Текст книги "Le pendu de Londres (Лондонская виселица)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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– C’est votre devoir…
8 – QUI EST CETTE ÉTRANGÈRE ?
La nuit tombait.
Aux environs de Bonnières sur les rives de la Seine entre lesquelles le fleuve s’écoule large et paisible, le silence s’affirmait au crépuscule. Une brume légère et tiède succédait à la journée caniculaire qui venait affirmer les premières manifestations du printemps.
Sur la route de halage, un homme cheminait lentement.
Son pas lourd et pesant faisait crier le gravier du sol ; c’était un vieillard, un paysan qui portait sur ses robustes épaules une hotte remplie de légumes.
Après avoir remonté le cours du fleuve pendant cinq cents mètres environ, et avant d’arriver au village de Rolleboise qui au pied d’une colline borde la Seine, uniquement séparée de la rivière par la grande route nationale, le vieillard s’arrêta devant une maisonnette de modeste apparence, mais d’aspect coquet.
Trois marches de pierre permettaient d’accéder au jardinet surélevé d’un mètre environ au-dessus du niveau du chemin.
Le vieillard, après avoir frappé la pointe de ses souliers contre la première des marches pour débarrasser ses semelles de la terre glaise qu’elles avaient apportée des champs et des vergers, ouvrit la petite barrière de bois.
À peine était-il dans l’enclos qu’une voix jeune et fraîche le saluait d’un joyeux :
– Bonsoir, grand-père !
– Bonsoir, grommela le vieillard… bonsoir, ma petite Berthe… comment as-tu passé la journée ?
Puis, sans attendre la réponse, le vieux paysan poursuivait :
– Fichu temps, les petits pois étaient rares cet après-midi…
L’interlocutrice du vieillard se récriait :
– Vous osez dire, « fichu temps », grand-père …. vraiment vous êtes difficile…, jamais depuis que l’hiver s’est achevé, nous n’avons encore eu une aussi belle journée. De la chaleur, du soleil, des oiseaux qui gazouillent, du bleu plein le ciel…
– Ta ta ta… interrompit le vieillard, va toujours, petite, une jeunesse comme toi ça ne pense qu’à regarder autour de soi et ça ne voit dans les paysages qu’un objet d’amusement. Moi je dis que c’est un fichu temps parce que lorsqu’il fait beau, la terre est trop sèche et les pois ne poussent pas…
Le vieillard jeta avec dédain sur un petit carré de gazon dessiné devant la maisonnette, sa maigre récolte. Il haussa les épaules et résigné :
– Bah ! À chaque jour suffit sa peine, les vents sont d’ouest ce soir, nous aurons de la pluie demain…
Tendrement, il se pencha alors sur le front de la jeune personne qui l’avait appelé grand-père. Il déposait à la naissance de ses cheveux blonds un affectueux baiser.
– Vraiment, tu te sens mieux, fillette ?
Pour toute réponse la jeune femme embrassa l’aïeul…
***
À quelques centaines de mètres du village de Rolleboise, dans cette maisonnette entourée d’un jardin propret, vivaient deux excellents vieillards : le père Yxier et sa femme, la mère Catherine.
Ils avaient une modeste aisance, possédaient en toute propriété le lopin de terre sur lequel s’élevait leur demeure.
Leur existence durant, ils avaient travaillé, économisé. Leurs derniers jours s’achèveraient, sinon dans l’opulence, du moins dans le calme et la paix, sans le souci du lendemain.
Depuis déjà trois ou quatre ans, ils avaient avec eux leur petite-fille, jeune et jolie femme de vingt-cinq ans environ, Mlle Berthe, comme on l’appelait dans le pays.
À la mort de ses parents, survenue dès son enfance, ils l’avaient élevée avec la plus grande tendresse, lui faisant donner une éducation soignée.
Puis la jeune fille partit pour Paris où elle exerçait diverses professions. Ses grands-parents ne la virent plus qu’à de rares intervalles, il leur sembla même que peu à peu elle se détachait d’eux.
Or, un certain jour, il y avait de cela près de quatre ans, Berthe leur était venue relevant, semblait-il, d’une grande maladie au cours de laquelle son existence avait été en danger.
