Текст книги "Le pendu de Londres (Лондонская виселица)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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17 – UN NÈGRE AMOUREUX
– Vous devez être en bénéfices, monsieur Sigissimons ?
– Véritablement, mademoiselle Daisy, vous me surprenez ?…
– En bénéfices, oui, la photographie d’art jointe au reportage photographique, constitue, assurément, une profession lucrative… ce commerce vous est éminemment favorable, et si j’en crois la comptabilité de votre maison, les recettes ont surpassé les dépenses d’une jolie quantité de livres sterling…
– En vérité, mademoiselle Daisy, je vous admire d’avoir pu obtenir en l’espace de quelques heures ce précieux renseignement… et je me demande ce qui vous empêche de devenir de la façon la plus régulière directrice de la comptabilité de ma maison. Souvent, j’ai entendu prétendre que l’on faisait dire aux chiffres absolument ce que l’on voulait… je suis fort heureux de voir que, par votre intermédiaire, ils accusent à mon égard des résultats favorables, mademoiselle Daisy, voulez-vous faire définitivement partie de la maison Sigissimons ?
– Vous êtes bien aimable, monsieur, mais j’ai peur de ne pouvoir rester longtemps chez vous…
– Cela vous irait cependant mieux de faire tranquillement des écritures, confortablement installée à un superbe bureau, que de vous livrer à des investigations policières… Moi, c’est tout le contraire, je suis commerçant par nécessité, photographe par destination, et il me semble que j’adorerais être détective…
– Monsieur Sigissimons, qui vous a dit que j’étais de la police ?
– Mais vous-même, mademoiselle Daisy, une dame de votre apparence, présentant tous les caractères d’honorabilité que vous présentez, et qui vient, comme ça, demander à travailler gratis dans un bureau, qui se donne un mal de chien pour connaître les opérations de la maison, qui fournit quatre fois plus de travail que les employés les mieux payés, ce n’est pas naturel… vous l’avouerez… au contraire, c’est très louche !… voyons, mademoiselle Daisy, n’essayez pas de me raconter des boniments, bien que photographe par métier, je ne suis pas un imbécile… vous êtes venue faire une enquête ?…
– Monsieur Sigissimons, autant vous l’avouer, puisque vous l’avez deviné. C’est vrai, j’appartiens à la police, je suis détective, mon nom n’est pas Mlle Daisy, je m’appelle Mme Davis…
– Que venez-vous chercher chez moi ?
– Un renseignement, monsieur Sigissimons, un renseignement ainsi que vous l’avez d’ailleurs compris : j’ai besoin de découvrir quelle est la personne qui est venue, il y a quelques semaines, faire photographier dans votre atelier un enfant de dix-huit mois à deux ans environ, que d’ores et déjà j’ai identifié : c’est un petit garçon nommé Daniel, et dont la mère n’est autre que Françoise Lemercier, la maîtresse de ce pauvre Garrick.
– …De ce pauvre Garrick que la Cour d’Assises vient de condamner à être pendu ?… Oui, je suis au courant de cette affaire, madame Davis…
– Ne m’appelez pas Mme Davis…
– Pourquoi, puisque c’est votre nom ?
– Précisément parce que c’est mon nom. Je vous ai révélé ma qualité, à vous le directeur de la maison, mais il est inutile que tout le personnel sache ce que je viens faire dans votre administration…
– C’est juste, madame Davis, pardon, mademoiselle Daisy… mais qu’y a-t-il ?
La porte du bureau dans lequel le photographe Sigissimons et Mme Davis, la femme détective, membre du Conseil des Cinq, s’entretenaient ainsi, venait de s’ouvrir subitement, livrant passage à un nègre du plus beau noir, à la haute stature, aux épaules carrées. Vêtu d’une grande houppelande verte garnie de boutons brillants et de galons d’argent, il portait sur la poitrine des aiguillettes d’or, sur sa chevelure crépue se dressait une immense casquette à la visière vernie ; les pieds du personnage étaient chaussés de larges souliers jaunes, cependant que ses mains étaient dissimulées sous d’immenses gants blancs aux doigts trop longs…
Ce nègre était le « chasseur » de la Photographie Sigissimons.
