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Le pendu de Londres (Лондонская виселица)
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Текст книги "Le pendu de Londres (Лондонская виселица)"


Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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Beaumôme faisait à Nini une cour assidue, inlassable, vaine.

– Alors, te voilà passé nourrice, à c’t’heure ? demanda le Bedeau.

Mais Beaumôme n’avait cure de cette observation. Il avait été dans un coin de la pièce et, précautionneusement, il déroula un gros paletot – son propre paletot – posé à terre…

Dans le vêtement était enveloppé un enfant qui dormait, poings fermés, bouche ouverte, avec la conviction que peut mettre à dormir un poupon de dix-huit mois.

Beaumôme, point trop maladroitement, prit le baby et l’assit sur la table, au plein centre des verres :

– Le voilà, Bedeau ! voilà l’héritier de ma gonzesse…

Mais, prestement déjà, Nini avait repris son fils et le berçait :

– Hé, les hommes, dites voir un peu seulement qu’il n’est pas beau ?… ça fera un gars que je vous dis… mon Jack…

– Un fils de qui ? demandait narquoisement le Bedeau…

Nini lui coupa la parole :

– Un fils de moi… et ça suffit…

– Ça, j’dis pas, fais voir s’il te ressemble ?…

– Bien sûr qu’il me ressemble, déclara-t-elle. Tu ne t’imagines pas que je l’aurais fait à ton exemple, hein, face-moche ?…

– Ne te fâche pas, Nini, je ne doute pas que t’aies des modèles mieux que moi… Et puis, c’est juste, après tout… il n’est pas mal ce gosse-là… pas vrai, Job ?

– Li était une joli bébé, mais li n’était pas l’même ?

Nini, véhémente – sans doute n’aimait-elle pas que l’on n’admirât point en tout et pour tout son fils – protesta :

– Des fois, l’enfant de l’Afrique, t’as bu, hein ? qu’est-ce que tu veux dire dans ton patois ? tu ne le reconnais pas mon fils ?…

– Li était une joli garçon, mais li était pas ton fils…

Cette fois Nini foudroya le noir d’un regard coléreux…

– Pas mon fils, c’est-y que tu l’as accouché pour moi ?… j’te dis qu’il s’appelle Jack…

Mais le Bedeau trouvait Job impayable. Il insista, à son tour, histoire de « faire monter à l’échelle » la copine :

– Vrai, Nini, dit-il, c’est pas de la blague, tu sais, mais le fait est que ton fils il ne te ressemble pas. T’as dû te tromper toi-même le jour où tu l’as fait ?…

Alors Nini se fâcha : elle n’admettait pas la plaisanterie.

Qu’on l’insultât, elle, n’est-ce pas, elle s’en moquait, elle avait une langue pour répondre, et même un lingue dans sa poche, seulement fallait pas qu’on s’en prît à son fils… Ah, ça non, ou alors il y aurait du bois de chauffage…

– Tiens, parbleu, cria-t-elle, tu t’y connais, toi, en gosse… il ne me ressemble pas ?… possible, puisque c’est un garçon…

Mais cela n’impressionna personne. Job, qui buvait toujours, insista :

– Moi avoir déjà vu li, et pourtant moi pas le reconnaître…

Et le Bedeau :

– Tu l’as peut-être changé en nourrice… dis voir Nini ?

Nini remmaillota l’enfant :

– Ça va bien, fit-elle, rageuse, en voilà assez sur mon salé, n’est-ce pas ?… je vous ai dit que c’était Jack et que c’était mon gosse… je me fous pas mal qu’il ne vous plaise pas. Moi je le trouve gentil… Et sûr que dans l’avenir, quand il aura bouffé beaucoup de soupe et que toi, Bedeau, tu en seras à sucer les pissenlits par la racine, il fera un rude costaud. Il tiendra de sa mère…

Le Bedeau, voyant que cela tournait mal, s’efforça de calmer la jeune femme :

– Oh ! ça va ! j’te disais cela pour te faire bisquer, quoi ! que que tu veux que dans un gosse de c’t’âge on reconnaisse quoi que ce soit ?… ça sera peut-être un hercule, ton crapaud… j’y vois pas d’inconvénient… Et puis c’est pas tout ça, on boit à sa santé ?…

Une tournée générale réconcilia la bande. Beaumôme reprit la parole :

– Qui c’est qui a lu le journal, aujourd’hui ? demandait-il…

– Moi, répondit Nini, pourquoi ?

