Текст книги "Le pendu de Londres (Лондонская виселица)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
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Иронические детективы
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5 – LE DÉPART DU « VICTORIA »
Ce matin-là, lundi 26 avril, à l’heure du flot, les lourdes portes de l’écluse du Princess Dock, à Liverpool, s’étaient lentement ouvertes, grinçant sur leurs gonds gigantesques.
L’écluse avait donné passage à un petit remorqueur qui portait à sa cheminée noire l’étoile blanche de l’American White Star Company.
Vomissant des torrents de fumée sombre, le remorqueur, lancé à toute allure et dont l’hélice se vissait avec énergie dans les flots opaques, décrivit une large courbe en sortant du bassin.
Ce n’était qu’un grand navire qui sortait et ce spectacle était trop fréquent pour qu’on y prêtât attention.
Le navire qui sortait du Princess Dock n’appartenait pas à la catégorie des transatlantiques de luxe.
Réputé solide, sinon fin marcheur, le Victoria assurait, depuis des années, le service Liverpool-Montréal.
Le Victoria mettait d’ordinaire de neuf à onze jours pour effectuer ce trajet. Il prenait non seulement des passagers à des conditions fort avantageuses, vu la lenteur relative du voyage, mais aussi – et c’était cela le plus productif pour la Compagnie, qui en était propriétaire – des marchandises dites « de service accéléré »…
Les passagers à destination de Montréal, massés tout autour du pont, observaient, en curieux, la manœuvre qui s’effectuait, lente, majestueuse, muette presque.
Coups de sifflets. Quelques mouchoirs agités sur le quai, quelques adieux lancés par des badauds juchés sur les piliers de l’écluse, au ras desquels passait l’énorme masse flottante.
Appuyée au bastingage de bâbord du pont des secondes classes, une jeune femme demeurait pensive.
Elle était vêtue d’un long vêtement noir, et n’était la plume blanche qui ornait sa toque, on l’aurait prise pour une personne en deuil.
La voyageuse, qui pouvait avoir vingt ans au plus, était jolie, soigneusement habillée, mais son visage semblait empreint d’une grande tristesse. Elle frissonnait, comme sous le coup d’une vive émotion.
Soudain, alors que le Victoria allait définitivement perdre tout contact avec la terre et le port, la jeune passagère à l’attitude douloureuse laissa échapper un cri violent.
Ses bras s’écartèrent, ses yeux démesurément, s’ouvrirent, puis instinctivement, comme si elle venait d’être surprise par une apparition redoutable ou terrifiante elle recula en arrière et s’en fut tomber inerte, à demi évanouie, sur l’une des confortables bergères d’osier qui étaient placées le long des cabines du pont.
L’émotion, la défaillance de la jeune femme passèrent inaperçues des passagers qui l’entouraient, car ceux-ci, avaient eux aussi, éprouvé la même surprise. Tous, sans s’inquiéter de la voyageuse reculée en arrière, se pressaient le long du bastingage ou couraient à l’arrière du bâtiment, pour ne rien perdre du spectacle dont ils venaient d’apercevoir le commencement.
Fendant soudain la foule qui encombrait la jetée, se frayant un passage jusqu’au ras même de la porte de l’écluse, un homme, en dépit des observations et même des bourrades que lui octroyaient ses voisins, s’était précipité.
En dépit de la largeur de l’écluse, les flancs du Victoria étaient si larges qu’ils touchaient presque les portes du bassin.
Pour éviter des contacts meurtriers à la carène du navire, on avait disposé, comme d’habitude, tout le long du bordage, de gros ballons en filin attachés par des câbles aux superstructures du pont.
Or, cet homme, profitant de la stupéfaction que sa course rapide déterminait, et avant que personne eût songé à le retenir, à l’empêcher d’entreprendre une aussi périlleuse aventure, s’était précipité sur le flanc du navire, se servant d’un ballon de filin comme d’un piédestal, puis, avec une agilité inouïe, grimpant le long du cordage amarré au haut du pont, il avait atteint le bastingage le plus élevé.
