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L'évadée de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар)
  • Текст добавлен: 6 октября 2016, 03:47

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Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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Ce bouge, qui inspire l’effroi, que la police connaît, surveille, mais ne viole jamais en vertu d’une convention tacite conclue sans doute avec Hilaire, a pourtant une fidèle clientèle. On y vient en habitué, on y cause, on y boit, on y dort et certains s’y trouvent si bien qu’ils ont l’impression d’y être chez eux.

Outre la porte qui donne sur l’avenue menant à Saint-Denis, il y a une fenêtre permettant de communiquer avec les terrains occupés par les chemins de fer du Nord. Il entre beaucoup plus de monde par la porte de la rue qu’il en ressort, et cela permet de supposer que la fenêtre est un passage très fréquenté.

Ce sont d’ailleurs des physionomies bizarres et inquiétantes qui hantent le cabaret d’Hilaire. Encore qu’ils apprécient hautement le luxe canaille et criard de l’éclairage a giorno,ces clients évitent pourtant en général, de stationner sous la grande lumière. Les tables qui sont rangées près des vitres de l’avenue de Saint-Denis sont les plus appréciées. On s’y assoit en tournant le dos à la rue. Les visages, de la sorte, se trouvent dissimulés. Alors, on cause, on boit, on rit. Certains soirs, des conversations se tiennent qui feraient frissonner les âmes les plus aguerries. Certains autres, on se croirait dans une buvette tranquille, nul ne parle d’assassinat. Deibler ne fait plus les frais de toutes les conversations. On rit, on chante. Ces soirs-là, peut-être, le bouge est encore plus lugubre, ces soirs-là ce sont les lendemains d’affaires épouvantables, ce sont les veilles de crimes horribles, car la clientèle du lieu passe son temps, soit à se partager les bénéfices de ses entreprises, soit à en préparer de nouvelles.

Il faut pourtant qu’à certains moments les natures même les plus cruelles se délassent. Et ce soir-là, tandis que Didier quittait son amie, tandis qu’il s’apprêtait à revenir à pied chez sa mère, ayant manqué le dernier tramway, le bouge, par exception, retentissait d’éclats de rire non pas sinistres mais simplement joyeux. Peu de monde. Dans un coin, deux consommateurs mêlés dans l’ombre, invisibles presque, couverts de vêtements sombres, coiffés de chapeaux mous, devisaient tranquillement, en jouant aux dominos. Devant le comptoir, d’autres individus, à mine d’ouvriers en rupture d’atelier, faisaient cercle, buvant avec insouciance le poison vert d’absinthe, si épais que la cuillère y tenait debout.

Ils entouraient qui ? Ils entouraient Taxi, renfoncé dans son petit chariot, qui refusait de boire de l’absinthe, et « ses boniments », ainsi que familièrement on dénommait ses discours, égayaient l’assemblée :

– Plus souvent, criait le paralytique, de sa voix chevrotante, plus souvent que j’en boirai de votre truc. J’suis pas retombé en enfance, moi. Garçon, un demi-setier d’aramon.

Un demi-setier d’aramon ? À c’te heure-ci, ça ne valait rien, il prendrait bien une fine ? un marc ? un calvados ?

– Eh bien, va pour le calvados. D’abord ça me rappellera la Normandie et la Normandie, il n’y a que ça. Bon Dieu de sort, merci messieurs, restez couverts. Ça fait du bien par où qu’ça passe.

– Ça te donne pas envie de danser, Taxi ?

– Tu cherres, c’est de la paralysie que j’ai. Pas la danse de Saint-Guy.

Peut-être aurait-on causé encore longtemps si le gros Hilaire, ayant achevé un compte fort embrouillé avec celui de ses clients qui venait d’offrir la dernière tournée, n’était sorti subitement de son apathie coutumière pour taper à gros coups de poing sur le zinc de son comptoir :

– Et puis c’est pas tout ça, les gars, faudrait voir à vous tirer des pattes. Allez ouste, décanillez ! V’là presque une heure. J’ai pas de permission, si les cognes venaient à passer, il y aurait du gras pour tout le monde. Magnez-vous dans la sorgue.

– Quoi ? verse encore une tournée.

