Текст книги "La livrée du crime (Преступная ливрея)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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7 – UN AMI D’ENFANCE
– La lune tomberait quelque jour au beau milieu de mon assiette à soupe que je n’aurais pas le droit de m’en étonner. Quelque part, je ne sais pas où, sur les tablettes du Destin, il doit être écrit que je n’aurai jamais dix minutes de tranquillité et que mes contemporains se ligueront pour m’empêcher définitivement d’avoir la paix. Et puis, si je ne tiens pas cette gouttière, sûr que je vais me flanquer par terre et me livrer à une exposition de triperie sur le trottoir, après l’empalement sur la grille du jardin. Allons, ça va mieux.
Il faisait nuit. Les nuages très bas alourdissaient le ciel où nul clair de lune, nulle étoile ne luisait, et, de temps à autre tombaient les gouttelettes fines d’une pluie qui ne se décide pas franchement à tomber, mais menace depuis l’après-midi. Les neuf coups de neuf heures venaient de sonner au clocher de l’église voisine.
La voix reprenait :
– Cela va mieux, mais cela ne va pas tout à fait bien. Ce sacré brouillard fait les choses suintantes et humides et il y a de quoi perdre vingt existences aussi précieuses que la mienne et quarante complets plus élégants que le mien. Ah, j’en ai eu du flair de me mettre sur mon trente et un. Je ne sais pas si Fashionable habille mieux, mais ce dont je me doute, c’est que mon tailleur va avoir ma visite. Ça ne vaut rien, les opérations de plomberie, pour les complets clairs.
Le personnage qui soliloquait de la sorte, avec une bonne humeur qui se colorait de rage, devait parler d’un endroit extraordinaire, nul passant n’aurait exactement deviné où il se trouvait. Dans la nuit obscure, le vent qui sifflait avec rage emportait ses paroles, empêchait de savoir exactement d’où elles étaient prononcées.
Pourtant, quand une accalmie se fit, quand l’orage qui s’annonçait par une bourrasque soudain déchaînée calma un peu sa rage naissante, il apparut que la voix tombait du ciel, en tout cas de plus haut que les dernières fenêtres des petits hôtels formant la villa Saïd.
Dans l’ombre clignotante des réverbères que les rafales, par moments, semblaient prêtes à souffler, aucune silhouette n’apparaissait dans la rue. La nuit, aigre et froide, régnait en maîtresse, nul ne la troublait, si ce n’est l’étrange personnage qui poursuivait son monologue.
– Et puis zut pour mon costume gris. C’est très joli d’être soigneux et de ne pas s’exposer à se salir, mais je voudrais bien les voir, les snobs qui portent un pantalon impeccable, se livrer à des acrobaties analogues à celle que je viens de tenter, sans compter que ce n’est pas fini.
Où donc se trouvait le bavard ? Sur le toit d’un petit hôtel élégant qui n’était autre que l’hôtel de Rita d’Anrémont. Le long de la muraille qui formait l’un des côtés de l’immeuble, un vieux lierre grimpant portait des traces d’escalade. C’était par là assurément que l’inquiétant individu avait gagné le toit. À quelles fins ? Il eût été difficile de le deviner. Avec une habileté consommée, une souplesse de gymnaste professionnel, le personnage s’était hissé le long du lierre, s’aidant d’un tuyau de gouttière jusqu’au rebord du toit. Là, au risque de se rompre vingt fois le cou, de dégringoler jusqu’à terre, de s’empaler comme il l’avait fort bien dit sur la grille le long du jardin de l’hôtel, il avait suivi la gouttière étroite, branlante, mal assurée qui courait sur le rebord du toit. Tout autre, devant les difficultés de l’entreprise eût renoncé, fût revenu en arrière, mais c’était vraiment un intrépide que le personnage qui visitait ainsi, de nuit, le toit de l’hôtel de Rita d’Anrémont. Il se cramponnait aux saillies formées par le zinc de la toiture. Il se collait étroitement aux ardoises, il suivait la gouttière :
– Si la pente n’est pas moins raide sur la façade, était-il en train de se dire, il faudra que j’en fasse mon deuil, car j’aurai toutes les chances de me mettre en pièces détachées. Bah, nous verrons bien.