– Moussié, dit le serviteur en s’adressant à son patron, dans son jargon, moi venu ici pour te dire qu’il y a en bas quelqu’un venu pour faire son portrait… Veux-tu que je lui dise de monter devant grosse machine qui imite les fiacres ?…
M. Sigissimons, tout en considérant Mme Davis, demeurée impassible, réprimait une forte envie de rire.
Il réexpédia le noir à son poste officiel, c’est-à-dire devant la porte d’entrée, où il avait charge de constituer une réclame vivante.
– Job, déclara-t-il, ce n’est pas à vous de venir faire ces commissions. Vous ne devez pas quitter le hall, je vous paie pour qu’on vous voie, et fichtre, vous en valez la peine…
– Bon… bon… moussié, répondit le nègre, toi pas fâché… moi descendre sur le trottoir, moi dire à bonne femme de t’attendre dans le salon…
Mme Davis et Sigissimons reprirent leur entretien.
– D’où connaissez-vous ce nègre, cher monsieur ?
– Mais je ne le connais pas du tout, je l’ai embauché voici huit jours sur sa bonne mine, sa belle couleur et sur la foi également d’une petite annonce du Times.
Mme Davis hocha la tête :
– Ce n’est pas très prudent de prendre n’importe qui…
Sigissimons haussait les épaules :
– Tenez, madame Davis, rien qu’à votre attitude perpétuellement soupçonneuse, j’aurais deviné que vous apparteniez à la police… les moindres choses paraissent compliquées aux gens de votre profession, et vous voyez toujours des faits mystérieux là où il n’y a rien…
– Oh !… commença Mme Davis…
Mais Sigissimons lui coupa la parole :
– Croyez-moi, madame Davis, il ne faut rien exagérer… tenez ce brave Job est certainement un honnête garçon. Il y a deux raisons à ça. Primo, il est complètement idiot, et secundo il est amoureux.
– Amoureux ?
– Parbleu oui… et amoureux de vous, madame Davis : pour être détective vous n’en êtes pas moins femme… et j’aime à croire que vous vous êtes aperçue des regards passionnés que vous jette ce superbe noir, à chaque fois qu’il a l’occasion de vous rencontrer sur son passage…
– Mon pauvre monsieur Sigissimons, vous vous faites des illusions et vous oubliez que je ne suis plus d’âge à déchaîner des passions, même des passions de nègre…
Sigissimons allait répondre quand un blanc fit son entrée dans le bureau.
Il était porteur d’une grande valise qu’il déposa sur le plancher…
– Voilà, patron, déclara-t-il, s’adressant à Sigissimons, il y a quelques pièces qui m’ont paru intéressantes et que j’ai acquises à la criée…
Sigissimons jeta un rapide coup d’œil sur les objets apportés par son employé. C’étaient des accessoires de photographie, des appareils, des magasins à plaques, des produits chimiques qui, évidemment, provenaient de ventes privées ou publiques, ventes judiciaires ou de Mont-de-Piété.
Sigissimons avait l’habitude de faire de semblables emplettes, et fréquemment, il trouvait chez les détaillants, les bric-à-brac ou même les revendeurs, des occasions tout à fait avantageuses.
– C’est bien, Charley, déclara Sigissimons, c’est bien… voici des appareils qui me semblent en parfait état, n’avez-vous pas payé ce lot trop cher ?
– Presque rien, patron…
L’employé allait énumérer à Sigissimons le détail avantageux de ses achats, lorsque soudain le patron d’un bref monosyllabe, invita son employé à sortir.
Il avait pris cette décision à la suite d’un coup d’œil significatif que lui avait lancé Mme Davis…
Lorsque Charley se fut retiré et que les deux interlocuteurs se trouvèrent à nouveau seuls, Sigissimons interrogea :
– Qu’y a-t-il, madame Davis ? pourquoi m’avez-vous fait renvoyer mon commis ?
Sigissimons considéra à ce moment Mme Davis avec stupeur.
La femme détective n’avait plus son air enjoué et cordialement railleur de l’instant précédent.
Sa physionomie avait changé du tout au tout.
Mme Davis paraissait surprise, inquiète, bouleversée. Sans souci de la respectabilité ni de la correction de sa tenue, elle s’était jetée sur le plancher, fouillant fiévreusement dans la valise apportée par Charley.
Elle en retira un minuscule appareil, un kodak. Elle ajustait son binocle, s’efforçant de découvrir, sur un coin de l’appareil, les initiales qui s’y trouvaient gravées.
Impossible.