– Ouste les gars, trottez-vous, que je vous dis, l’heure c’est l’heure et j’connais qu’ça, fichez le camp, par la fenêtre ou par la porte, comme vous voudrez, allez vous pieuter ! L’heure c’est l’heure. Vous trouverez bien le temps de revenir demain, tas de licheurs que vous êtes. Du balai, que j’vous dis ou j’m’en vas sonner.

Sonner, dans l’argot spécial du père Hilaire, c’était se mettre dans une colère épouvantable ; or, nul ne se souciait, pour des raisons diverses évidemment, d’exciter le courroux du cabaretier. Quand Hilaire sonnait, lui qui d’ordinaire était le plus doux des hommes, il devenait terrible. On se rappelait qu’un jour, dans une dispute, un certain Gras-Double, un mec à la redresse pourtant, avait été balanstiqué par lui dans la vitrine, si rudement, qu’il s’était cassé les deux bras. Une autre fois, à lui seul, Hilaire avait si bien secoué les puces à deux rouspéteurs, qu’on les avait retrouvés à dix mètres du cabaret à moitié morts, l’un le crâne fendu, l’autre le ventre défoncé.

Taxi était déjà parti. Le bruit de son chariot, vigoureusement poussé, s’était perdu dans la nuit. Un à un, les compagnons se retirèrent.

Hilaire croyait la salle vide. Il étouffa un juron en s’apercevant qu’il y restait deux joueurs de dominos.

– Et vous, commença le patron, quèque vous faites là encore ? j’ai donc pas dit qu’il était l’heure de fermer ? allez, raquez voir votre dû ! C’est quatorze sous que vous me redevez et puis, videz, nom de Dieu, c’est compris ?

L’un des deux hommes leva la tête, toisa le patron avec un sourire ironique. Il ordonna :

– La paix, cabaretier, et pas de cris comme ça ! On s’en ira quand on voudra.

– Tout de suite ! hurla Hilaire.

– Cela dépend, répondit l’homme.

Sans affectation, avec un calme imperturbable, il avait mis la main dans sa poche et maintenant à la lueur du seul bec de gaz demeuré allumé dans le bouge, le bronze d’un revolver miroitait sur ses genoux.

– Un instant, dit encore l’homme.

En même temps, de sa main gauche il fouilla sous sa veste boutonnée, au col relevé, prit dans son gousset une montre en or :

– Une heure, murmura-t-il. Il ne peut plus être loin. C’est bien le moment.

Hilaire n’avait pas encore eu le temps de fulminer contre l’inconnu qui ne semblait tenir aucun compte de ses ordres, que celui-ci s’adressait à son compagnon :

– Paie et viens.

– C’est l’heure ?

– C’est l’heure.

Le second inconnu paya. Il se leva. Les deux hommes, sans un mot, traversèrent la salle basse pour sortir sur l’avenue de Saint-Denis.

Au sortir du cabaret les deux hommes, après avoir semblé hésiter une seconde, avaient traversé la grande avenue, puis, à petits pas, ils remontèrent dans la direction de Paris.

– Si j’ai bien calculé mon affaire, disait l’homme à la montre en or, si je ne me suis pas trompé, il faut à peu près un quart d’heure pour venir de la barrière jusqu’ici. Le dernier tramway part à une heure moins le quart, il a dû le manquer. S’il l’a manqué, il ne peut que revenir à pied. S’il revient à pied il va être là.

– Et s’il ne revenait pas à pied ?

– C’est la chance à courir.

– Arrête, écoute… Tu entends ?

– Rien du tout. Non ?

– Le voilà.

– Tu crois ?

– Regarde.

La main tendue, il désignait au lointain une ombre qui s’avançait.

– C’est peut-être un passant ?

– C’est lui, je t’assure, je reconnais son pas.

En même temps il forçait son compagnon à s’aplatir contre la balustrade qu’ils longeaient.

– Écoute, reprit l’homme à la montre, tu as bien compris ? J’ai mûrement réfléchi, c’est nécessaire et c’est forcé. En tout cas, ne m’appelle pas par mon nom, à aucun prix, on ne sait pas. On se croit seul, et puis…

– Je ne sais pas pourquoi, j’ai peur.

– Idiot. Tiens, je te disais de m’appeler… voyons… Albert, Albert ? tu y penseras ? Moi, j’t’appellerai, hum, Louis. Albert et Louis, des noms comme tout le monde. Maintenant, silence, ne bouge plus, je vais regarder où il en est.