C’était un personnage d’une quarantaine d’années, stupéfiant acrobate, robuste, le visage énergique, de longs cheveux noirs qui bouclaient sur la nuque, une forte moustache, des favoris épais.
Lorsqu’il parvint au terme de sa périlleuse entreprise, les applaudissements crépitèrent.
Sans doute, il s’agissait là d’un voyageur qui, mis en retard par une cause quelconque, n’avait pas hésité à sauter à bord du Victoria, comme on monte dans le tramway en marche.
En voyageur qui a l’habitude des paquebots, il avisa un escalier et s’y lança impétueusement. L’escalier menait aux cabines des deuxièmes classes.
L’énigmatique personnage fit quelques pas rapides dans l’entrepont et soudain poussa une exclamation à laquelle un cri de joie répondit.
Il venait de se trouver face à face avec la jeune et jolie voyageuse que sa montée à l’assaut du navire avait tant impressionnée.
– Françoise Lemercier…
– Garrick…
Ces deux êtres s’étaient aussitôt reconnus et ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre.
Cependant que sur les lèvres du personnage, qui n’était autre, en effet, que le docteur Garrick, se pressaient de nombreuses questions, la jeune femme s’abandonnant à l’émotion heureuse et inespérée de retrouver ce compagnon, que sans doute elle n’attendait pas, laissait aller la tête sur son épaule, tout en donnant libre cours à ses larmes.
Garrick interrogeait :
– Françoise, ma chère Françoise, m’expliqueras-tu ?… que fais-tu ici ?
– Je suis folle, murmura-t-elle… c’est épouvantable, c’est effrayant, tu sais, n’est-ce pas ?… Garrick…
– J’ai reçu ta lettre, ma chérie…, lettre incompréhensible… j’ai couru chez toi aussitôt après, mais tu étais déjà partie… heureusement tu m’expliquais ton but… un train se trouvait en partance, par bonheur il m’a amené assez à temps de Londres à Liverpool, pour que j’aie pu te rejoindre… c’est ainsi que j’ai appris.
– Daniel… Daniel, dit la jeune femme, qui de nouveau se laissait aller à sa douleur incommensurable, mon pauvre petit Daniel, qu’est-il devenu ?…
Garrick, à ces mots crispa les poings :
– Qui donc s’est permis de nous troubler ?… en plein bonheur.
Puis, menaçant du geste un ennemi imaginaire, un adversaire inconnu, l’amant de Françoise Lemercier, car c’était bien, en effet, la maîtresse du dentiste de Putney qui se trouvait là, poursuivit :
– Ah ! si seulement j’avais pu me douter… oui, ce doit être « lui » qui a voulu reprendre son enfant…
Mais, au fait, Françoise, comment se fait-il que tu sois à bord de ce paquebot ?… pourquoi veux-tu partir en Amérique ?…
– Je pars chercher Daniel, je n’aurai de cesse, que Daniel une fois retrouvé…
– Françoise, je veux t’aider à retrouver ton enfant, poursuivit Garrick. Cela ne me dit toujours pas tes intentions, pourquoi tu pars pour le Canada ?
– Pourquoi ! s’écria Françoise Lemercier, qui paraissait surprise d’une telle interrogation, convaincue sans doute qu’il n’y avait pas, pour retrouver son fils, d’autre solution à adopter que celle qui consistait à s’embarquer à destination de Montréal.
Garrick lui imposa silence ; il murmura à son oreille :
– Descendons dans ta cabine, veux-tu ?… nous causerons plus librement.
***
Françoise Lemercier, jeune Française, mariée à un Canadien et séparée de son époux depuis qu’elle exerçait la profession d’artiste, était non seulement la mère d’un délicieux bambin de dix-huit mois, enfant blond, aux yeux clairs, mais encore la maîtresse du docteur Garrick.
Ce dentiste était marié. Et il ne bénéficiait pas de la sympathie de ses voisins. On le tenait pour un être mystérieux, étrange, perpétuellement en voyage… Dans le voisinage de sa maîtresse, bien que beaucoup moins connu, beaucoup moins remarqué, il n’était pas l’objet d’une beaucoup plus grande considération.