On recommandait à la jeune fille du repos, du calme, de la campagne. Les bons vieillards, bien que n’étant pas riches, faisaient très volontiers à leur enfant chérie une place confortable et affectueuse à leur foyer.
Lentement la jeune fille s’était remise.
… Cependant une voix retentit du fond de la maison :
– À la soupe… à la soupe… il est sept heures passées…
La mère Catherine, femme du père Yxier, sortait de sa cuisine et apparut, toute rouge de la chaleur du fourneau.
Prestement, Berthe se leva de la chaise longue en osier sur laquelle elle était étendue et gagna la maison.
Son grand-père, lui, délaçant ses gros souliers maculés de boue, se déchaussait sur le seuil de la porte, puis pénétrait ensuite dans l’intérieur, ayant, pour ménager le parquet ciré, mis au préalable des chaussons de laine.
– Je t’ai fait une soupe au lait spéciale pour toi, déclara la mère Catherine à sa petite-fille, puisque ton estomac ne te permet pas de manger le pot-au-feu…
***
Soudain, dans le silence du soir, un grondement sourd se perçut.
– Une automobile qui passe, dit le père Yxier en allumant sa pipe.
– On voit bien que nous entrons dans la belle saison… la route de Paris à Rouen recommence à être fréquentée par ces machines-là… c’est au moins la dixième que j’entends aujourd’hui… dit la mère Catherine.
– Ma foi, tant mieux, grand-mère, dit Berthe, cela fera du mouvement dans le voisinage.
– Possible, grogna encore le père Yxier, mais ça fait bien de la poussière sur les fruits… et puis ce tapage qu’elles font, les mécaniques…
– Écoutez, interrompit Berthe…
Au loin on venait d’entendre une explosion.
– Ce doit être un pneu qui éclate, dit la mère Catherine, il y a quinze jours, tout près de chez la mère Denis, j’ai entendu le même bruit. C’était une grosse voiture, dont le caoutchouc trop gonflé avait crevé comme une vessie…
– Écoutez, fit Berthe, je viens d’entendre quelqu’un.
Il y eut des pas crissant sur le gravier du chemin de halage, se rapprochant, s’éloignant, s’approchant encore…
Le père Yxier se leva brusquement.
Il lui semblait que la petite barrière du jardin venait d’être ouverte.
Yxier se dirigea vers la porte, il l’entrebâilla, écouta une seconde. Tout se taisait de nouveau :
– Qui va là ? demanda le vieillard.
Berthe poussa un léger cri.
Une forme noire se projetait dans le faisceau de la lampe à pétrole. Une silhouette de femme surgit, grande, mince…
À peine eut-elle vu que l’on ouvrait la porte, qu’elle supplia :
– Monsieur… madame… je vous en prie, au secours…
Il était tard pour la campagne, huit heures et demie passées, presque neuf heures…
L’inconnue, comme une fugitive effrayée, pénétra dans l’intérieur de la pièce. Elle s’écroula sur la première chaise venue, incapable, semblait-il, de prononcer une parole.
Berthe la regardait, curieuse.
C’était une grande femme blonde aux yeux clairs, vifs et brillants, jolie, autant qu’il était possible de s’en rendre compte à travers le voile de gaze qui lui recouvrait le visage, élégamment vêtue d’une robe noire que l’on apercevait par l’entrebâillement d’un long cache-poussière qui l’enveloppait des pieds à la tête. L’inconnue tenait à la main d’épaisses lunettes d’automobiliste.
Lorsqu’elle eut repris son souffle, la visiteuse s’expliqua, à mots entrecoupés, rapides :
– Je vous demande pardon, mesdames, d’être ainsi venue chez vous, mais j’avais peur… j’ai frappé à la première maison. Je me rendais au Havre en automobile… Au Havre où j’allais embarquer… il faut vous dire que je suis étrangère, Américaine, je m’appelle Mme … je m’appelle Maud… simplement. Ce mécanicien conduisait comme un fou… il allait beaucoup trop vite, nous devions avoir un accident… depuis vingt minutes je ne vivais plus. Tout à l’heure, au bas d’une descente, son pneumatique a éclaté… nous avons failli chavirer. J’ai eu trop peur. J’ai payé cet homme et je suis partie… Je ne veux plus entendre parler de remonter dans sa voiture…
– En effet, c’est dangereux, dit le père Yxier.