– Y a-t-il du nouveau sur le machin de Putney ?

– Quel machin de Putney ?

Emporté, Beaumôme abattit le poing sur la table :

– Fais donc pas ta gourde, Nini, tu sais bien ce que je veux dire, pas vrai ?… Le truc machin chose du dentiste ?… celui qui a soi-disant découpé sa femme ?…

Sombrement, Nini interrogea :

– Quèque ça te fout ?

– Tu sais bien que quand il y a des affaires comme ça, la police tombe toujours sur les bougres comme nous… Et je tiendrais pas à me faire poisser ici… Deux ans de hard labour, tourner dans une cage comme un écureuil, merci, dit le Bedeau.

– Mais t’en es pas de c’t’affaire de Putney ?

– Non, je n’en suis pas, et Beaumôme non plus, bien sûr. Seulement, s’il y a des rafles, on risque toujours d’être pincé, et c’est ce qui fait que Beaumôme te demande si t’as des nouvelles…

Nini, cette fois, se contentait de hausser les épaules :

– Calmez donc votre frousse, allez, puisqu’il paraît que les tourtereaux sont en route pour le Canada…

– Comment que tu sais ça, Nini ?

– C’est bien malin, j’ai fait causer les voisines… il paraît que la maîtresse du Garrick, elle est persuadée que son fils lui a été volé par son mari… un ancien à elle qu’habite le Canada… alors elle a cavalé…

– Et son amant ?

– Le docteur ? eh bien, on dit comme ça dans le quartier qu’il en était fou et qu’il a dû se trotter avec elle…

Mais Job s’était levé, et sans que rien ait pu annoncer son intention, il sauta sur la table et dansa un cake-walk effrayant.

Au bruit qu’il faisait, les consommateurs accoururent de la première salle. Joyeux vacarme, que domina, avec peine, quelques minutes après, la voix du patron, Ismaël, qui, les poings sur les hanches, lançait en son argot londonien :

– Alors, c’est-y pour aujourd’hui ou pour demain, gentlemen ? voilà minuit qui sonne. Dehors tout le monde…

…Car Ismaël n’oubliait pas que la police tient essentiellement, au quartier des Docks comme ailleurs, à ce que tous les bars, et surtout les bars interlopes, soient fermés à minuit.

Pourtant il devait servir encore une tournée, – ce qui ne l’inquiétait guère, il n’était en réalité que minuit moins le quart, – et ses clients partirent enfin.

Nini s’en alla seule, à grands pas. Job, soutenu par Beaumôme et le Bedeau, tourna à droite, s’enfonçant dans les rues noires qui mènent aux Docks où il est des cabanes abandonnées, abris possibles contre le froid. Les autres consommateurs s’éparpillèrent dans la nuit…

Les deux pauvres bougres portant les noms de Bob et Ralph sortirent en dernier.

Bob, encore qu’il eût eu l’air toute la soirée passablement éméché, semblait parfaitement maître de lui-même… Ralph était gris comme trente-six Polonais.

Bob, amicalement, entraîna son compagnon vers une ruelle sombre où, d’un croc-en-jambe, il l’affala sur le trottoir, dans une encoignure de porte :

– Dors là, garçon, murmura-t-il…

Et l’abandonnant sans autre forme de procès, Bob gagna le centre de Londres.

Mais au sortir des ruelles obscures des Docks, Bob avisa une voiture stationnant depuis une bonne heure… Bob y monta, réveillant d’un coup de sifflet le cocher :

– À Scotland Yard, lança-t-il…

Car Bob – Bob, le pauvre bougre qui, dans l’après-midi, avait raccroché au hasard des quais de la Tamise le sans-travail Ralph, Bob qui lui avait payé de nombreuses tournées, Bob qui l’avait emmené enfin se saouler complètement au bar du Old Fellow – Bob n’était autre que le policier Shepard, bien connu pour ses enquêtes extraordinairement audacieuses et habiles dans la pègre de Londres…

Et le détective Shepard estimait qu’il n’avait pas perdu sa soirée…

7 – UNE ARRESTATION EN PLEINE MER

– Alors, capitaine Hill, vous allez maintenant servir les intérêts de la White Star Company ?…

– Que voulez-vous dire, master Higgins ?