On se rendait parfaitement compte que cet homme qui venait voir son amie en cachette, qui prenait les plus grandes précautions pour se dissimuler lorsqu’il entrait ou sortait de chez Françoise Lemercier, devait avoir quelque chose à cacher.
Françoise Lemercier était plus sympathique que Garrick aux habitants de Jewin Street.
La jeune femme était modeste, réservée, accueillante et serviable. Avait-on besoin d’elle, qu’elle se mettait toujours aimablement à la disposition de ses voisins. Toutefois « la Française », comme on disait, n’était guère loquace. Elle avait beau parler assez correctement l’anglais, elle restait muette sur sa vie privée.
On attribuait cela à la pudeur qu’elle éprouvait, peut-être même à la honte qu’elle ressentait de vivre en concubinage avec un homme marié, sûrement…
***
Or, alors qu’elle était rentrée et qu’elle avait trouvé l’appartement vide, le petit Daniel avait disparu, Françoise avait fixé son regard sur un journal qui traînait sur la table.
Machinalement, Françoise Lemercier en avait lu le titre : Le Précurseur, et soudain la malheureuse s’était écroulée sur le plancher, en proie à une nouvelle émotion, en proie à une lueur d’espoir.
La découverte de ce journal venait de lui ouvrir des horizons nouveaux.
Le Précurseur, c’était en effet une feuille canadienne qui se publiait à Montréal. Françoise Lemercier n’était pas abonnée, elle ne la recevait jamais.
Ce journal avait donc fait son apparition chez elle depuis quelques instants à peine, pendant sa malencontreuse absence, pendant les dix minutes qui avaient suffi au mystérieux ravisseur pour lui dérober son enfant… N’était-ce pas le ravisseur lui-même qui avait involontairement laissé traîner derrière lui ce document révélateur ?
Françoise Lemercier se prenait à l’espérer. Qui pouvait avoir intérêt à lui voler son fils, le petit Daniel ? Sans nul doute, son mari, le mari, le père de l’enfant. Or, le mari de Françoise Lemercier était canadien, la présence de ce journal oublié expliquait tout.
Certes, Françoise Lemercier éprouvait une douleur effroyable à l’idée que le petit Daniel avait disparu, mais elle se consolait aussi en songeant que le ravisseur de l’enfant devait être son père et que ce père, assurément, ne ferait pas de mal à son fils…
Puis, ç’avait été la ruée des voisines dans le petit appartement de Françoise. Nul ne savait rien. On n’avait rien vu. Mais on voulait être là.
Enfin, dès qu’elle avait été seule la pauvre maman du petit Daniel avait pris une décision.
Elle partirait pour le Canada par le premier bateau. Elle arriverait à Montréal, ferait l’impossible pour retrouver son enfant… et elle le retrouverait.
Françoise Lemercier consulta un indicateur, partit le soir même pour Liverpool. Auparavant, n’ayant pu joindre son amant Garrick, elle lui avait écrit une lettre confuse où elle expliquait tant bien que mal ce qui lui était arrivé, puis son projet.
***
À présent c’était de vive voix que Françoise Lemercier expliquait, seule à seul dans sa cabine avec Garrick, pourquoi elle se trouvait à bord de ce paquebot, voguant vers l’Amérique.
– Et c’est tout ?
– C’est tout…
L’homme mystérieux de Putney tressaillit :
– C’est fou… c’est absolument fou, ma pauvre chérie…, partir sans autre indication, sans autres présomptions…, mais tu n’as pas raisonné, Françoise…
Le fait même de laisser ce journal en évidence, d’orienter ton esprit vers le Canada, ne peut que constituer un piège, un piège grossier, ridicule… dans lequel tu t’es laissée prendre… songes-y donc un instant… bien au contraire, ton fils Daniel, loin d’avoir été emmené en Amérique, a dû, pour moi, être caché en Angleterre, peut-être même à Londres… peut-être à quelques mètres de ta maison. On a voulu t’éloigner et on a réussi… ah, par exemple…
Françoise Lemercier, au fur et à mesure que parlait son amant, devenait livide, un tremblement nerveux agitait ses lèvres, gagnait tout son corps, il semblait à la malheureuse femme qu’un voile se déchirait devant ses yeux, la lumière lui apparaissait…, la vérité.