Fébrilement, elle passa l’appareil à Sigissimons :
– Je vous en prie, dit-elle, lisez-moi ce qu’il y a d’écrit là ?
Le photographe obéit :
Après un attentif examen, il épela les initiales :
– S… Y… puis… attendez… madame Davis, je vois encore une lettre… ou du moins, un chiffre, le chiffre 4… oui, c’est bien cela…
Mme Davis semblait au comble de l’émotion.
– C’est bien cela… vous avez dit : S… Y… 4… ?
– Oui, madame Davis ?
– Monsieur Sigissimons, combien me vendez-vous cet appareil ?
– Je ne vous le vends pas, madame, mais je vous le prête, tant qu’il vous plaira.
– Merci, monsieur…
Mme Davis se précipita sur le kodak, elle allait l’ouvrir… soudain, elle se ravisa…
– Monsieur Sigissimons ?
– Madame Davis…
– Monsieur Sigissimons, pouvez-vous me dire si cet appareil contient des pellicules, si on a pris des photos ?
Un rapide coup d’œil suffit à l’homme de l’art :
– Oui, madame, fit Sigissimons…
La femme détective dès lors, toute tremblante, sollicita encore du photographe :
– Je vous en prie, mettez immédiatement votre cabinet noir à ma disposition, il faut que je développe ces pellicules, ne vous occupez de rien, je sais comment on fait…
Sigissimons, sans chercher à comprendre, s’inclina. Il appuya sur un timbre. Charley apparut.
– Voulez-vous préparer la lanterne rouge dans le cabinet noir…
Charley s’inclina, puis disparut. Sigissimons se retourna vers MM Davis :
– La pièce en question sera dans quelques secondes à votre disposition, madame…
Mme Davis, comme la généralité des détectives, avait été initiée, lors de son apprentissage, au maniement des appareils photographiques de toutes sortes.
La photographie instantanée rentre en effet dans les procédés de travail des policiers modernes, ainsi d’ailleurs que le téléphone, l’électricité… et aussi le tir au revolver…
Pourquoi Mme Davis avait-elle été intriguée, puis émue, en apercevant le lots des appareils d’occasion achetés pour le compte de Sigissimons par son employé ? C’était parce qu’elle avait reconnu au nombre de ceux-ci un Kodak d’un modèle tout particulier qu’elle connaissait fort bien.
Cet appareil était, en effet, du type adopté par la police anglaise.
Or, Mme Davis avait eu le pressentiment qu’il s’agissait là de l’appareil d’un de ses collègues, et cela l’étonnait au suprême degré, les détectives n’ayant pas pour habitude de les vendre.
S… Y… signifiaient Scotland Yard.
L’appareil provenait donc à n’en pas douter de l’attirail professionnel d’un policier.
Le chiffre 4 qui suivait les initiales et ne voulait rien dire en apparence, signifiait pour elle quelque chose de très précis…
4 c’était le numéro matricule de son collègue et ami, le détective French, quatrième membre du conseil des cinq.
Comment se faisait-il que, par le plus grand des hasards, l’appareil photographique de French était tombé en la possession de Sigissimons, après avoir été vendu en vente publique ou clandestine ?
Et cela, précisément, peu de jours après la disparition encore inexpliquée du détective, parti à la recherche de Mme Garrick ?
Mme Davis avait aussitôt flairé un mystère, sa curiosité s’était aiguisée du fait qu’aux dires de Sigissimons il y avait dans le Kodak des photographies dignes, assurément, d’attirer son attention.
Mme Davis avait alors demandé à développer ces clichés, afin de savoir ce dont il s’agissait.
***
Elle était à présent installée dans le cabinet noir et médiocrement éclairée par la lanterne rouge dont les reflets donnaient à la pièce un aspect sinistre. Mme Davis développait, pour employer le mot technique, les « pellicules » extraites du Kodak.
Du Kodak ayant appartenu au détective French ?…
De cela il n’y avait pas lieu de douter.
C’était certainement de l’appareil de French que Mme Davis retirait les diverses pellicules dont elle demandait aux bains révélateurs de montrer l’image.
La femme détective était absorbée dans ce travail et il y avait de quoi.
Un premier cliché, évidemment pris au magnésium, c’est-à-dire de nuit, lui avait en effet montré le pont d’un navire… d’un navire qui sortait d’un port.
Mme Davis, à l’examen des détails de ce port, n’hésitait pas longtemps à le reconnaître, à l’identifier, il s’agissait du port de Dieppe.