L’étrangère poursuivait :
– Mais je vous dérange sans doute, excusez-moi… voyons, n’y a-t-il pas un hôtel dans les environs où je pourrai passer la nuit ?
La mère Catherine se mit à rire :
– Un hôtel, vous n’en trouverez pas avant Bonnières…
– Bonnières, est-ce loin ?
– Une pièce de six à sept kilomètres.
– Mon Dieu, jamais je ne ferai cela à pied… pourrait-on trouver une voiture ? Une voiture avec un cheval, bien entendu…
– Il n’y a pas plus de voitures que d’hôtels par ici… peut-être le boucher de Rolleboise… mais non. son cheval doit être fatigué, rapport à ce qu’il est allé plus loin que Pacy-sur-Eure cet après-midi… non, vous ne trouverez rien avant demain matin…
– Que devenir ? mon Dieu, que devenir ?
– Restez ici, madame, restez avec nous…, dit Berthe.
Elle se tourna vers sa grand-mère :
– Je donnerai ma chambre à madame.
Les vieux parents approuvaient l’offre charitable de leur petite-fille.
Solennellement, le grand-père déclara :
– Vous êtes ici, madame, chez de braves gens. Le père et la mère Yxier. On nous connaît bien dans le pays, allez… et la jeunesse qui est là, devant vous, c’est notre petite-fille, Berthe, une Parisienne.
L’Américaine qui, certes, ne s’attendait pas à une aussi cordiale réception, s’était levée.
Avec une grâce, un charme qui révélaient la vraie grande dame, elle alla vers ses hôtes, serra la main de Berthe, de la vieille Catherine, remercia du regard le père Yxier :
– Vous êtes aimables, vous êtes excellents, déclara-t-elle, vous ne pouvez vous imaginer l’importance du service que vous me rendez… vous avez mis tant de simplicité, tant de bonne grâce à m’offrir l’hospitalité, que de mon côté je ne ferai pas de manière… je vous dis merci, simplement, mais de tout cœur…
***
Cela se passait dix jours avant la mort du fils de Nini Guinon.
Il faut croire que l’hospitalité des braves campagnards convenait à l’étrangère, puisque deux semaines après son arrivée, elle était encore chez eux. Dès l’aube elle avait manifesté le désir de partir. Elle semblait si défaite que Berthe l’avait retenue. On l’avait gardée jusqu’à l’après-midi, jusqu’au soir, jusqu’au lendemain. Depuis, elle était là.
Elle avait accompagné Berthe au village pour y faire des provisions et commandé à son compte des provisions qui facilitaient la préparation des repas à la mère Catherine.
Les deux jeunes femmes, l’étrangère et Berthe, s’étaient, dès le début, senties instinctivement attirées l’une vers l’autre.
La jeune Berthe qui, depuis son séjour à la campagne, était fort privée de distractions, aurait désormais éprouvé un réel chagrin si l’étrangère, son amie Maud, comme elle disait, était soudain partie. L’Américaine, d’autre part, ne paraissait plus songer qu’elle devait embarquer. Elle se laissait gagner par la quiétude de cette vie calme, en pleine campagne.
Elle aussi, paraissait éprouver pour Berthe une affection très sincère.
Les deux femmes cependant n’étaient ni de même origine, ni de même condition. On devinait, rien qu’à la regarder, qu’à l’entendre, la grande dame, en l’étrangère.
Elle avait une extrême distinction dans la tournure, dans les manières et la démarche.
Berthe, de son côté, s’attachait de plus en plus à elle, lui faisait des confidences. Elle n’avait plus l’impression de parler à une inconnue.
Une après-midi, quinze jours après l’arrivée de la mystérieuse étrangère, celle-ci et Berthe se promenaient le long de la Seine.
L’Américaine dit à la petite-fille du père Yxier :
– Mais d’où vient cette longue maladie que vous soignez chez vos grands-parents ?
