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La livrée du crime (Преступная ливрея)
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Текст книги "La livrée du crime (Преступная ливрея)"


Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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Sur le grand lit de milieu, dont les couvertures défaites gisaient un peu de tous les côtés, dont les draps blancs, ornés de broderies et de dentelles, apparaissaient tachés de larges plaques de sang, la tête de Sébastien, ce n’était plus une tête humaine, c’était un boursouflement de chair, brûlée, corrodée par l’acide, saignante. Les yeux étaient fermés, disparaissaient presque sous l’enflure des chairs qui rejoignaient les jouée distendues et violacées. Une lèvre pendait et de la gorge, montait un hurlement indistinct où passait une consonance, un appel :

– Rita, Rita.

– Alors docteur, demanda Juve, que dites-vous de l’état du malade ?

– État très grave, déclara-t-il, très inquiétant. Ce jeune homme a reçu sur le visage une grande quantité d’acide sulfurique, communément appelé vitriol. Évidemment, on a dû opérer au moyen d’un récipient de grande dimension qui a permis de diriger le jet du liquide avec une parfaite liberté d’action. Voyez plutôt. La face n’est plus qu’une plaie. L’acide a tout attaqué et les chairs seront longues à se reconstituer. Si ce malheureux jeune homme en réchappe toutefois.

– Vous le croyez donc perdu ?

– Hum, oui et non, je crois qu’il gardera la vie, mais je crois aussi qu’il restera aveugle. Les deux yeux sont atteints.

– Bon, fit Juve, alors il s’agit bien d’un drame au vitriol. Et tout en parlant, Juve examinait la pièce, notait qu’une somptueuse armoire à glace avait été fracturée : ce qui me chiffonne, voyez-vous, c’est qu’en réalité un drame du vitriol, cela ne suppose guère un vol. Enfin le blessé comprend-il ce qu’on lui dit ?

– Difficilement, répondait le praticien. Il n’a pas perdu connaissance, mais enfin…

Déjà, Juve était auprès du lit, penché sur la malheureuse victime :

– Monsieur Marquet-Monnier, commençait Juve, vous m’entendez ? Je suis inspecteur de police. Dites-moi, que vous est-il arrivé ?

Un gémissement épouvantable s’échappa des lèvres de Sébastien :

– Je ne sais pas. J’ai été attaqué. Je n’ai rien vu. Rita ? où est Rita ?

– C’est votre amie que vous demandez ?

– Ma maîtresse oui, je veux Rita. Dites à Rita de venir.

– Cet homme est dans un état très grave, murmura le médecin à l’oreille de Juve, il est absolument impossible que vous le fassiez parler maintenant. Laissez-moi deux heures pour lui administrer des calmants, faire les pansements. À l’heure qu’il est, votre intervention pourrait lui être fatale.

Des lèvres du blessé la même plainte montait toujours :

– Je ne sais pas ce qui m’est arrivé, je rentrais dans ma chambre, je n’avais pas encore allumé l’électricité, on s’est jeté sur moi. Rita ? où est Rita ? je la veux, elle me soignera.

– Ne vous inquiétez pas, murmura Juve, Mme Rita d’Anrémont va venir, vous la verrez dans quelques instants.

Il s’écarta du lit, tira le médecin par la manche, gagna l’escalier du petit hôtel :

– Docteur, demandait le policier, vous êtes le médecin habituel de cette maison ?

– Je suis depuis longtemps le médecin de Mme d’Anrémont, mais il y a un an tout au plus qu’elle connaît M. Marquet-Monnier. Je ne l’ai vu, lui, qu’une seule fois.

– Docteur, lui ne m’intéresse pas. C’est cette Mme d’Anrémont qui m’intrigue. Quel âge peut-elle avoir ?

– Elle avoue trente-cinq ans.

– Elle doit avoir dépassé la quarantaine ?

– Je ne crois pas, trente-sept, trente-huit.

– Oui, une femme mûre avec pour amant un petit jeune homme. Hum, je n’aime pas beaucoup ça. (Juve pensait tout haut).