À cinquante mètres, le passant arrivait, marchant vite, les mains dans ses poches. Alors brusquement Albert se renfonça dans la nuit.

D’un coup de coude il attira l’attention de son compagnon. Il avait pâli. C’est d’une voix blanche qu’il souffla :

– Attention.

– C’est lui ?

– C’est lui.

Les pas se rapprochèrent. L’homme qui venait fut à la hauteur des deux hommes embusqués.

Au moment où le passant allait s’éloigner, Albert avança de deux pas au milieu du trottoir, tournant le dos au réverbère voisin, il avait le visage dans l’ombre et ne pouvait pas être vu, mais il discernait parfaitement l’individu qu’il allait accoster.

– Monsieur ?

Le passant s’arrêta.

– Monsieur ? continua Albert.

L’homme se retourna.

– Quelle heure est-il ?

Le passant, peut-être, allait répondre. Mais comme il ouvrait la bouche, Albert le frappa d’un coup de poing à la tempe. Sans pousser un cri, sans un gémissement, tant l’attaque avait été soudaine et prompte, le passant tomba. Et ce fut Albert, qui appela à mi-voix :

– À moi. Il en tient.

Comme son compagnon arrivait à la rescousse, Albert se jetait à genoux sur la poitrine de l’homme qu’il venait d’abattre, il levait son poing, armé d’une sorte de massue de fer, il allait frapper encore. Albert, cependant avait mal calculé son affaire. Il croyait l’homme tué, l’autre n’était qu’étourdi. Au même moment, tandis que Louis accourait, le passant parut reprendre ses esprits. Son corps eut un brusque soubresaut. Il échappa à l’étreinte de son agresseur, para son nouveau coup de poing, parvint à se remettre debout, étreignit Albert à la gorge.

– Misérable ! canaille !

– Nom de Dieu, fit l’autre.

Albert, pourtant repoussait l’homme, parvenait à frapper encore :

– Crève donc.

Atteint à la tempe cette fois, le malheureux passant s’écroula derechef.

La victime, décidément, avait du coffre. D’autres eussent été assommés par les deux terribles coups qu’il venait de recevoir, lui n’en était encore qu’étourdi. Pour la seconde fois il parvint à se redresser. En même temps il tirait un revolver de sa poche, il allait le braquer sur son agresseur.

– Bougre de bon Dieu, jura le compagnon d’Albert, il va faire du pétard.

Et il se précipita en avant, saisit l’homme aux épaules, le secoua.

– Hardi Albert, hardi, qu’est-ce qui te prend ? t’es donc devenu cossard ? assomme-le, cré matin !

L’homme n’eut pas le temps de tirer. Albert lui avait saisi le poignet, l’avait tordu violemment : on entendit les os craquer, le revolver échappa au poignet brisé, tomba sur le sol. Le passant ne devait plus avoir une nette conscience des choses. Pourtant il voulait encore résister : Louis répéta :

– Mais tue-le donc, tue-le donc !

Lâchant les épaules du malheureux passant, il se jetait à genoux, il le prenait par les jambes, il le jetait sur le sol et c’était au tour d’Albert, d’achever la sinistre besogne.

Il se laissa tomber sur l’homme renversé qui ne bougeait plus guère, il s’accroupit sur lui, il leva son poing, armé d’une massue, il lui en frappa le crâne à coups redoublés.

– Que je le tue ? parbleu, j’suis là pour ça. Tu as raison, tuons-le, tuons-le.

Comme on bat un fer sur une enclume, il martelait de sa massue le crâne de l’homme sur les dalles du trottoir. D’abord, les os résistèrent, puis la boîte crânienne craqua, et soudain, Albert eut le sentiment qu’il tapait sur quelque chose de mou, qu’il avait atteint le cerveau. Mais comme une brute, il continua de frapper. Son compagnon pourtant, venait de lâcher les jambes du malheureux passant. Il calmait la furie de son complice :

– Assez, assez, bon Dieu, tu vas flanquer du sang partout.

– C’est vrai. Bon Dieu, ça a été dur. Bah, c’est fait.

Ils restèrent là tous les deux devant l’homme mort, sans dire mot, puis Albert reprit son sang-froid :

– Maintenant il faut s’en débarrasser.

