Текст книги "Le pendu de Londres (Лондонская виселица)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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Du temps qu’il exerçait en France la surveillance délicate des anarchistes, French avait été l’un des plus fidèles habitués. Tout naturellement, dès lors qu’il s’agissait d’entreprendre la visite des établissements louches de Vaugirard, il s’y était rendu.
Et maintenant, toujours vêtu de sa longue blouse bleue mais le revolver tout armé dans la poche, il s’y trouvait, espionnant, regardant, enquêtant sans en avoir l’air…
French avait merveilleusement choisi son poste d’observation.
En ouvrant la porte basse qui donnait dans la salle, il avait, d’un ton fort naturel, lancé le bonsoir traditionnel en ce milieu de soi-disant bouchers :
– De la bonne vidure, m’sieurs dames…
Ce qui lui avait attiré la réponse traditionnelle aussi :
– Amen.
Et l’on ne s’était pas autrement occupé de lui, tandis qu’en toute tranquillité se dandinant sur ses hanches, tirant de courtes bouffées d’une pipe de terre qu’il tenait serrée entre les dents, il avait gagné l’un des coins du cabaret, le coin le plus éloigné de la porte d’où il était le plus facile de surveiller les allées et venues des consommateurs.
French, de son poing avait alors heurté la table :
– Garçon ! eh là ! tonnerre de nom d’un chien ! deux fines… un café et de la choucroute. Hop !
Et puis il avait bu, il avait mangé, il s’était fait apporter d’autres verres d’alcool… qu’il avait soigneusement vidés, sur le plancher d’ailleurs.
Et tout cela, French l’avait fait si naturellement que nul de ses voisins n’avait seulement prêté attention à ses gestes.
French maintenant, depuis un grand quart d’heure, affectait de dormir.
S’asseyant de côté sur sa chaise, une jambe étendue sur la table, l’autre sur un tabouret renversé, il s’était appuyé à la muraille crasseuse et, comme pour se garantir de la lumière fatigante des becs de gaz s’était posé sur la figure sa casquette de jockey.
Quiconque à ce moment aurait regardé French, aurait décidé, à coup sûr, que cet honnête marchand de bestiaux dormait à poings fermés.
Mais il n’en était rien.
French avait en effet mieux à faire qu’à dormir.
Les yeux grands ouverts sous sa casquette, il dévisageait à travers le fond de sa coiffure, où, avant d’entrer, il avait soigneusement préparé une savante déchirure, les consommateurs assis dans la salle.
Il les regardait avec d’autant plus d’attention que, dès l’entrée, mais sans qu’un tressaillement ait agité son visage, il avait aperçu le Bedeau…
French dans la poche droite de son veston sentait les trois petits cartons qu’il avait, depuis son départ d’Angleterre, maintes fois examinés et sur lesquels étaient collées les trois photographies que la police anglaise possédait du Bedeau…
Mêmes yeux, même nez, même bouche, si l’individu portait maintenant la barbe alors que jadis il n’avait que les favoris… La conversation du Bedeau, d’ailleurs – French en entendait des bribes lorsque le tumulte s’assourdissait un peu –, était significative. Cela donnait :
– Ah, mince de refile, si jamais j’y retourne de mon plein gré là-bas dans l’pays des Albions, c’est que j’aurai salement des argousins sur la peau en France… cré bon Dieu, quel patelin de misère, pas même de pain dans les boîtes, du bread qu’ils appellent cela. Faut s’battre pour en avoir des morceaux… Et les gonzesses ! toutes des typesses à la r’luque… pas une d’un peu costaud, pas une de qui faire une marmite… Et puis des policemen, ah ! mon vieux, ils en boufferaient des agents de chez nous !… J’te jure qu’il ne faut pas rigoler avec… Non… non.. ! quand j’pense qu’il y a des types de la haute, des gens à braise, qui s’payent des voyages d’agrément dans ces colonies-là, vrai, ça me fait rigoler… gras de plaisir pour eux alors. Moi je préfère Pantruche…, cochon d’endroit, je m’y fais des cheveux… et c’est pour ça que je suis rappliqué… Dommage que je doive retourner…
Dans le groupe on approuvait.