– Ah çà, commença l’homme de l’art, qu’imaginez-vous donc ? Je connais Mme d’Anrémont depuis déjà pas mal de temps. Je peux me porter garant de sa parfaite honorabilité. Quand elle connaîtra le malheur survenu à son amant…

– Mme d’Anrémont est parfaitement estimable, mais enfin où est-elle ? Car enfin, tout ça est extravagant. Nous sommes en présence d’un malheureux terriblement blessé, au domicile de sa maîtresse et seul dans ce domicile. Mme d’Anrémont, j’imagine, devait passer toutes ses nuits chez elle en compagnie de son amant : M. Marquet-Monnier. Ce nom est connu, il doit être apparenté au banquier du même nom.

– C’est son frère.

– Par conséquent il devait, certainement entretenir richement cette Mme d’Anrémont et si celle-ci le trompait, elle ne le devait faire qu’en cachette, sans découcher.

– Ah çà, où voulez-vous donc en venir ?

– Mais à quelque chose de bien simple, que diable. C’est que Mme d’Anrémont devrait être là. Il est inexplicable qu’elle n’y soit pas ou du moins que son absence ne puisse être expliquée que d’une seule manière…

– Laquelle ?

– Ne serait-elle pas en fuite ? Voyons, ne trouvez-vous pas cela assez naturel, assez limpide, Mme d’Anrémont, femme déjà sur le retour, maîtresse d’un jeune homme, ayant besoin d’argent, se venge sur lui, d’un abandon prochain peut-être, en le vitriolant, puis disparaît après avoir cambriolé les objets de valeur ?

– Monsieur l’inspecteur vous parlez de choses épouvantables avec un sang-froid qui me révolte et d’abord, pourquoi Mme Rita d’Anrémont aurait-elle cambriolé chez elle ? car cet hôtel lui appartient.

– Son amant avait peut-être les clés de certains meubles où il enfermait les objets précieux qui lui étaient propres.

– C’est inconcevable.

C’était au tour de Juve de ne rien répondre. Évidemment, il était difficile de supposer que Rita d’Anrémont fût réellement l’auteur de la tentative d’assassinat dont venait d’être victime son amant. Mais où était-elle ?

Juve quitta le praticien qui retournait dans la chambre du blessé alors que lui-même se hâtait vers le bas de l’hôtel. Assis sur les marches, se trouvait M. Casimir, le concierge :

– Eh bien, interrogea le brave homme, comment va-t-il ?

– Mal, répondit Juve, je ne sais pas si on le sauvera.

Puis, comme si, tout à coup il eût été illuminé par une pensée bien simple qui lui venait brusquement à l’esprit, il interrogea :

– Mais où donc sont les domestiques ? Je suppose tout de même qu’il doit y avoir, dans un hôtel comme celui-ci, cuisinière et femme de chambre ?

– Il n’y a en ce moment qu’une femme de chambre. Mme d’Anrémont vient de rentrer de voyage, elle n’a encore engagé qu’une bonne.

– Et où est-elle, cette bonne ?

– C’est vrai, elle n’est pas là la bonne. Je ne l’ai même pas vue depuis ce matin, hier soir elle est venue un peu bavarder dans ma loge, me causer de ses nouveaux maîtres et puis, elle est rentrée après avoir été voir un des agents de son bureau de placement. Ce matin, Je ne l’ai pas vue.

Juve grommela quelque chose, une phrase que M. Casimir n’entendit pas :

– Voilà une maison où habitent trois personnes, un jeune homme, sa maîtresse, une jeune bonne. Le jeune homme est victime d’une abominable agression, l’appartement est cambriolé et personne n’est là, sauf la victime. La maîtresse et la bonne sont en fuite. Oui, ça m’a bien l’air de ça. C’est bizarre : est-ce que Rita d’Anrémont devrait bientôt faire connaissance avec les cellules du Dépôt ?

En grommelant, Juve arpentait le vestibule du petit hôtel sans même tenir compte de la figure stupéfaite de M. Casimir :

– C’est bizarre, continuait le policier, c’est bizarre, mais ce n’est peut-être pas incompréhensible, ce crime-là. Le vitriol c’est une arme de femme et il y a deux femmes. Laquelle est la complice de l’autre ?

Juve suspendit sa promenade, se retourna.

M. Casimir venait de pousser une exclamation. La porte du vestibule s’était soudain ouverte.

3 – « AUX ENFANTS DU LIORAN »

Cependant, une vive animation régnait au sommet des Buttes-Chaumont, à proximité de Belleville, dans cette partie de Paris diamétralement opposée par la situation, l’aspect, le caractère des habitants, au quartier de l’Étoile. Ce même matin, un mouvement populaire agitait la rue de la Mouzaïa.

