Текст книги "La livrée du crime (Преступная ливрея)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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20 – FACE À FACE
Dans les jardins du Trocadéro, une ombre se profilait, souple et silencieuse. Cette ombre en suivait une autre.
Ils se rejoignirent. Et la femme aussitôt, une femme grande et svelte, à l’allure élégante, s’adressa à son mystérieux compagnon :
– Vous êtes venu. Je vous vois enfin. Dieu soit loué. Mais pourquoi m’avoir fait attendre ainsi ?
– Pardonnez-moi, lady Beltham, je commence à respirer. C’est après avoir triomphé des plus terribles dangers.
– Fantômas, murmura lady Beltham, je comprends ce que vous voulez dire. Les crimes que vous avez médités se sont réalisés et la liste de vos forfaits s’allonge encore.
– Venez, ne restons pas là. Ce jardin, quoique désert, peut être surveillé et par suite, il est redoutable aussi bien pour moi que pour vous.
– Hélas, murmura la grande dame, il est vrai que désormais je dois être poursuivie, traquée, chassée, par tout le monde. C’est vous, qui m’avez encore replongée dans cette affreuse situation. Pourquoi l’avez-vous fait, Fantômas ?
– Je suis tout prêt à vous fournir les explications qui vous paraissent nécessaires, déclara le bandit. Mais auparavant, quittons ces lieux.
Fantômas, précédant lady Beltham, descendit jusqu’au bord du quai de Passy. Une automobile stationnait là, superbe voiture aux phares étincelants. Fantômas, galamment, tendit la main à lady Beltham, la fit monter dans le véhicule, et, donnant des instructions au mécanicien, il vint ensuite s’asseoir à l’intérieur de la voiture, à côté de sa maîtresse. L’automobile démarra lentement, avec un doux ronronnement.
– Oui, dit lady Beltham, Fantômas, pourquoi êtes-vous intervenu, vous êtes-vous occupé de moi au moment où, sous l’état-civil de Mme Gauthier, je commençais à me réhabiliter ?
– Lady Beltham, vous aviez, comme trésorière de l’Œuvre des Loyers, accumulé une petite fortune. Il se trouve que, pauvre à ce moment, sans ressource, traqué par la police, j’ai eu besoin de cet argent, je vous l’ai pris. Ou pour mieux dire, emprunté. Une de ces nécessités comme il s’en trouve dans la vie. M’en tiendrez-vous rigueur ?
– Je ne sais plus haïr, murmura lady Beltham, et c’est à peine si je me crois capable encore d’aimer. L’existence me pèse. Elle me devient de plus en plus insupportable. Je vous assure, Fantômas, que d’ici peu vous n’aurez plus à subir ni la tendresse de lady Beltham, ni ses regrets, ni ses reproches.
– Je vous en prie, fit le bandit, ne parlez pas ainsi. Il y aura encore de belles heures.
– En dépouillant l’Œuvre des Loyers, vous avez commis un acte odieux, lâche, inqualifiable. Ce sont des malheureux que vous avez jetés dans le désarroi le plus complet. Et par-dessus le marché, c’est moi que vous avez forcée de fuir, marquée de la plus ignominieuse des accusations.
– Vos pauvres ne sont que des apaches, et vous saviez que vous retrouveriez toujours un ami en moi. Pourquoi n’êtes-vous pas venue ?
– Parce que je ne le veux plus. Parce que je préfère tout, désormais, à la honte de revivre l’existence de la femme qui aime Fantômas. Écoutez. Il me restait encore quelques bijoux, quelques biens sauvés de la tempête. J’en ai tant bien que mal fait argent et j’ai remboursé la dette que j’avais contractée envers l’Œuvre des Loyers. Je puis désormais reparaître devant mes collaboratrices. Dites, Fantômas, consentez à ce que je redevienne Mme Gauthier ?
– Vous êtes folle, dit le bandit. Vous ignorez donc que depuis longtemps Juve et Fandor vous ont démasquée. Ils n’attendent que votre retour pour s’emparer de vous.
