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L'évadée de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар)
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Автор книги: Марсель Аллен


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PIERRE SOUVESTRE

ET MARCEL ALLAIN

L’ÉVADÉE DE

SAINT-LAZARE

15

Arthème Fayard

1912

Cercle du Bibliophile

1970-1972

1 – UNE VOCATION

La maison flambait toujours. D’abord on avait pu croire au triomphe complet des pompiers sur l’incendie, les ruines avaient paru définitivement éteintes. Puis, le feu était revenu insidieusement et le subtil ennemi, à nouveau, envahissait le champ de bataille, à nouveau tout rougeoyait et dans l’âcre fumée s’échappant des pans de murs écroulés, des langues de flammes apparaissaient par moment qui montaient en tourbillonnant vers le ciel.

Aussi bien cela avait peu d’importance. De la maison à six étages où logeait depuis tant d’années le grand policier Juve, il ne restait qu’une façade à moitié effondrée, des monceaux de pierre calcinée. Toute la nuit, les pompiers avaient combattu le feu qui couvait, et au matin, avait retenti l’ordre :

– Noyez les décombres, faites la part du feu.

De la maison incendiée, il ne restait plus rien. Mais il fallait préserver les voisins.

Et c’était, au loin, dans la rue Bonaparte barrée par les agents d’un imposant service d’ordre dont M. Lépine en personne avait pris la direction, un murmure confus :

– Eh bien, c’est pas pour dire, mais c’est du beau travail.

– Le propriétaire, si c’est qu’ça lui plaît, va pouvoir planter des choux maintenant.

Mais le gouaille était retenue. Une ombre passait sur le visage des curieux. On était prêt à admirer l’incendie. Les dégâts matériels ? Le propriétaire était assuré. Mais il y avait une victime, connue, aimée de tous.

Juve habitait l’immeuble. Juve y avait péri. Les journaux du soir l’avaient imprimé. Ceux du matin allaient s’étendre sur la carrière, les exploits, la personnalité du défunt. La nécrologie s’emparerait de sa lutte de géant contre le terrible Fantômas.

Juve, celui qui connaît l’Audace, le Génie, l’Intrépidité, le Devoir aussi, avait trouvé la mort bêtement, dans l’incendie qui s’achevait. Était-ce possible ? On concevait mal que le policier qui, depuis tant d’années, avait acquis l’habitude de frôler la mort, de la narguer, eût été pris à un trépas si vulgaire.

Et les gens bien informés, se disaient :

– Moi, vous savez, on ne me fera jamais croire qu’il n’y a pas quelque chose là-dessous. Quand la maison où Juve habite brûle, on peut tout supposer, et surtout qu’il y a du Fantômas là-dessous.

– Juve mort ? disait un charpentier, allons donc, encore des trucs de députés. Pas plus mort que moi. D’abord, tout le monde sait que Juve avait une villa à Saint-Germain. Donc rien ne prouve qu’il était ici rue Bonaparte, et peut-être bien qu’il a pas plus grillé que vous ou moi.

Mais ceux-là qui affirmaient que Juve était sain et sauf étaient malgré tout en petit nombre… Juve, on le savait aussi – on croyait le savoir plutôt – était paralytique. C’était dans son lit, dans le lit où sa cruelle maladie le clouait, que les flammes avaient dû le trouver.

– Hé pompier de malheur, demandait un grand diable de terrassier qui, une demoiselle appuyée devant lui et ses outils de travail sur l’épaule, stationnait depuis quelques minutes, hé pompier de malheur ? Est-ce qu’on a des nouvelles de Juve ? Est-ce qu’on l’a retrouvé le pauvre vieux ?

Le pompier haussa les épaules.

– Alors, si vous ne l’avez même pas retrouvé, à quoi donc que ça sert qu’on vous ait foutu les pompes automobiles ?

– Vous trouvez que ça ne sert à rien ? fit-il, eh bien, et les maisons voisines ? Comment voulez-vous qu’on retrouve Juve ? Vous croyez qu’on peut entrer dans les ruines, vous ? Eh bien allez-y donc puisque vous êtes si malin.

– C’est vrai, on ne peut pas entrer là-dedans.