Il était huit heures et demie, les enfants du quartier se rendaient en courant à l’école voisine, les ménagères faisaient le marché.

Les boutiques des marchands de vins et des cafés-bars qui pullulent dans ce quartier, n’étaient pas désertes, bien que la plupart des hommes fussent partis au travail. Il en restait toujours qui chômaient, et que le programme d’une journée de repos poussait tout naturellement au cabaret.

Le bar qui donnait sur la rue de la Liberté était particulièrement achalandé. Il avait une apparence mystérieuse. De petits rideaux défraîchis en dissimulaient aux passants la clientèle. C’était une salle basse, enfumée, étroite, elle-même divisée en deux parties par une étroite cloison en carreaux de plâtre, recouverts d’un papier jadis rose tendre.

À droite de cette cloison, percée d’une sorte de judas, se trouvait le comptoir de zinc et quelques tables étroites. De l’autre côté de la cloison, le magasin de bois, charbon, margotins.

Bon prétexte pour le client qui venait chercher un seau de boulets et se retrouvait au milieu d’une partie de « coinchée », devant l’apéritif. Le patron, un gros Auvergnat apoplectique, c’était le père Joseph, et il avait mis comme enseigne à sa boutique : « Aux Enfants du Lioran », ce qui lui donnait deux sortes de clients : les originaires du Centre, et ceux des autres départements.

Ce matin-là, on refusait du monde. Dès huit heures, en effet, une bande ayant envahi le petit café s’était mise à chopiner bruyamment. Mais le père Joseph n’y voyait aucun mal, puisqu’on lui payait d’avance le vin rouge.

Dans ce groupe patibulaire, se détachaient deux silhouettes d’hommes qui attiraient et retenaient l’attention. L’un était grand, maigre, sec. Il avait une tête osseuse, un crâne dénudé, cependant que de ses épaules tombantes, pendaient deux bras démesurément longs que terminaient des mains immenses. Il était vêtu, cet homme, d’un complet de velours, il portait au lieu de col un foulard rouge.

Son compagnon était, au contraire, un petit individu grassouillet, frétillant comme une carpe, au ventre rebondi sous la cotte bleue de mécanicien. Dans son visage jovial et narquois s’ouvraient deux yeux : l’un tout petit, l’autre démesurément grand.

Les deux n’arrêtait pas :

– Cette vieille crapule de Bec-de-Gaz.

– Cette grosse fripouille d’Œil-de-Bœuf.

– À la tienne ma vieille branche.

– À la tienne mon salaud.

Puis, le grand individu sec et osseux interpellait le patron :

– Écoute voir, père Joseph, amène encore une chopine, il nous faut du rouge et du bon.

Puis se tournant vers son compagnon :

– C’est moi qui paye, Œil-de-Bœuf, il faut tout de même que j’en ai du plaisir à te retrouver, pour régaler comme ça, la compagnie.

– T’occupe pas, Bec-de-Gaz, après la tienne, ce sera la mienne, de tournée.

Les deux apaches, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, s’étaient rencontrés quelques instants auparavant, au coin de la rue de la Liberté.

Ils avaient été si surpris de se voir, ils s’attendaient si peu à se trouver l’un en face de l’autre, qu’ils avaient failli d’abord ne point se reconnaître. Et puis, il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient retrouvés, qu’instinctivement ils avaient redouté un rapprochement, mais, le souvenir de leur vieille amitié avait triomphé des appréhensions et les deux gaillards après une hésitation, très momentanée, étaient tombés dans les bras l’un de l’autre.

Naturellement, c’était chez le marchand de vin qu’on avait été célébrer cette heureuse rencontre. Et comme pour aller de l’endroit où ils se trouvaient jusqu’au cabaret du père Joseph, il fallait parcourir cent mètres, on avait rencontré une demi-douzaine de copains qui, flairant quelques bouteilles à boire, s’étaient bien gardés de manquer cette aubaine.