– J’ai voulu mourir, dit Berthe, je me suis empoisonnée…
Berthe n’hésita pas à raconter sa vie :
– Il y a six ou sept ans, j’ai débuté à Paris comme infirmière dans une maison de santé…
– Vous étiez chez les fous ?
– En effet, déclara la jeune fille, j’avais fait quelques études préalables dans les hôpitaux. C’est dans cette maison de santé que j’ai connu une certaine femme, une malade qui a été la cause de mes ennuis.
– Elle s’appelait ?
– Son nom ne vous dira rien. Mais son fils était un journaliste… Jérôme Fandor.
– Parlez, parlez, dit l’Américaine. Vous avez connu ce journaliste ?
– Non, dit Berthe, ou du moins… C’est ce qu’il y a eu de plus abominable dans ma vie… Madame, je ne veux rien vous cacher car je vous respecte et je vous aime, mais celle que vous avez devant vous en ce moment a commis des crimes… Par ma faute, un homme est mort… Il y a de cela quatre ans… c’était un officier… Le capitaine Brocq. J’étais sa maîtresse.
La grande dame américaine pâlit affreusement :
– Berthe, murmura-t-elle, la voix troublée, Berthe, ne seriez-vous pas celle que l’on appelait Bobinette ?
La jeune fille tressaillit, ses lèvres frémirent, son front se couvrit d’une sueur froide.
Oui, c’était bien elle, Mlle Berthe, que l’on avait connue sous le nom de Bobinette…
Mais quoi, tout cela était encore si familier à l’esprit du public ? Elle poursuivit l’évocation de ses souvenirs : Naarboveck, ou plus exactement le sinistre bandit Fantômas ; la gentille Thérèse Auvernois dont elle avait été la dame de compagnie…
À ce nom, machinalement, l’Américaine déclara :
– Thérèse Auvernois, l’épouse du lieutenant Henri de Loubersac ?
Berthe se tut, interdite. Quelle était cette mystérieuse personne qui connaissait si bien tous les personnages des drames où elle avait été mêlée ?
Bobinette, comme tout le monde, savait que dans l’histoire de l’insaisissable Fantômas, figurait avec un rôle des plus importants, une femme, à la fois séduisante et fatale, qui tour à tour se trouvait être, ou l’adversaire la plus acharnée du bandit, ou sa collaboratrice la plus dévouée.
Cette femme dont l’existence véritable était ignorée de tous, était à maintes reprises apparue comme une silhouette vague et floue à l’esprit de la jeune Berthe.
Pendant longtemps elle avait été accoutumée à considérer cette femme, connue sous le nom de lady Beltham, comme une véritable sainte, sans cesse préoccupée des malheureux, toujours à l’affût des infortunes à secourir, et dont l’immense fortune ne servait qu’au bien.
C’était le portrait que lui en avait fait jadis la petite Thérèse Auvernois et, à maintes reprises, Berthe était allée avec sa compagne prier au cimetière sur la tombe de la grande dame.
Longtemps Berthe n’avait eu aucune raison d’en douter, mais voici que soudain les drames auxquels elle avait été mêlée s’étaient précipités.
Bobinette convaincue d’une compromission honteuse, d’avoir voulu trahir…, avait tenté de s’empoisonner, pour échapper aux rigueurs de la Justice.
Un homme alors l’avait sauvée, tirée d’affaire. Cet homme, c’était Juve.
Or, par Juve, Berthe avait appris que lady Beltham n’était pas la sainte qu’elle croyait…, qu’elle n’était pas morte, qu’elle vivait encore…
L’Américaine paraissait de plus en plus émue.
Les deux femmes étaient arrivées à l’ombre d’un bouquet d’arbres. Elles se regardèrent les yeux dans les yeux et soudain Berthe poussa un grand cri.