– C’est vrai ? Que faire ? que devenir ?
– Je vous ai ouvert un asile. Vous y êtes venue, d’ailleurs. Pourquoi n’y resteriez-vous pas ?
– C’est un repaire de bandits. Ah, je souffre trop de mes fautes passées pour consentir à y demeurer plus longtemps. C’est pour cela que j’ai voulu vous voir ici, ce soir.
– Vous y reviendrez pourtant, lady Beltham. Quarante-huit heures encore. Il le faut. Je le veux. J’ai besoin de vous et mon associée ne m’abandonnera pas, j’aime à le croire.
Déjà subjuguée par la fascination de son formidable amant, lady Beltham courbait la tête :
– Il sera fait selon votre désir, Fantômas. Puissiez-vous dire vrai. Si seulement j’osais espérer que d’ici quelques jours une existence nouvelle commencera pour vous.
Le bandit se frottait les mains :
– Vous savez ce qui s’est passé Villa Saïd ?
– Je ne sais qu’une chose, le drame affreux la nuit dernière.
Fantômas l’interrompit brutalement :
– Dénouement en tous points utile et opportun.
– C’est vous, n’est-ce pas, qui avez martyrisé cet infortuné jeune homme ?
– Non, c’est une histoire compliquée, bizarre, originale même, qui s’est achevée par le vitriolage en règle de l’infortuné Sébastien auquel je n’en voulais d’ailleurs en aucune façon. J’étais venu pour voler de l’argent et des bijoux chez Rita d’Anrémont. Il y a des heures, lady Beltham, où Fantômas a faim comme tout le monde, où il faut qu’il se procure coûte que coûte de quoi subvenir à ses besoins. Je traversais une de ces périodes lorsque s’offrit à moi l’occasion de faire main basse sur les valeurs que contenait l’hôtel de Rita d’Anrémont. J’y pénètre. Je suis en train d’y opérer, paisiblement, lorsque soudain j’entends qu’on vient. Un bruit de voix dans les couloirs. J’éteins, j’écoute. Rita d’Anrémont pénètre dans la pièce où je me trouve et je la mets hors d’état de nuire. Rita d’Anrémont que je transporte aussitôt dans la cave, est désormais inoffensive. Et quand je remonte dans les appartements du premier étage, un spectacle inattendu se déroule devant moi. J’en suis le seul témoin. Un homme, un ouvrier, un certain François Bernard, qui s’était introduit dans la maison, venait de vitrioler l’amant de Rita d’Anrémont, il venait de couvrir de corrosif le visage de Sébastien. Ah, je me suis bien gardé d’intervenir. L’affaire s’arrangeait pour le mieux. Il n’y avait pas de doute, cet individu maladroit et brutal ne tarderait certainement pas à être pris et arrêté, il assumerait à la fois la responsabilité de son crime et celle du vol que je venais de commettre.
– Effroyable, murmura lady Beltham, cependant que Fantômas ajoutait :
– C’est-à-dire que tout s’est arrangé au mieux de mes intérêts. C’est ainsi, lady Beltham, qu’après cette première opération j’ai pu désintéresser dans une certaine mesure des créanciers fort exigeants. Savez-vous que les membres de la bande des Ténébreux se sont permis de me poser des conditions ? Il m’a bien fallu passer sous les fourches caudines. Bien entendu, si j’ai courbé le front, je ne tarderai pas à redresser la tête et alors, on verra ce qu’on verra.
– Ces criminels, cette bande des Ténébreux, reprit lady Beltham, que vous paraissez considérer comme des adversaires, des ennemis, vous vous en servez, cependant. Vous les utilisez, ce sont vos complices.
– Qu’en savez-vous ?
– Je le sais, reprit la grande dame, parce que j’ai vu, compris, deviné, lorsque je suis venue sur vos ordres là où vous savez. Et c’est beaucoup pour cela que je n’y suis pas restée.