– C’est égal, j’ai plus de veine que toi. Après avoir échappé à la guillotine, ce qui n’arrivé pas à tout le monde, je suis maintenant en liberté provisoire et pour peu que je ne me fasse pas poisser pendant cinq ans, j’en aurais fini avec la surveillance des « curieux », tandis que toi, mon pauvre Bec-de-Gaz, t’es toujours sous le coup d’une rafle de la préfectance. Enfin te bile pas, on sera là pour te protéger, les copains et moi-même, on est pas des vaches, on n’ira pas causer.

– De quoi ? fit Bec-de-Gaz, ma parole Œil-de-Bœuf, on dirait que t’as été mis sur la terre pour me servir de garde-chiourme, c’est-y par hasard que tu te crois si fort maintenant, que Bec-de-Gaz a besoin de ta protection ?

– Dame, fit Œil-de-Bœuf, on sait ce qu’on sait. C’est-y pas vrai, Bec-de-Gaz, que tu t’as débiné de l’île de Ré après ta condamnation aux travaux forcés ? Les forçats évadés, ça se recherche, et ça se retrouve. T’es obligé de te cacher, tandis que moi qui bénéficie de la liberté provisoire, j’peux aller faire mon persil sans être empoisonné par les mouches de la Tour Pointue.

Bec-de-Gaz allait répondre, lorsque la porte du bar s’entrouvrit lentement, livrant passage à une gracieuse apparition.

C’était une femme toute jeune, à l’opulente chevelure brune, à la taille d’une finesse extraordinaire, qui faisait ainsi irruption dans le cabaret. Elle était vêtue simplement, d’un corsage et d’une jupe noire, cependant que, à sa ceinture, se nouait un petit tablier de calicot rouge. Au bras elle portait un vaste panier rempli de fleurs.

– Vous en faut-il ? interrogea-t-elle, en esquissant un joli sourire qui découvrait sous ses lèvres bien dessinées une rangée de dents éblouissantes.

Déjà, les hommes attablés, haussaient les épaules, et s’apprêtaient à refuser en corsant leur refus de quelque grossière plaisanterie, mais Bec-de-Gaz de même qu’Œil-de-Bœuf intervinrent ensemble :

– Des fleurs, s’écrièrent-ils, c’est pas ça qu’il nous faut.

Puis, Œil-de-Bœuf ajoutait :

– Mais, si tu veux prendre un verre avec nous, La Guêpe, c’est de bon cœur qu’on te le paie ?

Bec-de-Gaz, d’un coup violent de sa robuste main, expulsa d’un escabeau l’un des buveurs.

Puis, il désigna la place libre à la jeune femme qu’on venait d’interpeller.

Celle-ci secoua la tête en riant :

– Y a rien à faire les copains, vous ne m’aurez pas, ce n’est pas l’heure que je me grise.

– C’est-y celle où tu vas voir ton amoureux ?

– Mon amoureux ? s’écria-t-elle, vous ne le connaissez pas encore, moi non plus. Seulement, il est tout près de neuf heures et j’ai la marmaille à soigner.

Elle avait déjà disparu.

– C’est-y donc, interrogea Bec-de-Gaz, que La Guêpe a fait des mômes, depuis que je ne l’ai vue ?

Œil-de-Bœuf, gravement, répliqua :

– La Guêpe est aussi pure que la Vierge Marie, et c’est ce qu’il y a de plus rigolo dans l’affaire. Car les mômes dont elle parle, ce sont ceux de Marie Bernard, la légitime du terrassier qui habite dans la maison du coin. Faut croire qu’elle est piquée pour ces gars-là, car elle est toujours fourrée chez eux, en train de faire un tas de giries.

– Œil-de-Bœuf, observa Bec-de-Gaz, on dirait que ça te dérange ?

– Et toi-même ? répondit Œil-de-Bœuf, on dirait que te voilà embêté ? C’est-y donc que tu en pincerais pour La Guêpe ? C’est à croire, ma parole, que tu en as envie.

– Pourquoi pas ?

– Vraiment ?

Les deux hommes se mesurèrent du regard et la haine flamba dans le rictus de leurs lèvres, mais, machinalement, comme le père Joseph venait d’apporter une nouvelle chopine, ils remplirent leur verre.

– À la tienne, Bec-de-Gaz.

– À la tienne, Œil-de-Bœuf.

Puis, tous deux ensemble, inspirés par une même pensée, levaient leurs verres. Ils gueulèrent :

– À la santé de la Guêpe.