La fournaise, en effet, paraissait encore impraticable, fumée, flammes qui, par moments, réapparaissaient, danger des murs qui s’effondraient, des planches qui cédaient. Pénétrer dans les ruines, en ce moment, eût été vraiment braver la mort.

M. Lépine ne s’y était pas trompé :

– Pas de dévouement stupide, avait-il dit au capitaine des pompiers. Il ne faut pas que l’un de vos hommes soit blessé, sans la moindre utilité pour personne. Que personne ne tente de fouiller les décombres. Juve est évidemment mort. Il sera toujours temps de rechercher ses ossements par la suite.

Les pompiers se contentaient donc de monter la garde autour des décombres.

Dans ces décombres, toutefois, quelqu’un remuait.

Étrange individu à coup sûr que celui qui avait réussi à pénétrer dans l’amoncellement des ruines embrasées. Il était presque invisible, tant la fumée était épaisse, tant la poussière s’échappant des éboulis de matériaux était âcre et profonde. On ne l’eût pas vu à un mètre de distance, mais on l’eût entendu, car il fredonnait :

Les petits oiseaux chantent dans le bocage.

Les petits oiseaux chantent près du ruisseau.

– Zut, voilà une pierre. Au fait, c’est pas ça qui manque, les pierres, et quel dommage tout de même de penser qu’on va geler tout l’hiver quand il y a tant de feu gratis en ce moment, et qu’on ne peut pas en fiche de côté.

Les petits oiseaux chantent près du ruisseau

Les petits oiseaux ne chantent plus en cage.

– À la fin, j’crois bien que je m’en vais me faire griller tout comme une alouette. Ça ne fait rien, qu’est-ce qu’il avait l’air épaté, le cogne, quand je me suis faufilé sous sa pèlerine, ah mince ! Il ouvrait des yeux en porte cochère. Hé, hé, gare à la manœuvre !

Les petits oiseaux vont sous le ciel bleu

Les petits oiseaux…

– Zut, y a très peu de petits oiseaux. Et puis, c’est pas tout ça, j’vas me salir.

Dans la fumée, sur le fond rougeoyant d’une muraille qui flambait encore, le personnage se profila nettement tout à coup.

C’était un gosse, et l’on peut ajouter : un gosse de Paris.

D’où venait-il ? Que voulait-il ?

Il allait toujours. Par moments, il mettait les deux mains dans ses poches, se cambrait en arrière, regardait avec des yeux pétillants d’intérêt le spectacle affolant des décombres qui l’entouraient, puis il sifflait un refrain populaire, quelque Viens poupouleet, brusquement, svelte, agile, il sautait d’une poutre enflammée à une autre, piétinait sur une pierre à moitié chaude :

– J’vas brûler mes croquenots. C’est tout de même malheureux que je n’aie pas pensé à emporter un tapis.

La sueur, pourtant, lui perlait au front, et même, à un moment donné, comme une flammèche voltigeait, il n’eut que le temps d’éteindre une mèche de cheveux qui s’était enflammée.

– Hé là, pas de blagues ! Faut pas que je me roussisse et que je me défigure. Qu’est-ce qu’elle dirait ma gonzesse ?

Il était pauvrement vêtu d’une petite veste courte en toile bleue, comme en portent les ouvriers serruriers, les mécaniciens. Il ne semblait pas misérable, mais plutôt laborieux, il devait appartenir à la classe des travailleurs qui gagnent bien leur vie, des apprentis qui ont un bon métier dans les mains.

Sentinelle ne tirez pas !

C’est un oiseau qui vient de France.

Il commençait la plus sentimentale des romances lorsque, dans le fracas incessant des éboulements qui l’entouraient, quelque chose de stupéfiant arrachait à sa chanson le titi parisien :

– Ah mazette, j’parierais bien un verre chez le prochain troquet, qu’il y a là quelqu’un qui se ballade comme moi dans les ruines.

À ce moment, le gamin se trouvait au centre même de l’incendie, perdu derrière les murs noirâtres, en équilibre sur une travée de fer surplombant le vide des caves. Et, dans le lointain il avait cru apercevoir une ombre rapide.