À coup sûr si le Bedeau avait une importance considérable aux yeux de ses amis, par le seul fait qu’il avait réellement été en voyage au loin, il n’était pas un de ses auditeurs qui ne fût, comme lui, convaincu qu’il n’y avait encore que « Pantruche » où l’on pouvait vivre heureux, sans trop d’embêtement, dès lors qu’on était pour de vrai un « zig à la r’dresse »…
Une fille interrogea pourtant le Bedeau d’un ton curieux :
– Et t’étais seul, là-bas ? dis voir mon poteau ? Beaumôme t’accompagnait pas ? moi d’abord, je l’avoue je le regrette, j’avais l’béguin pour c’t’homme là !
Ce que répondit le Bedeau fut perdu dans une clameur : le patron de l’établissement venait de déclencher le phonographe et les habitués du Cabaret des Égorgeurs reprenaient en chœur le refrain d’une scie à la mode : « J’ai perdu ma sœur qu’était travailleuse… »
Qu’importait d’ailleurs ce que disait le Bedeau ?…
Toujours dissimulé sous sa casquette, French maintenant qui bénissait l’inspiration qui l’avait conduit au Cabaret des Égorgeurs, observait à présent un autre consommateur.
C’était un gros homme, vêtu très exactement comme les bouchers : courte blouse de toile bleue claire, pantalon boueux, large tablier à bavette taché de sang et sale.
L’homme, les deux bras croisés sur la table devant laquelle il était assis, le front appuyé sur cette table semblait, comme French, dormir profondément…
Mais…
Mais voici qu’un doute venait à French.
Dormait-il, cet individu ?…
Non.
Non ! il ne dormait pas ; oh ! French l’aurait juré… Mieux même : il surveillait. Il surveillait quelqu’un, quelque chose.
French, soudain, s’était aperçu en effet d’une ruse extraordinaire employée par ce soi-disant boucher… car évidemment ce n’était pas un boucher…
L’homme, qui posait son front sur le rebord de la table et dissimulait son visage entre ses bras, avait, French l’avait noté en se baissant pour taper sa pipe contre le sol, les yeux grands ouverts… il regardait en fronçant les sourcils, qui ? quoi ? Oh ! pardieu, c’était bien simple ! il regardait le boîtier d’une énorme montre qui brinquebalait sur son ventre…
Et cela, c’était pour French le trait de lumière… Cette montre… mais son boîtier qui, de loin, semblait en argent, était en réalité fait d’un miroir, et ce que l’homme regardait dans ce miroir, c’était évidemment ce qui s’y réfléchissait, et ce qui s’y réfléchissait c’était, ce ne pouvait être que la table où se trouvait le Bedeau, table placée juste en face de l’homme.
– Seigneur ! se disait French, si je surveille le Bedeau, cet homme le surveille aussi… mais alors ?
French n’hésita pas.
Se levant rapidement, il jeta quelque menue monnaie au garçon et gagnant la table où se trouvait le mystérieux boucher, il vint d’un air naturel, lui poser la main sur l’épaule :
– Hé ! vieux, appelait French du ton le plus faubourien qu’il pût prendre, cependant qu’interloqué, le boucher le regardait. Qu’est-ce que t’as donc à roupiller ? Écoute voir un peu : j’ai une affaire à te proposer, veux-tu venir deux minutes avec moi ?…
Rapidement, la voix sifflante, French ajouta, brûlant ses vaisseaux, car il était maintenant persuadé qu’il avait reconnu Juve :
– Vite, sortons. Je suis le détective French, police anglaise. Je vous ai reconnu, monsieur Juve, j’ai besoin de vous, mais pas un mot ici…
Et à voix haute :
– Alors quoi ! c’est-y que tu dors encore, mon poteau ? t’as l’air vraiment de me regarder à la façon d’une vache voyant un aéroplane… hé ! vieux frère !
Franchement, en effet, le visage du boucher qu’interpellait ainsi le détective anglais, sans que d’ailleurs personne autour de lui y prît garde, respirait un profond ahurissement.