– À la santé de La Guêpe, répéta Bec-de-Gaz, c’est-y donc que nous en sommes tous les deux amoureux ?

– J’en ai bien peur, fit Œil-de-Bœuf, qui hocha la tête.

Les deux hommes se regardaient désormais avec cette tendresse émue qu’inspirent aux cœurs sensibles les vapeurs de l’ivresse naissante.

– Bec-de-Gaz, s’écria Œil-de-Bœuf, en tendant sa main large à son compagnon, c’est pas parce qu’on est deux coqs emballés sur la même poule, qu’on n’est plus des frères.

Bec-de-Gaz répliqua d’une voix tremblante d’émotion :

– Œil-de-Bœuf, tu parles comme dans les livres, et t’as raison.

Bec-de-Gaz serra la main d’Œil-de-Bœuf :

– À la vie, à la mort.

Cependant que l’entourage des deux apaches applaudissait à cette déclaration de principe, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, trinquèrent encore une fois.

Certes, ils étaient tous les deux épris de la même femme, mais ce n’était pas là une raison pour briser les liens de l’inaltérable amitié qui les unissait depuis tant d’années. L’essentiel c’était que l’on allait boire encore, que la vie était belle, que la journée s’annonçait bien.

– Viens prendre un verre, cria d’une voix tonitruante Œil-de-Bœuf, à un homme qui entrait au cabaret.

On se retourna pour regarder celui qu’interpellait l’ami de Bec-de-Gaz. C’était un ouvrier, à la tenue de terrassier, aisément reconnaissable. Il portait assujetti par une corde à son épaule, un lourd sac de toile duquel sortaient des outils saturés de terre glaise.

Il s’appuyait sur une pioche comme un bourgeois le ferait d’une canne, et autour de la taille, son pantalon de toile bleue était maintenu par une large ceinture de cuir jaune.

– Bernard, répéta Œil-de-Bœuf, viens-t’en trinquer avec nous.

L’homme, dont le visage était couvert d’une barbe épaisse et noire, fixa quelques instants le groupe d’un œil sombre. Il parut d’abord accéder à l’offre qui lui était faite, puis, brusquement, il tourna les talons, et ses gros souliers ferrés résonnèrent sur les dalles du cabaret.

– Merci. Non, je ne bois pas, je ne bois pas. Fini pour moi de prendre des petits verres.

Il sortit du cabaret, sans que l’on pût savoir pourquoi il y était entré. Œil-de-Bœuf, au surplus, ne se formalisait pas de ce nouveau refus. Il était tout oreilles pour entendre le récit que lui faisait Bec-de-Gaz de ses aventures extraordinaires.

Bec-de-Gaz, d’ailleurs, raillait son ami :

– C’est vrai, disait-il, que t’es libre, Œil-de-Bœuf, et tu l’as dis toi-même, ta liberté n’est que provisoire. Si les flics en ont envie, ils peuvent te boucler pour la moindre chose, et te voilà refait pour quatre ou cinq ans, tandis que moi je suis net et pur comme l’œil, libre comme l’air.

– Toi ? un forçat évadé.

– Un forçat évadé, nib de forçat mon vieux, nib d’évasion, la classe et la bonne. Comprends donc, Œil-de-Bœuf, que si je suis ici en plein milieu de Belleville et sans avoir les foies, c’est rapport à ce que j’ai été gracié.

– Gracié ? s’écria Œil-de-Bœuf.

– C’est toute une histoire, commença Bec-de-Gaz. Il y avait une fois, dans un petit patelin qu’on appelle Saint-Calais, un juge d’instruction qui, ayant eu à sa disposition le pauvre Bec-de-Gaz, ne trouva rien de mieux que de le faire mettre d’autorité sur une liste de condamnés qu’on devait amnistier. La grâce est intervenue et le Bec-de-Gaz en a profité. Il faut te dire cependant que si l’affaire a aussi bien réussi, c’est uniquement parce que le juge en question n’était autre que tu sais qui en personne.

Œil-de-Bœuf, abasourdi, allait demander des explications, mais son attention fut distraite par une rixe qui commençait à une table voisine et avait pour héros un homme à la silhouette redoutable, à l’énorme carrure, que tout le monde connaissait pour être le redoutable Bedeau.