Il lui sembla qu’un voile se déchirait, que ses yeux jusqu’alors aveugles, voyaient et voyaient comme il fallait voir…
La grande dame aux cheveux d’or, au regard étrange et clair, aux traits d’une merveilleuse beauté, à la démarche si majestueuse que l’on eut dit une reine, et qui se trouvait devant elle, avec qui elle vivait déjà depuis plus de deux semaines… mais elle la connaissait, elle l’avait maintes fois entendu décrire, elle avait longtemps contemplé ses portraits… son nom lui montait aux lèvres…
La grande dame ne lui laissa pas le temps de parler. Posant affectueusement ses mains sur les épaules de la jeune fille, elle répondit à l’interrogation muette :
– Oui, je suis lady Beltham.
Bobinette atterrée, stupéfaite, demeurait immobile, sans répondre.
Quel parti prendre ?
Lady Beltham était-elle une grande coupable ou une grande victime ? L’étrangère, cependant, lisait dans la pensée de Bobinette.
– Berthe, Berthe, dit-elle, ne me condamnez pas sans me connaître, n’essayez pas de comprendre des choses sur lesquelles moi-même je n’ai pas d’opinion… Nous sommes les unes et les autres, ici-bas, de pauvres épaves qui flottent au gré des flots insurmontables… ne jetez pas la pierre sans avoir entendu la confession du pécheur, ne jugez pas.
Berthe se jeta dans les bras de lady Beltham.
C’était instinctif, spontané.
Cette grande dame, sincère ou fausse, possédait l’art de séduire ou de charmer, à un point tel que nul n’était capable de s’y soustraire…
Berthe, toute secouée par l’émotion que provoquait en elle l’évocation de son terrible passé, sanglota doucement, appuyée sur l’épaule de lady Beltham. Celle-ci brusquement s’arracha à cette étreinte, courut à l’entrée du petit bois, à l’ombre duquel elles se tenaient toutes deux.
– Berthe, appela-t-elle d’une voix inquiète…
– Lady Beltham ?… Qu’y a-t-il ?
La grande dame désignait du doigt des individus qui passaient à l’horizon.
– Ces deux hommes, interrogea-t-elle, sur la route… qui sont-ils ?
– Je ne les connais pas, dit Berthe.
Cependant les individus se dissimulaient derrière un repli de terrain.
Lady Beltham, rassurée en apparence, était venue s’asseoir sur un tapis de mousse. Berthe s’installa à côté d’elle.
Les deux femmes échangèrent d’amères réflexions.
– Oui, disait lady Beltham, laissons ce passé qui m’est odieux, que je voudrais détruire… ah ! si l’on pouvait simplement refaire sa vie, anéantir…
De sa voix douce, Berthe lui demanda :
– Qui êtes-vous désormais, madame… comment vous appelle-t-on ?
Lady Beltham leva ses yeux admirables vers le ciel. Son regard s’assombrit :
– Je suis, déclara-t-elle, la femme d’un homme que j’abhorre et qui me trompe, un homme que j’ai fui, que je fuis encore, tant par dépit que par désir de vengeance.
– Restez ici, madame, restez avec nous, reposez-vous dans la paix et la tranquillité de cette campagne, je vous aime déjà tant, je ne crois pas vous déplaire, nous serons bonnes amies.
Lady Beltham, hésitante, mais séduite assurément par l’offre de la jeune fille, l’enveloppait d’un long regard affectueux, lorsqu’elle frémit à nouveau, se dressa toute droite :
– Berthe, j’ai peur, encore ces hommes, rentrons…
Lady Beltham, sur le pas de la porte acheva le récit de ses malheurs :
– Vous avez entendu parler, peut-être, de ce crime incompréhensible, en Angleterre. Il s’agit d’un docteur, d’un dentiste anglais, un certain M. Garrick, dont la femme a subitement disparu… on accuse cet homme, qui a une maîtresse, d’avoir assassiné sa femme légitime… il s’en défend, mais son épouse demeure introuvable.
– Vous savez quelque chose sur l’affaire Garrick, madame ? La femme de ce docteur Garrick, la femme disparue, si c’était…
– Eh bien ?
– Si c’était… répéta Berthe…
9 – FRANÇOISE EST INNOCENTE
En le voyant passer confortablement installé au fond de sa luxueuse limousine, qui éclaboussait les passants tout autour d’elle, les piétons, nombreux comme toujours dans les rues de Londres, et qui considéraient ce somptueux équipage, enviaient à coup sûr le propriétaire de l’automobile et ne pouvaient songer que ce riche était dévoré de chagrin.