– Femme susceptible, vraiment trop délicate. Vous n’étiez pas ainsi autrefois, lady Beltham. Serait-ce qu’au fur et à mesure que votre passion pour moi s’émousse, vos nerfs deviennent plus sensibles et votre conscience plus tatillonne.
– Ah, ne raillez pas, ne raillez pas. Si vous saviez ce que je souffre, vous seriez touché. Pour être criminel comme vous l’êtes, pour vivre comme vous vivez en dépit de tout ce que vous avez fait, il faut avoir un cœur de fauve.
– Assez. Je n’aime pas les questions, mais il me déplaît encore plus d’entendre des reproches.
Puis, se penchant affectueusement vers la grande dame, l’Insaisissable reprit plus doucement :
– Songez aussi, lady Beltham, songez que ce cœur de fauve, s’il est tel qu’il est, n’en est pas responsable. Songez que Fantômas est isolé dans la vie, dans le monde, dans l’humanité, et songez que moi aussi pourtant j’aime et que je souffre également. L’être auquel j’ai donné en même temps qu’à vous mon cœur s’écarte avec horreur de moi, perpétuellement, rigoureusement. Oui, je vous jure, lady Beltham, que si, fréquemment, mon cœur d’amant souffre de vos reproches, mon cœur de père saigne à l’idée de la répulsion que j’inspire à ma fille.
– Ah, si seulement tout ça pouvait finir. Si, comme je l’ai toujours rêvé, une vie calme, simple, tranquille pouvait être la nôtre.
– Ne désespérez pas lady Beltham. Ainsi que je vous l’ai toujours dit, seuls deux êtres au monde, par leur acharnement à nous poursuivre, s’opposent à notre bonheur. Juve et Fandor se sont jurés de me prendre, ils ont fait l’impossible. Jusqu’à présent ils n’ont pas réussi. Le jour où vous voudrez être ma collaboratrice effective, assidue, je sais tout un plan que nous pourrons mettre à exécution et qui nous livrera ces deux hommes pieds et poings liés. Juve, je le tuerai comme un chien. Fandor, quelque chose de sacré m’empêche de le traiter comme je le voudrais.
– Quoi donc ?
– J’aime deux êtres au monde, autant que je déteste Juve et Fandor. Vous, lady Beltham, et Hélène, ma fille.
L’automobile ralentissait. Le véhicule avait amené ses clients au milieu du Bois de Boulogne. La mécanicien se pencha vers l’intérieur de la limousine.
– Où faut-il aller ? demanda-t-il après avoir frappé au carreau.
– À Neuilly, répondit Fantômas.
Le véhicule repartit. Lady Beltham questionna, inquiète :
– À Neuilly ? fit-elle, vous voulez donc que je retourne ?
– Je veux, dit Fantômas, que vous obéissiez. En outre, je médite quelque chose et j’ai besoin de vous.
– Grâce. Épargnez-moi, ne me mêlez pas à un crime.
– Ne m’avez-vous pas dit, tout à l’heure, que l’existence vous importait peu et que vous voudriez être morte ?
– Fantômas, si vous voulez ma mort, je ne résisterai guère. Un crime de plus pour vous ne compte pas. Voilà longtemps que j’ai le pressentiment que lorsque l’heure de la mort sonnera pour moi, c’est vous qui viendrez me la donner.
– Lady Beltham, ces sentiments vous honorent, mais votre pensée est injurieuse pour moi. Contentez-vous donc d’agir comme je vous le demande. J’ai besoin de vous, ne cherchez pas encore à savoir pourquoi. Que vous importe, n’est-il pas vrai ?
La voiture s’arrêta, le long d’un mur, à l’angle d’une rue. On était arrivé.