L’autre eut un haussement d’épaules.

– C’est bien lui au moins ?

Albert retourna le corps : il se pencha sur la face, il éclata de rire :

– Oui, c’est bien Didier.

***

Ils s’apprêtaient à fuir, lorsque celui qui s’était fait appeler Albert se redressa brusquement :

– Nom de nom, on vient !

– Les hirondelles. On est cuits.

Il jetait autour de lui des regards épouvantés, il était prêt à fuir, à s’élancer par-dessus la haie voisine, à disparaître dans l’ombre complice des terrains vagues. Son compagnon le retint. Les agents étaient trop loin pour avoir pu voir la scène, mais trop près aussi pour ne point avoir distingué leurs ombres.

– Pas de bêtise. Reste. Tu veux donc qu’on prenne notre signalement, qu’on nous retrouve tout de suite. Reste, il faut… Tiens, prends-le sous le bras, comme moi, hardi, tu vas voir.

Tout en parlant, Albert avait pris le mort sous l’un des bras, il le soulevait à moitié, disant :

– Viens donc, mon pauvre vieux, faut pas te coucher là, comme ça, qu’est-ce qu’elle dirait ta femme demain ? allez, quoi, un peu de courage, hé vieux frère, ne te laisse pas porter.

Ils firent ainsi quelques pas. Albert continuait :

– Si c’est possible, tout de même d’être plein comme ça. Quelle gueule de bois il aura demain. Ah, mes enfants.

À ce moment, les agents cyclistes croisaient le groupe, l’un des agents leur jeta :

– Dites donc, est-ce que vous allez loin avec votre copain ?

– Pas tout près, pourquoi ?

– Eh bien, bonne promenade. Il a de la veine que vous soyez là. Nous l’aurions bien ramassé. Il en tient une, hein ?

– Tu parles !

Les agents s’éloignaient, les deux assassins traînèrent le mort quelques pas encore. Mais Louis défaillait :

– Si je les ai eues à zéro, alors. Tu as eu une bonne idée d’imaginer le truc de l’ivrogne.

Et comme il était à bout de force, comme une sueur froide perlait à son front, comme ses jambes se dérobaient sous lui, il lâcha le cadavre, qui soudain abandonné, entraîna presque Albert à son tour.

– Qu’est-ce que nous allons faire ?

Albert, déjà regarda autour de lui :

– Nous allons le cacher dans un wagon en réparations, dit-il sur un ton sans réplique.

Les deux hommes prirent le mort, l’un par les bras, l’autre par les jambes, ils le hissèrent par-dessus une haie, ils le traînèrent à moitié, le portant à demi jusqu’à un grand wagon-lit.

Albert escalada la voiture, ouvrit l’une des portières.

– Passe-moi la viande, commanda-t-il. On va le mettre sur une banquette.

– Attends un peu. Laisse-moi d’abord lui faire la petite opération que tu sais.

Quelques instants après, Louis se redressait et avec l’aide de son compagnon, hissait le corps, la tête heurtait à l’un des panneaux de tôle et le cerveau s’y éclaboussait, y marquant une traînée sanguinolente…

Alors Albert hurla :

– Fais donc attention, mon salaud, voilà maintenant que tu as flanqué du sang partout. Sûrement les ouvriers verront cette tache-là demain matin et ouvriront le compartiment, ils trouveront Didier.

Il n’entrait évidemment pas dans les desseins de l’assassin que le cadavre fût rapidement retrouvé. Enfermé dans le wagon-lit, il n’aurait été sans doute découvert que fort longtemps après. La tache de sang maculant la portière, visible de l’extérieur, allait au contraire attirer l’attention dès le lendemain matin.

Que faire ? Les deux meurtriers tinrent conseil.

Louis proposait :

– Il y a des pots de peinture par-là ? Si j’essayais d’en renverser un sur le panneau de tôle ?

– Essaye.

Mais la peinture adhérait mal et puis le remède était pire que le mal. Les ouvriers s’étonneraient de ce pot de peinture renversé sur la tôle du compartiment.

Albert s’énervait :

– Qu’allons-nous en faire ? Dans le wagon on le retrouvera tout de suite. Et de toute façon maintenant, comme on découvrira fatalement la banquette tachée de sang, on fouillera l’entrepôt, ah, sapristi… Plus loin il y a la Seine.