Au premier plan d’ailleurs se trouvait une bouée de sauvetage qui portait ce mot : Écosse.
Or, Écosse c’était le nom d’un des steamers faisant la traversée de Dieppe à Newhaven.
– Par exemple ! monologua Mme Davis, voilà qui est surprenant… Il semble bien, par ces photographies, que French se soit trouvé à bord de ce navire.
La femme-détective examinait plus attentivement encore le document que désormais, après avoir lavé dans l’eau, elle plongeait dans le bain de fixage.
– Même, se disait-elle, voici des personnages dont les tournures ne me sont pas inconnues. Cette espèce de voyou, cette grande dame…
Mme Davis s’interrompait de réfléchir tout haut.
Instinctivement, elle avait tressailli comme si quelque chose d’anormal venait de se produire.
Mme Davis, en effet, avait senti comme un souffle chaud lui passer sur la nuque. Elle avait cru entendre respirer.
Étrange sensation !
Elle jetait un rapide coup d’œil autour d’elle, la pièce était noire, bien noire, l’ombre ne révélait rien de suspect.
Mme Davis réprima son léger tressaillement :
– Suis-je bête, fit-elle, on croirait que j’ai eu peur…
L’excellente femme songeait machinalement à ce moment à French, à son cher collègue, si mystérieusement disparu et sans vouloir se l’avouer à elle-même, elle éprouvait une certaine émotion à l’idée que cet homme auquel elle pensait nécessairement en développant des photographies assurément prises par lui, avait disparu, peut-être était-il mort au moment précis où il les avait prises !
Cette fois, Mme Davis crut entendre un profond soupir :
– Qui est là ? qui va là ? proféra-t-elle, presque à haute voix…
Nul ne lui répondit.
Mme Davis, haussant les épaules, furieuse contre elle-même, reprit ses travaux :
– Je suis sotte, disait-elle… et, nerveuse, une femme de mon âge ne doit pas se permettre de pareilles fantaisies… surtout une femme détective…
Mme Davis s’absorba dans le développement d’un nouveau cliché, et l’attrait de ce document lui fit rapidement oublier ses vagues inquiétudes.
L’image qui apparaissait dans le bain révélateur était au plus haut point intéressante.
Mme Davis voyait se silhouetter, en traits noirs et précis sur la gélatine rose, les angles nets d’une maison, puis, surgissant peu à peu – ombre à peine estompée d’abord, mieux précisée ensuite, – se dessinaient à une fenêtre, bien éclairée, en pleine lumière, les contours d’une femme grande et majestueuse dont les traits fins et distingués apparaissaient en négatifs.
– Par exemple, c’est Mme Garrick ?
Impatiente de savoir, la femme détective tira du révélateur le cliché aux trois quarts développé, le regarda par transparence.
Soudain, la pellicule placée d’une certaine façon montrait à Mme Davis le document en positif…
La femme appuyée au balcon de cette fenêtre était bien Mme Garrick. Mme Garrick, très reconnaissable, absolument identique aux portraits que l’on avait publiés d’elle dans les journaux…
– Quelle découverte, pensait Mme Davis, ceci va prouver péremptoirement que notre pauvre ami Tom Bob, si abominablement condamné à mort, est innocent du crime qu’on lui reproche… j’en ai la certitude, ce document, c’est toute la revision de son procès… ces photographies ont été, en effet, prises postérieurement à la disparition de Mme Garrick… postérieurement à l’arrestation de son mari, j’en ai pour preuve le numéro d’ordre que porte le rouleau de pellicule, rouleau de fabrication toute récente…
Mme Davis, au comble de la satisfaction, allait plonger dans le bain de fixage le sensationnel document, lorsque, brusquement elle s’arrêta, interdite.
Au fond de la cuvette d’ébonite, où miroitait une eau rouilleuse, se reflétait une extraordinaire physionomie au milieu de laquelle apparaissait, d’un blanc éblouissant, deux globes d’yeux et une double rangée de dents d’ivoire.
Quelle était cette tête étrange qui se reflétait ainsi ? Instinctivement Mme Davis leva les yeux et ne put réprimer un cri de surprise.
À la lueur de la lanterne rouge elle vit, ou devina pour mieux dire, devant elle, tout près, la silhouette majestueuse et colossale du nègre Job dont le regard la dévorait de convoitise.
