Текст книги "La collection Kledermann"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Épilogue
Trois semaines plus tard, Aldo ramenait Guy à Venise…
« Le drame de Lugano », « La sanglante affaire de la villa Malaspina », « La fin des derniers Borgia », « La Chimère des Borgia a encore frappé » et pas mal d’autres de la même eau, quels que furent les titres de la presse qui s’en était donné à cœur joie en plusieurs langues, le bruit généré par ce qui prenait tournure de feuilleton du printemps avait été énorme… En rangs serrés, les journalistes prétendaient prendre d’assaut la villa Hadriana en dépit des barrières de police et même des renforts demandés par le commissaire Giuliano qui veillait à l’ordre du Tessin.
Soucieux de préserver le plus possible la marquise de Sommières, Mlle du Plan-Crépin – quoique celle-ci ne soit pas vraiment contre un brin de célébrité ! – mais surtout Guy Buteau, Langlois, une fois enregistrées leurs déclarations, s’était hâté de les embarquer dans le premier sleeping à destination de Paris sous la houlette d’Aldo Morosini. Celui-ci souhaitait vivement confier le plus rapidement possible son vieil ami aux soins du professeur Dieulafoy qui, à deux reprises, l’avait tiré lui-même d’un très mauvais pas. On le véhicula au train dans l’ambulance de la ville et non dans celle que l’on avait trouvée dans les garages de la Malaspina passée au rang de pièce à conviction et dans laquelle il avait voyagé à son corps défendant, ainsi que le professeur Zehnder et Moritz Kledermann.
Seuls demeurèrent donc à la disposition du commissaire Giuliano Cornélius Wishbone, le professeur de Combeau-Roquelaure, Boleslas bien entendu et Adalbert resté afin de surveiller les envolées parfois un peu trop lyriques des trois autres… et aussi, par un accord tacite avec le Texan, d’assurer des funérailles convenables à celle qui avait été l’éblouissante Torelli et qu’ils avaient passionnément aimée tous les deux. Elle serait même ensevelie parée de la Chimère que Wishbone lui avait offerte…
Quand, avant de partir, son gendre lui avait dit au revoir, Kledermann n’avait pas cherché à dissimuler sa déception.
– Bien que je comprenne parfaitement vos motivations, Aldo, je ne vous cache pas que j’espérais que vous reviendriez avec moi à Zurich.
– Il ne faut surtout pas que vous y voyiez un manque d’affection, Moritz, mais, outre que…
– Laissez-moi parler s’il vous plaît ! Vous pensez que Lisa va accourir vers moi et je sais à quel point elle vous a maltraité. Vidal-Pellicorne m’a tout raconté : le divorce et le changement de religion dans le but d’obtenir la séparation plus sûrement…
– Je n’avais à m’en prendre qu’à moi-même. Quelle femme digne de ce nom accepterait d’être trahie quasi publiquement ? Je ne peux pas lui en vouloir. Je n’en ai pas le droit.
– Disons que vous avez eu des torts l’un et l’autre ! Et rappelez-vous qu’elle a été droguée par ce Morgenthal dont je compte m’occuper. Mais je suis là de nouveau et vous refuser votre solide participation à cette résurrection serait de la mauvaise foi ! Raccompagnez la chère marquise et venez me rejoindre !
– Non, Moritz ! Lisa vous aime de tout son cœur et ma présence ne pourrait que lui déplaire ! Elle devrait se contraindre et cela je ne le veux à aucun prix. Elle a le droit de savourer seule son bonheur. Je vous prie instamment de ne pas lui parler de moi !
– Vous demandez l’impossible ! Comment raconter mon sauvetage sans vous mentionner ? Permettez-moi de vous dire que c’est idiot !
– Je ne crois pas ! Comprenez donc qu’au-delà de son bonheur de vous retrouver il y a maintenant le fait que j’ai tué Gaspard Grindel et qu’elle l’aimait beaucoup. Elle ne verra là qu’une vengeance déguisée !… Non, mon cher ami, ne me demandez pas d’être en tiers quand elle viendra se jeter dans vos bras en pleurant de joie. Ne lui abîmez pas cette minute et laissez les choses aller d’elles-mêmes !
– Mais, bon sang de bonsoir, il vous a fait tirer dessus, le cher cousin ! Et il s’en est fallu d’un cheveu si j’ai bien compris ?
– D’un cheveu, oui, mais c’était sans doute la volonté de Dieu… Laissez-le donc faire !
– Sacré tête de mule !… Vous m’abandonnez aux mains de Zehnder ? Il tient à me fourrer quelques jours dans sa clinique pour me faire subir une révision complète comme à un vieux tacot… alors que j’ai tellement envie de rentrer chez moi ! Je suis dans une forme voisine de la perfection !