Le Bedeau, attablé dans un coin depuis de longs instants avec une femme, une pierreuse au regard perçant, à la chevelure hirsute, à la mâchoire volontaire, avait peu à peu haussé le ton.

– Et puis non, jurait le Bedeau, en donnant un énorme coup de poing sur la table, cependant qu’il apostrophait sa compagne, et puis non, je ne marcherai pas avec toi, Fleur-de-Rogue, ça n’est pas que tu me déplaises, mais c’est des affaires qui ne me conviennent pas.

– Dis donc plutôt que t’as les foies.

Le Bedeau, lentement, avec un air soumis, reconnut :

– Eh ben, c’est vrai, Fleur-de-Rogue, j’ai peur de toi. Les hommes vivants ne m’ont jamais foutu les flubes, ça je peux le dire, mais les morts ça me fout le taf, et les morts ça te connaît.

– Que veux-tu dire ? Explique-toi.

– Il y a, fit-il, que je t’ai connu deux hommes, Fleur-de-Rogue, c’étaient des gaillards, des costauds, des types dans mon genre. Eh bien, le premier, Jean-Marie, tu sais bien l’aide du bourreau, il est mort de son métier, mort sur la Veuve, et d’une façon horrible. Quant à l’autre, c’était mon copain, mon poteau, Ribonard le galérien, et il est mort aussi, écrasé, broyé par le battant d’une cloche. Tu portes la guigne, Fleur-de-Rogue, tu es comme le choléra. Lorsqu’on se met avec toi, on en crève.

La pierreuse, profondément émue elle aussi, aux souvenirs qu’évoquait le Bedeau, frémissait de tout son être. Sa poitrine se soulevait, sous une respiration haletante, ses flancs tremblaient, sa lèvre tremblait. Ses paupières battirent, elle était superbe.

Soudain, le Bedeau n’y tenant plus, poussa un râle :

– Et puis, je m’en fous hurla-t-il, viens dans mes bras, Fleur-de-Rogue, je t’aime, je te veux.

Une clameur éclata aussitôt dans le bouge, clameur d’enthousiasme et d’admiration. Seul, le père Joseph, inquiet de ce tapage, sollicitait le silence.

– Taisez-vous, sacré bon Dieu, jurait-il, vous faites un boucan de tous les diables, le poste est à trois cents mètres d’ici. Aussi vrai que je m’appelle Joseph, les flics vont rappliquer.

Les consommateurs firent silence. Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz s’étaient levés, avaient changé de place et s’entretenaient mystérieusement autour d’une table dissimulée derrière le comptoir.

À côté d’eux, se trouvait un apache de Belleville, que les renseignements de police, depuis plus de dix ans, signalaient comme dangereux, mais que nul jusqu’alors n’avait pu prendre sur le fait, car on n’avait rien de précis à lui reprocher. C’était un homme de trente ans environ, à la face jaune et pâle, aux yeux percés en vrille, au front dénudé. Il avait des mines doucereuses, des gestes onctueux, la parole facile et la voix sympathique. On eût dit à le voir un petit employé de commerce, docile et sérieux, ou encore, petit bourgeois pacifique. Et cependant son nom évoquait des idées inquiétantes, déterminait des craintes, on l’appelait, et d’ailleurs c’était lui-même qui s’était ainsi baptisé : « Mort-Subite ». À côté de Mort-Subite se trouvait un homme au visage énergique, au regard autoritaire, à la silhouette robuste, et cet homme s’entretint longuement avec ses compagnons. Jetant sans cesse des coups d’œil de côté, comme s’il eût redouté une intervention intempestive, il tenait ses compagnons sous le charme de sa parole :

– Comprenez bien, mes amis, que, prisonnier de vous, immobilisé dans vos mains, laissé à votre merci, je ne pourrai plus rien. Tandis que libre d’agir, il me sera facile de reconstituer la bande des Ténébreux, de me remettre à sa tête et de vous faire bénéficier de toutes nos opérations.

Mort-Subite l’interrompait d’un geste :

– C’est très joli patron, tout ce que tu nous racontes là, mais faudrait tout de même pas nous prendre pour des poires. Voilà longtemps que tu nous emmènes dans un bateau de ce genre et que tu n’as jamais arrosé. Ah les promesses ne coûtent pas cher.