– Alors, on serait deux, murmurait-il dépité, on serait deux à s’offrir la ballade. Ah ! mais, pas de ça. Chasse réservée. J’aime pas les braconniers.

Quittant sa poutre, le gosse voulait se diriger vers le coin des ruines où il avait cru qu’un autre curieux avait réussi à passer. Mais comme le gosse avançait, comme il se courbait pour éviter une énorme poutre réduite à l’état de brasier ardent qui se dressait vers lui, une exclamation d’horreur fusa de ses lèvres :

– Sainte Vierge, ma mère. C’est tout de même épouvantable. Sûr que c’est Juve.

Il venait de faire une horrible trouvaille. Tombée entre deux pans de mur, coincée là, une tête humaine grillée, rôtie, les chairs en lambeaux, les os noircis de suie, à l’horrible rictus, apparaissait.

La victime avait dû tomber d’un étage élevé, ses os avaient glissé jusque dans les caves, et seul le crâne plus volumineux s’était accroché à ce pan de muraille, où les flammes, en le léchant, l’avaient dépouillé, séché, lui avaient donné cet aspect terrifiant.

– Eh bien, celui-là, il est pas beau. Et dire que c’est Juve, que ça ne peut être que Juve. Eh bien, c’est rigolo tout de même, il avait pas la tête plus grosse que moi.

Et en même temps, avec cette inconscience de l’épouvantable, qui est particulière aux très jeunes gens, il tendait la main, comme pour prendre le crâne.

Mais l’enfant n’acheva pas son geste. Au milieu même du bruit des éboulements continuels, des claquements du foyer, des crépitements des flammes, une voix énergique lui ordonnait :

– Ne touche pas. Laisse ça.

Et dans le désert des ruines, il était si surprenant d’entendre parler que, stupéfait, l’enfant se retourna. À moins de cinq mètres, debout sur un muretin à demi écroulé, il y avait un homme. Ni un pompier, ni un agent.

C’était un bourgeois, habillé de vêtements confortables sinon cossus, la silhouette grande, mince, robuste, il tenait sur ses lèvres, un mouchoir blanc, à travers lequel il respirait. Et il poursuivait :

– Laisse cela, petit. Tu ne sais pas qui c’est, et il ne faut pas y toucher. D’abord, que fais-tu là ?

– J’sais pas qui c’est ? commença-t-il. Eh bien vous en avez de bonnes, vous. C’est de Pékin ou de New York que revient monsieur, ou p’t’être qu’il n’a pas été à la laïque. Monseigneur ne sait pas lire ? Je n’sais pas qui c’est ? Pour un sou, monsieur peut se procurer au choix tous les grands canards de Paris, et monsieur verra qu’on sait bien qui qu’est mort : c’est Juve.

– Tu crois que c’est Juve ?

– Dame.

– Le policier Juve ? tu crois cela, petit ?

– Je le reconnais.

– Ah ça, comment es-tu là ? comment es-tu venu jusqu’ici ?

– Et vous ?

– Est-ce que tu ne te rends pas compte, maudit garnement, que d’une minute à l’autre, tu peux te faire écrabouiller par une muraille, par une pierre, par une poutre ?

– Vous m’embêtez.

Et comme l’homme le regardait d’un air furieux, comme il allait l’atteindre, d’un bond le gosse se mit hors de portée. Il sauta par un prodige d’équilibre sur une poutrelle fumante, là, prenant son élan, agrippa la saillie d’un mur, n’y toucha qu’une seconde puis, se trouva à califourchon assis au sommet d’une cloison dont un des angles brûlait encore, et qui, sous son poids, pourtant léger, se prit à trembler dangereusement :

– Dites donc, continua le gosse, et vous ? qu’est-ce que vous fichez là ? Vous ne m’avez pas répondu. Coucou, il est parti le fils à sa mère.

L’homme, pourtant, debout près du crâne, considérait toujours le gamin :

– Comment t’appelles-tu ?

– Et vot’ sœur ? rallia-t-il, est-ce qu’elle porte des corsets ou des soutiens-gorge ?

– Ne parle pas si fort, les pompiers peuvent venir d’un instant à l’autre.

– Et alors ?

– Dis-moi comment tu t’appelles ?

– Zut.