– Ne ronchonnez pas ! Obéissez ! Vous ne vous en porterez que mieux !…
Rentrer chez lui, Aldo l’aurait plus qu’apprécié. Il y avait des mois qu’il n’avait revu Venise, sa ville tant aimée, et il en souffrait, mais à présent, une crainte se mêlait à son désir : il avait peur de ne retrouver là-bas que tristesse, abandon et solitude. Oh, son palais serait toujours debout dans sa beauté intacte et il ne doutait pas de ses vieux serviteurs pour y veiller, mais qu’en serait-il de l’âme ? En dehors de lui-même, l’enlèvement de Guy avait privé sa maison d’antiquités de son second patron. Il ne restait plus que le jeune Pisani. Un peu jeune justement pour assumer une affaire de cette envergure. En admettant que l’enlèvement de son fondé de pouvoir n’ait pas été assorti de dégâts et de vols plus ou moins importants ! Côté vie privée, c’était la catastrophe ! Plus d’épouse, plus d’enfants ! Le silence le plus oppressant qui soit, celui de l’absence devait régner en maître…
S’il n’y avait eu l’état préoccupant de son vieil ami, il serait rentré tout droit afin de chercher dans un travail acharné, sinon l’oubli – c’était impossible ! –, du moins le réveil de cette passion des pierres précieuses et des œuvres sublimes des anciens… mais il se sentait fatigué, envahi par une lassitude telle qu’il n’en avait jamais connu et contre laquelle il n’avait même plus envie de lutter…
– Tu as surtout besoin de repos, d’un vrai ! diagnostiqua Tante Amélie qui l’observait.
– Le repos éternel peut-être ?
– Imbécile ! Je déteste ces plaisanteries de mauvais goût ! Tu oublies que tu n’en avais pas fini avec ta convalescence quand tu t’es retrouvé lancé dans cette aventure aussi épuisante pour le corps que pour le cœur ! C’est une bonne chose que tu aies voulu remettre le cher Buteau sur pied avant de regagner Venise et la vie quotidienne…
– C’est gentil de n’avoir pas dit : et ta maison vide !
– Encore une réflexion de ce genre et c’est un psychiatre que je ferai venir !
– Surtout pas ! Le calme du parc Monceau me remettra ! J’ai l’impression que je pourrais dormir pendant des heures !
C’est d’ailleurs ce qu’il avait fait durant les cinq premiers jours dans l’agréable chambre jaune donnant sur les jardins où il avait vécu d’autres convalescences. Une cure de sommeil ! Ainsi en avait décidé le professeur Dieulafoy après avoir hospitalisé Guy Buteau dans sa clinique en jurant de lui rendre du tonus !
– Alors pas de soucis de ce côté-là et vous dormez ! avait-il déclaré à un patient renâclant à la pensée de perdre en quelque sorte plusieurs jours de sa vie active.
– Je vais avoir l’impression d’être mort !
– Mais non ! Vous referez surface pour vous nourrir et, quand la cure sera terminée, vos nerfs surchauffés nous diront merci à tous les deux ! Même si vous ne vous en rendez pas compte, vous êtes au bord d’une sévère dépression nerveuse !
Aldo n’aimait pas le mot et moins encore l’idée, mais Tante Amélie arriva à la rescousse :
– On prendra de tes nouvelles tous les matins et on t’embrassera sur le front tous les soirs. Accorde-toi cette parenthèse ! Tu en as d’autant plus besoin que d’autres combats viendront…
Finalement il accepta et l’expérience fut infiniment plus agréable qu’il ne l’imaginait. Entre les brèves périodes de lucidité, il plongeait dans un sommeil paisible semblable à une eau douce et tiède où il évoluait sans le moindre effort…
Au jour convenu pour le laisser se réveiller tout à fait, il trouva Adalbert assis à son chevet entre une fenêtre ouverte sur un matin radieux et le plateau du petit déjeuner.
– Tu es là depuis longtemps ? demanda-t-il en bâillant largement.
– J’arrive juste à point pour t’apporter ton café ! Comment te sens-tu ?
– Bien ! je dirai même merveilleusement bien ! J’ai l’esprit aussi clair qu’après une bonne nuit… et j’ai faim.
– Parfait ! On va partager : j’ai demandé une tasse pour moi aussi. Tante Amélie et Plan-Crépin m’ont accordé le privilège de recueillir tes premières paroles mais on espère ta présence à midi ! À moins que tu ne te sentes encore trop faible ?