21 – LES VÊTEMENTS DU MORT
Célestin Labourette commençait à trouver que vraiment la vie était belle et confortable. À sa droite, il avait, décolletée fort bas et très en beauté, une jeune femme qui n’était autre qu’Adèle. À sa gauche, toute dépeignée par les caresses successives dont il l’accablait, se trouvait une seconde amie : Chonchon. De plus, Célestin Labourette, qui ne détestait pas les plaisirs de la table, achevait, en compagnie de ses invitées, un magnifique dîner.
Célestin Labourette n’était pas gris parce qu’il appartenait à cette variété heureuse d’individus qui ne le sont jamais. Depuis si longtemps il s’adonnait à l’absorption de boissons capiteuses qu’il pouvait facilement supporter ce que les marins appellent le « grand carquois », sans perdre la tête. Il n’était pas gris, mais il était largement gai et gai de cette gaieté spéciale qui rend communicatif, qui fait traiter tout le monde en amis, qui fait voir la vie en rose et porte à une merveilleuse charité envers les défauts du prochain. Et puis, Célestin Labourette chantait faux, mais il chantait fort, mêlant les couplets sentimentaux à des refrains grivois, puis, entonnant à l’improviste, d’une voix de basse, un air d’église. À côté de lui, cependant, les femmes qu’il avait invitées dans le désir de se payer une petite noce à la hauteur, n’étaient pas grises, elles. Elles avaient l’habitude des parties fines analogues à celle-ci et connaissant de longue date le fâcheux état où met l’abus des mélanges, elles avaient su résister suffisamment aux offres de Célestin Labourette pour garder un peu de sang-froid, insuffisamment peut-être pour suivre avec netteté tout ce qui était en train.
Célestin Labourette avait bien fait les choses. Le gros marchand de cochons s’entendait à merveille à organiser des repas qu’il qualifiait lui-même de « gueuletons n° 1 ». Le service même n’avait pas été détestable, car Jérôme, l’extraordinaire Jérôme, probablement pour donner satisfaction à son excellent patron, s’était multiplié, s’ingéniant à deviner les désirs des convives, à changer les assiettes, à apporter les plats, à renouveler les vins, avec une telle prestesse qu’on l’avait à peine vu apparaître et disparaître, durant tout le dîner. Or, comme Jérôme finissait de disposer sur la nappe quadrillée de rouge un superbe saint-honoré, Célestin Labourette cessa de chanter pour taper sur la table l’un de ses vigoureux coups de poing qui lui servaient d’ordinaire dans les bars voisins des abattoirs à effrayer les garçons trop lents à le servir.
– Jérôme !
– Patron ?
– Va nous chercher une bouteille de fine. Non, reste là !
L’ordre donné, changé, Célestin Labourette éclata de rire, puis, étendant les bras, attrapa à droite et à gauche les têtes d’Adèle et de Chonchon qu’il pressa amoureusement contre ses épaules. Il grasseya :
– Hein, mes petites chattes ? c’est fameux tout ce qu’on s’empiffre et mon petit rouge ordinaire est vraiment un vin rigolo. Qu’est-ce que vous en dites ?
– Tu ne devrais pas tant boire, répondit Adèle.
– Allez, coupe le gâteau, dit Chonchon.
Célestin Labourette était tout à son contentement intérieur :
– Eh bien, reprit-il, si mon vin est rigolo, il y a quelque chose de plus rigolo encore. Jérôme !
– Patron ?
– Croises-toi les bras. Reste debout, là contre la table, bien en face de nous. Dieu que tu es beau, mon garçon. Çà, une petite amie qui ne le trompe pas. Dites donc, vous, vous qui êtes femmes et rosses tout juste ce qu’il faut, lorgnez-moi un peu ce coco-là, qu’est-ce que vous en dites ?
– Qu’est-ce qui te prend ? interrogea Adèle.
– Coupe donc le gâteau, dit Chonchon.