À cet instant, il se trouvait exactement à l’angle de l’hôtel, il venait de découvrir avec une grimace que la gouttière n’allait pas plus loin :
– Hé, hé, j’ai joué les deux premiers actes, on dirait que le troisième va tourner tout ce qu’il y a de plus mal. La gouttière ne continue pas. Fichtre, quelle complication.
Or, non seulement la gouttière ne continuait pas, mais encore, sous le poids de celui qui la parcourait, elle lâchait lentement, avec de sinistres craquements. L’homme ne s’y trompa pas :
– Encore quatre minutes, murmura-t-il, et, par la voie des airs, je vais me trouver transporté vers le royaume souterrain. Fichue idée que j’ai eue de ne pas emmener un aéroplane, ou même une simple petite échelle.
Il n’était pas bon cependant de s’attarder à plaisanter. La situation se faisait de plus en plus critique de seconde en seconde.
– Voyons à nous en aller d’ici, murmura-t-il.
Ce n’était pas chose facile.
Toutefois, il ne perdait pas courage. S’accolant plus étroitement encore à la pente du toit, il avait attrapé des deux mains une saillie du zinc, bordure très pentue de ce toit. Déployant alors une vigueur musculaire réellement extraordinaire, il parvint à se hisser, à la force du poignet, jusqu’au sommet du toit lui-même. Personne ne réussit jamais ce tour de force. Il l’avait fait presque en se jouant. Genoux en sang, mains écorchées, vêtements en lambeaux, l’homme qui escaladait de la sorte, au péril de sa vie, le toit de Rita d’Anrémont était assurément pourvu d’un caractère audacieux : au lieu de se désespérer, de geindre, d’avoir l’air de souffrir terriblement, il sifflait une valse anglaise, dont il traduisait le refrain à sa façon :
« Je ne suis pas joli… joli… mais je suis tout de même bien séduisant… »
Ses instincts musicaux assouvis par cette chanson, interprétée d’ailleurs de façon déplorable, l’homme se secoua, puis décida :
– J’ai bien mérité de me reposer trente secondes et il y a là une cheminée qui m’a l’air d’être parfaite pour jouer le rôle de paravent.
Il s’en approcha. Quelques secondes plus tard, il était à l’abri de la rafale, étendu de tout son long sur la toiture, contre la cheminée :
– Et maintenant, réfléchissons. Élève Fandor, continuait-il, que savez-vous ?
C’était en effet Jérôme Fandor, l’extraordinaire Jérôme Fandor, le roi des reporters, le journaliste que nulle enquête n’avait jamais rebuté, Jérôme Fandor, l’ami de Juve, ce héros d’aventures fantastiques qui venait, à neuf heures du soir, d’escalader le toit de Rita d’Anrémont et qui, après s’être ainsi interrogé, répondait :
– Je sais que je ne sais rien du tout. En résumé : Hier, Juve m’a dit : « Mon petit Fandor, il y a une histoire extraordinaire Villa Saïd, chez une nommée Rita d’Anrémont, maîtresse d’un certain Sébastien Marquet-Monnier ». Il me raconte tous les détails de l’affaire et conclut le plus gravement du monde en m’annonçant que Rita d’Anrémont a dû faire le coup avec la complicité d’un certain François Bernard, terrassier de son état, devenu assassin, par amour peut-être pour la dame.
« Bon, voilà ce que m’a dit Juve. Qu’ai-je appris par moi-même ?
« Ce que j’ai appris par moi-même n’est déjà pas mal non plus. Le nommé François Bernard, s’il n’est pas de mes amis, ne m’est cependant pas inconnu. C’est un excellent garçon, un travailleur honnête (en apparence du moins) qui habite Belleville, dans une maison que fréquentent deux crapules de qualité supérieure : Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz. Bon. Sur les indications de Juve, tout à l’heure, j’ai pris en filature cet excellent François Bernard. C’était déjà bien. Ce qu’il y a de mieux c’est que je l’ai vu s’introduire, après l’avoir pisté pendant près de deux heures, dans l’hôtel de Rita, dans cet hôtel dont je viens d’escalader proprement les murailles. Mais que pouvait-il y aller faire ?