– Mais, tout bonnement que puisque nous nous mettons à table, le timonier va certainement appuyer d’un quart à tribord…

– Mr. Higgins, vous parlez par énigmes.

– Capitaine Hill, je prends à témoins toutes ces ladies et gentlemen : mes paroles sont limpides et claires…

– Alors, Mr. Higgins, j’avoue que je suis plus bête que nature, car, en vérité, je ne comprends pas ce que vous voulez dire ?… prendriez-vous de ces filets de harengs saurs ?… Non ?… Et vous lady Puffy ?… Oui ! à la bonne heure !, je vois que l’appétit vous revient… mais, Mr. Higgins, vous vous taisez en ce moment ? savez-vous que j’attends toujours l’explication ?…

Le gros homme que le capitaine Hill, maître du superbe steamer Victoria appelait « Mr. Higgins », pointa l’index vers une jeune femme qui, après avoir attaqué d’une dent timide les hors-d’œuvre placés devant elle, fuyait la salle à manger, le teint verdâtre.

– Le sens de mes paroles, capitaine Hill ? mais cette jeune lady, dont j’ignore le nom, est en train de vous le fournir. Avouez donc, capitaine Hill, que pour faire réaliser des économies à la White Star Company, dont vous êtes un des plus vieux capitaines, et l’un des plus chevaleresques défenseurs, vous avez l’habitude de mettre votre bateau tout à la lame à l’heure du déjeuner.

– Quelle calomnie, Mr. Higgins…

– Oh, que non, capitaine, voici déjà trois jours que nous avons quitté Liverpool, trois jours que le Victoria, sous votre habile direction, nous emporte à travers les flots bleus de l’Océan, vers la libre Amérique, cela fait donc, très exactement six fois que nous avons l’honneur de nous retrouver à votre table, capitaine Hill, et ces six fois, je l’ai remarqué, précisément à l’instant où les boys remplacent les hors-d’œuvre par le premier service, notre brave Victoria commence à sauter à la lame, tel un bouchon. C’est, je l’imagine, une manœuvre bien volontaire, capitaine Hill, par laquelle vous décrochez à coup sûr l’estomac de vos passagers, et réalisez ainsi d’importantes économies sur les provisions de la cambuse…

Autour de la grande table dressée dans l’un des salons du steamer Victoria, grande table où le capitaine Hill recevait les principaux de ses passagers afin de leur faire honneur, les rires fusaient…

– Inventions abominables, Mr. Higgins, si vous continuez encore à offenser mon honneur, je me verrai dans la terrible obligation de me souvenir que je suis le maître à mon bord, après tout, et d’ordonner qu’on vous mettre aux fers, et de vous envoyer à fond de cale.

Mr. Higgins rit franchement, insouciant :

– Bah ! capitaine, ce que j’en dis, faisait-il, c’est plutôt pour défendre les ladies que pour moi-même, car, ventre du diable, vous pouvez mettre le Victoria par le travers sans parvenir à m’incommoder, j’aurais le cœur solide et une faim de loup après dix heures consécutives de balançoire !…

– En effet, reconnut Hill, j’ai remarqué, Mr. Higgins que lady Puffy et vous, vous étiez de véritables loups… de mer, insensibles au mal de mer.

Mrs. Puffy, une petite femme boulotte, d’un blond décoloré, dont les dents perçaient les gencives, et qui riait toujours, quand elle ne mangeait point – car elle passait son temps à se sustenter – protesta :

– En vérité, capitaine Hill, voilà maintenant que vous nous reprochez de résister au galop que nous fait danser depuis ce matin le Victoria ?