Et sans doute, il songeait alors que le fleuve qui roule dans ses flots limoneux tant de mystérieux cadavres anonymes, pourrait bien en rouler un de plus.

Albert était encore debout, sur le marchepied du wagon-lit. Il sauta, il courut à une sorte de petit chariot, à un « diable » qui traînait un peu plus loin :

– Nous allons le coller là-dessus et le charrier jusqu’à la flotte.

Ce qu’ils firent. Albert avait pris une corde. Ils ficelèrent le corps sur le diable. Ce fut alors une marche lugubre. En avant, à quelque distance pour éviter les rencontres possibles d’un gardien, Louis marchait. Albert, derrière, tirait le diable sur lequel reposait le corps. Il y avait sur leur chemin des obstacles de toutes sortes, des rails qui faisaient tressauter le cadavre, de l’herbe où les roues du chariot enfonçaient, des barrières qu’il fallait éventrer. Cela dura une heure. Il leur fallut une bonne heure pour atteindre la berge de la Seine.

Alors Albert déficela le corps. Aidé de son compagnon, il empila dans les poches du pardessus des pierres, des boulons, des morceaux de ferraille. Puis il lia les pieds, puis encore il attacha le mort par les chevilles à une longue corde et enfin, il le précipita dans le fleuve :

– Je pense bien qu’il va couler, disait Albert et pour plus de sûreté nous allons le traîner comme une vulgaire péniche à quinze cents mètres d’ici. Si on retrouve des traces de notre passage on ne fouillera pas le fleuve si loin.

Les deux hommes tirèrent sur la corde, tirèrent le cadavre.

D’abord, se fut très dur, puis, tout d’un coup ce fut plus facile. Ils échangèrent un regard épouvanté, ils ne tiraient plus sur le corps, c’était le corps qui les tirait. Louis lâcha la corde… Albert voulut résister, résista une seconde, la lâcha à son tour… elle tomba au fleuve, elle fila.

Mais Albert avait déjà retrouvé ses esprits.

– Nous sommes bêtes, déclara l’assassin, ce n’était pas Didier qui nous tirait. Il est bien mort, parbleu, c’est le courant qui l’entraînait plus vite que nous ne marchions.

***

Il était à peu près deux heures et quart au moment où les assassins laissaient échapper la corde du cadavre qu’ils avaient jusqu’alors remorqué. Dix minutes plus tard, à deux heures vingt-cinq, à peine, d’un fourré de cette berge de la Seine où le cadavre de Didier Granjeard venait de s’engloutir, un homme sortait avec précaution, il regardait de tous côtés avant de quitter sa cachette, puis s’éloignait à grands pas.

Cet homme, monologuait à voix basse :

– C’est une terrible affaire. Il va falloir jouer serré.

Il marchait très vite, de plus en plus vite.

Et cet homme-là, c’était l’ami de Riquet. Si Riquet l’avait rencontré il lui aurait demandé :

– Monsieur Juve, d’où venez-vous ? Que venez-vous de voir ?

5 – PRÉSENTATIONS

Il était à peu près huit heures du matin, le boulevard présentait son maximum d’animation, des ouvriers, des employés, se hâtaient vers leur travail. Riquet, lui, ne semblait nullement pressé de reprendre la direction de Saint-Denis où on devait, à la même minute, le porter absent.

Riquet semblait de la meilleure humeur du monde. Le spectacle de la rue l’amusait prodigieusement. Un corbillard passait, au trot, Riquet interpella le cocher :

– Eh dis donc, mon vieux, va pas si vite, ton client a pas eu le temps de monter.

Plus loin, c’était une voiture de blanchisserie :

– Tiens, v’là toute la saleté de la bourgeoisie qui passe, salut et respect.

Dans la poche de Riquet, tintaient quatre sous. Il avait déjà fait deux visites à un marchand de marrons établi au coin d’un café et il avait commandé gravement :

– Un sou de fruits, et laisse-moi les prendre.

Un par un, en effet, dans le poêlon, il avait choisi les marrons, au grand désespoir du marchand qu’impatientait son trop exigeant client.