– Ah, tu vas voir.

– Je ne vais rien voir du tout. D’abord y a trop de fumée et puis ensuite si vous approchez, je me laisse dégringoler sur vous avec ma muraille.

Évidemment, il n’y avait rien à faire pour intimider un pareil gavroche.

L’inconnu qui ne semblait plus prêter la moindre attention au danger qui l’environnait de tous côtés, haussa les épaules, et reprit sur un ton plus doux :

– Réponds-moi donc… d’abord, comment se fait-il que tu ne travailles pas aujourd’hui ? Tu es ouvrier ? Apprenti ?

– Oui, mon prince.

– Alors ?

– Alors, mon prince, on ne travaille pas aujourd’hui, parce que, mon patron a clamecé, on l’enterre. L’usine est fermée. Et comme ça et vous ?

– Écoute, petit, fit-il, je suis ton ami et tu vas le voir… Mais il faut me répondre. Dis-moi seulement ce que tu es venu faire ici ?

– C’que je suis venu faire ? De la police. Oui, mon prince. N’ouvrez pas des yeux si grands, vous allez tomber dedans. Parfaitement. On sait ce qu’on sait. Fantômas est une crapule et Juve, tout carbonisé qu’il est, était un grand homme. Tiens, j’ai lu toutes ses histoires. Je connais toutes ses aventures à lui et à son poteau, Fandor. Hier soir, on annonce sa mort. Bon, que je me suis dit, c’est extraordinaire que Juve se soit fait rôtir, s’agit d’aller voir si c’est vrai, et me voilà. Je suis venu. Tout à l’heure, on ne voulait pas me laisser passer. Bah, je ne suis pas si gros qu’un flic puisse m’empêcher de me glisser sous ses pattes. Et en avant la fanfare, monseigneur, je suis entré dans les décombres, pour y faire une enquête comme on dit. J’voulais savoir si Juve était mort. Voilà sa tête à ce pauv’ vieux. Juve est mort : dommage.

L’homme haussa les épaules, derechef :

– Juve n’est pas mort, déclara-t-il simplement. Viens, Juve, c’est moi. Viens. Nous avons à causer.

– Vingt dieux, c’est pas du boniment à la graisse d’oie ? vous êtes Juve ? C’est bien vous ?

– C’est moi.

***

La main sur l’épaule du petit, le policier se frayait un chemin à travers les décombres.

Deux heures plus tard, dans un cabaret des quais, attablés devant des verres où fumait un mélange noir pompeusement intitulé « café » Juve causait encore avec l’enfant.

Mais ce n’était plus deux ennemis qui s’entretenaient et le titi parisien était désormais bien loin de railler.

Adroitement questionné par le maître-policier, il avait confessé toute son histoire :

– Mon nom, c’est Riquet. Je suis apprenti à l’usine Granjeard, une riche tôle. C’est des marchands de fer, à Saint-Denis. Je gagne bien ma vie, mais ça m’embête, le métier. Ce que j’aime par-dessus tout c’est la police. Tout ce que vous avez fait, monsieur Juve, je le sais par cœur. Enfin, bref, comme je vous l’ai dit, quand hier soir j’ai appris votre mort, je me suis dit, sauf vot’ respect : pas possible qu’il se soit fait griller comme une andouille. Et tout de suite, j’ai cavalé par ici. Mais tout de même j’avais bien peur que vous ne soyez dans l’autre monde. Ah mince, très peu de stupéfaction, quand je vous ai aperçu. Et comme ça, puisque vous n’êtes pas mort, il y aurait pas moyen que vous me fassiez entrer dans la police ?

– Hé, hé, tu vas vite en besogne, Riquet. Je ne suis pas mort ? Oui, sans doute, mais je suis mort tout de même. Quel âge as-tu, Riquet ?

– Quinze ans.

– Bon. Tu es un homme. Tu sais garder un secret ?

– Comme une tombe.