– Depuis ce matin, lady Puffy ?… Oui, avoua le capitaine Hill, vous avez raison, nous dansons beaucoup depuis ce matin !… Mais encore une fois, croyez-le bien, il n’y a pas là de ma faute… Une aile de ce poulet, mistress Puffy ?…

– Volontiers, capitaine Hill… Et si ce n’est pas de votre faute, c’est de la faute de qui ? car je ne me suis pas aperçue que le temps soit devenu plus mauvais, la mer plus houleuse ?…

– Je ne dis pas cela non plus, mistress Puffy, mais cela ne signifie pas davantage que Mr. Higgins ait raison… si nous sautons plus, c’est que nous allons moins vite. Depuis notre départ de Liverpool, nous marchons à allure forcée, alors qu’en ce moment les machines du Victoria battent tout juste à moitié de leur vitesse…

Pour le coup, Higgins reposa la fourchette :

– Le Victoria ralentit, fit-il… Hello ! capitaine Hill, auriez-vous l’intention de flâner en route ?… D’où vient cette diminution de la vitesse ?

Le capitaine Hill eut d’abord un geste vague, et, versant à sa voisine une large rasade d’un Mercurey que n’eût pas désavoué le plus fin connaisseur :

– Je ne puis vous le dire, déclara-t-il, c’est un secret…

– Un secret ? fit Mr. Higgins, quel gros mot. Mais il n’y a pas de secret, capitaine Hill, avec des gens qui ne peuvent vous trahir, et comme nous sommes entourés d’eau, vous êtes, j’imagine, parfaitement assuré de notre discrétion. Ne pouvons-nous donc savoir véritablement la cause qui vous a fait ralentir la marche du Victoria ? Ce n’est pas une avarie aux machines, je suppose ?

– C’est plus grave, Mr. Higgins…

– Serions-nous dans un passage dangereux, interrogea lady Puffy ?

– C’est plus terrible…

– Plus terrible ? auriez-vous peur d’un corsaire, ou tout prosaïquement, vous seriez-vous aperçu que le charbon manquait dans vos soutes ?

Le capitaine Hill secoua la tête :

– Il se passe une chose terrible à bord, dit-il lentement.

Et comme son voisin et sa voisine, soudain, s’arrêtaient stupéfaits, l’excellent commandant posa le doigt sur les lèvres.

– Chut ! fit-il, c’est une chose que je ne puis vous confier, car nul ne doit s’en douter à bord…

Mais, Mr. Higgins, de même que lady Puffy, demeurant toujours sans manger, l’air profondément ahuri, intrigué, le capitaine Hill reprit :

– Je vous conterai l’histoire, cependant, parce que je sais que vous ne la direz vous-mêmes à personne d’autre, mais…

Le capitaine Hill jeta autour de lui un regard circonspect.

La grande table à roulis sur laquelle l’on servait à ce moment le déjeuner présentait la plus vive animation. Après un certain moment de froideur qui avait porté chacun des passagers du Victoria à feindre, lors du départ de Liverpool, de ne vouloir lier connaissance avec personne, des amitiés s’étaient nouées, et l’on causait avec animation.

Seul le capitaine Hill, placé à l’un des hauts bouts de la table, ayant à sa droite Mrs Puffy, à sa gauche Mr. Higgins, gardait un air sérieux.

– On pourrait nous entendre… je ne vous dirai donc rien en ce moment, mais tout à l’heure, sur la passerelle, je vous raconterai ça…

Mais comme le second service faisait son apparition, que la conversation devenait bruyante, le capitaine Hill, convaincu que nul ne pouvait entendre ses paroles, décida de ne pas se taire plus longtemps :

– Lady Puffy, avez-vous remarqué la vergue blanche qui part du mât de misaine ?

– Vous voulez dire, l’antenne des appareils de télégraphie sans fil ?

– Justement… eh bien, cette histoire abominable c’est par cette antenne que je l’ai apprise ce matin…

– Quoi ? fit-il, vous avez donc reçu des dépêches de télégraphie sans fil ?

– Oui, Mr. Higgins…

– Envoyées par qui ?

– Envoyées par Scotland Yard…

– Et que vous câblait-on ?

– Qu’à notre bord, oui, parfaitement, à bord du Victoria se trouvaient un assassin et sa complice…

« Voici exactement comment les choses se sont passées, reprit le capitaine Hill, ce matin j’ai reçu un télégramme me demandant si je n’avais pas, à mon bord, un Monsieur et une Madame Normand. »

– Ce serait donc eux ?… ce grand monsieur et cette jolie jeune femme ?…

– Oui, lady… ce sont eux… on m’a câblé qu’ils étaient d’horribles criminels, et qu’il fallait à toute force les arrêter…

– Mais ils sont encore libres, pourquoi ?