Or, comme huit heures et demie sonnaient, Riquet qui jusqu’alors avait visiblement flâné, remontait le boulevard Magenta jusqu’à la hauteur du faubourg Saint-Denis, dans lequel il tournait précipitamment. Riquet s’arrêtait pourtant à quelques mètres du boulevard Magenta, s’adossait à une maison et là, fixant le trottoir d’en face, commençait à surveiller la grande porte de la prison de Saint-Lazare.

Les vieux bâtiments de la terrible geôle, une des hontes de Paris, avec leurs façades grises et noirâtres, semblaient déserts, morts, et pourtant, Riquet, en regardant l’heure à la pendule d’un boulanger, paraissait attendre.

– Huit heures et demie, c’est le moment. M llesOmnibus vont s’en aller vers le Palais.

À huit heures et demie, en effet, d’ordinaire, a lieu le départ du « panier à salade », qui emmène les filles arrêtées vers les cabinets d’instruction.

Riquet, considérant Saint-Lazare, se livrait à des réflexions philosophiques :

– Les femmes, c’est des oiseaux, ça devrait pas se flanquer en cage. Quelles mœurs pourries nous avons. Quand je pense que là-dedans, sur le tas, y en a des quantités, ça me rend mélancolique.

En même temps, il sifflait une valse avant de recommencer son petit amusement : cracher le plus loin possible, pour pousser à bas du trottoir un bout d’allumette qui y était en équilibre. Riquet devait avoir des talents extraordinaires à ce jeu, car il finit par atteindre son but. L’allumette tomba dans le ruisseau où il la suivit d’un œil attendri :

– Le ruisseau tombe à l’égout, l’égout tombe à la Seine, la Seine tombe à la mer, la mer mouille l’Amérique. J’ai peut-être fait sa fortune, à ce morceau de bois, p’t’être bien qu’il va s’en aller jusqu’aux placeurs d’or. Tiens, v’là l’Taxi.

En face de lui, sur le trottoir longeant Saint-Lazare, l’infirme arrivait en effet, il poussait son petit chariot avec sa vigueur accoutumée, descendit la pente de la rue, puis, opérant un virage savant, alla s’immobiliser à la porte même de la prison où aussitôt il tendit la main.

– Rigolo, qu’est-ce qu’il vient foutre ici ? J’ai comme une idée que tout à l’heure j’m’en vais me tordre un brin se disait le gamin.

Riquet quittait son poste d’observation. Nonchalant, traînant les pieds et marchant de préférence dans les flaques de boue afin de bien éclabousser ceux qu’il frôlait, Riquet traversa le faubourg Saint-Denis. Il se dirigeait vers l’infirme, lorsque la porte de la prison s’ouvrit.

Raclant les murs, faisant sous les voûtes un grand bruit de tonnerre, le « panier à salade », débouchant de la prison, tournait boulevard Saint-Denis. Riquet, planté au milieu de la chaussée, ne perdait pas la voiture des yeux :

– Et allez donc, murmurait-il, quand je pense qu’il y a là-dedans des beautés, ça me donne si froid que j’vas m’enrhumer du cœur.

Le « panier à salade » n’avait pas achevé de traverser le trottoir que Riquet demeurait figé sur place.

D’entre les volets cloués de la voiture pénitentiaire, une main de femme, une toute petite main blanche avait passé. Et Riquet avait parfaitement vu que cette main tenait quelque chose… Quoi ? il n’aurait pu le dire, quelque chose de gris, de rond, qu’elle laissait échapper de ses doigts, qui tombait sans faire de bruit sur le trottoir, cependant que disparaissait la petite main.

– Mince alors, murmurait Riquet, m’est avis qu’on se débarrasse d’un objet compromettant. Faudrait voir.

Depuis quelques jours, embauché par Juve, qui d’ailleurs tenait à merveille son rôle de simple ouvrier, réunissant à s’accréditer auprès de tous comme un Lambert des plus réussis, Riquet ne rêvait que police et opérations de police. Depuis longtemps certes, il s’enthousiasmait quotidiennement au récit des aventures de Juve, colportées par tous les journaux. Mais, de connaître le policier, de le fréquenter, de savoir qu’il vivait, alors que chacun le croyait mort, Riquet s’élevait à un paroxysme d’enthousiasme qui le rendait incapable de retourner à l’atelier.