L’homme ne paraissait rien comprendre à ce que lui disait French.
– Une affaire à me proposer ?… faisait-il enfin. Qu’est-ce que vous me chantez là vous ? ne pas causer de ça ici ? pourquoi ? et puis pourquoi que vous me réveillez ? j’vous connais pas, moi… En voilà des manières, à la fin ! qu’est-ce que que c’est que c’t’enflé-là !… les affaires, ça se traite le verre à la main !… Soyez-vous ! on causera, si vous voulez… mais quoi, d’abord, comment que vous vous appelez ?…
Et cette fois, devant l’ahurissement du boucher, French eut une seconde de réel effroi.
Ah çà ! s’était-il trompé ? n’était-il pas en face de Juve ? avait-il commis la gaffe abominable de s’adresser à un réel membre de la pègre ?
Fallait-il craindre qu’un scandale n’éclatât et que, dénoncé comme policier aux clients du Cabaret des Égorgeurs, il n’eût bientôt à défendre sa peau contre une vingtaine d’apaches… Non, non, il ne se trompait pas. Son œil exercé de détective n’était point victime d’une ressemblance : c’était Juve ! c’était bien Juve…
Et pourtant l’homme répétait, inlassable :
– Eh bien ! j’vous dis, comment que vous vous appelez ? c’est-y que vous êtes devenu muet à c’te heure ? hein ? vous en faites, vrai, un drôle de particulier !
Il fallait évidemment prendre une décision…
D’ailleurs une remarque rassurait French. Alors qu’il avait dit carrément : « Je suis de la police… » Ce boucher n’avait pas bronché, n’avait eu aucun recul… C’était donc bien Juve ?
Mais cependant…
Une second encore, French connut la plus cruelle indécision… Que faire ?
– Soyons prudent, pensa-t-il… Partie remise n’est pas partie perdue…
Et reprenant son ton faubourien, à son tour, il répondit :
– Ah ben quoi ! ne te fâche pas, mon poteau, si je ne te réponds pas c’est que, vrai, j’en suis comme deux ronds de flanc… mince alors ! j’avais cru te reconnaître ! j’t’avais pris pour un autre, pendant que tu roupillais !… Mais, maintenant, je vois que je me suis trompé… t’es pas le gars que je cherche… pardon…. excuse !…
Le boucher se vautra à sa table, grommelant :
– En voilà un louf ! sûr qu’il est bu !… enfin…
Et, accoudé, l’homme feignait de se rendormir. Pour French, mentalement, il se répétait :
– Juve ! c’est Juve ! j’en suis sûr !… mais peut-être ne veut-il pas être reconnu ? Ah ! nom d’un chien ! j’en aurait le cœur net !…
Traînant les pieds, parfaitement à l’aise, French s’éloignait pourtant vers la sortie du Cabaret des Égorgeurs.
– Nous verrons bien ! pensait-il, nous allons bien voir !
Le détective anglais déjà venait d’inventer une ruse qui lui permettrait de savoir l’exacte identité du boucher, de ce boucher qu’il s’obstinait à prendre pour Juve…
13 – SOMBRES PROJETS
– Quelle gonzesse, bon Dieu, quelle gonzesse. Si y a pas de quoi s’en couper le ventre en petits morceaux, je veux bien que le loup me croque en commençant par les pieds. Elle serait de la r’naque qu’elle ne ferait pas plus de magnes… les femmes… les femmes… vrai, on a beau être à la coule ça vous fait toujours baver des ronds de chapeaux… Mais qu’est-ce qu’elle veut cette girie-là ?…
Beaumôme, qui se promenait sur la berge déserte de la Tamise, tout près de London Bridge, était d’humeur massacrante…
Il s’approchait d’un bec de gaz dont la lueur clignotante perçait mal l’atmosphère de fumée et de brouillard, et il relut, s’arrêtant a chaque mot pour en peser le sens, la lettre que le matin même, comme il venait de prendre le rhum, pour tuer le ver, au bar du Old Fellow, le patron de l’établissement lui avait remise. Cette lettre était ainsi conçue :
« Viens ce soir, à 8 heures, sur les berges de la Tamise, près de London Bridge, j’ai des choses graves à te dire.