– Parce que, lady Puffy, Scotland Yard m’a enjoint de garder le plus grand secret sur la chose… Mr. Higgins, c’est bien simple, le directeur des poursuites m’a câblé des instructions très précises : je devais réduire de moitié la vitesse et attendre l’arrivée des détectives…

– Capitaine Hill, Capitaine Hill, je ne comprends rien du tout à ce que vous nous dites ! Nous sommes en pleine mer, comment un détective pourrait-il nous rejoindre ?… demanda lady Puffy.

– De la façon la plus simple, lady Puffy. Il y a trois jours que nous sommes partis de Liverpool, or hier matin, de Southampton, un grand liner, le Majestic de la Cunard, est également parti. Le Victoria marche à moitié de vitesse, il attend le Majestic qui va le rattraper, le Majestic sur lequel se trouve le détective, qui, dans quelques heures, demain soir, sans doute, montera à notre bord, pour arrêter les passagers criminels qui, certes, ne se doutent de rien. Mais vous ne mangez plus lady Puffy…

– Capitaine Hill, je n’ai plus faim…

– Désolé…

***

Le déjeuner s’achevait.

Entraînant Mr. Higgins et lady Puffy sur la passerelle de commandement, le capitaine Hill lançait vers le ciel bleu les savoureuses bouffées d’un superbe havane, et désignait du doigt à ses passagers un couple qui, accoudé au bastingage causait amoureusement, les yeux perdus à l’infini de l’horizon :

– Les voilà, vous voyez qu’ils ne se doutent de rien…

Dès le soir même – le troisième jour de la traversée du steamer – le Majestic était entré en communication avec le Victoria.

Et c’étaient d’incessants crépitements sur les antennes…

Le capitaine Hill câblait :

« Je marche à vitesse réduite, forcer vos feux pour nous rejoindre au plus vite. Tout va bien à mon bord. Les Normand ne se doutent de rien… »

Et le Majestic, d’heure en heure, répondait :

« Nous filons à pleine allure, mer calme, vent arrière. Vous rejoindrons demain à midi. Attention à éviter que les deux individus suspects ne se tuent de désespoir. »

Quelle allait être l’issue de l’extraordinaire poursuite que le policier de Scotland Yard avait engagée à travers l’Océan, et qui devait se terminer, suivant toute espérance, en plein Océan ?…

***

– Armez la baleinière… bien, envoyez les filins… hep, de l’ensemble, garçons… un quart tribord, l’homme de barre… en panne, les machines. Hop ! hisse garçons… ça va, laissez filer… c’est bien… quittez… allez… tout ! bon !

Au flanc du superbe steamer Majestic, immobilisé à quelques encablures du Victoria qui, lui-même, avait mis en panne, en plein Atlantique, sans que rien ne vînt rompre l’harmonie de la ligne d’horizon, une baleinière descendait des porte-manteaux…

Le quartier-maître qui en avait le commandement complétait la manœuvre ; d’un coup de sifflet, il avertissait les hommes demeurés à bord du steamer :

– Attention ! larguez !

Puis, se tournant vers ses matelots :

– Vous autres… avant partout ! pousse !

Les huit avirons, en cadence, se levaient et s’abaissaient, la baleinière que le Majestic détachait vers le Victoria, coquille de noix qui semblait encore plus petite de voisiner avec les deux grands courriers, s’éloignait à force de rames…

À bord du Majestic, tous les passagers, massés, s’appuyaient aux bastingages, criant : « Bonne chance ! », poussaient des « hurrah » en l’honneur de la vieille Angleterre… À bord du Victoria, pareillement, tous les passagers sur le pont, au comble de l’émotion attendaient…

Et seul, peut-être, de tous ceux qui vivaient ces minutes, un homme demeurait calme, qui se tenait debout, au centre de la baleinière, un homme qui était sanglé dans un complet noir, très correct… le détective Shepard.

Shepard, au sortir du bouge de Old Fellow avait deviné bien des choses. Une enquête rapide lui en avait appris d’autres encore et, comme sa baleinière allait joindre l’escalier de la coupée du Victoria, un sourire flottait sur ses lèvres… Le détective pensait toucher au but…

Par une manœuvre savante, le quartier-maître avait réussi l’accostage, le sifflet aux dents, les matelots du Victoria rendaient les honneurs, des gaffes accrochaient l’embarcation, Shepard, lestement, sautait à bord du Victoria

– Le capitaine Hill vous attend dans son carré… dit l’officier.