– Alors, je t’embauche dans ma police personnelle. Voilà : c’est un miracle que j’aie échappé à l’incendie. Tout le monde me croit mort, tout le monde doit me croire mort. Tu comprends que cela me facilitera énormément la recherche de Fantômas. Très bien. Riquet, tu vas rentrer à ton usine. Si. Exactement comme si tu ne savais pas ce que tu sais maintenant. Tu ne diras à personne que tu connais Juve, et tu me présenteras à tous tes amis, pour un de tes compagnons d’atelier. Je m’appellerai, voyons, je m’appellerai : Lambert. Cela te va-t-il ? Et tu verras, continuait-il, qu’à nous deux, le Fantômas n’aura qu’à bien se tenir. Riquet, tu voulais faire de la police, nous allons en faire ensemble, et de la bonne. J’ai confiance dans les gamins comme toi. Seulement, et c’est mon devoir de te prévenir, car tu le vois je te traite en homme, c’est la mort que l’on risque, à lutter contre Fantômas. Tu n’auras pas peur ?

– Bon ! répondait Riquet, la mort, je m’en fous, si on doit rigoler.

***

Le soir même, Riquet présentait son bon copain Lambert à son père et à sa mère. Il y avait fête dans l’humble logement de Saint-Denis.

– Écoutez donc, avait annoncé Riquet, v’là un nouveau copain, un contrecoup d’une usine d’Aubervilliers, s’agit de lui faire une réception à la hauteur !

Et Lambert trinquait avec un naturel si parfait, que par moments, Riquet se prenait à sa comédie.

2 – SCÈNES DE FAMILLE

M me Granjeard donnait ses instructions à ses fils, de cette voix brève, autoritaire et sifflante qui, depuis quarante ans déjà, retentissait dans l’immeuble de la rue de l’Estacade à Saint-Denis. C’était l’heure du déjeuner. On venait de passer dans la salle à manger :

– Assieds-toi là, Paul, dit-elle, en s’adressant à l’aîné de ses fils. Eh bien, oui, mets-toi là, à la place de ton père, que veux-tu puisqu’il est mort et que tu es l’aîné de la famille, c’est toi désormais qui le remplacera. Il faut se faire une raison, nous n’y pouvons plus rien.

M me Granjeard, s’adressant au second de ses fils, à Robert, poursuivait :

– Quant à toi, viens à ma droite, de la sorte tu seras à contre-jour, ce qui est meilleur pour tes yeux qui n’aiment pas la grande lumière. Et puis ça doit être comme ça.

Le troisième fils, Didier, un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans à peine, s’installa sans mot dire à la place demeurée libre à gauche de sa mère et cependant que chacun s’asseyait autour de la table de famille, Didier réprimait avec peine les grosses larmes qui lui montaient aux yeux, cependant que M me Granjeard, plus rude, plus sèche, plus maîtresse d’elle-même encore qu’auparavant, jetait un coup d’œil sévère sur la bonne qui passait le premier plat, et elle lui fit des reproches amers :

– Rien qu’à les regarder, grommela-t-elle, je vois, Justine, que ces œufs brouillés ne sont pas assaisonnés, passez-moi le poivre et le sel.

Le déjeuner dès lors commença lentement, dans le silence.

Les Granjeard exerçaient, depuis des temps immémoriaux, le commerce des charpentes en fer à Saint-Denis. C’était le grand-père Granjeard qui, sous le second Empire, avait ouvert une petite quincaillerie dans une misérable échoppe construite en planches au bord du canal. Dans cet humble magasin, il avait vendu de tout ce qui touchait de près ou de loin à sa profession. Puis, il s’était adjoint un terrain vague dans lequel il avait entassé les vieilles ferrailles achetées aux chiffonniers et aux démolisseurs. Ensuite, par quelques spéculations assez avantageuses, car le bonhomme s’entendait au négoce, il avait réussi à réaliser de notables économies et à les placer avantageusement dans des marchandises en stock qu’il accumulait dans son arrière-boutique.

Une hausse sur le fer survenue après la guerre obligea les négociants à élever leurs prix. Granjeard qui, dès lors, venait de s’associer son fils, ne manqua naturellement pas de faire comme ses collègues et d’augmenter les prix de ses matériaux. Il avait avec les fournisseurs des contrats très avantageux, grâce auxquels il réalisait des bénéfices considérables.