Françoise Lemercier se jeta au cou de son amant, elle le supplia :
– Oui, j’ai eu tort… je comprends maintenant, je me suis trompée… Daniel, mon pauvre petit Daniel doit être encore en Angleterre, alors que nous sommes sur cet affreux navire… et chaque instant qui s’écoule, sans doute, rendra plus vaines, plus difficiles, nos recherches… ne peut-on s’arrêter… descendre ?…
Garrick, absorbé, soucieux, se mordait la lèvre. Brusquement, il s’arracha à l’étreinte de sa maîtresse, s’enfuit hors de la cabine. En deux bonds, le mystérieux amant de la jolie Française arrivait à la passerelle :
– Le bateau-pilote ?… avait-il demandé à l’un des marins…
Mais à peine avait-il jeté un coup d’œil circulaire, sur les flots gris qui l’environnaient, que Garrick laissa échapper une imprécation :
– Trop tard.
À l’horizon se profilant sur la côte, qui, déjà lointaine s’estompait dans la brume, disparaissait la silhouette du remorqueur. Depuis un bon quart d’heure déjà, il avait abandonné le steamer. Les machines du Victoria se mettaient en pleine action. La ville flottante avait le cap sur le sud-ouest, à peine passerait-on en vue de la côte d’Irlande, puis, ce serait l’immensité de l’Océan pendant une semaine, au bout de laquelle on aborderait au Nouveau Continent.
Il n’y avait rien à faire, rien, absolument rien.
6 – AU FOND D’UN BOUGE
– Ralph, mon garçon, tu prendrais bien un verre de gin ?
– De whisky, Bob, si cela ne te fait rien ; mon estomac, fatigué par les privations, ne s’accommode plus des fadeurs… si tu paies, Bob, c’est du whisky.
– Ce sera donc du whisky, mon cher Ralph ; le tout est de découvrir une maison tranquille où le comptoir soit confortablement à la hauteur de nos coudes, et les verres pas trop petits.
– Le détestable brouillard, en vérité…
– Tu ne t’habitueras jamais à Londres.
– Je ne le nie pas. Trop de fumée, trop de maisons noires, ici. Vrai Dieu, on vivait plus facilement et plus agréablement à Madrid…
– Il fallait y rester, Ralph…
– Tout le monde n’était pas de cet avis.
– Tu t’entends mieux avec les policemen ?…
– Jusqu’ici.
Les promeneurs qui causaient ainsi suivaient les rues populeuses et sinueuses du sinistre quartier des Docks de Londres.
C’était autour d’eux la foule minable, misérable, en haillons. Un va-et-vient intense de pauvres gens marchant vite sous l’œil froid et sévère des policemen, habiles à rechercher les vagabonds, toujours prêts à l’arrestation qui, dans ces rues mal famées, ne soulevait aucune émotion.
– Et alors, on va…
– Je connais un établissement pas trop mal.
– Avec deux portes ?
– Naturellement !
– Et c’est loin ?
– Pas trop, dans Bella Street…
– Connais pas.
– Tu ne connais rien, à Londres.
– Au fait, c’est vrai.
Les deux promeneurs marchaient encore, puis, celui qui répondait au nom de Bob poussa son compagnon au tournant d’une rue encore plus étroite et plus noire que les rues avoisinantes.
– Par là, vieux garçon… tu vas voir si la maison est confortable… le whisky chaud qu’on y donne a emprisonné du soleil…
– Du soleil, ici ? impossible.
– Si, de temps en temps…
Les deux pauvres hères, car ni Ralph ni Bob ne semblaient des gens cossus, mais bien plutôt de ces sans-travail qui pullulent à Londres et vivent d’on ne sait quelles besognes d’occasion, voire de larcins furtifs, avancèrent encore de quelques mètres. Bob, du doigt, désigna une devanture, toute tendue de rideaux :
– Voilà le comptoir, mon vieux Ralph…
– Décidément, nous entrons ?