– Tu n’es pas juste avec moi, Mort-Subite, la vie n’est pas toujours facile et j’ai fait ce que j’ai pu, demande plutôt à Bec-de-Gaz.

– Ça, reconnut l’apache, j’pourrais pas dire le contraire.

Puis il ajouta dans un chuchotement, comme s’il avait su que le nom qu’il allait prononcer ne devait l’être qu’à voix basse :

– Fantômas a été bon pour nous, non seulement il m’a fait libre mais encore il m’a arrosé, ainsi que la mère Toulouche, avec assez de pèze pour nous débiner du patelin comme des bourgeois de la haute et nous ramener à Pantruche dans les wagons du chemin de fer.

Comment l’Invisible s’était-il abaissé jusqu’à venir discuter ses propres exploits avec des apaches, des sous-ordres, des soldats de la bande dont il était le chef ?

Comment croire qu’il ne savait ce qu’il était en train de faire ? Longtemps, l’Empereur du Crime prêcha ses partisans de naguère, sans réussir à les convaincre tous. Le dernier haussait des épaules.

Et Fantômas, avant de laisser à Bec-de-Gaz le soin de régler les consommations, déclara encore :

– D’accord, aujourd’hui je suis sans un, plus fauché que vous. Mais aussi vrai que je suis Fantômas, rendez-vous à huitaine. Oui, dans exactement une semaine, on se retrouve ici. C’est moi qui régale. Il y aura des fafiots pour tout le monde. Vrai comme je suis là.

Fantômas se glissa le long du comptoir, à petits pas, courbant la tête, tel un écolier pris en faute se dissimule sous le regard de ses maîtres.

Mais à peine était il sorti que son regard brilla d’une férocité étrange. Fantômas se redressa, il serra les poings :

– Ah, gronda-t-il, ils ont douté de moi, eh bien on verra, malheur à eux, malheur à tous.

***

– Marie Bernard, bonjour.

– Bonjour La Guêpe. Ça va le petit commerce ?

– Peuh, vous savez, comme ci, comme ça.

La jolie fille qui, quelques instants auparavant, avait refusé de s’attabler avec les apaches au cabaret du Père Joseph, venait de s’introduire dans un modeste logement au cinquième étage d’un grand immeuble de la rue de la Liberté, qui faisait le coin d’une impasse.

La Guêpe était chez Marie Bernard, la femme du terrassier, la brave mère de famille qui vaquait aux soins incessants du ménage où régnait un perpétuel désordre, provoqué par trois mioches, dont le plus jeune avait dix-huit mois, cependant que l’aîné, une jolie fillette, répondant au nom de Germaine, atteignait à peine sa cinquième année.

– Alors, Marie Bernard, fit la fleuriste, ça va ?

– Pas trop mal, en ce moment, oui.

– Et le terme ?

– Eh bien voilà, répliqua l’ouvrière, c’est justement le terme qui est le chiendent. Oh, j’ai bien trente francs de côté, mais il en faudrait quatre-vingts, et cinquante balles comme ça, du jour au lendemain, ça ne se trouve pas sous le pied d’un cheval.

– Sûrement, approuva la Guêpe.

– Heureusement, poursuivi Marie Bernard, que cette bonne Mme Gauthier m’a annoncé sa visite. J’ai reçu d’elle un mot de billet me disant qu’elle allait venir cet après-midi.

– Mme Gauthier ? interrogea-t-elle, comme si elle fouillait sa mémoire, qui est-ce donc ? Ah oui, cette dame du grand monde qui paie le supplément des loyers aux gens du quartier, histoire de faire la charité et de se réserver une place au Paradis.

– Tu peux toujours chiner, protesta Marie Bernard, c’est rudement agréable de connaître une personne comme ça.

– Possible, fit la Guêpe.

– Sans doute, poursuivit l’ouvrière, que tu n’en voudrais pas, la Guêpe, t’es bien trop fière, trop orgueilleuse, pour accepter un secours. Mais si t’avais, comme moi, des mioches et un ménage, tu ne ferais peut-être pas tant la difficile.

La fleuriste soupira :

– C’est possible, après tout. Vois-tu, Marie Bernard, le tort qu’on a dans la vie, c’est de juger les autres d’après soi. Avant de critiquer, faut se mettre dans la peau de ceux qu’on critique.