Granjeard avait eu, en l’espace de dix années, trois enfants, trois garçons, ce qui le réjouissait, car non seulement il n’aurait pas de dot à donner à ses fils comme il aurait fallu le faire pour des filles, mais encore dans l’avenir, ces trois garçons seraient évidemment d’excellents employés que l’on pourrait utiliser dans la maison de commerce.

À mesure que les enfants grandissaient, l’affaire grandissait aussi et désormais ce que l’on appelait « la maison Granjeard à Saint-Denis » occupait un vaste quadrilatère bordé d’un côté par la Seine, d’un autre par la rue de l’Estacade et des deux derniers par de hauts murs auxquels s’adossaient des charpentes sous lesquelles on amoncelait des provisions de ferrailles.

Pour être mieux à proximité de leur usine, les Granjeard avaient leur domicile privé sur le lieu même de leurs affaires. Ainsi, ils pouvaient exercer une surveillance active et continuelle. Les époux n’avaient qu’un seul objectif, qu’un seul but dans la vie : leur commerce, qu’une seule satisfaction : gagner de l’argent.

M me Granjeard était bien la femme qui convenait au marchand de fer. À proprement parler, elle n’avait jamais eu de jeunesse. C’était une personne sèche, acariâtre, parcheminée avant l’âge par un séjour prolongé derrière sa caisse et ses comptoirs. Elle avait toutefois des qualités de sérieux et une perspicacité commerciale qui faisait d’elle la précieuse collaboratrice de son mari. Elle était, comme lui, éprise de négoce et ne pouvait s’imaginer qu’il y eût au monde d’autre distraction que celle qui consistait à établir des bordereaux et des factures ou à lire, quand on avait des loisirs, les journaux spéciaux de la Métallurgie. Les Granjeard étaient semblables au fer qu’ils vendaient. Ils étaient sombres et rigides.

Les fils avaient grandi dans le voisinage immédiat du métal. On avait fait, conformément aux aptitudes qui s’esquissaient chez ces jeunes gens, de Paul, un ingénieur, de Robert un avocat. L’idée était excellente. C’était le père Granjeard qui l’avait eue. Il estimait que, de la sorte, lorsque ses fils seraient munis de diplômes, il ne serait plus nécessaire d’avoir recours à des concours étrangers dans les diverses branches de son commerce.

Paul s’occuperait de la partie technique et Robert du contentieux.

Didier, avant son service militaire, avait été vaguement chargé de visiter la clientèle. C’était un joli garçon, au regard doux, aux traits réguliers. Une longue et belle barbe très soyeuse s’épanouissait sur son visage et lui donnait, dès dix-huit ans, l’apparence d’un homme de vingt-cinq. Didier, toutefois ne mordait pas au commerce. On le traitait de sentimental, de rêveur, avec d’ailleurs un peu de mépris. Le jeune homme s’intéressait peu aux opérations qui séduisaient si fort le reste de sa famille, et c’était avec un grand soulagement que, deux ans auparavant, il était parti faire son service militaire. Or, voici qu’il était revenu depuis quelques semaines à peine et que le décès inopiné de son père menaçait d’apporter une perturbation considérable dans l’organisation intérieure de la maison de commerce.

On était ce jour-là un lundi matin. Le samedi précédent on avait enterré Granjeard et dès lors, l’existence reprenait son cours normal pour ceux qui lui survivaient.

La veuve Granjeard, depuis la réouverture de l’usine, n’avait pas arrêté un seul instant de travailler. Ce matin-là, il avait fallu répondre au courrier volumineux qui s’était accumulé ces deux derniers jours, donner des coups de téléphone et, en outre, la veuve Granjeard avait eu à débrouiller avec son contremaître Landry une question assez délicate et compliquée au sujet d’une commande passée par une fonderie des Ardennes.

Pendant le déjeuner, M me Granjeard entretint ses fils de cette commande.

Tout à coup, la veuve, se tournant vers son fils cadet, Didier, l’interpella sèchement :

– Tu n’es guère poli, Didier. Il me semble que tu pourrais au moins faire attention à ce que je dis au lieu de rêvasser. Tes intérêts sont en jeu comme ceux de tes frères. Seulement, monsieur se croirait déshonoré s’il s’occupait de questions aussi terre-à-terre.