– Nous entrons…
Déjà sur le seuil de la porte et prêt à pénétrer, Bob retenait son ami :
– Ah ! au fait, mon vieux Ralph, il y a si peu de temps que je te connais, depuis le moment où nous nous sommes accoudés ensemble au même parapet le long des berges de la Tamise, alors que, sans but apparent, tu regardais les vagues mouiller la vase du fleuve, qu’il est bon que je te prévienne. À l’intérieur de cet établissement, il ne faut rien dire… écouter si l’on veut, cela oui, ne contrarier personne…
– Police ?
– On ne sait jamais ! affirmait Bob. Tu as voyagé partout… d’après ce que tu m’as dit, tu es pour trois pfennings allemand, pour quatre sous français, pour quelques pences anglais… quelques piastres brésilien, quelques lires italien, quelques pesetas espagnol… Bref, tu as assez roulé ta bosse pour connaître à peu près toutes les polices du monde… donc, tu n’ignores pas que celle d’Angleterre est la plus terrible de toutes et la plus expéditive surtout… Ralph, mon garçon, viens…
Bob, en habitué des lieux, ouvrit la porte du bar et fit entrer son compagnon.
***
Étrange, ce Ralph qui pénétrait maintenant dans cet établissement de Whitechapel, brillamment éclairé par les becs de gaz…
Il apparaissait à la lumière crue, coiffé d’une courte casquette de jockey dont la visière déchirée barrait la moitié du visage, sans nul linge autour du cou et à demi engoncé dans une sorte d’énorme paletot, de nuance marron jadis, à présent verdâtre, jaunâtre, usé, déformé, lamentable… Son pantalon s’effilochait sur des bottines fines, ramassées quelque part évidemment, des bottines à boutons, dont les boutons étaient absents, des bottines vernies dont le vernis était craquelé et qu’une magistrale entaille au canif avait provisoirement agrandi, rajusté au pied du personnage…
Si Ralph ne semblait pas riche, Bob, son introducteur, son ami de rencontre, comme il l’avait dit lui-même, ne payait pas plus de mine.
Bien qu’il fût huit heures et demie du soir, qu’un brouillard glacial, torturé par des rafales de vent froid, pesât dans la rue, il portait, pour tout vêtement un court veston sans gilet. Des boutons manquaient, remplacés par des épingles doubles.
Comme chapeau, enfin, Bob possédait une sorte de feutre mou, sans ruban, qu’il s’était enfoncé sur le front et dont les bords, amollis par les orages, brûlés par le soleil, cassés par les nuits passées dehors, pendaient avec des brisures étranges.
– Par tous les dieux, cria Bob, qui, visiblement, affectionnait ce juron, cela fait du bien de se trouver au chaud. Qu’en penses-tu, Ralph, mon ami ?
– Ce n’est pas moi qui dirai le contraire…
Tous deux, la porte ouverte sur le bar à l’aspect extérieur si tranquille, éprouvaient une impression de bien-être immédiat.
L’endroit n’était pourtant pas séduisant. Les rideaux masquant la devanture ne dissimulaient en aucune façon un intérieur des plus hospitaliers.
Le bar du Old Fellow, à plafond bas et noirci par les pipes, était essentiellement constitué par une petite salle que coupait dans toute sa largeur un gigantesque comptoir de bois noir en forme de fer à cheval, recouvert d’une étroite bordure de zinc, sur lequel les verres, en grand nombre, s’étageaient, séparés par des piles d’œufs durs, des monceaux de bananes, et aussi des gobelets de cuir avec des dés, préparés pour d’interminables parties. Au fond de la salle, enfin, tout contre le comptoir géant, une petite porte basse s’ouvrait sur un boyau obscur qui aboutissait, on le devinait plutôt qu’on ne le voyait, à une autre salle lointaine, qui n’apparaissait, de l’entrée, qu’indécise et vague dans l’atmosphère bleuâtre saturée de fumée…
L’odeur du tabac, du whisky chaud, du gin répandu, du porter, était d’ailleurs insupportable.
Il était impossible à quiconque sortait de la rue et pénétrait dans le bar de n’être pas suffoqué par tous ces âcres relents.