Il y avait bien quatre minutes que Jérôme Fandor se reposait au long de la cheminée et déjà il était prêt à reprendre la lutte.
– Voyons, pensa le journaliste, j’ai mis un quart d’heure à peu près à monter ce toit. Il y a donc un quart d’heure bien compté que François Bernard est entré dans cet hôtel. En un quart d’heure, il n’a pas pu dire encore tout ce qu’il avait d’intéressant à dire. Utilisons un procédé qui m’a rendu service dans les enquêtes que je faisais relativement au malheureux Dollon, et voyons à trouver un téléphone perfectionné.
En réalité, Jérôme Fandor ne se rendait pas justice quand il s’affirmait à lui-même n’avoir rien découvert de bien intéressant. Le jeune homme avait fait preuve d’une prodigieuse habileté pour filer, à travers tout Paris, le brave terrassier François Bernard qui, quoique feignant de marcher à l’aventure, s’était rendu de Belleville à la porte Dauphine, puis, sans sonner, utilisant probablement une clé en sa possession, s’était introduit à l’intérieur de l’hôtel de Rita d’Anrémont. Qu’y venait faire le terrassier ?
Juve, qui tenait de plus en plus comme assurée la culpabilité de Rita dans la tentative d’assassinat et le cambriolage de l’hôtel, n’aurait pas été long à conclure que l’ouvrier était venu s’introduire auprès de sa complice. Fandor, lui, n’en était pas sûr.
Un quart d’heure plus tard, Fandor était sur le toit et, cinq minutes après, se penchait sur les cheminées avoisinantes.
Il fallut peu de temps au journaliste, ainsi qu’il l’avait prévu, pour trouver la cheminée correspondant à la pièce où le terrassier se tenait avec Rita. L’oreille tendue, Jérôme Fandor distinguait très nettement des éclats de voix. Il n’en entendit pas davantage. Hélas, le vent qui soufflait avec rage faisait un tel vacarme, hurlant si bien dans les autres cheminées que les paroles de ceux qu’il soupçonnait d’être complices ne parvenaient qu’absolument indistinctes jusqu’à ses oreilles. Que faire ?
Jérôme Fandor n’avait guère hésité pour monter sur le toit du petit hôtel. Il n’hésita pas plus sur la suite.
– De plus en plus l’affaire Dollon, murmura Jérôme Fandor. La cheminée est assez large pour que je puisse tenter l’aventure avec succès, il y a assez de potin, grâce à la tempête, pour qu’on ne s’aperçoive pas du bruit que je vais faire. Et puis, si on me découvre, je ne risque qu’une balle de revolver ou un coup de couteau après tout.
« Après tout », c’était le mot de Fandor, le mot qu’il lançait comme un défi à la Destinée, à chaque fois qu’il s’engageait dans quelque entreprise désespérée.
Le journaliste se débarrassa de sa veste qui pouvait le gêner. Il retira ses bottines pour faire moins de bruit et être plus sûr de ses mouvements, puis, ces préparatifs sommaires terminés, délibérément il entreprit de déchausser le champignon de tuiles qui terminait la cheminée où il venait en vain d’écouter.
Le champignon de tuiles enlevé, le conduit proprement dit de la cheminée apparaissait. Jérôme Fandor s’y introduisit, comme s’il eût accompli la chose la plus naturelle du monde.
– Si c’est large comme ça jusqu’en bas, ce sera parfait, murmura-il.
Et c’était en effet le moyen que venait d’inventer Jérôme Fandor pour surprendre la conversation de Rita et de François Bernard, de se glisser dans la cheminée communiquant dans la pièce où se trouvaient la jolie femme et le terrassier, s’y tapir et de la sorte, sans être vu, tout apprendre. Cependant, Jérôme Fandor, encore qu’il fît grande attention, ne pouvait empêcher de faire du bruit. La cheminée était large, en effet. Pour éviter de dégringoler, il dut s’arc-bouter du dos et des genoux, en se retenant aux moindres saillies. De temps à autre, il entendait en frissonnant des gravats qui se détachaient et tombaient à grand bruit.