– Mais, ma mère, je vous écoute. Je sais que tout ce que vous faites est bien fait.

L’irascible veuve allait répondre, lorsque, soudain, la sonnerie du téléphone retentit dans le bureau voisin. M me Granjeard alla à l’appareil, revint :

– C’est Bridois, le notaire, qui vient de nous téléphoner. Il va falloir nous arranger pour l’aller voir demain, tous les trois, tous les quatre du moins, Didier viendra aussi.

– Pourquoi faire, ma mère ? comment se fait-il que vous ayez besoin de moi ? demanda Didier.

– Parce que, déclara nerveusement M me Granjeard, ta présence est indispensable, ainsi que celle de tes frères. Bridois m’a dit qu’il fallait au plus tôt régulariser notre situation commerciale. Vous savez, d’ailleurs, quelles sont mes intentions. Je ne tiens pas à avoir affaire à la justice pour régler nos intérêts, cela coûte trop cher. Je vais vous associer tous les trois et, naturellement, je me nommerai gérante de l’affaire avec tous pouvoirs d’administration, tant que je vivrai. Nous ferons un contrat de dix ans, nous verrons ensuite. Moi seule aurait le droit de rester ou de me retirer à l’expiration de ce délai. De la sorte, nous réduirons au strict minimum les droits de succession que nous aurons à payer au fisc les uns et les autres. N’est-il pas vrai, Robert, que c’est comme cela que nous devons procéder ?

– Vous avez raison, dit le fils avocat, c’est le plus simple.

– C’est une chance véritable que votre pauvre père ne soit mort qu’après la majorité de Didier. Il y a trois ans, lorsque Didier n’avait alors que vingt ans, il a été très malade et j’ai eu bien peur qu’il ne s’en aille avant que son dernier fils ne soit majeur, c’est cela qui nous en aurait fait des ennuis. Il aurait fallu tout liquider, réaliser de l’argent et Dieu sait si dans les affaires, actuellement, vu la concurrence, on a besoin d’avoir des capitaux disponibles. Mes enfants, dépêchons-nous de prendre le café, nous sommes en retard.

Donnant l’exemple, M me Granjeard avala le liquide bouillant comme si elle avait eu un palais doublé de ce fer qu’elle aimait tant.

Déjà, Paul et Robert s’étaient éclipsés et gagnaient leur bureau respectif. Leur mère allait en faire autant, Didier la retint par le bras.

– Maman, dit-il, j’ai à vous parler.

– À me parler ? Tu sais pourtant qu’il est l’heure.

– Il est l’heure, sans doute, fit Didier impatienté, eh bien, vous serez en retard voilà tout, une fois n’est pas coutume.

– Qu’as-tu donc à me dire ?

– Écoutez, maman, c’est délicat et peut-être ne serez-vous pas très contente, mais j’aime autant vous le dire, car ma décision est prise, irrévocablement. Vous vous êtes déjà rendu compte que je ne mordais pas beaucoup aux affaires. Le commerce ne me convient pas, en effet, et je voudrais vous demander la permission de quitter l’usine.

– Mais tu es fou, tu n’y penses pas.

– Voilà deux ans que j’y pense, ma mère, et même, je viens vous demander de bien vouloir me rendre ma part d’héritage, car j’aurai besoin désormais de l’argent de mon père.

– Ton père, assura M me Granjeard, est mort sans testament, il ne t’a pas laissé un sou.

– Je le sais, fit-il, mais si je ne me trompe, il me revient de droit quelque chose, cela s’appelle, je crois : la quotité disponible.

– Ma parole, grommela la veuve Granjeard, tu es joliment bien renseigné, mais je ne le veux pas. Tu ne quitteras pas la maison. Tu t’associeras à tes frères.

– Non, ma mère, je ne veux pas, je ne peux pas.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi la vérité, tu as fait des dettes ?

– Non, déclara Didier, mais je vais en faire.

– Pourquoi ?

– Parce que, avoua Didier, j’ai des charges et des obligations.

– Explique-toi ! Que veux-tu dire ?

– Eh bien, voilà maman, mieux vaut, en effet, que vous le sachiez, l’heure est venue pour moi de parler, j’ai une maîtresse, une maîtresse que j’adore, depuis deux ans déjà, nous nous aimons, nous voulons vivre ensemble, nous marier.