C’était avec l’idée bien arrêtée de faire l’école buissonnière, avec l’idée bien arrêtée aussi de fréquenter les environs d’une prison, que Riquet s’était rendu rue du Faubourg-Saint-Denis, et voilà qu’il surprenait dès ses premiers moments d’observation quelque chose de fort intéressant.

Riquet, sans plus s’occuper de la voiture, traversa la rue du Faubourg-Saint-Denis pour aller chercher dans le ruisseau, sur la chaussée, le long du trottoir, ce qui avait bien pu tomber. Il ne trouva rien. Pourtant, il n’y avait pas de bouche d’égout, le ruisseau était à sec, et ce qui était tombé n’avait pu disparaître. Consciencieusement, Riquet cherchait. Il chercha près de cinq minutes, mais il chercha vainement.

– Ah ça, nom d’un chien, se disait le gosse en roulant des yeux terribles, je n’ai pourtant pas la berlue… Où diable a pu se tirer des pattes cet objet-là ?

Au même moment, Riquet apercevait Taxi qui le regardait avec une sorte de rire. Avait-il été témoin de sa déconvenue ? Avait-il vu lui aussi ?

– Toi, mon bonhomme, tu m’embêtes, murmura Riquet.

En deux pas, le gosse traversait le trottoir, il apostropha l’infirme :

– Hé, Taxi, t’es donc pas en grève que te v’là ici ? Ousqu’est ta carte ? Attends voir un peu que je te fasse circuler.

L’infirme n’eut même pas le temps de protester. Riquet attrapa la poussette. Il suffit à l’apprenti d’une poussée pour la mettre en position de descendre la rue du Faubourg-Saint-Denis. Le malheureux infirme était précipité à toute allure le long du trottoir.

Scandale, le chariot prit aussitôt de la vitesse sur cet endroit où la pente est rapide.

Les passants s’écartaient. Un fruitier, sorti de sa boutique aux exclamations qu’il entendait, se jeta avec un dévouement surhumain au-devant d’une grande malle d’œufs, comme s’il eût voulu la protéger au péril de sa vie. Pour l’infirme, abandonné au hasard, il hurlait, il criait, il agonisait de sottises Riquet qui, très satisfait de son affaire, se tordait littéralement de rire et gloussait de bonheur.

– Oh, là là, oh ma mère, attention à l’automobile.

Tout de même, Riquet n’avait pas mauvais cœur et la catastrophe était à craindre. Le chariot de l’infirme, roulant à toute allure, décrivait d’inquiétants zigzags.

– Eh pas de bêtises, songea Riquet, il va se faire laminer par un autobus. Faut que j’aille le freiner, ce vieux frère.

Riquet galopa le long du faubourg Saint-Denis. Il rattrapa le chariot juste au moment où, en pleine vitesse, l’une de ses roues avait débordé le trottoir, ce qui l’amenait à culbuter.

Riquet s’approcha :

– Faites excuse, Taxi, j’avais pas vu que vous étiez embrayé. C’est pour ça que j’ai mis le moteur en marche.

Mais ses excuses furent interrompues. Avec une agilité, une souplesse que l’on n’aurait certes pas attendue d’un malheureux paralytique, l’infirme, au moment même où son chariot versait, effectua une pirouette, presque un saut périlleux, pour se retrouver sur ses jambes. L’homme était debout, le chariot brisé, renversé sur le trottoir.

– Eh bien ? commença Riquet.

Mais il s’interrompit. Riquet, de stupéfaction, n’essaya même par de fuir, il n’en aurait pas eu le temps. Le paralytique-gymnaste se retourna, sauta sur lui, l’attrapa par un bras, le souleva de terre, lui flanqua avec une impétuosité soudaine une paire de gifles d’abord, puis encore sept ou huit bourrades appliquées au bon endroit. À présent, ce n’était plus le paralytique qui était assis dans le ruisseau, c’était Riquet, Riquet que d’une poussée vigoureuse, le paralytique soudain ingambe avait déposé là un peu brutalement :

– Espèce de sale môme, espèce de touche-à-tout, espèce d’idiot. Tu pouvais me faire casser la gueule, tu pouvais m’estropier.

– Vous ne l’êtes donc pas ?

Puis, comme il avait l’âme magnanime :

– Tout de même votre voiture, mon vieux Taxi, elle est en sept morceaux et quart, et, ma foi…

– J’m’en fous de ça, nom d’un chien.