– Si mes bonnes gens remarquent cela, se disait le journaliste, continuant à descendre et trouvant de plus que son entreprise n’allait pas sans de réels inconvénients, car il était à moitié suffoqué par la suie que détachait son passage et qui lui entrait dans la bouche, dans le nez, dans les oreilles, dans les yeux, s’ils remarquent cela, je suis fichu, ni plus ni moins.
Heureusement, il est un Dieu pour les coureurs d’aventures. Jérôme Fandor eut beau faire un bruit terrible, eut beau même descendre un peu rapidement, à son corps défendant, les derniers mètres de la cheminée et, pour finir, toucher terre avec rudesse, personne ne parut avoir rien entendu.
C’est en toute tranquillité, dès lors, que le journaliste s’accroupit sur ses talons, tendit l’oreille, ravi de se rendre compte que seule une plaque de tôle, la plaque de la cheminée, le séparait des interlocuteurs, plaque très légère, très mince, qui n’interceptait nullement le bruit des voix.
Jérôme Fandor n’était accroupi dans sa mystérieuse cachette que depuis quelques secondes qu’il avait déjà parfaitement identifié les aîtres de là pièce qu’il ne pouvait pas voir, mais qu’il pressentait tout proche de lui : c’était assurément le salon, sans nul doute Rita et le terrassier qui s’entretenaient. Il reconnaissait aussi bien la voix de l’homme que la voix de la femme. Que disaient-ils ? Avec une avidité sans pareille, Jérôme Fandor tendait l’oreille :
– Alors, tu me jures que ce n’est pas toi ?
– Bon, pensait Fandor, ça, c’est la voix de Rita, voyons la réponse du terrassier…
– Je ne te comprends pas, je ne comprends pas comment tu as pu, une seule seconde, concevoir une chose pareille. Tu sais bien pourtant, Julie, comme je t’aime, et par conséquent…
– Je t’ai déjà défendu, François, de m’appeler Julie. Julie, c’est mon nom de jeune fille, je te l’ai dit à maintes reprises, et personne ne le connaît. Il m’est désagréable qu’on me le rappelle.
– C’est vrai, tu as raison, je l’oublie toujours, Julie Person, ma petite amie d’enfance, est devenue Rita. Rita d’Anrémont, la grande dame chic que j’adore et qui…
– Et qui t’aime bien aussi.
« Ah çà, pensa le journaliste, mais voilà que je m’imaginais tomber en plein complot d’assassin et que j’assiste à une idylle. Parbleu, c’est très clair tout ça. Julie Person a connu, étant gosse, le terrassier François Bernard. Maintenant qu’elle est lancée dans la haute vie, elle a pour amant ce brave homme. Cela ne prouve pas du tout qu’ils aient fait, l’un ou l’autre, quoi que ce soit de répréhensible. En somme si Rita trompe Sébastien, c’est son affaire, et le Code ne défend pas ça.
Rita et François Bernard, dans la pièce, librement, continuaient à causer :
– Voilà, reprenait le terrassier, c’est cela qui fait tout mon mal, c’est ça qui fait que je souffre. Toi, Rita, tu es la belle d’entre les belles, tu es la femme que tout le monde admire. Moi je suis l’ouvrier, la brute, l’homme grossier, l’homme que tu ne peux pas aimer.
– Mais si, je t’aime.
– Tu le dis. Mais tu prouves toi-même le contraire.
Si tu m’aimais, tu n’aurais pas pensé un seul instant à me soupçonner, Rita.
– Qu’est-ce que tu veux, François, ce vol, ce cambriolage, cette agression, produits dans les circonstances que tu sais, sont si extraordinaires !
– Ce n’était pas une raison pour me croire capable d’une pareille horreur. Tu ne doutes pas, Rita que je sois un honnête homme ?
– Non, bien sûr…
– Car je suis un honnête homme, moi, un travailleur, un laborieux. Je suis un honnête homme, Rita, souviens-t’en. C’est un honnête homme qui t’aime.
– Je le sais, François, je n’ai jamais douté de toi, crois-le bien au fond, mais l’autre jour j’étais affolée, juge un peu de ma surprise.