Mme Davis comprit dans un seul instant les bruits suspects qui l’avaient émue. Soupirs, respiration, c’était le nègre.
Le nègre qui se trouvait dans la pièce obscure, qui s’y était enfermé avec elle.
Que pouvait-il bien vouloir ?
Mme Davis ne tarda pas à le savoir.
Soudain, elle sentit autour de sa taille se poser un gros bras robuste et vigoureux, cependant que le nègre l’attirait sur sa poitrine.
Mme Davis n’était pas femme à s’émouvoir pour si peu, elle n’allait pas prendre au tragique l’événement peu surprenant, mais ridicule surtout. Certes, le nègre manquait de délicatesse dans sa façon de faire, mais peut-être, au fond, Mme Davis n’était-elle pas autrement offensée à l’idée que, malgré son âge et ses formes déjà empâtées, elle avait encore pu inspirer cet amour…
Toutefois, Mme Davis était une honnête femme.
Pour rien au monde elle n’aurait cédé au nègre.
Mais cette idée d’être aimée de Job, de Job, le grotesque personnage chargé de faire remarquer la boutique de Sigissimons rien que par sa silhouette invraisemblable, lui parut si comique qu’elle éclata de rire.
…Et Mme Davis au fur et à mesure qu’elle se débattait, cherchait à s’arracher de l’étreinte de Job, défaillait presque à force d’avoir ri.
Le nègre, toutefois, ne se décontenançait pas et peut-être serait-il arrivé à ses fins si Mme Davis, qui ne perdait aucunement son sang-froid, n’avait réussi à gagner la porte du cabinet noir et à l’ouvrir brusquement d’un vigoureux coup de pied.
Le jour pénétra alors à flots, inondant la pièce de lumière.
Le nègre, désespéré de cette solution inattendue, lâcha alors prise, se sauvait confus, honteux, roulant ses gros yeux en boule de loto et murmurant des paroles inintelligibles.
Mme Davis ne s’attardait pas à le poursuivre.
Tandis que le nègre s’enfuyait, elle poussait un cri et rapidement se précipitait à nouveau dans le cabinet noir dont elle refermait la porte sur elle ; puis fiévreusement elle consultait la pellicule, non encore fixée qui représentait Mme Garrick.
Hélas ! ce qu’avait craint Mme Davis s’était produit. Le rayon de lumière blanche avait été fatal au document photographique, la pellicule était voilée, on ne reconnaissait plus rien de la maison, ni du balcon, ni de la jolie femme qui y était appuyée…
Mme Davis ne put réprimer son dépit.
Elle en voulait, cette fois, au nègre, non pas tant d’avoir essayé de la violenter, mais de lui avoir fait perdre la meilleure preuve qu’elle pouvait produire de l’innocence de son collègue Tom Bob…
Mme Davis, toutefois, ne s’attarda pas à déplorer un événement irrémédiable. Au surplus, elle éprouvait une consolation : sur la première des photographies, celle représentant le pont du navire, on reconnaissait parmi les passagers, d’une façon assez nette d’ailleurs, Mme Garrick.
La femme détective appelait quelques instants après l’un des employés de Sigissimons.
– Monsieur Charley, disait-elle au jeune homme qui venait répondre, voici un document de la plus haute importance… combien de temps vous faut-il pour tirer une épreuve ?
L’employé, vêtu d’une longue blouse blanche et dont les mains étaient déjà encombrées de châssis, de verres, de photos à demi sèches, après un rapide regard déclara :
– Il faut au moins deux heures pour sécher ces pellicules, et autant pour tirer les positifs…
– C’est bien, coupa Mme Davis d’un ton sec, veuillez me faire ce travail d’urgence, j’en ai le plus grand besoin.
***
Quelques instants après, Mme Davis quittait l’atelier de Sigissimons.
La femme détective passa devant l’entrée du magasin où le nègre était venu reprendre sa faction. Mme Davis se trouva alors dans Holborn Viaduct, fit avancer un cab, y monta.
***
– Vous avez demandé à me voir, madame ?
Celle-ci sans s’asseoir, répondit :
– Monsieur le coroner, je viens de faire une découverte importante. Tom Bob…, je veux dire Garrick, est absolument innocent du meurtre de sa femme…
Le coroner ne bronchait pas, un pli soucieux s’imprima sur son front.
