une cruelle réalité. Non seulement c’était une criminelle mais elle avait tenté de l’immoler par le feu avec Morosini, sa femme et Pauline Belmont. En un mot, c’était l’homme à la Chimère, celui qui se voulait le dernier des Borgia. Quant à l’autre, c’était celui qu’on appelait Max, tout dévoué à la Torelli et dont Aldo n’avait jamais vu le visage… et qui cependant avait réussi à les sauver tous les quatre d’une mort horrible…

Percevant ce qu’il ressentait à la crispation de ses épaules, Marie-Angéline ouvrit la portière pour descendre mais, après avoir fait signe à son compagnon de s’éloigner, César l’en empêcha d’un geste de la main :

– Je vous en prie, madame, ne vous donnez pas la peine ! Je viens vers vous, dit-il courtoisement en anglais. On m’apprend que vous êtes américaine ?

– En effet ! répondit-elle, empruntant un nasillement yankee des plus convaincants. Je suis Miss Henrietta Santini de Philadelphie venue passer un mois auprès d’une tante qui m’est chère, Mrs. Albina Santini retirée dans ce beau pays…

– Veuillez m’excuser, mais votre nom ne m’est pas inconnu…

– Il se peut. Tante Albina est votre voisine. Depuis longtemps attachée à cette magnifique région, elle vient d’acheter la villa Hadriana. Or, elle souffre d’une dépression dont, à mon arrivée, j’ai pu constater qu’elle aurait tendance à s’aggraver. Aussi...

– Vous souhaiteriez nous la confier si j’ai bien compris ?

– C’est cela même ! Dans un mois environ, il me faudra rentrer chez moi où je me résignais à la ramener quand le bruit m’est parvenu…

– De notre installation ? Mon ami, le docteur Morgenthal de Zurich, m’en a donné l’idée et nous a déjà envoyé deux patients mais, dans l’état actuel de la maison, nous ne pouvons en accueillir davantage avant justement un mois ou deux… Nous sommes obligés de procéder à d’importants travaux. Aussi dois-je vous prier de prendre patience… et de revenir me voir disons… le mois prochain à pareille date ?

– On ne peut pas visiter ?

– Non, pardonnez-moi ! Ah, je suppose que vous souhaiteriez avoir une approche des tarifs… évidemment élevés que nous allons pratiquer ?

Plan-Crépin lui offrit un charmant sourire teinté de dédain accompagné d’un geste désinvolte :

– Ne vous donnez pas cette peine ! Cela m’indiffère ! Ce qui compte c’est qu’il me soit dès à présent possible d’envisager un avenir confortable et, surtout, selon ses goûts, d’une femme que j’aime infiniment ! Nous garderons d’ailleurs la villa Hadriana afin de pouvoir y séjourner de temps à autre mes frères et moi ! Eh bien, monsieur… ?

– Comte César de Gandia-Catannei ! fit-il en s’inclinant… Qui sera toujours enchanté de vous revoir… quand les travaux seront terminés ! Jusque-là je dois m’absenter.

L’échange de politesse achevé, César s’éloigna tandis que Wishbone faisait demi-tour avec une certaine nervosité.

– Vous êtes sûre d’avoir eu raison en lui disant qu’on était voisins ?

– Tout à fait ! Vous pouvez être persuadé que, depuis que vous êtes là, ils ont dû faire quelques observations et comme vous avez pu leur paraître quelque peu étranges, ils ont au moins une explication valable…

– Si vous voulez ! Moi, en tout cas, je n’ai jamais été aussi heureux d’avoir sacrifié ma barbe et ma moustache ! Parce qu’ils me connaissent tous les deux.

– Expliquez-moi ça !

Ayant trop chaud, elle venait d’ôter son chapeau et s’en servait comme d’un éventail.

– Oh, c’est facile à comprendre et vous oubliez qu’après avoir escorté Lucrezia Torelli depuis sa fuite de Londres, j’ai séjourné au château de la Croix-Haute en tant qu’hôte privilégié ! J’ai même joué aux échecs avec le comte César. Quant à l’autre, Max, il était le majordome. Un curieux majordome qu’il m’est arrivé de voir affublé d’une cagoule de laine noire… et qui accessoirement m’a sauvé la vie ainsi que celles de leurs prisonniers dont je me suis retrouvé au même rang !

– Il fallait commencer par le début ! s’exclama Marie-Angéline ravie. C’est un homme de bien alors ?

– N’exagérons rien ! Il était disposé à nous abattre tous au revolver quand le château a été attaqué mais a « rué dans les brancards » quand Lucrezia est revenue en trimballant des bidons d’essence qu’elle a commencé à déverser autour de nous. Alors il l’a proprement assommée et chargée sur son épaule après avoir libéré Morosini et en lui procurant les moyens de secourir les otages… dont moi ! Moi, qu’elle couvrait de caresses une heure plus tôt !