– Eh bien, qu’est-ce que tu fiches là ? C’est-y que vous voyez, c’est un homme heureux. Regardez-le bien sur toutes les tranches, et songez qu’il m’a appris hier qu’il avait une petite amie, ça va vous la couper, m’entendez bien, qui ne le trompe pas, qui lui est fidèle. Non, mais regardez-moi cette tourte-là. Regardez-le, avec sa mine sournoise et dissimulée, ses épaules en portemanteau et son air godiche dans sa livrée. Eh bien, ça n’empêche pas. Il prétend avoir trouvé une femme honnête, une femme fidèle. Ah, je t’en ficherai des femmes fidèles. Regardez-le, continuait-il toujours, s’échauffant de plus en plus, regarde-le Chonchon, regarde-le Adèle, crois-tu qu’il dégotte, mon domestique ! Hein, il est plus chic qu’aucun de tes amants, Adèle, plus rupin qu’aucun de ceux qui t’entretiennent, Chonchon, car, ou ça m’étonnerait fort, ou il n’y en a pas un qui pourrait affirmer que sa maîtresse ne le trompe pas.
Et comme, amusées par la remarque du gros marchand, Chonchon et Adèle éclataient de rire, Célestin Labourette, content du succès qu’il venait d’obtenir, changeait brusquement d’idée :
– Eh bien, qu’est-ce que tu fiches là ? C’est-y que tu veux faire de l’œil à Chonchon ou à Adèle ? Peste, mon gaillard, tu te mets bien, mais heureusement que je suis là. Allez, ouste, à la cave. Va nous chercher une bouteille de fine, et presto, encore.
Fandor s’éclipsa.
***
Dès qu’il fut sorti, Célestin Labourette trouva qu’Adèle et Chonchon décidément, étaient tristes. Il le leur reprocha :
– Alors, quoi, qu’est-ce que vous avez ? Dites tout de suite que la maison n’est pas bonne, qu’il n’y a que l’eau de Vichy qui vous aille et que Célestin Labourette ne sait pas recevoir. Chonchon, t’as donc perdu un oncle à héritage qui t’a déshéritée que tu fais une gueule d’enterrement ? et toi Adèle, pourquoi que tu ne dis rien ? ma parole, t’as l’air, sauf ton respect, aussi désolée qu’une vache à qui on vient de tirer son veau. Allez, hop, les enfants, le verre à la main et le sourire sur les lèvres.
Et le gros homme entonna un refrain :
À boire, à boire, à boire,
Et si mon auditoire
Approuve ce refrain
Recommençons à boire
Du vin, du vin, du vin.
Puis, ayant chanté, Célestin Labourette se versa force rasades qu’il avala d’un trait, s’excitant de plus en plus, après quoi, brusquement il ne disait plus rien, il fermait les yeux, sa tête dodelinait sur ses épaules, le sommeil lourd de l’ivresse appesantissait ses paupières.
– Il est parti, Adèle.
– Il est saoul, dit Chonchon.
Et, un instant plus tard :
– Qu’est-ce qui te prend, Adèle ?
– Rien, j’sais pas, et toi ?
– On a marché ?
– T’es pas folle ? c’est le domestique.
– Il met du temps à revenir.
– P’t’être bien qu’il goûte à la fine pour son propre compte.
Chonchon recommença à manger, mais Adèle écoutait toujours. À la fin. Chonchon s’impatienta :
– Bouffe donc, dit-elle avec un haussement d’épaules. Papa cochon dort, il ne nous embête plus, c’est le moment d’en profiter. Eh bien qu’est-ce qui te prend ? où qu’tu vas ? t’es pas folle ?
Adèle s’était levée. Elle posa sa serviette sur la table, repoussa doucement sa chaise, se débarrassa lentement du bras que Célestin Labourette avait laissé appuyé à son épaule, puis, sur la pointe des pieds, elle traversa la salle à manger, se dirigea vers la porte du vestibule :
– Et puis zut, déclara Chonchon, fais ce que tu veux, moi je bouffe. C’est toujours ça de gagné.
Et avec une ardeur nouvelle, Chonchon attaqua sa part de saint-honoré.