Ce puissant qui se faisait véhiculer ainsi à l’allure souple et régulière de sa quarante HP, n’était autre que lord Duncan, bonbonnier de la reine d’Angleterre et favori du roi.
Ce matin-là, Londres s’éveillait maussade.
La grande ville était enveloppée dans ce brouillard jaune qui fait qu’en plein midi, parfois, il faut tenir les becs de gaz allumés afin de pouvoir se reconnaître.
Insensible, indifférent à cette morne torpeur, lord Duncan qui, hâtivement, avait quitté son domicile pour se rendre au Parlement dont la séance solennelle allait être ouverte par le souverain, pensait moins au discours du trône que prononcerait le roi George V qu’à ses propres affaires.
Ses affaires, c’était le mariage avec la pierreuse Nini Guinon, la menace perpétuelle qu’elle faisait planer sur son honneur et sa réputation de gentilhomme en se livrant à la pire débauche.
Une petite compensation… Il y avait l’enfant, l’héritier de la race et du nom.
Peu soucieux d’arriver en retard au Parlement, lord Duncan, détournant son chauffeur de l’itinéraire normal, l’avait fait obliquer dans la direction de Hyde Park.
Il avait arrêté sa voiture à l’entrée de la grille, ordonné au mécanicien de l’attendre, puis, s’enfonçant dans la brume légère qui demeurait humide et basse sous les arbres, il s’achemina seul, à pied, vers l’allée cavalière.
Le cœur lui battait…
Assise sur un banc, en toilette simple, Nini Guinon attendait lord Duncan.
– Navrant, pensait lord Duncan, si seulement Nini n’était pas Nini, si elle avait voulu faire un effort, nous aurions fait un bon ménage, uni, heureux de vivre à l’écart, en paix.
Duncan fut arraché à sa songerie par une apparition.
À côté de Nini, venait de surgir un bébé, que lord Duncan, jusqu’alors, n’avait pas aperçu, car il se trouvait dissimulé derrière les jupes de Nini Guinon.
Duncan ne pouvait plus y tenir, à pas précipités, il rejoignit le groupe.
Nini l’aperçut, elle se leva, une légère rougeur lui envahit les pommettes. Sous les paupières lourdes de grands cils, ses yeux brillaient.
Lord Duncan était séduit par le charme incontestable de Nini Guinon…
Et jugeant que l’ère des reproches ne pouvait s’éterniser, il sourit à sa femme :
Celle-ci, très simplement poussait vers lui l’enfant avec des gestes câlins :
– Le petit Jack, dit-elle…
Duncan, ému au dernier point, ne trouvait pas un mot à répondre : son regard humide d’émotion allait de la mère à l’enfant, et instinctivement il cherchait à retrouver dans les traits du petit garçon le rappel des traits de la mère.
Puis, brusquement lord Duncan se départant de son flegme, inclina sa haute taille, saisit l’enfant à bras le corps et le serra sur sa poitrine :
– Jack, murmura-t-il, mon petit Jack…
L’enfant, étonné, surpris regardait cet inconnu de ses grands yeux interrogateurs. Il ne souriait pas.
D’une voix plaintive, lorsque Duncan l’eut reposé à terre, il se contenta de balbutier :
– Maman !
Mais Nini Guinon, qui jusqu’alors était demeurée impassible, s’empressait auprès du petit garçon :
– Sois gentil, lui dit-elle.
Le trio abandonna les allées ombrageuses de l’allée cavalière, s’engagea sur le chemin qui borde les immenses pelouses de Hyde Park.
Le ciel peu à peu se dégageait, le brouillard allait se dissiper.
Tandis que l’enfant donnait une main à sa mère, il tendait instinctivement l’autre à lord Duncan.
Celui-ci accédant au désir du bébé éprouvait une singulière émotion, une joie tout à fait paternelle à sentir sur ses doigts aristocratiques, la douce moiteur de cette main potelée.