– Je comprends, mais ton soupçon m’a fait mal. Enfin, n’en parlons plus, mais dis-moi, Rita, la police est prévenue, elle cherche, elle trouvera peut-être les coupables.
– Peut-être, oui.
– Et toi, Rita, toi, tu n’as pas la moindre idée, tu ne crois pas, par exemple, que ta bonne ?
– Ma bonne, oui, j’y ai songé. Sur le moment même, François, je l’ai chassée en l’accusant de complicité avec les voleurs. Maintenant, je me demande si je n’ai pas été trop vive. J’ai causé avec l’inspecteur de police, Juve. Il ne croit pas du tout à la culpabilité de cette fille, et pourtant…
Jérôme Fandor, toujours tapi dans sa cheminée, et prenant garde à ne point respirer trop, à ne point tousser, encore que la suie qu’il avait avalée lui donnât par moments force envie d’éternuer, prêta encore l’oreille.
Mais il n’entendit plus rien de bien intéressant. Succédant aux paroles échangées relativement au drame des jours précédents, le terrassier, maintenant, parlait d’amour à Rita d’Anrémont, et Fandor l’entendit qui suppliait :
– Laisse-moi t’embrasser, Julie. Rien que ta main, dis ?
– Non, tais-toi, pas ici. Plus tard. Quand je serai libre, je te l’ai promis, un jour viendra où nous pourrons être l’un à l’autre complètement, sans mensonges, sans hypocrisie. Mais en ce moment toute parole d’affection entre nous est mal. Tu me fais de la peine, François, reste tranquille, pense que là-haut, Sébastien est peut-être en train de m’appeler pour le soigner.
– Sébastien ! Rita, tu ne devrais pas me nommer l’homme qui est ton amant quand c’est moi qui t’aime, l’homme qui est riche quand je suis pauvre, l’homme qui est ton maître. Tiens, je le hais. Je voudrais que tu le quittes tout de suite.
– Tais-toi, François. En ce moment, je ne peux pas l’abandonner. Sois patient, aie du courage. Le bonheur se gagne.
La voix de Rita se tut quelques secondes, puis, Fandor entendit la jeune femme marcher. Elle avait dû se lever, s’approcher du terrassier. Elle reprenait :
– Tiens, je veux que tu sois heureux ce soir, embrasse-moi et va-t’en, va-t’en vite. C’est très mal ce que je fais de te donner mes lèvres, mais je n’ai pas le courage de te savoir malheureux.
– Hé, hé, pensait Fandor, voilà qui serait bougrement exemplaire pour tous les messieurs, jeunes et vieux, qui entretiennent des maîtresses à grands frais. Rita d’Anrémont me fait l’effet d’avoir conservé les goûts de Julie Person. Elle préfère François Bernard, terrassier de son métier, à Sébastien Marquet-Monnier, rentier de son état. C’est son droit, à cette femme.
***
Deux heures plus tard, il avait eu le courage d’attendre pendant tout ce temps, Jérôme Fandor quitta son réduit avec de grandes précautions.
Jérôme Fandor se rendait compte qu’il ne fallait pas songer à remonter par la cheminée.
– Bah, s’était dit Fandor, inutile de risquer encore une fois de se rompre les os. Tant pis pour mon veston que je laisserai sur le toit et qui au pis aller intriguera les gens de police, si jamais on le découvre. Comme Juve sera au courant, c’est sans importance. Pour sortir d’ici je n’ai qu’à lever la trappe, traverser la pièce et sauter par la fenêtre. Je suis bien assez malin pour ne pas faire de bruit et c’est l’essentiel.
Jérôme Fandor se mit aussitôt à l’ouvrage. Il souleva, sans grande difficulté, la trappe fermant la cheminée et il s’apprêtait à traverser le salon, lorsque soudain une réflexion l’arrêta.
– Ah, bougre de bougre, je n’avais pas pensé cela, les tapis sont clairs, je risque de les tacher.
– Tant pis, ma foi, j’aurai tout à fait l’air d’un cambrioleur, mais c’est le moindre de mes soucis.