En haut de l’escalier, Shepard, qui suivait son guide, trouva la foule des passagers accourus sur son passage, et le dévisageant curieusement :

– Dommage ! murmura le détective. Tout le monde sait évidemment qui je suis, et pourquoi je viens à bord… Ce capitaine Hill doit être un bavard…

Il allait continuer, lorsque soudain il sentit que quelqu’un lui frappait sur l’épaule. Shepard se retourna :

– Dieu divin ! fit-il, sur un ton de stupéfaction absolue, vous ? Tom Bob ?… ici ? sur le Victoria ? mais je rêve ?…

– Parbleu, déclarait-il, mais c’est bien vous, Shepard ? en vérité mon ami, je croirais que mes yeux me trompent… que diable tout cela veut-il dire ?… et pourquoi…

– Vous ne le savez pas ?

– Nullement !

– Vous n’êtes donc pas ici pour l’arrêter ?

– Arrêter qui ?

– Mais Garrick !

– Vous dites, arrêter Garrick, Shepard ?

– Je dis Garrick, Tom Bob, Garrick ? le docteur Garrick ?… voyons ?…

Devant le détective Shepard, le gentleman qui répondait au nom de Tom Bob, recula de trois pas.

– Ah ça, faisait-il d’un ton de voix qui trahissait son ahurissement absolu, vous prétendez arrêter Garrick ?… mais savez-vous qui c’est Garrick ?…

– Parfaitement, je sais que c’est un des passagers de ce steamer, et qu’il se fait appeler Normand. Il est accompagné de sa maîtresse…

Shepard allait continuer à fournir des explications, lorsque d’un mouvement imprévu, Tom Bob, lui posant les mains sur les épaules, l’entraîna rapidement loin des passagers qui ne comprenaient rien au colloque des deux hommes.

– Bonté divine, s’exclama Tom Bob… il me semble que je suis le jouet d’un cauchemar… Shepard… que se passe-t-il, pour l’amour de Dieu ?… Mais vous ne comprenez donc pas que le docteur Garrick, master Normand, c’est…

– C’est qui ? haleta Shepard.

– C’est moi !…

– Vous ?

– Mais oui, moi…

– Vous ? Tom Bob ? vous, mon cher ami ? vous le plus célèbre de tous les détectives d’Angleterre, vous mon collègue du Conseil des Cinq, vous mon chef, vous osez me dire, que vous êtes le docteur Garrick ? que vous êtes master Normand ?… Mais je sens que je deviens fou.

Prenant une décision soudaine, Tom Bob, saisit Shepard par le bras et l’entraîna rapidement :

– Ne restons pas là, disait-il, nous sommes victimes tous les deux de quelque chose d’extraordinaire et d’incompréhensible… Shepard, venez dans ma cabine, il faut que nous causions…

L’émotion du détective Shepard était compréhensible.

Il avait enquêté longuement et acquis, sinon la certitude, du moins la conviction que ce docteur Garrick avait, pour vivre tranquillement avec sa maîtresse, une certaine Françoise Lemercier, tué sa propre femme. Plus tard il avait appris que ce docteur Garrick, devenu master Normand et accompagné de sa maîtresse, Françoise Lemercier, se trouvait à bord du Victoria à destination du Canada…

Shepard avait alors réussi, usant des précieuses ressources que mettaient à sa disposition les appareils de télégraphie sans fil, à rejoindre en pleine mer, le steamer Victoria, pour y opérer l’arrestation de ce master Normand et si besoin en était, de cette mistress Normand, qu’il inculperait vraisemblablement de complicité…

Et voilà qu’en montant à bord du Victoria, il se trouvait en face du fugitif, mais devait reconnaître en lui qui ? un homme au-dessus de tout soupçon !… un de ses propres collègues, son chef même… le détective Tom Bob, comme lui, membre du Conseil des Cinq, comme lui appartenant à la haute direction de la police anglaise, évidemment innocent…

Mais pourquoi Tom Bob était-il le docteur Garrick ?…

Pourquoi se faisait-il appeler master Normand ?