Cependant, tandis que Ralph toussait éperdument, pris à la gorge, Bob, semblant très à l’aise, s’était approché du comptoir. Du coude, il écarta les verres, se ménagea une petite place et jetant à l’avance, suivant l’usage, sa monnaie, il appelait le tenancier :
– Ismaël ?… Deux whisky chauds, et tâchez que vos verres, pour une fois, soient plus grands que des dés à coudre…
Dans le cadre du comptoir, un gros homme, d’une taille colossale, à figure féroce et poupine à la fois, ramassa d’un geste preste les quelques pences que Bob venait de déposer, il grogna :
– Les verres d’Ismaël ont la contenance de tous les autres verres, mon garçon. Et ceux qui ne les aiment pas ou qui les trouvent trop petits n’ont qu’à aller boire ailleurs…
– Toujours aimable, ce brave Ismaël. Il n’y a que deux manœuvres commerciales pour lui : tirer de ses clients tout l’argent qu’ils ont en poche, et quand ils n’en ont plus, les flanquer à la porte. Mais Ralph, vraiment, vous n’aviez jamais vu ce bar ?
– Jamais, Bob…
– Eh bien ! vous le reverrez, car j’imagine que vous apprécierez très vite la liberté que l’on a dans la maison… Franchement, on y fait ce que l’on veut, dès que l’on y a des amis…
Ralph, d’un hochement de tête, approuva.
– En vérité, Ralph, je crois que le whisky d’ici est le meilleur du royaume.
Bob vida son verre lentement, en amateur, cependant que Ralph, plus pressé, plus assoiffé sans doute, plus alcoolique vraisemblablement, renouvelait sa consommation, sachant fort bien, pour l’avoir vu compter sa monnaie, que Bob, son ami de rencontre, était en état de payer plus d’une tournée…
– Je le crois, répondit-il. Bob, mon cher, voici quatre heures que je vous connais seulement, mais vous m’offrez d’excellents liquides, je vous le rendrai…
Bob eut un geste d’insouciance, et haussant les épaules, il proposa :
– Et maintenant Ralph, puisque je suis en fonds aujourd’hui, rapport à cette maudite barrique que j’ai aidé à descendre, puisque je suis en fonds, Ralph, que diriez-vous d’une saucisse ?… Manger n’est pas une désagréable chose, et nous boirons mieux après… cela plaît-il à Votre Honneur ?
D’un signe de tête, Ralph approuva.
– Fameux… déclara-t-il, une saucisse n’a jamais fait de mal à un honnête crève-la-faim comme moi…
– Deux saucisses chaudes cria donc Bob, et des longues, Ismaël ! vous les ferez porter dans la salle du fond…
Mais comme il achevait ces mots, le patron de l’établissement protestait :
– Dans la salle du fond ? non, j’ai du monde…
– Vous avez du monde, Ismaël ? quelle importance ?
– Voyons, Bob, répondit le tenancier, qu’une table seule est libre là-bas, je crois, et ce sera quatre sous pour vous, s’il vous la faut ?…
Mais décidément, grand et généreux, Bob jeta sur le comptoir les deux pences que réclamait le débitant.
– Ce sera quatre sous que voici, fit-il, et quatre sous de saucisse que je vous donnerai quand vous les apporterez, vieux voleur, car sans quoi, vous jureriez tout à l’heure, que je n’ai pas payé mon addition…
Et Bob, posant les deux mains, familièrement, sur les épaules de Ralph, entraînait son compagnon :
– Par ici, garçon, je vous dis que la maison est tout à fait confortable… en vérité, pour dix-huit sous de dépense, nous nous traiterons ce soir mieux que le lord Maire…
Sous la conduite de Bob qui, depuis longtemps sans doute, fréquentait le bar du Old Fellow, Ralph pénétra alors dans l’étroit boyau qui conduisait à la petite salle réservée, où prenaient place les seuls amis de l’établissement connus du patron pour être de bonnes pratiques et désireux de souper…
Il fallait d’abord suivre pendant une dizaine de pas l’étroit couloir obscur dont le plafond était si bas qu’on devait baisser la tête pour ne point le heurter, puis on débouchait dans une petite pièce, plus enfumée encore que le bar, dont le sol était dallé de carreaux rouges, lavables, mais jamais lavés, dont le plafond était fermé d’une sorte de marquise vitrée… la salle avait été évidemment aménagée dans une courette que le patron de l’établissement avait fait couvrir.