Sens hésiter plus longtemps, Fandor, tranquillement, enleva ses chaussettes et traversa le salon pieds nus.
Ouvrir la fenêtre, franchir la grille, sauter dans le jardin, fut pour lui l’affaire de quelques secondes.
– Tout ce qu’on voudra, songeait Fandor, mais maintenant il y a tout de même quelque chose d’établi : Rita d’Anrémont a fait jurer à François Bernard qu’il n’était pour rien dans la tentative d’assassinat et dans le cambriolage de sa maison. Donc, elle-même n’est pas coupable, sans quoi elle n’aurait pas pris cette peine.
Jérôme Fandor, quelques minutes plus tard, hélait un fiacre et jetait au cocher l’adresse de Juve :
– Je vais pouvoir prévenir de la chose mon excellent ami, pensait Fandor, il commet un déni de justice en soupçonnant Rita et une faute de police en ne soupçonnant pas la jeune Adèle.
8 – LE FRÈRE ET LE BANQUIER
Dès l’aube, le policier s’était rendu à la gare du Nord, avait pris un billet pour Valmondois où il était descendu, et, par une route pittoresque, longeant l’Oise, le policier avançait. Bientôt, il ralentit son allure, et sans se préoccuper du paysage qu’éclairait un joyeux soleil de printemps, il avançait tête basse, préoccupé, semblait-il. Arrivé au carrefour, à la sortie du village, Juve hésita quelques secondes puis, avisant un paysan qui menait une charrette, l’interpella :
– Connaissez-vous, demanda-t-il, la maison de M. Marquet-Monnier ?
À ce nom, le paysan salua son interlocuteur.
– Le château de M. Marquet-Monnier, au bout de la route, à droite. Tenez, vous voyez les grands arbres, eh bien, ils font partie de la propriété. Le château est derrière.
Juve remercia et s’engagea dans le chemin indiqué.
Pourquoi le policier, au lieu de se rendre à la banque de la rue Laffitte pour y rencontrer le banquier, était-il venu ce matin-là à la propriété privée de ce dernier ? Juve savait cependant qu’on était un jour de semaine et qu’il n’est pas d’usage que les hommes d’affaires soient encore à dix heures du matin chez eux, à la campagne, alors que des occupations importantes les appellent à Paris. Mais le policier s’était renseigné par le téléphone et avait appris, d’une part, que le banquier ne viendrait pas à Paris ce jour-là, de l’autre, qu’on avait de grandes chances de le rencontrer chez lui, à la condition d’arriver de bonne heure. Et Juve n’avait pas hésité à partir pour Valmondois.
Une petite porte, à côté de la grande grille, était entrebâillée. Juve la franchit et s’engagea dans le parc. Il avait à peine fait quelques pas qu’éclataient les aboiements de gros chiens. Mais alors qu’il hésitait à s’avancer, le policier entendit une voix d’homme qui calmait les bêtes, puis, sur le perron du château apparut un domestique.
Juve s’approcha :
– Je voudrais, dit-il, parler à M. Marquet-Monnier.
Dédaigneusement, le valet de chambre considérait Juve des pieds à la tête et son regard s’arrêta sur les chaussures blanches de poussière du policier.
Le serviteur, visiblement, n’avait pas l’habitude de voir les relations de son maître arriver à pied.
– Je ne sais pas si monsieur est là. D’ailleurs, monsieur ne reçoit jamais ici sans rendez-vous. Avez-vous un rendez-vous ?
– Non, fit Juve, mais voici ma carte. Faites-la passer, je vous prie.
– Voulez-vous attendre quelques instants, monsieur ?
Juve, laissé seul, remarqua machinalement une superbe et puissante automobile que le mécanicien achevait de préparer.
– Je suis arrivé à temps, pensa-t-il, dix minutes de plus et j’aurais manqué Marquet-Monnier.
Cependant, le valet de chambre revenait. Obséquieux, à présent, il annonça :
– Monsieur attend monsieur. Si monsieur veut me suivre, je vais le conduire à monsieur.
Juve ne répondit pas, il emboîta le pas.