Nini »
– Des choses graves à me dire ! répéta l’apache qui s’impatientait, attendant Nini depuis plus d’une heure, qu’est-ce que ça peut-être des choses graves ? Elle n’est pas « faite » puisqu’elle m’écrit… Et tant qu’on n’est pas « fait », il n’y a rien de grave. Tout s’arrange…
« Ça ne fait rien ! bon sang ! je voudrai bien savoir de quoi il retourne ?… elle est gironde mais elle vire comme une girouette. On ne sait jamais avec elle de quel côté souffle le vent !… un jour c’est des mamours et le lendemain des engueulades. Saloperie de femme !… va !…
Mais dans le fond si Beaumôme hurlait ainsi sa colère et insultait Nini, c’est qu’avant tout il en voulait à l’extraordinaire épouse de lord Ascott de son dédain, de ses refus.
Beaumôme était pris, « pincé », comme il le disait lui-même. Et Nini ne voulait rien savoir. Nini criait : « Bas les pattes, ou je me fâche… » Et Beaumôme n’osait pas fâcher Nini…
La lettre relue, Beaumôme avait repris sa promenade solitaire. Il faisait de plus en plus sombre, on ne voyait rien sur les berges… Beaumôme marchait à grands pas, de long en large, près du petit escalier qui conduit du pont aux quais…
– Elle va donc pas venir !… cré bon Dieu ! si elle n’est pas là dans cinq minutes, moi, je me défile… j’en ai marre… et puis les femmes, c’est pas tout ça, si qu’on veut les séduire, faut être vache avec elles.
Mais Beaumôme avait beau faire de la psychologie, il avait beau décider en lui-même qu’il ne prolongerait pas son attente… qu’il ne céderait pas plus longtemps aux caprices inexplicables de Nini… il continuait d’attendre.
– Ah ! quand même elles vous font devenir chèvre !…
Beaumôme en était là de ses réflexions quand on lui tapa sur l’épaule…
D’un bond, l’apache se retourna, la main dans la poche où son lingue, tout ouvert, était préparé, déjà sur la défensive…
Mais il eut un sourire :
– Tiens, te voilà ? c’est toi. Pas malheureux…
C’était en effet Nini.
– Beaumôme, qu’est-ce que tu as ? tu as l’air furibond ?…
– J’aime pas attendre, Nini, faisait-il, alors… qu’est-ce qu’il y a pour ton service ? Dis voir la chose, Nini ? Je me retourne les sangs, moi, depuis ce matin…
Mais Nini n’était pas femme à parler ainsi au commandement. Et puis si elle avait donné rendez-vous à Beaumôme, c’était évidemment en vertu d’un plan bien arrêté, pour en obtenir quelque chose peut-être… en tout cas, elle se réservait d’aborder le sujet important à traiter, quand bon lui semblerait. Et elle répondit, se faisant aimable :
– Eh quoi, quelle chose ?… ah bien ! je te retiens, toi, Beaumôme, voilà plus de six mois que tu me racontes tout le temps que je suis ta gonzesse, que je te plais, que je te botte, que tu m’as dans le cœur, dans le foie, dans le gésier et quand je me décide à te donner rendez-vous, mince, je te trouve qui bave avec les tifs à la redresse et la griffe dehors…
– Nini, je ne te comprends pas.
Là-dessus, Nini fit mine de s’en aller…
– Bon !… bon !… déclarait-elle, j’insiste pas. Des hommes, c’est pas ça qui manque, il y en a de trop sur le pavé…
Elle allait s’éloigner, affectant de vouloir rompre l’entretien…
– Quoi ? quoi ? dit Beaumôme, t’as pas besoin de te jouer des flûtes, qu’est-ce que c’est qui te prend ? c’est pourtant naturel ce que je te demande ! tu m’as fait venir, j’suppose bien que c’est pour quelque chose ?…
– C’est pour te voir, Beaumôme…
– Alors, c’est rien que pour me faire plaisir que tu es venue ? C’est-y que tu tomberais dans mes prix, maintenant ?…
Mais Nini haussa les épaules :
– Dans tes prix… j’sais pas, faudrait voir…
Et devenant soudain loquace, Nini d’une seule traite poursuivait :
– Tiens, Beaumôme, j’m’embête, pour la vérité vraie, la voilà : j’m’embête comme une croûte de pain derrière une malle. L’trottoir d’ici, il ne vaut rien pour les gerces comme moi, et puis on ne trouve pas un homme à la hauteur… voilà… on se sent seule et on a beau bouffer et rigoler aussi, on voudrait bien avoir quelqu’un qui vous aime… Mais là pour de vrai.