– Voyons, demanda Tom Bob, soyons de sang-froid ! Shepard ? c’est bien le docteur Garrick, « enfui » sous le nom de master Normand que vous veniez arrêter ?…

– Parfaitement, Tom Bob, et c’est bien vous qui étiez le docteur Garrick, habitant à Putney et passez ici pour master Normand ?

– Parfaitement, Shepard, c’est bien moi. Mais d’abord pourquoi voulez-vous m’arrêter ?

– Vous êtes accusé, Tom Bob, en tant que docteur Garrick, d’avoir tué Mme Garrick.

– D’avoir tué ma femme ?

– Oui…

– Mais pourquoi, Seigneur ?

– Elle a disparu, Tom Bob…

– Mais cela ne prouve pas que je l’ai tuée ?…

– Non, sans doute, mon cher Tom, mais pourtant ?… voyons, pourquoi avez-vous fui ?

– Fui ? Mais je n’ai pas fui. On m’en accuse ?

Et, faisant preuve du merveilleux sang-froid qui lui avait valu tant de succès, dans son métier, le détective Tom Bob mit son collègue Shepard au fait de sa vie privée.

– Mon bon ami, lui disait-il, il faut d’abord que je vous conte, afin de débrouiller toute cette intrigue, qui je suis exactement… Vous me connaissez, Shepard, sous le nom de Tom Bob… Bon. Tom Bob, c’est mon véritable nom, mais c’est mon nom officiel, mon nom de détective, de policier, en réalité je me fais appeler, dans la vie privée, docteur Garrick, ce qui est un nom supposé… Je suis marié… j’ai une femme… Mme Garrick…

– Que vous êtes réputé avoir assassinée…

– Pas si vite, Shepard… pour l’amour de Dieu écoutez-moi… Je suis donc marié à Mme Garrick et j’ai une maîtresse, Françoise Lemercier, que je vais faire appeler tout à l’heure, qui m’accompagne ici et que j’aime aussi passionnément, que j’ai peu d’affection pour Mme Garrick…

– Mais justement…

Tom Bob, d’un geste, interrompit son confrère :

– Non… non… écoutez-moi. Il y a quinze jours, à peu près, je vous dirai la date exacte en vérifiant mon carnet, ma propre femme, légitime, Mme Garrick, a abandonné mon domicile… Dieu vivant, je vous jure qu’elle l’a abandonné de son plein gré… Aussi bien, elle était follement jalouse de ma maîtresse, Françoise Lemercier, dont elle connaissait l’existence. Où est allée ma femme ? cette femme que l’on m’accuse d’avoir tuée ?… je l’ignore. Jusqu’à présent je n’ai même pas cherché à le savoir… Je vous ai dit qu’elle m’était parfaitement indifférente. Toujours est-il, hélas ! qu’il y a quelques jours, quatre exactement après le départ de ma femme, de Mme Garrick, comme j’allais chez ma maîtresse, Françoise Lemercier, je ne l’ai pas trouvée chez elle… j’ai appris son départ… Mais elle m’avait adressé une lettre, une lettre dans laquelle elle m’avertissait du plus terrible malheur. Shepard, mon bon Shepard, Françoise Lemercier, ma maîtresse, est une femme mariée… elle s’est séparée, depuis longtemps déjà de son mari… qui vit au Canada… Or, mon ami, écoutez et jugez de son affolement : de cet homme, Françoise avait eu un fils, le petit Daniel, le plus joli bébé de la terre, le petit Daniel que j’aimais, et que Françoise adorait… Eh bien, Shepard, cet enfant venait de lui être volé, volé par son mari…

– Comment l’avez-vous su ?

– Mon cher, ma maîtresse m’apprenait dans sa lettre, qu’en rentrant de faire ses provisions, elle n’avait plus retrouvé son fils. Folle de douleur, à la suite du rapt de cet enfant, elle était partie, partie à Liverpool, pour s’embarquer à bord du Victoria pour gagner au plus vite le Canada et là mettre tout en œuvre pour reprendre son fils, son fils volé par son mari.

– Et alors ?