***
Dans la cave, Jérôme Fandor ne se pressait pas de prendre dans l’un des casiers la bouteille de fine demandée.
– C’est assommant, se disait Fandor. J’ai beau peser le pour et le contre, comment savoir si ces deux bonnes femmes m’ont reconnu ? Je ne pense pas que Chonchon, qui ne m’a vu qu’à Saint-Calais, en élégant, puisse m’identifier maintenant que j’ai passé larbin, mais Adèle ? Elle me regardait avec un drôle d’air. Décidément, ce gros gaffeur de Célestin est stupide d’attirer l’attention sur moi. Bon, je m’en vais encore faire mon service aujourd’hui, mais je crois que demain je rendrai mon tablier. La place est parfaite, évidemment. Mais puisque je n’arrive pas à découvrir quoi que ce soit d’intéressant en étant ventre-blanc chez ce marchand de cochons, je n’ai aucune raison de m’attarder dans un emploi qui n’a, pour moi, rien de profitable ni d’honorifique.
Et soudain, là-haut, ce fut le tohu-bohu.
En guise de plafond, le réduit ne comportait que le plancher de la salle à manger, plancher rustique, grossier, mince. Jérôme Fandor, très étonné de ce qu’il entendait, écouta mieux, et brusquement il pâlit. Une voix qui n’était celle ni d’Adèle ni de Chonchon ni celle de Célestin Labourette, disait :
– Eh bien mon vieux, le marchand de cochons, j’crois qu’il est proprement saigné.
Puis Fandor entendit :
– Le salaud, il va tout abîmer et flanquer du raisiné partout.
– Couche-le par terre, quoi.
Un bruit pesant ébranla le plafond de la réserve. À la lumière clignotante de son rat de cave, Jérôme Fandor vit une tache se dessiner, s’agrandir, s’élargir avant de commencer à couler goutte à goutte. C’était un liquide rouge, un liquide épais qui tombait du plafond. Du sang.
– Ils l’ont assassiné, pensa Jérôme Fandor, bon Dieu de bon Dieu, on vient de le tuer. L’assassin est entré alors que je descendais. D’ailleurs, si Chonchon, après tout, était fille de joie, Adèle avait été femme de chambre chez Rita d’Anrémont, au moment où Sébastien Marquet-Monnier avait été vitriolé. Elle avait des accointances au bureau Thorin qui avait installé Backefelder volé par Fantômas et où fréquentait lady Beltham. Nul doute, l’affreuse créature avait dû introduire les assassins, ici comme à la Villa Saïd.
Un instant plus tard, Jérôme Fandor se précipitait dans l’escalier, armé de sa bouteille de fine et prêt à frayer son chemin à travers les rangs de l’ennemi. Il allait ouvrir la porte de la cave et se précipiter lorsqu’il s’arrêta net. Dans le vestibule on parlait. La voix d’Adèle, d’abord :
– Écoute, disait la jeune femme, maintenant que le type aux cochons est clamecé, faudrait un peu s’occuper de l’autre. J’en suis sûre j’te dis, je l’ai reconnu sous sa livrée de domestique, c’est Fandor. Vas-y, Bedeau.
Voix du Bedeau :
– On va y aller !
– Surtout, on va rire, se disait Fandor. Si le Bedeau vient ici avec l’intention de me surprendre et de m’assommer dans ce trou noir, hé, hé, nous sommes de vieilles connaissances, le Bedeau et moi.
Peut-être était-ce parce qu’il y avait de la poudre dans l’air, Jérôme Fandor se frottait les mains avec une conviction, une ardeur. Et le journaliste, à pas précautionneux, redescendit l’escalier de la cave. Un bruit de clef dans la serrure, la porte de la cave s’était ouverte, puis refermée.
Le Bedeau descendait.
Alors, Fandor se rencogna tout contre l’escalier, adossé à la muraille. Il avait éteint son rat de cave. Il faisait un noir d’encre.
Le Bedeau descendait toujours.