Du coup, Beaumôme se rassura :
Ah ! certes, il la connaissait cette tristesse toute spéciale des filles, qui les porte à se payer, le terme est souvent exact, un amant de cœur.
Après tout, le revirement de Nini qui, maintenant, s’offrait à lui, pouvait très bien s’expliquer par quelque déception amoureuse… Peut-être bien que la jeune femme avait été plaquée par son protecteur ?… car elle devait en avoir un ?…
Beaumôme prit une voix onctueuse :
– Alors c’est ton dardant fit-il, qui comme ça s’voudrait une petite affection ?… et bien, la gosse, et moi alors ? c’est-y que je suis des nèfles ou des pets de lapins ? quand je te dis que je t’aime ! bon Dieu !… Ah ! Nini, si tu voulais ?… tu sais, et bien ! je suis encore un peu là, entre nous ?
– Oh ! toi, t’es comme les autres. Du poil dans la main et pas d’huile dans l’bras. Oui, du courage pour s’pagnoter… et nib ! pour le reste !…
– Quel reste, Nini ?
– J’suppose qu’on aurait un service à te demander…
– Eh bien ! Nini, on te le rendra…
– Oui, va-t-en voir s’ils viennent… j’en crois pas un mot, Beaumôme…
– Écoute, Nini, ça va bien, il y a le poids de magne, maintenant… pose, propose et dépose et ne chipote pas autour du pot… Que veux-tu ?…
– J’veux rien…
– Écoute, Nini, j’te dis qu’il y a le poids, répéta Beaumôme, c’est pas la peine d’enfiler des perles. C’que causer signifie, on le sait… c’est-y oui ou non que tu veux être ma gerce ?…
Tout en parlant, ils s’étaient avancés le long des berges de la Tamise, puis Nini s’était appuyée contre un tas de bois, des gros madriers de construction, et Beaumôme poursuivait :
– J’aime pas les giries, moi… j’suis net, carré et franc, exact comme une beigne… passez la monnaie ! bonsoir, monsieur, ça suffit… dis c’que t’as ?… tope là ! et si ça colle, ça collera… voilà ! C’est parlé, j’suppose ?…
Nini se leva, d’un coup de pied, elle envoya dans le fleuve la carcasse d’un vieux panier qui traînait sur le sol, puis elle prit Beaumône par le bras, et tout d’un coup, la voix mauvaise, elle dit :
– J’ai des embêtements…
– Des embêtements… de quelle sorte ? allez dégueule-moi la chose, quoi ?…
– Des embêtements graves…
– J’m’en doute !
– Des embêtements, Beaumôme, que tu pourrais peut-être arranger ?…
– Va toujours !
– Tu ferais-t-y quelque chose pour moi ?
– Et toi, Nini ? après ?
– Oh ! si tu m’arrangeais cela, Beaumôme, nous deux, tu sais, ça serait à la vie, à la mort !
Mais Beaumôme, maintenant, siffla trois mesures d’un refrain populaire, puis il concluait :
– En somme… je vais faire le miché ?
– Hein ? demandait Nini…
– Dame ! reprit la jeune crapule, c’est quelque chose comme ça, ta combine… Tu m’dis : j’ai des embêtements, tire-moi de là et ça se colle, nous deux… kif kif coco… tu vois ?
Nini n’avait rien à répondre. En somme, Beaumôme avait raison, c’était bien un marché qu’elle lui proposait. Beaumôme, d’ailleurs, fier d’avoir remis les choses au point, ne se formalisait pas autrement.