– Alors, moi aussi, riposta Riquet. Te bile pas, Taxi, va, t’auras des frites, j’t’en offre pour deux sous !

– Tu m’offres des frites ? Pourquoi, gosse ? d’abord, je n’aime pas ça ! Garde tes deux sous, et va-t’en.

Mais Riquet déjà avait pris sa pose favorite. Les deux mains dans les poches et le corps en arrière, il considérait son interlocuteur :

– Mon vieux, commença-t-il d’un ton protecteur, c’est pas parce qu’t’es un impotent à la manque que t’es autorisé à avoir un culot pareil. Et puis, je sais que tu les aimes, les pommes de terre.

La phrase énigmatique était accompagnée d’un clin d’œil des plus bizarres. Pourtant, l’infirme ne s’avoua pas vaincu.

– J’aime les pommes de terre, sale gosse ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Sans sourciller, Riquet répondit :

– J’te dis que tu aimes les pommes de terre. En salade.

– En salade ?

– En panier à salade.

C’était de plus en plus incompréhensible, et cependant l’attitude de l’infirme changea. Un sourire d’abord passait sur ses lèvres, puis il dit :

– Viens prendre un verre chez le bistro voisin.

– Ça colle.

Certes, le paralytique oubliait complètement de jouer son rôle. Il ne feignait même plus d’éprouver la moindre gêne à se mouvoir. Grand, mince, souple, il se pencha, attrapa par la poignée le petit chariot où il gisait quelques minutes avant et, le remettant sur ses pieds, suivi de Riquet, avança à grand pas, se dirigea vers le cabaret voisin. Une seconde après, les deux nouveaux amis étaient attablés.

Riquet, pour faire l’homme, avait commandé une fine qui le brûlait atrocement chaque fois qu’il en prenait une petite gorgée. Un café fumait devant Taxi.

Et c’est Taxi qui reprit la conversation :

– Alors, qui es-tu, pour de bon ?

– Mais tu me connais, Taxi, le fils de mon père, probablement, et celui de ma mère, aucun doute.

– Je ne te demande pas cela. Tu es le fils de qui ça te plaît. Ce que je veux savoir, c’est ta vraie profession.

– Et la tienne ?

– Écoute, petit, tu as surpris un secret et je vais me confier à toi. Mais, confidence pour confidence, je ne suis pas paralytique, c’est vrai, je ne l’ai jamais été, et j’espère bien ne jamais l’être. Maintenant, dis-moi, es-tu de la police ?

– Hum, oui, non.

– Comprends pas. Décidément, tu ne m’as pas l’air d’un imbécile ! qu’est-ce que tu as vu tout à l’heure ?

– Ce qu’il fallait voir. Qu’est-ce que c’était ?

– Tu m’as parlé de pommes de terre.

– Probable. Pendant que vous me passiez le shampooing, vous en aviez une dans la main.

– Et alors ?

– Elle venait du « panier à salade », pas vrai ?

Taxi ne répondait, à son tour, ni oui ni non. Il s’absorba quelques instants dans une profonde songerie, puis se décida :

– Petit, tu n’as pas l’air d’une gourde et tu peux me rendre service. J’ai confiance en des gosses comme toi. Écoute-moi bien : je vais te dire mon nom. Mais pour toi seul : je m’appelle Fandor, Jérôme Fandor.

– Moi, vous savez, je m’appelle Riquet. Pour vous servir Monseigneur !

***

Une quinzaine de jours auparavant, lorsque, quittant M. Havard, Fandor avait abandonné le Palais de Justice après y avoir reçu la confirmation officielle de la mort de Juve, le jeune homme avait d’abord éprouvé un affreux chagrin. Juve mort, Fantômas devait être libre, triomphant, hors d’atteinte. Juve mort, Fandor se disait que le bandit allait pouvoir continuer ses abominables forfaits, multiplier les deuils, accumuler les ruines, ajouter les atrocités aux atrocités. Pourtant, les premières minutes de désespoir passées, Fandor s’était ressaisi. Lui, Fandor, demeurait, et, tant que Fandor vivrait, Fantômas aurait à lutter contre un adversaire d’autant plus décidé à le vaincre qu’il aurait à venger son meilleur ami.


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