Les deux hommes traversèrent d’abord un vaste hall orné de plantes vertes, puis le valet de chambre souleva une portière et s’effaça pour laisser pénétrer Juve dans un vaste cabinet de travail où se trouvait un bureau-ministre devant lequel était assis M. Marquet-Monnier. Le banquier examinait rapidement toute une série de documents, de dossiers, que faisait défiler sous ses yeux un jeune secrétaire debout à côté de lui.
M. Marquet-Monnier, dont le monocle demeurait invariablement fixé dans l’arcade sourcilière, se retourna à peine du côté de Juve et, tout en continuant de signer des lettres, il déclara de sa voix sèche et hautaine :
– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? Veuillez vous asseoir. Je vous écoute.
« Oh, oh, pensa Juve, voilà un ton que je n’aime pas beaucoup.
– Monsieur, fit Juve, si vous êtes occupé, je reviendrai ou alors je vous prierai de passer me voir. Je me suis dérangé de Paris pour vous rendre service et vous apporter des nouvelles importantes, et même graves. Si vos affaires ne vous permettent pas de m’entendre, et de m’entendre seul…
Juve s’interrompit, car le banquier venait de se lever et, affectant désormais une attitude plus cordiale, sans toutefois se démunir de son flegme, il s’approcha du policier :
– Je vous prie bien sincèrement de m’excuser, dit-il, si mon attitude vous a surpris. Je suis homme d’affaires, par conséquent très occupé et je n’ai pas l’habitude des formalités. Veuillez m’excuser encore une fois, je vous assure qu’il n’y a pas de mauvaise intention de ma part.
– Aucune importance.
M. Marquet-Monnier congédia d’un geste son secrétaire qu’il rappela aussitôt pour lui dire :
– Veuillez demander à mon mécanicien de se tenir prêt. Dès que j’aurai terminé avec monsieur, je partirai.
Le banquier se tourna vers Juve :
– Un correspondant d’Amérique qui doit m’attendre au Havre cet après-midi. Je suis obligé de m’y rendre par la route, n’ayant pas de train commode. Mais ceci ne vous intéresse pas, monsieur. À quoi dois-je l’honneur de votre visite ?
– Monsieur, commença Juve, c’est au sujet de votre frère.
– Je n’ai plus rien de commun…
– Ne dites pas cela, monsieur. Vous savez que j’ai été le premier à vouloir éviter entre vous et votre frère cadet une rencontre qui aurait pu déterminer une rupture. Non seulement, je ne vous ai pas aidé à pénétrer auprès de lui, mais pour un peu, lorsque vous êtes venu villa Saïd, je me serais employé à l’inverse. La situation, toutefois, a changé. Votre malheureux frère, monsieur, car il est très malheureux…
– Son état de santé peut-être ?
– Son état de santé, monsieur est grave, très grave…
– Mon frère est-il plus grièvement atteint ? Serait-il mort ?
– Non, monsieur, mais les médecins se sont prononcés, hier soir, à son sujet.
– Et alors, monsieur ?
– Votre frère est aveugle désormais, irrémédiablement aveugle.
– Que la volonté de Dieu soit faite, murmura Marquet-Monnier. C’est une bien dure épreuve que nous envoie le ciel.
– Ce n’est pas tout, Monsieur, il y a autre chose. Votre frère est en danger.
– Que voulez-vous dire ?
La sonnerie du téléphone retentit. M. Marquet-Monnier se précipita à l’appareil et, en l’espace d’une seconde, sa physionomie, grave jusqu’alors, s’éclaira, devint aimable. Sa voix changea :
– C’est vous, baron ? Merci. Très bien. Quoi de neuf ? Oh, pas grand chose. Très occupé. Comme toujours. Pars pour le Havre dans un instant. Vingt-quatre heures. Après-demain, à la Banque alors ? Oui, mon cher baron, je vais donner des instructions tout de suite. À bientôt. Oui, ces dames se sont vues l’autre soir à l’Opéra. Au revoir, mon cher.
– Je voulais vous dire, commença Juve, que votre frère court, à mon avis, de graves dangers. J’ai procédé à une enquête minutieuse sur son entourage direct, intime, et…
Juve s’interrompit encore.