Submergé sans doute par l’émotion, il donna un brusque coup de volant qui précipita sa passagère sur le dos du siège avant, afin d’éviter un cycliste qui dévalait la route et s’éloignait en le couvrant d’injures !

– Arrêtez-vous et reprenez vos esprits ! conseilla Plan-Crépin qui retrouvait son équilibre et recoiffait son chapeau. Sinon vous allez rentrer en larmes et moi en morceaux !

– Oh, ça va aller ! On est presque arrivés !

– Si vous le dites !… soupira-t-elle en se signant par précaution.

Le trajet s’acheva en effet sans histoires mais dès qu’il eut rentré la voiture au garage, Wishbone fila dans sa chambre, laissant à Marie-Angéline le soin du reportage… Qui fut diversement accueilli comme on pouvait s’y attendre. Le professeur cracha feu et flammes, s’opposant formellement à ce que sa belle-sœur soit enfermée chez des fous, assassins par-dessus le marché :

– Que ce soit dans huit jours ou dans un mois, elle n’ira pas ! Je m’y opposerai formellement !

– Ah ! Que voilà un spectacle qu’il me serait doux de contempler ! ironisa Mme de Sommières, mais il est inutile d’affûter votre lance, vous n’aurez pas à en rompre pour mes beaux yeux : dans un mois nous ne serons plus là !

– Comment le savez-vous ?

– Une intuition ! Et puis réfléchissez un peu ! Il n’a jamais été prévu que nous restions ici en attendant le Jugement dernier. Dans l’état actuel des choses nous n’attendons plus que des nouvelles d’Aldo et d’Adalbert quand ils connaîtront le lieu du rendez-vous entre Grindel et César. Ce qui ne devrait plus tarder, le délai accordé par l’Italien pour la livraison des joyaux Kledermann étant de quinze jours…

– À mon avis, reprit Wishbone, reparu entretemps, le lieu en question devrait se situer quelque part de notre côté puisque César doit livrer Kledermann en échange de la moitié de sa collection. Or ça ne doit être ni facile ni réjouissant d’avaler des kilomètres en compagnie d’un cadavre tandis qu’une clinique – même en gestation ! – me paraît l’endroit idéal pour le garder caché ?

– Et pourquoi n’aurait-il pas été transporté ici dans la première des fameuses ambulances ? avança Plan-Crépin. Rien de plus simple que de le faire passer de vie à trépas au moment de la livraison ! Mais à mon avis, Grindel se méfiera si on le fait venir jusqu’à Malaspina… à moins qu’il n’ait une escorte solidement armée !

– Alors où ? fit Hubert. Notre voisin ne peut se rendre en France où il est recherché par la police pour prise d’otages et complicité d’incendie. Le plus lourd reposant sur sa sœur. En Suisse il est à peu près tranquille !

– C’est égal, soupira Plan-Crépin soudain rêveuse. J’aurais aimé aller mettre mon nez dans le contenu de cette sacrée Malaspina ! À mon avis, si Kledermann est encore vivant il ne peut être que là ! Et puis il y a autre chose qui me tourmente et dont on n’a pas dû se soucier beaucoup et que, moi, j’ai entendu de mes propres oreilles, c’est…

– … l’allusion à la collection Morosini que ce truand prétend pouvoir s’approprier ? dit la marquise. Pas de fol orgueil, Plan-Crépin ! Moi aussi j’y pense ! Et je ne vois qu’un seul moyen : la prise d’otage, mais alors qui ? Lisa ? Les enfants ? Cela me paraît difficile : Valérie fait bonne garde et tous ses serviteurs aussi…

– Sans doute, mais pensez donc à celui qui, d’après César, devrait prendre la direction de la nouvelle clinique !

– Ce Morgenthal qui avait si adroitement manipulé l’esprit de Lisa ? Mon Dieu ! Vous pourriez avoir raison ! Allez appeler Paris, Plan-Crépin. Chez Adalbert on ne doit pas s’éloigner du téléphone de plus de quelques pas !

Elle s’exécuta sans se faire prier et revint en annonçant une attente de trois heures.

– En principe, conclut la marquise, vous devriez tomber sur le maître de céans. Sinon débrouillez-vous comme vous pourrez pour ne parler qu’à lui ! Avec ce qu’il subit depuis sa sortie de l’hôpital, Aldo nécessite encore des ménagements ! Et Adalbert saura parfaitement lui taper sur les doigts pour l’empêcher de prendre l’écouteur et lui faire ingurgiter une couleuvre à sa façon !

En attendant – et une fois le dîner expédié sans trop savoir ce que l’on mangeait – on opta pour un bridge… auquel les deux hommes apportèrent quelque attention, Mme de Sommières et Marie-Angéline jouant, pour leur part, en dépit du bon sens…


    Ваша оценка произведения:

Популярные книги за неделю