– Bon ! faisait-il, allons-y toujours… c’est pas si souvent que j’aurais été « miché »… conte-moi ton boniment ?…
Il fallait bien que cette fois Nini répondît.
– C’est pas du boniment, affirmait-elle, y a pas de quoi rigoler, j’t’assure… Dis voir, Beaumôme, tu connais les policiers ici ?
– Oui, quelques-uns, j’ai des amis, là-dedans, qui me tutoient, même ils m’invitent chez eux, de temps en temps !…
– Tu connais French ?
– French ?
– Oui ?
– Ah ! sûr ! que je le connais. Une vache à l’ancien modèle, celui-là, il m’a refait une fois ! au Derby, tiens ! sept porte-monnaie que j’avais… et puis encore un autre jour… c’est un grand ? un Irlandais ? Celui qui lui a vendu cela pour une demi-mesure de méchanceté n’a pas volé son argent, ah ! l’cochon !… c’est à lui que t’en veux, Nini ?…
Nini baissa la tête affirmativement :
– À lui, dit-elle.
Et sans se perdre en détails, elle ajouta :
– Voilà ! c’est une bourrique… t’entends, Beaumôme ? c’est une bourrique qui me gêne…
Beaumôme entendait très bien. Il faisait mieux que d’entendre, il comprenait à demi-mot :
– Tu veux qu’on l’crève ?
Mais Nini se taisait.
Son silence était d’ailleurs superflu, elle ne niait pas…
– Ah ! tu veux qu’on l’crève ! reprenait Beaumôme… diable !… le morceau est dur !… faudra boire pour l’avaler ! …
Et comme Nini, dédaigneuse, laissa tomber un :
– Ça te fout les foies ?…
– Jamais de la vie, un homme à crever, ça ne me fait pas peur… non !… et puis, d’abord, on a des comptes à régler, nous deux French… seulement… tu comprends…
Dédaigneuse, Nini répétait :
– Oh, j’comprends ! j’comprends ! ça te fout les foies, quoi ?…
Alors Beaumôme s’emporta :
Non, vrai, on n’avait pas idée d’une cafetière pareille ! Nini en avait de bonnes !… Comme ça… là, tout d’un coup… entre la poire et le fromage… quand on n’pensait qu’à faire des yeux, à s’caler les ribouis, à digérer paisiblement, elle vous disait « crève une bourrique ! » et elle s’étonnait qu’on soit surpris.
C’était pourtant pas des coups à faire.
Et l’on avait peut-être ben le droit de remonter son culbutant avant de répondre… Crever une bourrique, parbleu, bien sûr, c’était pas grand-chose ! tout l’monde pouvait faire ça, mais, probable, d’abord, que si Nini venait trouver Beaumôme, c’est qu’y avait de la casse à craindre ?… et puis il fallait des détails… que diable …. bien sûr, il ne refusait pas de la crever, sa bourrique… c’était pas un mec comme lui qui canerait pour une bêtise pareille, seulement, il voulait savoir au juste où et comment on se mettrait à la besogne ?…
Et Beaumôme ayant exhalé sa mauvaise humeur, s’étant ainsi déjà accoutumé à l’idée, interrogeait :
– Alors ?… après ?… pourquoi qu’tu veux qu’on l’crève ?…
– Oh ! s’il faut te chanter la messe pour te décider ?
Et encore une fois elle fit mine de s’en aller…
Beaumôme, heureusement pour elle, n’aurait jamais voulu passer, surtout à ses yeux, pour un poltron :
– Reste donc, faisait-il en l’empoignant par le bras… non, mais des fois, t’as pas bue ?… c’est pourtant naturel ce que je te demande… faut bien que je sache ?…
Alors Nini consentit à s’expliquer… Mais auparavant elle voulait être assurée du concours de Beaumôme.
– J’veux bien te dégoiser l’histoire, disait-elle, mais tu marches ?… tu me le jure ?…
– J’te l’jure !
– Eh bien, voilà… tu sais où est French en ce moment ?
– J’m’en doute pas… il promène ses puces, cet homme ?