Bruit du revolver qu’on arme. Le Bedeau devait avoir bu lui aussi. Voilà qu’il prenait, qu’il essayait de prendre la voix et le ton du pauvre Célestin Labourette :
– Alors, tu l’apportes, cette bouteille ?
Fandor ne répondit pas.
Le Bedeau pressa sur le déclic d’une lampe de poche, il regarda autour de lui, vit Fandor, sursauta, tendit le bras et fit feu de son revolver, en hurlant :
– À mort le jésuite, à mort le mouchard.
Fandor s’était laissé tomber et avait agrippé le Bedeau par les jambes :
– Rends-toi.
Mais l’apache n’avait pas lâché son arme. Il fit feu une seconde fois.
– Alors, gare la casse, dit le journaliste, et d’un vigoureux coup de poing, de sa gauche, il étourdit le Bedeau, cependant que sa main droite empoignait par le goulot la bouteille de fine champagne demeurée à sa portée.
Une troisième fois, le Bedeau essayant de se relever, brandit son revolver. Déjà, Fandor, de sa bouteille de fine champagne, avait frappé l’apache au front.
L’homme tomba.
Sans grande compassion, car les minutes pressaient, Jérôme Fandor se pencha sur sa victime :
– Ma foi, je crois qu’il en tient, dit-il.
***
Deux minutes plus tard, c’était le Bedeau qui sortait de la cave tragique. Mais était-ce bien lui ? C’était en tout cas, un homme qui avait revêtu son pantalon, son veston, sa casquette, qui portait autour de son cou, masquant le bas de son visage, son long foulard rouge. Adèle qui montait la garde en haut de l’escalier apostropha l’homme :
– Ça été dur, hein ? tu as tiré trois fois ?
Il eut un grognement inintelligible pour réponse : L’homme gagna la porte de la salle à manger, l’ouvrit et d’une voix que la rage, sans doute, rendait indistincte, il questionna :
– Le Célestin Labourette, qu’est-ce qu’il dit ?
Adèle, faisant toujours le guet, répondit :
– Y’en a pu.
– Tant mieux, et les autres, où ils sont ?
– Ils font leur métier au premier étage.
– Ça va.
L’homme qui portait les vêtements du Bedeau, l’homme qui devait être le Bedeau, était revenu sur ses pas, se dirigeait vers la porte du jardin.
Surprise par sa manœuvre, Adèle interrogea :
– Où vas-tu ?
– Où ça me plait.
Il sortit.
***
Quelques minutes après le départ de l’homme vêtu des vêtements du Bedeau – l’homme ne devait pas être loin, à l’autre bout du jardin, peut-être —, Adèle se prit à tressaillir. Dans la cave quelque chose avait bougé. Fandor n’était donc pas mort ? C’était une maîtresse femme en vérité. Sans appeler, elle descendit quelques degrés de l’escalier de la cave. En plein sur le seuil, dans l’éclairage falot de la petite lampe électrique qui brûlait toujours, la fille aperçut un corps vêtu d’une livrée de domestique, qui se débattait en proie à de terribles convulsions :
– Bon Dieu, murmura Adèle, cet imbécile de Bedeau qui n’a pas tué tout à fait Fandor.
Et elle remonta pour aller chercher les camarades et les prier d’achever le blessé.
***
À peine avait-il franchi la grille du jardin que celui qui avait pris les vêtements du Bedeau rencontrait, longeant la rue déserte, un groupe d’hommes qui se jetèrent sur lui et sans mot dire le ligotèrent. Et comme il faisait très sombre à ce moment, Jérôme Fandor se demanda :
– Sacré nom d’un chien, est-ce que ce sont des agents de police ou les amis des assassins ? Entre quelles mains suis-je tombé ?
Il n’osa résister. Des coups de feu retentissaient dans la villa :
– Qui diable assassinent-ils encore puisque Labourette est mort ? que je ne suis plus là, et que les autres sont des complices ?