Un sentiment moins digne, mais très naturel, germait cependant dans l’esprit de lord Duncan : les promeneurs devenaient de plus en plus nombreux et le jeune membre du Parlement se demandait avec anxiété si, dans les passants qu’il croisait, il n’allait pas se trouver bientôt quelqu’un connu de lui ou, pis encore, quelqu’un qui le connaissait.
Hyde Park, entre onze heures et midi en était le lieu de réunion.
C’était une maladresse évidente qu’avait fait le riche seigneur d’y donner rendez-vous à sa femme.
Nini Guinon, cependant, avait pris une attitude humble et soumise pour solliciter son mari :
– Vous voyez, disait-elle, j’ai obéi… aussi n’essayez plus de me reprendre mon enfant…, vous réussirez toujours mieux avec moi en me traitant par la douceur que par la menace…
– Ah, Nini, s’écria lord Duncan, si seulement vous aviez voulu être autrement…
La jeune femme avait interrompu son mari, fronçant les sourcils, elle avait déclaré :
– Allons donc ! nous ne sommes pas bâtis l’un pour l’autre… tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vouloir me voler mon fils…
C’était le problème, justement. Séparer l’enfant du milieu de Nini, ne pas révéler aux curieux le mariage qu’il avait fait. Et, immédiatement, brusquer les adieux.
Au reste, ce n’est pas à cela que songeait le noble jeune lord en reprenant place dans son automobile. À vrai dire, pour un peu, Duncan se serait traité de misérable. Oui, il se faisait horreur.
Il n’était pas ému. Il avait vu son fils et il était resté de glace. Il y a les gestes qu’on se doit de montrer. Mais la voix du sang ?
Eh bien, lord Duncan ne l’avait pas entendue.
Duncan était resté fermé aux appels qu’elle avait pu formuler… Et cela lui paraissait si affreux, si indigne de l’honnête homme qu’il était, que c’est à peine s’il osait le reconnaître tout bas.
Cependant que lord Duncan s’éloignait et traversait une pelouse pour regagner la grille du Park, Nini Guinon, songeuse et courroucée, était restée dans l’allée sablée à considérer son mari.
– Le mufle, grommelait-elle, dire qu’il ne m’a même pas donné d’argent pour renouveler la pelure du salé…
Mais une mauvaise pensée illuminait sa jolie figure :
– Par exemple, cela a rudement collé, l’histoire du môme, l’excellent père n’y a vu que du feu…
– Allons, dit la pierreuse en tirant le petit Jack par le bras, foutons le camp d’ici…
Mais elle venait d’apercevoir à un carrefour un groupe de musiciens qui s’installaient pour jouer. Curieuse et badaude, comme une Parisienne qu’elle était, Nini Guinon se mêla à la foule, la bouche ouverte, les yeux écarquillés. C’était une fanfare tout à fait réjouissante d’aspect composée au moins de vingt musiciens, tous armés de trombones et de flûtes. Plus un grand gaillard maigre, portant assujetti à son ventre absent, une gigantesque grosse caisse surmontée de cymbales.
Tous ces musiciens étaient revêtus d’un uniforme sombre, coiffés d’une casquette bordée de gros galon rouge…
Autour d’eux papillonnait une nuée de femmes accoutrées en cyclistes, d’ailleurs vieilles et laides, qui distribuaient des prospectus, prenaient à partie les auditeurs.
– Qu’est-ce que ça peut bien être ? se demandait Nini.
Mais ce n’était pas en vain qu’elle habitait Londres depuis un an et la jolie Française reconnut soudain la bannière qui se déployait au vent :
– Parbleu, murmura-t-elle, c’est l’Armée du Salut… chic alors, on va rigoler….
Nini avait déjà vu quelques-unes de ces cérémonies en plein vent au cours desquelles, après avoir chanté des psaumes, les plus néophytes des salutistes, les derniers enrôlés dans l’armée religieuse, montent sur un banc, un escabeau, voir même une échelle, pour faire au public à grand renfort de gestes et d’imprécations, le récit de leur conversion.
Nini Guinon se glissait déjà au premier rang de la foule, lorsqu’une des salutistes qui venait de lui tendre un papier que Nini refusait d’ailleurs, redoutant d’avoir à payer quelque chose, s’arrêta brusquement et s’inclina vers le petit Jack…
La salutiste considérait l’enfant avec une insistance si singulière que Nini Guinon, toujours sur ses gardes, en fut alarmée.