Comme Ralph et Bob y pénétraient, les consommateurs qui s’y trouvaient déjà firent soudainement silence pour dévisager les arrivants…
C’était là un accueil froid, même un peu soupçonneux qui fit froncer les sourcils à Bob et, presque, intimida Ralph :
– Bonsoir, dit Bob, qui, planté sur le seuil, sans regarder aucun de ceux qui se trouvaient dans la pièce, choisissait une table où s’asseoir…
– Bonsoir, répéta Ralph.
De vagues « bonsoirs » furent répondus… Mais ni Ralph, ni Bob, n’y prêtèrent attention.
Il n’y avait que trois tables dans la piécette. Une était occupée par un groupe d’hommes et de femmes, deux autres étaient libres, Ralph et Bob s’assirent devant l’une d’elles… Déjà, d’ailleurs, Ismaël arrivait, portant sur des morceaux de papier gras les deux saucisses commandées :
– Et avec cela, interrogea-t-il, vous boirez ?
Bob haussait les épaules de son geste favori :
– Peuh ! fit-il, nous ferons un mélange, quelque chose qui est comme une recette, que je serais seul à connaître. Ismaël, vous nous donnerez deux de vos grands verres, puis du ginger-beer, du gin et du porto… des pintes de chaque…
– Entendu, gentleman…
Les boissons apportées, Ralph et Bob, firent largement honneur à l’affreuse mixture que Bob avait composée.
Ils y faisaient si bien honneur qu’un peu plus tard, Ralph, d’un geste machinal, avait ôté sa casquette et les deux coudes sur la table, la tête entre les mains, il s’était endormi.
Pour Bob, son court brûle-gueule entre les lèvres, il fumait à courtes bouffées, assis de travers sur sa chaise, le crâne à la muraille et regardant fixement devant lui, les yeux dilatés, l’air absorbé…
De la table voisine, pourtant on n’avait pas perdu de vue les deux amis.
Il y avait là, devant des piles de soucoupes, des séries de verres, une respectable quantité de bouteilles débouchées, une imposante société…
C’était d’abord un nègre du plus beau noir, qui, le bras tendu sur la table, la manche de sa chemise retroussée jusqu’à l’épaule, demeurait dans une immobilité parfaite :
– Mes petites pensionnaires, disait-il de temps à autre, ne mourront pas de faim aujourd’hui… hélas …. il est dommage qu’elles crèvent toutes de maladie…
Les petites pensionnaires du nègre, étaient des puces, qu’il venait de poser sur son bras et auxquelles de son sang, il servait un repas.
– Job, mon vieux, dit dans le pur argot français un individu pâle, d’une jeunesse équivoque, Job, mon vieux, tes puces crèvent parce que tu leur donnes trop à bouffer, vois plutôt… nous autres qui nous serrons la ceinture d’un cran chaque jour, nous sommes bien vivants… tu les nourris trop bien tes pensionnaires… Pas vrai les aminches… il les traite comme des bourgeoises…
Autour de la table, on riait, et sur le bras du nègre, un grand gaillard à la figure mauvaise, se penchait curieusement.
– Combien qu’il t’en reste ? dis voir, Job ?
– Sept ! affirma le nègre…
– T’as encore sept puces apprivoisées ?… eh bien, mon colon… comme nous ne sommes que quatre ici, toi, moi, Beaumôme et Nini… qu’est-ce qu’on attend pour souper ?… Passe-les voir tes pensionnaires… on va siffler Ismaël et lui dire de les mettre à la broche…
Mais le nègre avait bondi en arrière :
– Non, non ! moi n’y pas vouloir que l’on touche à mes pensionnaires… en vérité, li sont des filles qui me gagnent mon pain… moi ne pas vouloir que l’on y touche…
Et tirant de sa chemise débraillée une boîte d’allumettes, debout, à l’écart, il prit soigneusement les puces une par une et les serra dans leur prison…
Cela fait, plus tranquille, sachant ses « pensionnaires » à l’abri, il se rapprocha de la table, se versa une nouvelle rasade de gin, en remarquant…
– Toi, d’abord, monsieur le Bedeau, c’était pas la peine de faire le malin, toi ne pas savoir compter…
– J’sais pas compter ? des fois Job, tu ne serais pas déjà un peu saoul… Pourquoi que j’sais pas compter ?