– Oui. Il est en France.
– Tiens ! comme le Bedeau ?…
Nini hochait la tête gravement :
– Juste, répondit-elle, comme le Bedeau… c’est même par le Bedeau que je le sais…
– Le Bedeau t’as écrit ?
– Oui, j’ai eu sa babillarde ce matin…
– Bon… bon… alors ?
– Alors, French promène ses puces en France, comme tu dis… Histoire de s’occuper d’un tas de choses qui ne le regardent pas…
– Et que sont ces choses ?
– Elles ne te regardent pas non plus, concluait Nini. Enfin, ce qu’il y a de sûr et de certain c’est que cet animal-là va prochainement revenir… or, ça ne me plaît pas que French revoie l’Angleterre… tu comprends, Beaumôme ?
Beaumôme eut un vague clignotement d’œil agacé.
– Non, je ne comprends pas, j’attends la suite…
Mais Nini haussait les épaules :
– La suite ? déclarait-elle, il n’y en a pas…. C’est des histoires à moi que je ne peux pas te dire, et puis, c’est certain et sûr que tu t’en foutrais !… enfin, je ne veux pas que French revienne, c’est tout ce que tu as à savoir… tu comprends cela, je suppose ?…
– Alors des fois, demanda-t-il, la consigne ça serait de faire couic-couic French, avant qu’il rapplique ?
– Oui, mon vieux !
– Et tu sais quand il va rappliquer ?
– Demain soir.
– Ah ! demain soir !
D’apprendre que le retour du policier était si rapproché et que, par conséquent, il allait falloir rapidement le « zigouiller », Beaumôme avait eu, tout de même, un petit coup dans l’estomac.
– De sorte, qu’il a juste quarante-huit heures à vivre ?…
– Quarante-huit heures à vivre… oui… répétait Nini d’une voix sourde… Il faut, Beaumôme, que dans quarante-huit heures tu m’aies débarrassée de ce pante-là… tu veux ?
Beaumôme haussait les épaules.
– Tu sais ce que tu m’a promis ? fit-il.
Pour toute réponse, Nini, en guise d’acompte, tendit ses lèvres à Beaumôme :
– Va donc, mon gosse… est-ce que je pourrai te refuser quelque chose après ?… et puis là, tu sais, dans l’fond, eh bien, n’crois même pas que ça me sera désagréable…
– Ça va, ça va… t’as pas besoin de me jurer l’amour éternel… on verra bien… Donc, faut crever French et il faut l’crever avant après-demain… sais-tu au moins par où il radine ?
– Par Dieppe… le bateau de Dieppe…
– Bon ça… sais-tu si il sera seul ?
– Oui, seul.
– Meilleur ! Est-ce qu’il passe de nuit ou de jour ?
– De nuit !…
La figure de Beaumôme s’éclaira :
– Ah ! mais c’est du gâteau, faisait-il… c’est du tout cuit pour un bébé s’il voyage la nuit.
Mais il ajouta aussitôt :
– Tout ça c’est parfait, mon trognon, seulement y a tout de même un cheveu…
– Un cheveu… lequel ?
– C’te question !… c’est que justement j’n’ai pas de braise… Il faudrait pourtant que j’aille jusqu’à Dieppe, en apparence…
La figure de Nini devenait soucieuse :
– Ah ! de la braise, déclarait-elle, de la braise… ça, sûr… il t’en faudrait… c’est que je n’en ai pas plus que toi en ce moment… dans ma poche, c’est comme les blés…
– Et tes amants ?
– Tous nickelés…
Ils se taisaient tous deux un moment, puis Beaumôme déclara, magnanime :
– Eh bien, les petits oiseaux y pourvoiront… Quand c’est qu’c’est la braise qui manque et qu’on n’habite pas au Sahara, y a toujours moyen de s’arranger… Si on n’en a pas, on en prend…
Et cette fois, Nini regarda Beaumôme avec admiration :
– Tu sais, dit-elle, et c’est pas des magnes, cette fois, c’est pas du jus de chiqué… si tu me tires de là…
– Ça va, ça va, la copine, on t’la crèvera, ta bourrique…