– Une maîtresse ? s’écria M me Granjeard. Cela se quitte une maîtresse.

– Ce n’est pas mon sentiment, ma mère, tout dépend de la femme que l’on a choisie. Lorsque celle-ci est pure, honnête, qu’elle s’est donnée à vous comme ma maîtresse s’est donnée à moi, sincèrement, sans arrière-pensée…

– Si c’était une honnête femme, interrompit M me Granjeard, elle ne t’aurait jamais cédé. Est-ce que j’ai été la maîtresse de ton père, moi ? Allons donc ! C’est une faiseuse qui t’a roulé, une demi-mondaine qui t’a ébloui.

– Non, ma mère, vous faites erreur, ma maîtresse est une simple ouvrière.

– De mieux en mieux, s’écria M me Granjeard. Eh bien, mon petit, ouvrière ou demi-mondaine, tu me feras le plaisir de rompre et vivement avec cette demoiselle.

– Le voudrais-je, fit-il, que je ne le pourrais pas, j’ai eu avec elle un enfant.

– Un enfant ? hurla M me Granjeard, tu as un enfant, misérable, ah çà, mais tu es fou ? D’ailleurs, c’est bien évident, on t’a roulé, naïf et stupide comme tu l’es, cet enfant n’est pas de toi.

– Je vous en prie, ma mère, n’insistez plus, laissons ces questions pénibles et répondez à ma demande : je désire ma part de fortune, je ne veux pas m’associer à mes frères, dites-moi que nous sommes d’accord et qu’il n’en soit plus question.

– Qu’il n’en soit plus question, ah, tu en as de bonnes, toi, par exemple ! Tu viens, comme cela, brutalement, m’apprendre que tu mènes une existence scandaleuse, que tu fais des enfants à des filles pures ou soi-disant telles, que tu veux ruiner les tiens et te ruiner toi-même et tu me demandes de n’en plus parler au bout de cinq minutes ? eh bien, tu vas voir si nous allons en parler et devant tes frères et devant tout le personnel, s’il le faut. Ah misérable !

Allant et venant comme une folle, dans la maison, M me Granjeard appela ses fils et ceux-ci accoururent, dans la salle à manger que Didier n’avait pas quittée.

M me Granjeard mit ses fils aînés au courant :

– Cet imbécile d’enfant, vient de m’avouer qu’il vient de se faire empaumer par une drôlesse. Non content de cela, il veut endosser une paternité. Tout cela ne serait rien encore, mes chers enfants, mais voilà que votre excellent frère prétend désormais se retirer de l’association que j’ai décidé de former entre vous et qu’il me réclame de l’argent. Ah non, par exemple, c’est infiniment drôle, ma parole, je crois que Didier est fou à lier !

Paul, d’un ton sévère, interrogea son cadet :

– Qu’est-ce que cette femme ? cette maîtresse ?

– Je l’ai dit à notre mère, c’est une ouvrière, vous la connaissez, c’est une ouvrière d’ici.

– Monstre ! hurla M me Granjeard, tu débauches mon personnel maintenant ?

– Vous la connaissez et vous savez combien elle est travailleuse, honnête, courageuse à tous les points de vue, c’est Blanche Perrier.

– Blanche Perrier, hurla M me Granjeard, oui, je la connais, une trieuse à la clouterie, mais c’est une fille de rien, une espèce de manœuvre, tu n’as pas honte, Didier ?

– Je n’ai pas honte d’aimer une femme qui m’aime et qui est la mère de mon enfant.

En proie à une inexprimable agitation, M me Granjeard venait de bondir dans son bureau, voisin de la salle à manger, elle avait appuyé sur un timbre.

Quelques instants après, on frappait à la porte :

– Entrez.

C’était Landry, le contremaître.

M me Granjeard, en face de l’ouvrier, avait repris tout son calme, elle affectait un visage impassible :

– Dites-moi, Landry, interrogea-t-elle, vous avez, n’est-ce pas dans l’atelier des trieuses de la clouterie, une certaine Blanche Perrier ?

– Oui patronne.


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