– Mais toi, monsieur le Bedeau, tu dis que nous sommes quatre, et nous, nous étions cinq…
– Où ça, le cinquième, moricaud ?
– Le cinquième, li était le fils de Nini…
– Ah ! c’est vrai… Tiens, Nini, fais-le voir, ton gosse ?
Beaumôme s’était levé. Étrange réunion dans ce bouge londonien, que celle de ces voyous, de ces apaches de Paris.
C’était en effet Beaumôme, le cruel repris de justice, le Bedeau, le terrible sonneur, Nini, la fille de la brave Mme Guinon, tombée à la plus crapuleuse misère, qui se trouvaient réunis avec le nègre Job dans la salle réservée du Old Fellow.
À la suite de quelles évasions extraordinaires, de quelle crainte salutaire de la police française, Beaumôme et le Bedeau avaient-ils passé le détroit, pour venir se perdre dans la plèbe grouillante de Whitechapel ? Nini elle-même n’aurait peut-être pas été capable de le dire exactement…
Il y avait déjà quelque temps d’ailleurs, que le Bedeau et Beaumôme étaient arrivés à Londres, et quelque temps aussi que le hasard les avaient mis en plein Strand en présence de Nini, l’ancienne copine de la Chapelle, qui, depuis trois mois avait subitement disparu de la rue de la Goutte-d’Or.
Les deux poteaux, crevant de faim, ne « jaspinant » pas un seul mot d’anglais, se demandaient ce qu’ils allaient devenir et n’avaient pas hésité à aborder leur ancienne camarade.
Bonne fille, Nini n’avait marqué nul ennui de la rencontre, bien au contraire. Les voyant dans la dèche, elle les avait immédiatement menés au Old Fellow et leur avait payé à dîner.
Nini était très connue dans le quartier, très aimée dans l’établissement, dont elle était l’une des clientes les plus régulières, elle avait présenté Beaumôme et le Bedeau comme des copains et, sur sa recommandation, les deux apaches avaient été admis, insigne privilège, à pouvoir disposer chaque soir d’une des tables de la salle réservée…
Et là, chaque soir, ou presque chaque soir, Beaumôme, le Bedeau et Nini se retrouvaient devant des verres de brandy qu’ils vidaient consciencieusement.
Job, le nègre, de temps à autre, se joignait à eux. Il était bête, disait Nini, mais il n’était pas méchant ; et puis, le cas échéant, il avait d’excellents poings pour faire taire les disputes, comme il avait aussi, au moins trois fois par semaine, des pence pour payer le brandy, des pence qu’il gagnait avec ses puces savantes…
– Fais voir ton gosse, avait demandé le Bedeau…
Et c’était Beaumôme qui s’était levé… Assurément, il n’était pas dans les habitudes de l’éphèbe de se déranger lorsqu’il était à table, et cela était encore moins dans ses habitudes lorsqu’il s’agissait d’éviter une fatigue à une femme. Beaumôme, orgueilleux, conscient de sa valeur, dédaignait en effet « toutes les porteuses de jupes », ainsi qu’il le répétait en toute occasion. Il les trouvait juste bonnes à le servir, à le nourrir, lorsque l’une d’elles, séduite par son extraordinaire laideur d’avorton vicieux, consentait à devenir sa « marmite »… Et cependant, il s’était levé. Il s’était levé en disant à Nini :
– Bouge pas, je vais chercher le salé !…
C’est que Beaumôme, sentiment étrange et inattendu, s’était pris d’une véritable tendresse pour Nini : la brune chevelure de la fille, et surtout ses façons excentriques, indépendantes et plus encore peut-être le dédain qu’elle lui avait manifesté le séduisaient étrangement.