– Je ne me suis jamais senti faible ! On m’a fait dormir, je suis réveillé. Point, à la ligne ! Quand es-tu rentré ?
– Ce matin. Comme je n’avais pas envie de refaire la route seul, j’ai embarqué la voiture sur un train et j’ai pris le suivant. C’était aussitôt après les funérailles. Wishbone et mon cher professeur sont restés. Ne me demande pas pourquoi, je rien sais rien ! De la part de ces deux-là, ce n’est pas surprenant et je ne suis pas certain qu’ils n’aient pas décidé de vivre plus ou moins ensemble !
– Ah bon ?
– Pourquoi pas ? Cornélius reverra Chinon qu’il adore et Hubert ira sûrement faire connaissance avec le Texas… mais rassure-toi, on les reverra ! Moritz Kledermann a quitté Lugano deux jours après toi en compagnie de Zehnder. Il va récupérer sa collection de joyaux que Langlois lui rapportera personnellement.
– Elle était aux Bruyères blanches, n’est-ce pas ?
– Exact ! Le vieux Schurr que la mort de ses deux fils a brisé n’a opposé paraît-il aucune résistance… et d’ailleurs ne sera pas poursuivi pour recel. Langlois a décidé de le laisser finir sa vie en tête à tête avec ses souvenirs…
– Sentimental, le grand chef ?
– Ça te surprend ? Pas moi ! Quant au jeune Sauvageol dont tu vas sans doute me demander des nouvelles, il est à l’hôpital de Langres nanti d’une jambe dans le plâtre. Voilà ! Tu es au courant des dernières nouvelles !
– Pas la principale ! Comment va Guy ?
– Aussi bien que possible ! Dieulafoy le garde en clinique encore quelques jours.
– S’il n’y a pas de soins particuliers à lui donner, il serait mieux inspiré de nous le renvoyer ! La cuisine d’Eulalie est cent fois plus roborative que la tambouille de n’importe quel hôpital et il s’ennuierait moins !
– Très judicieux ! Je vais aller le leur dire ! Au fait, et toi ? Quel est ton programme à présent que tu as retrouvé ta « vis comica » ?
– Rendre visite à Guy pour lui demander où il en est et s’il peut à nouveau supporter la moiteur de Venise en été, sinon je rentre sans lui. Il me rejoindra plus tard mais moi j’ai besoin de savoir si la maison d’antiquités Morosini existe toujours !
– Tu t’absentes assez souvent et elle ne s’en porte pas plus mal !
– C’est aimable, ça ? fit Aldo méfiant. Quoi qu’il en soit, il y avait Guy qui me valait largement. Il ne me reste plus que le jeune Pisani ! Plein de bonne volonté mais pas tout à fait au point ! Je redoute de le trouver assis sur un tas de ruines !
– Commence donc par téléphoner !
Aldo alluma une cigarette. La première depuis qu’on l’avait endormi. Elle lui parut délicieuse et il la savoura adossé à ses oreillers, les bras autour de ses genoux relevés et un cendrier dans une main. La mince fumée bleue présentait le double avantage de laisser venir les rêves tout en reprenant pied dans la réalité…
– C’est ce que je vais faire ! dit-il enfin… Mais d’abord prendre un bain !… Tu déjeunes ici, j’espère ?
– Naturellement ! On va fêter ton réveil !
Il allait sortir quand Aldo le retint :
– Un instant, s’il te plaît !… Avons-nous des nouvelles de Zurich ?
– Pas que je sache, mais ton beau-père doit avoir besoin, lui aussi, d’un certain temps pour retrouver ses marques…
C’était l’évidence même…
Ce l’était beaucoup moins quand, une dizaine de jours après, Guy Buteau et lui s’embarquaient dans le Simplon-Orient-Express qui allait les ramener à Venise. Aucune nouvelle, en effet, n’était venue de Suisse autre que celles apportées par les journaux. Encore étaient-elles fort maigres, Moritz Kledermann éprouvant envers la presse une méfiance qui le rendait fort peu communicatif. Même les plumes helvétiques, peu portées sur le sensationnel, n’avaient réussi à obtenir de lui qu’une dizaine de mots à peine : il allait bien et était heureux de rentrer chez lui. Le tout illustré d’une photo floue sur laquelle il montrait un visage impassible. Depuis il s’était assuré les services d’une poignée de gorilles chargés de surveiller sa demeure et ses déplacements. On savait aussi que sa fille était accourue au lendemain de son retour mais elle avait réussi à échapper au gros de la troupe en venant en voiture alors que l’on guettait en gare l’arrivée des trains en provenance de Vienne. Depuis, plus rien !