Marquet-Monnier qui, sitôt après sa conversation téléphonique, avait repris l’air grave qui convenait, l’air de circonstance, avait néanmoins appuyé sur un timbre et son secrétaire se présentait :
– Je vous demande pardon, monsieur, déclara Marquet-Monnier, un ordre à donner et je vous écoute.
Marquet-Monnier griffonna quelques lignes à l’intention du secrétaire :
– Cet après-midi, vous direz au fondé de pouvoirs qu’il se procure les vingt mille francs de Consolidés Autrichiens, je veux dire les titres nominatifs que nous avons fait mettre au porteur la semaine dernière. C’est tout ce que j’ai à vous dire.
Le secrétaire s’éclipsa, Juve reprit :
– J’ai découvert, monsieur, au cours d’une enquête, que Mme Rita d’Anrémont, la maîtresse de votre frère, avait des fréquentations suspectes.
Juve s’arrêta encore. Le valet de chambre apportait un télégramme :
– Mon Dieu, murmura M. Marquet-Monnier, comme pour s’excuser auprès de Juve, nous ne serons jamais tranquilles. Vous permettez ?
Le banquier lut la dépêche, puis demanda aussitôt une communication téléphonique :
Pendant une bonne demi-heure, les deux hommes s’entretinrent ainsi.
Lorsque Juve eut terminé, M. Marquet-Monnier put réfléchir un instant, enfin.
– Monsieur, déclara-t-il, après les incidents de l’autre jour, je m’étais bien promis que je n’aurais plus le moindre rapport avec mon malheureux frère. Mme Marquet-Monnier et moi, nous avions décidé qu’il était désormais rayé de la famille, rayé du monde et que nous affecterions de ne plus jamais prononcer son nom. Ce que vous me dites modifie complètement ma décision. Il est bien évident que mon pauvre frère est désormais dans une situation épouvantable, tant au point de vue physique que moral. Avec l’aide de Dieu, j’essaierai de le reprendre, je ferai mon devoir, quelque pénible qu’il puisse être, et je le ferai jusqu’au bout. L’essentiel toutefois, n’est-ce pas, c’est que le monde ignore ce qui se passe. Nous occupons dans la société protestante parisienne une situation qui, vous le comprenez, ne doit prêter à aucun commentaire et ce que j’exigerai en tout cas de mon frère, c’est qu’il ne fasse plus jamais parler de lui.
– Monsieur, je vous assure que ce que vous me dites là n’a qu’une importance très relative pour le moment. Je vous répète que votre frère est malade, gravement, il est aveugle. On le lui a dit. On l’a informé que son infirmité qu’il croyait passagère est définitive. Je ne sais pas si vous concevez toute l’horreur de cette situation, mais il me semble qu’à votre place…
– Monsieur, interrompit le banquier, soyez assuré que je prends la plus grande part aux souffrances de mon frère. Je suis d’autant plus désireux de le voir que j’ai peur qu’il ne se laisse prendre complètement par cette fille qui a surpris sa confiance. Voyez-vous qu’il l’épouse. Même qu’il veuille l’épouser. Ce serait un scandale inouï dans le monde.
– Il y a plus à craindre, monsieur, pour votre frère, que le mariage, il y a…
Juve s’interrompait encore, le banquier avait regardé sa montre, fait un geste de désespoir.
– Je vous demande pardon, bien pardon, monsieur, assurait-il, mais je n’ai plus une minute à perdre. Il faut que je sois au Havre, avant quatre heures, voici qu’il est déjà onze heures vingt.
– Vous allez au Havre ? Vous ne venez pas à Paris voir votre frère ?
– Hélas, je le voudrais, mais je ne le peux pas. Je vous assure que c’est véritablement impossible. Il est indispensable que je reçoive au Havre mon correspondant d’Amérique. De gros intérêts financiers sont en jeu.
– Puis-je vous déposer quelque part ? demanda M. Marquet-Monnier, alors qu’il revêtait une épaisse fourrure et s’affublait de lunettes avant de monter en automobile.
– Non merci, monsieur, fit Juve, qui ne tenait aucunement à prolonger le tête à tête avec le banquier.