Soudain, l’épouse de lord Duncan se sentit devenir livide. Il lui semblait que la distributrice de prospectus venait de murmurer, de façon presque imperceptible d’ailleurs, un nom, un prénom et ce prénom, c’était… Daniel.
Un remous de la foule sépara Nini Guinon de la salutiste.
La fausse mère du petit enfant en profita d’ailleurs, pour déguerpir aussi vite qu’elle le pouvait.
Nini Guinon enleva Daniel dans ses bras, fit signe à un cab qui passait, se jeta au fond de la voiture après avoir donné une adresse au cocher.
– Nom de Dieu, que j’ai eu peur… grogna Nini Guinon, cependant que le véhicule démarrait.
***
– M. le Coroner ?
Le personnage qui venait d’être ainsi interpellé se retourna d’une seule pièce. En face de lui, se trouvait une lieutenante de l’armée du salut qui, les yeux baissés, attendait, semblait-il, une réponse.
M. le Coroner n’aimait évidemment pas à être hélé de la sorte, car son visage, naturellement brique, affecta une teinte violette.
C’était un homme sanguin que M. le Coroner, un homme fort accessible aux colères soudaines, un homme destiné évidemment, tôt ou tard, à la congestion.
Il foudroya du regard la salutiste, qui répétait d’une voix calme :
– Monsieur le Coroner, j’ai besoin de vous parler.
À ce moment, le magistrat reconnut la personne qui se trouvait devant lui :
– Madame Davis, s’écria-t-il, et sous ce costume ?…
La lieutenante de l’armée du Salut, ou tout au moins, la personne qui portait cet uniforme, répliqua avec une impatience contenue :
– Tous les costumes sont bons, monsieur, pour les détectives… J’ai quelque chose de très urgent à vous dire, je viens de voir dans cette foule, il y a deux secondes à peine…
– Madame, interrompit le Coroner, Hyde Park n’est pas un lieu convenable pour me faire vos rapports…
– Monsieur, insista la personne que le magistrat avait reconnue pour être une certaine Mme Davis, je vous assure que le temps presse… cette foule augmente… l’enfant va m’échapper…
– Madame… madame… interrompait à son tour le Coroner, avez-vous perdu la tête ?… que signifie ?…
La salutiste eut un mouvement de dépit :
– Ah ! trop tard ! fit-elle…
Esquissant un geste navré, elle désigna le cab où Nini Guinon venait de monter avec l’enfant.
***
M. Tilping, le magistrat exerçant les hautes fonctions de Coroner, qui équivalent à celles des juges d’instruction français, habitait dans les environs de la gare de Paddington, à Londres, une coquette villa entourée d’un jardin.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années, riche comme tous ses collègues, considérable et considéré.
Il avait une importante famille, des filles et des garçons en nombre suffisant pour peupler une colonie entière.
Toutefois, cette année-là, M. Tilping se trouvait seul depuis plusieurs mois dans sa vaste et luxueuse propriété. Sa femme voyageait en Égypte avec l’aînée de ses filles, trois des garçons étaient aux Indes, deux autres naviguaient en qualité d’enseignes de vaisseau et les quatre plus jeunes demoiselles Tilping villégiaturaient à New York.
En attendant Mme Davis, à laquelle il avait au Park, le matin, donné rendez-vous pour l’après-midi, M. Tilping fumait béatement sa pipe sous la véranda qui faisait communiquer sa maison avec le jardin, lorsqu’une accorte servante parut et lui annonça une visiteuse qui, disait-elle, « jugeait inutile de se nommer ».
Quelques instants après, Mme Davis était en face de lui.
Mme Davis, femme d’une quarantaine d’années environ, qui sans doute avait été jolie, car elle avait encore, comme on dit, de fort beaux restes, avait été mariée pendant une dizaine d’années, avec un courtier maritime de Southampton. L’excellent homme était mort, laissant sa veuve à la tête d’une petite fortune, pas suffisante toutefois, pour que celle-ci pût vivre de ses rentes.