– Bien parlé, la Guêpe, fit une grosse voix. Quand j’aurai des rentes, je te prendrai pour maîtresse d’école, tu donneras des leçons à mes mignards.

Les deux femmes se retournèrent, quelqu’un entrait dans le logement. C’était l’époux de Marie Bernard, le terrassier Bernard.

– Je me sauve, dit la Guêpe, c’est l’heure de votre dîner, bon appétit.

Bernard, d’un geste lent, défit le sac qu’il portait sur le dos, il le lâcha, et du fardeau s’échappait un nuage de poussière blanche.

– C’était pas la peine que je fasse les carreaux ce matin, s’écria Marie Bernard, les voilà déjà sales ! Ah, les hommes, ça ne sait pas. Partout où ça passe, ça fait des dégâts.

Le terrassier, cependant, s’approchait de sa femme, la prenait par la taille, l’attirait près de lui :

– Bonjour, la Marie. Allons, fais pas la gueularde, j’y mettrai un coup ce soir à tes carreaux, il n’y paraîtra plus. Embrasse ton homme.

Mais à peine avait-elle effleuré sa joue velue, qu’elle s’écartait et le considérait d’une mine inquiète :

– D’où que tu viens, Bernard ? interrogea la Marie.

– Parbleu, de mon travail.

– Sans doute, mais après ?

– Après, on a pris la bleue avec les copains.

– Tu me montes le coup. C’est pas l’absinthe que tu sens.

– De quoi ? qu’est-ce que je sens, alors ?

– Bernard, tu sens la parfumerie.

– Imbécile, cria-t-il, tu ne sais pas ce que tu dis. Ah, nom de Dieu.

L’homme se montait, une colère subite empourprait ses pommettes.

– La parfumerie, répéta-t-il.

Puis, soudain, son visage devint sombre et terrible. Il fit deux pas en avant, il avait jeté en entrant sa casquette sur une chaise, il la reprit :

– Adieu, fit-il, à ce soir.

– Bernard où vas-tu ? Que fais-tu ? et manger ?

– Je n’ai pas faim, mais j’ai soif et je vais boire.

***

Fantômas, cependant, après avoir descendu la rue de la Liberté, rasant les murs, regardant sans cesse autour de lui comme s’il craignait d’être reconnu, était arrivé au haut de la rue de Belleville. Il avisa le funiculaire, monta dans le véhicule en partance. Quelques instants plus tard, il s’arrêta au boulevard de Ménilmontant et courut à l’entrée du métro.

À peine était-il là depuis quelques instants, que de la foule des voyageurs émergeant du sous-sol, se détachait une femme, jeune, jolie, enveloppée d’un grand manteau sombre et dont le visage se dissimulait sous une toque enfoncée sur la tête.

– Adèle, murmura Fantômas, qui, aussitôt, prenant la jeune femme par le bras, l’entraîna vers la station de voitures, l’aida à monter dans un taxi-auto et ordonna au mécanicien :

– Gare de l’Est.

Lorsque le véhicule s’arrêta dans la cour de la gare, Adèle, fort étonnée, glissait à l’intérieur de son gant un billet de banque que l’énigmatique bandit venait de lui remettre.

Celui-ci ajoutait :

– Ces mille francs sont pour toi, Adèle, maintenant tu vas prendre le train et te débiner à l’étranger. L’express part dans vingt minutes. Tu demanderas un billet jusqu’à Strasbourg.

Mais la femme de chambre protestait :

– Partir ? Jamais de la vie ! je ne veux rien savoir, et puis ce serait trop bête.

– Pourquoi donc ?

– Parce que si je me défile on me croira coupable, et je ne le suis pas. Vois-tu qu’on m’arrête, ou alors qu’il me faille vivre dans un patelin que je ne connais pas, aux cinq cents diables. Jamais de la vie, je ne marche pas. Rien à faire.

Fantômas, visiblement, hésitait à répéter son ordre.

– Adèle, demanda-t-il, au bout d’une seconde de réflexion, je ne demande pas mieux que de te garder ici, mais serais-tu capable de ne pas te démonter ?

– C’est-y que j’ai l’air d’avoir froid aux yeux ? interrogea-t-elle, tu ne te rappelles donc pas qu’Adèle a travaillé déjà et qu’elle a toujours su se défiler. On a de la pratique, voyons Fantômas.


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