– Encore cette affaire, dit-il avec un air ennuyé ; Garrick, madame Davis, a été condamné en dernier ressort…
Mme Davis ne se laissa pas émouvoir par l’indifférence du magistrat.
– La révision s’impose, monsieur, affirma-t-elle… elle s’impose absolument…
La femme détective alors, racontait par le menu au coroner les découvertes sensationnelles qu’elle venait de faire ; d’abord l’appareil ayant appartenu à French et ensuite les photographies… la photographie tout au moins qui lui restait, qu’elle avait trouvée dans cet appareil.
Le coroner semblait sortir peu à peu de son apathie naturelle.
Assurément, il était bien évident qu’en principe il lui déplairait de revenir sur cette affaire terminée, juridiquement parlant, mais le magistrat instructeur était aussi un honnête homme, et quoi qu’il pût lui en coûter d’ennuis personnels et de complications dans son existence, il ferait le nécessaire pour permettre aux partisans de l’innocence de Garrick de fournir à la justice et aux pouvoirs publics toutes les preuves de cette innocence.
– Apportez-moi donc ces photographies, demanda-t-il, lorsque Mme Davis eut achevé son récit, je les soumettrai au lord chancelier, et peut-être jugera-t-il de son devoir de renvoyer à nouveau devant le jury le procès de Garrick…
Mme Davis ne s’était pas fait répéter cette invitation. Regagnant rapidement son cab, elle se fit reconduire au magasin du photographe Sigissimons.
***
Depuis une heure, depuis que Mme Davis était partie, le nègre Job paraissait en proie à une extrême émotion. Il allait et venait de long en large devant le magasin. À deux ou trois reprises, il avait abandonné son poste, était rentré furtivement dans les ateliers, s’était introduit dans le cabinet noir.
Au moment où il sortait de cette pièce, Charley le rencontrait, le nègre devenait tout gris, ce qui est pour les gens de sa race la façon de rougir :
– Que fais-tu là, Job ? interrogeait Charley.
– Rien du tout, moussié Charley… moi pas faire mal…
L’employé ne remarquant pas le trouble du nègre ne se préoccupait pas autrement de cette réponse embarrassée.
Cependant, le nègre, après avoir hésité quelques secondes, articulait :
– Moussié Charley…
– Qu’y a-t-il, Job ?
– Moussié Charley, vous dire au patron… que moi peux pas rester ici… bien content pourtant gagner les shillings, mais pas bon travail pour nègre… et puis Job est ennuyé avoir fait des bêtises avec Mlle Daisy… voulu l’embrasser… bien méchant, n’est-ce pas ?… vilain noir… vilain singe…
Le nègre, que Charley désormais considérait avec ahurissement, se dépouilla en hâte de la grande houppelande verte qui constituait son uniforme.
– Moi, rendre le manteau doré, déclara-t-il, non sans regret.
Puis bondissant vers la sortie, après avoir encore jeté sa casquette aux pieds de Charley, il gagna la rue à toute allure et se mêlait à la foule des passants.
Le jeune employé de Sigissimons, Charley, n’était pas encore revenu de sa stupéfaction, il n’avait pas encore compris la soudaine décision du nègre qui, somme toute, se sauvait sans même avoir songé à réclamer sa semaine, que Mme Davis, connue dans la maison du photographe sous le nom de Mlle Daisy, revenait de chez le premier ministre.
Elle monta, aperçut Charley :
– Où en sont mes photographies ? demanda-t-elle aussitôt.
L’employé leva les bras au ciel :
– Je les ai oubliées, dit-il, mais n’ayez pas peur, miss, on va rattraper le temps perdu…
– Je vous en prie, supplia Mme Davis, faites vite, c’est très pressé…
Tout en répondant :
– On y va… on y va…
Charley s’introduisait dans le cabinet noir… Il y prolongeait son séjour…
– Mademoiselle Daisy ?
– Qu’y a-t-il, Charley ? répondit Mme Davis…
– Où avez-vous mis votre cliché ? je ne le trouve pas…
Mme Davis, sinistrement inquiète, se précipitait à son tour dans le cabinet noir. En vain fouilla-t-elle avec l’employé les coins et recoins de la pièce, la précieuse pellicule représentant Mme Garrick sur le pont du navire demeurait introuvable.
– Mon Dieu !… Mon Dieu !… s’écria la femme détective, quelle malchance s’acharne sur nous…
Mais elle poussait un ah ! de stupéfaction. Dans la salle voisine elle apercevait, gisant sur le plancher, la somptueuse défroque du nègre Job.
– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-elle…
En deux mots, Charley lui expliquait la récente décision prise par le nègre :
– J’ai cru comprendre, fit-il, que Job, vous ayant manqué de respect, n’osait plus reparaître devant vos yeux, et que c’est pour cela qu’il quittait la maison…
– Vraiment, fit sur un ton évasif et très énigmatique la femme détective qui resta quelques instants silencieuse, absorbée dans ses réflexions.
Le mystère ne s’éclaircissait pas du tout à ses yeux, bien au contraire.
Si la disparition du document photographique dont elle avait besoin, et la fuite du nègre étaient concomitantes, fallait-il voir dans cela de simples coïncidences, ou alors une préméditation ?
Cependant la perplexité de Mme Davis ne dura pas longtemps…
Sans fournir la moindre explication au jeune employé Charley, elle alla s’enfermer dans la cabine téléphonique.
– Allo… allo… Scotland Yard…
On répondait de la préfecture de police.
Mme Davis demanda à parler à Shepard, elle donnait un numéro d’ordre qui certainement allait aviser le détective de la qualité de son interlocuteur.
Quelques secondes se passaient, puis Mme Davis reconnaissait la voix de son collègue :
– Qu’y a-t-il pour votre service ? interrogeait celui-ci.
– Allo… Shepard… allo mon ami… J’ai besoin d’un renseignement… connaissez-vous un certain nègre… se faisant appeler Job et employé ces derniers temps en qualité de portier dans la maison du photographe Sigissimons ?
De sa voix grave, Shepard renseignait Mme Davis :
– Job… parfaitement je le connais, c’est un Africain, ancien chauffeur à bord des cargo-boats, ivrogne et voleur à l’occasion… avant d’être portier chez le photographe, il dressait des puces savantes…
– Allo Shepard… que pensez-vous de sa mentalité ?… le croyez-vous capable d’une initiative quelconque… peut-on lui confier une mission délicate ou audacieuse ? En un mot, est-ce un homme intelligent ou un imbécile ?…
– Un imbécile ! répondit Shepard sans la moindre hésitation…
– Allo… merci… à bientôt… je vous verrai à ce sujet…
Mme Davis raccrochait le récepteur, mais ne quittait pas la cabine.
Job lui avait fait la même impression qu’à Shepard ; tous deux tenaient donc le nègre pour un parfait crétin.
Mme Davis hésitait. Elle ne pouvait pas conclure absolument dans ce sens.
En réalité que redoutait-elle ?
Deux hypothèses se présentaient à son esprit :
Job, réellement amoureux d’elle, après avoir essayé de la violenter, et, n’ayant pas réussi, redoutant un châtiment s’était sauvé de la maison.
C’était la version la plus plausible en apparence, la plus simple aussi…
Mais il y en avait une autre, une autre plus compliquée, à laquelle Mme Davis se serait volontiers arrêtée si elle avait pu se persuader de l’intelligence de Job.
C’était la suivante :
Job aurait joué la comédie de l’amour et la scène de passion dans le cabinet noir, non pas tant pour obtenir les faveurs de Mme Davis, que pour voir les photographies qu’elle développait et pour, à l’occasion, assurer la destruction des plus compromettantes.
Si tel avait été le but visé par Job, il fallait dès lors reconnaître qu’il avait superbement joué sa comédie.
Job, dans ce cas aurait agi pour le compte de quelqu’un ayant intérêt, non seulement à faire disparaître toute trace du voyage de French en France, mais en outre tout document susceptible d’innocenter Tom Bob en révélant l’existence certaine de Mme Garrick, sa femme.
À quelle opinion fallait-il s’arrêter ?
Job était-il intelligent ou bête ? Oui ou non ?
– Il faudra que j’en aie le cœur net, pensa Mme Davis, qui décida aussitôt d’aller voir Shepard, afin d’obtenir de lui la mise en filature, peut-être même l’arrestation du nègre.
Mme Davis en s’en allant ne pouvait dissimuler son dépit.
– De tout cela, reconnaissait-elle, il résulte pour le moment ce fait unique que j’avais, voici deux heures des documents prouvant l’innocence absolue de Tom Bob, et que désormais je ne les ai plus.
Qui donc peut en vouloir à notre ami ? Quels sont les terribles adversaires qui s’acharnent à sa perte ?