– Et alors, poursuivit Tom Bob, tout naturellement, vous le devinez, je me suis précipité sur les traces de Françoise, à Liverpool. Je voulais la supplier de choisir entre moi et son fils… je voulais lui demander d’attendre que j’obtienne un congé régulier, je voulais lui promettre de partir avec elle à la recherche de Daniel dès que je me serais fait mettre en disponibilité… Hélas ! Shepard, le sort était contre moi… Pendant que je discutais avec Françoise à bord du Victoria, le navire quittait le port… je pensais revenir par le bateau-pilote… j’ai perdu du temps… quand j’ai voulu me séparer de Françoise, il était trop tard, le Victoria était en pleine mer, j’étais embarqué de force pour le Canada, sur ce bateau, où maintenant vous venez m’arrêter…

Shepard demeurait silencieux, atterré par l’épouvantable méprise qu’il avait commise en se lançant sur la piste de son collègue Tom Bob…

– Bonté divine, fit-il enfin, mais, en ce cas, Tom Bob, si les choses se sont passées de cette façon, pourquoi, diable, vous êtes-vous donné les apparences de fuir en prenant à bord de ce steamer un nom supposé, un nouveau nom, le nom de Normand ?…

– Pour ne pas donner l’éveil au voleur de l’enfant. Shepard, pouvais-je laisser publier une liste de passagers annonçant que soit le détective Tom Bob, soit le docteur Garrick, se trouvait à bord du Victoria ?

Cette fois, le détective Shepard baissa la tête… Il demeura de longues minutes silencieux, puis enfin :

– Le pire, Tom Bob, dit-il, c’est que vous connaissez mon rigoureux devoir ?… Actuellement, mandat d’arrêt est lancé contre le docteur Garrick… je suis personnellement chargé d’arrêter le docteur Garrick, accusé d’avoir tué sa femme, et…

Tom Bob hocha la tête :

– Et, même au moment où vous vous apercevez que le docteur Garrick est votre collègue, Tom Bob, vous devez procéder à son arrestation ?… c’est bien votre devoir, en effet, Shepard… je ne le discute pas…

– C’est une fatalité. Oh ma vie, mon sang, mon âme, pour qu’une pareille aventure arrive à quelqu’un d’autre.

Mais Shepard s’était ressaisi :

– Bah ! Tom Bob… parbleu, puisque votre femme est vivante, on la retrouvera, et dans quinze jours au plus, vous serez libre…

– Mais pendant ce temps, Daniel, l’enfant de ma maîtresse, qui le recherchera comme je l’aurais recherché moi-même ?

– Écoutez, j’ai mandat contre vous, Tom Bob et je vais vous arrêter… dit Shepard, mais mes instructions me laissent libre d’inculper, ou non, de complicité votre maîtresse… je vais donc laisser libre votre amie qui va pouvoir faire les recherches nécessaires, alors que nous deux, Tom Bob, nous regagnerons l’Angleterre par le premier paquebot que nous allons croiser…

Les deux hommes causaient encore qu’un marin frappait à la porte de la cabine.

– Mister Shepard, demanda-t-il, le capitaine Hill serait désireux de vous parler ?…

– Je vous suis mon garçon… et à Tom Bob : « Venez avec moi voir le capitaine. Nous arrangerons ça. »

Mais le capitaine Hill, avant même que Shepard ait pu articuler un mot, avait tendu au policier la dépêche qu’il venait de recevoir :

« Prière au capitaine Hill de prévenir le détective Shepard, dès qu’il aura rejoint le bord du Victoria, que des vestiges humains, lambeaux de chair, fragments d’os ayant appartenu au cadavre, soit d’une femme, soit d’un enfant, ont été retrouvés au cours d’une perquisition dans la cave du docteur Garrick, à Putney. Ordre est donné en conséquence au détective Shepard d’arrêter définitivement le docteur Garrick inculpé d’assassinat sur la personne de lady Garrick et la maîtresse du dit docteur Garrick inculpée d’assassinat sur la personne de son enfant disparu, Daniel. Il semble, en effet, que le docteur Garrick ait tué sa femme pour vivre avec sa maîtresse, et que celle-ci ait tué son enfant, Daniel, pour être plus libre. »

Et ayant lu cela, Shepard, baissant la tête, avait dit :

– Il va donc falloir, Tom Bob, que je vous arrête tous deux ?…

À quoi, stoïque, le malheureux Tom Bob n’avait pu que répondre :


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