Bien qu’il se félicitât d’avoir refusé l’invitation de son beau-père, Aldo ne pouvait se défendre d’une vague tristesse sur sa vie intime définitivement brisée puisqu’en dépit du plaidoyer, chaleureux à n’en pas douter, de Kledermann, Lisa s’en tenait à sa décision de ne plus revoir son mari, sinon peut-être devant un tribunal… Aussi se demandait-il ce qu’il allait faire chez lui, dans l’immense coquille que représentait son palais. Reprendre le travail évidemment… encore que, selon le jeune Angelo Pisani, son secrétaire, il n’y eût pas de gros problèmes à régler avant deux mois. Le flot des touristes et des voyages de noces qui envahissait la cité des Doges n’incitait guère les clients importants à se manifester. Il y avait aussi l’approche de la grande fête du Rédempteur où Venise éclatait de joie sous ses plus beaux atours. Celle-là non plus ne serait pas facile à supporter !…
Par orgueil il avait refusé la proposition d’Adalbert de l’accompagner. Il avait même trouvé un sourire pour lui dire :
– Autrefois, Guy et moi vivions en garçons à la maison. Il va seulement falloir s’y réhabituer !
Tante Amélie et même Plan-Crépin l’avaient encouragé dans cette voie. Mieux valait prendre la situation à bras-le-corps. En retrouvant sa passion pour les pierres royales, les joyaux célèbres ou non et leurs histoires, il se retrouverait lui-même !
– Et puis, conforta la marquise, ta femme n’a pas le droit de confisquer tes enfants. Comme il faudra bien qu’elle te les ramène et qu’elle ne les laissera jamais voyager avec leurs seules gouvernantes, il ne lui sera pas difficile de se retrouver en face de toi. Et alors…
– Ne rêvez pas, Tante Amélie ! Nous n’en sommes plus aux beaux jours d’autrefois. Elle ne me regardera même pas ! Ma présence a le don de l’exaspérer !
– Qui vivra verra ! émit Marie-Angéline sentencieuse.
Ce qui lui valu d’être vertement rabrouée :
– Si c’est tout ce que vous avez trouvé comme remonte-moral, Plan-Crépin, vous devriez chercher l’inspiration ailleurs ! Au fait, qui faut-il invoquer pour adoucir les épouses acariâtres ?
– Ma foi… je l’ignore ! Mais en s’adressant à Notre-Dame, on ne risque pas de se tromper !
On s’était séparés sur ces fortes paroles mais elles trottaient encore dans la tête d’Aldo tandis que le train le rapprochait de Venise. Alors il levait les yeux du journal qu’il s’efforçait de lire – bien incapable d’ailleurs de dire s’il s’agissait d’une critique littéraire, des cours de la Bourse ou des propos d’un quelconque ministre ! –, rencontrait le regard souriant de son vieil ami et se sentait mieux. Pour cet amoureux passionné de la Sérénissime, elle détenait le secret, sinon de la joie de vivre, du moins de la paix du cœur…
Et, de fait, quand enfin il toucha le sol en gare de Santa Lucia, Aldo retrouva son assurance. C’était « sa » terre et il lui ressemblait : une île exposée à toutes les tempêtes mais rattachée au continent par un double fil d’acier et de pierre. Il serait toujours heureux d’y revenir…
– Je n’ai pas voulu que Zaccharia vienne nous chercher, confia-t-il à Guy en lui offrant un bras… (Qu’il refusa !) Seulement Zian avec Le Riva. J’ai hâte d’être à la maison !
Ils étaient là tous les deux au bord du quai, le gondolier-chauffeur et l’élégant canot automobile, avec le sourire éclatant du premier qui valait toutes les bienvenues du monde.
– Zaccharia voulait venir malgré vos ordres, expliqua-t-il en rangeant les bagages, mais je lui ai demandé de rester afin qu’il y ait quelqu’un pour accueillir ces Messieurs au palais…
– M. Pisani est déjà rentré chez lui ? Il n’est pas si tard ?
– Il n’est pas venu ! Il a pris froid et s’est excusé ce matin…
– Voilà autre chose ! Est-ce qu’au moins Livia est opérationnelle et nous a préparé à dîner ou faudra-t-il nous réfugier chez Montin ?
– Non, non ! Ces Messieurs peuvent être tranquilles : tout est prêt !
Comme à chaque arrivée de train, la foule affluait au bord du Grand Canal, une foule bruyante et agitée qui s’exprimait en diverses langues et que, après la chaleur du jour, l’approche de la nuit réveillait.
– Est-ce qu’il y a beaucoup de touristes en ce moment ? s’inquiéta Guy qui redoutait les bousculades.
– Oh oui ! M. Pisani et Zaccharia s’interrogeaient même hier s’il ne serait pas préférable de fermer la maison pour éviter les importuns… mais comme Monsieur le Prince et monsieur Buteau rentraient…
Le bateau démarra en douceur, se dégagea des autres embarcations, opéra une courbe gracieuse et se lança dans le Grand Canal, à vitesse réduite cependant, pour éviter les bateaux qui l’encombraient. On aurait dit que toutes les gondoles de Venise étaient dehors. De plus, on pouvait entendre de la musique venant de nombreuses fenêtres ouvertes.
– Je plains les jeunes couples en voyage de noces, soupira M. Buteau. Cela ne doit pas être évident de rêver aux étoiles au milieu de ce tintamarre !
– Oh, c’est encore pire au Lido ! dit Zian. Vous avez raison, c’est infernal. On a l’impression que Venise est prise d’assaut ! Dans notre coin, heureusement, c’est un peu plus calme.
Après avoir franchi la double courbe du Grand Canal, Le Riva infléchit sa course vers la droite quand le bassin de Saint-Marc et la Salute furent en vue, ne pénétra qu’à peine dans un large canal, coupa les gaz et vint doucement jusqu’aux longues marches de pierre blanche encadrées de deux « palli » rubanés de noir et blanc. On était arrivés !
Un bref regard à la haute façade de son palais, et Aldo sauta à terre, offrit sa main à Guy au cas où il aurait eu besoin d’aide.
– Nous voici chez nous, mon cher ami ! s’écria-t-il avec un sourire radieux. En ce qui me concerne, pas mécontent d’être de retour !
– C’est toujours bon de retrouver sa maison ! approuva celui-ci en acceptant la main tendue plus pour le contact avec son ancien élève que par besoin réel tandis qu’au seuil éclairé par les deux lanternes de bronze Zaccharia en tenue de réception, plus empereur romain que jamais, leur souhaitait la bienvenue avant de les précéder dans le vaste vestibule où le personnel attendait aligné : Livia qui avait repris non sans talent les casseroles de la géniale Cecina la défunte épouse de Zaccharia, Prisca et Gelsomina qui veillaient au reste du palais, plus les deux filles de cuisine et les deux valets chargés de diverses tâches. Tous lui souhaitèrent une tonitruante « Bienvenue ! » qui lui alla droit au cœur, tandis que s’éloignait l’impression de solitude éprouvée durant le voyage en dépit de la présence de Guy.
Il y avait même Angelo Pisani qu’on lui avait dit malade !
– Qu’est-ce que vous faites-là, Angelo ? Je vous croyais au fond de votre lit ?
– Je m’y ennuyais trop ! Alors je suis venu… et très heureux d’y être !
Morosini les remerciait tous, avec une chaleur pleine d’émotion, quand un bruit singulier parvint à ses oreilles : le cliquetis d’une machine à écrire lancée à vive allure !… Cela venait de la porte restée entrouverte du secrétariat…
– Vous avez besoin d’un coadjuteur ? demanda-t-il à Pisani qui devint rouge brique. Les affaires sont florissantes à ce point ?
– Je… oui ! Je veux dire non… mais peut-être bien que…
L’abandonnant à son bredouillement, Aldo se dirigea vers le clac-clac toujours aussi actif, poussa la porte, se figea un instant sur le seuil puis le franchit et referma en s’adossant au vantail…
En face de lui, sous la lumière d’une lampe bouillotte, il voyait au-dessus d’un sévère chemisier de piqué blanc, et d’une veste de tailleur gris, une tête rousse aux cheveux tirés en chignon strict, de grosses lunettes d’écaille aux verres teintés, un visage dépourvu de maquillage…
– Mina !… murmura-t-il au bout d’un moment, écartelé entre un fou rire et l’envie de pleurer. Mina revenue ?…
Elle arrêta son travail, leva les yeux sur lui, toujours collé à sa porte, puis toussota pour éclaircir sa voix soudain enrouée :
– J’ai pensé, murmura-t-elle, que si vous ne vouliez plus de moi pour femme… ce que je comprendrais, je pourrais redevenir votre secrétaire… comme autrefois ? Je m’ennuie tellement sans vous !
Alors, il éclata de rire, la fit lever, enleva les affreuses lunettes qui cachaient si bien d’immenses yeux violets, pleins de larmes, ôta peigne et épingles pour libérer la somptueuse chevelure fauve et regarda Lisa bien en face :
– Idiote ! déclara-t-il en la prenant dans ses bras… et hypocrite par-dessus le marché ! Comme si tu ne connaissais pas la réponse !
Saint-Mandé, novembre 2011.