Текст книги "La livrée du crime (Преступная ливрея)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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6 – UNE FILATURE
– Ouf, fit Juve.
Le policier, anéanti, se laissa tomber sur le grand fauteuil de cuir, seul meuble confortable qui se trouvât dans son bureau de travail. Il venait de remonter les quatre étages de son appartement de la rue Bonaparte et il s’apprêtait à goûter, avec une évidente satisfaction, le charme de quelques heures de repos.
Il était deux heures de l’après-midi. Depuis plusieurs jours, l’inspecteur de la Sûreté n’avait pas arrêté, multipliant ses enquêtes, organisant ses filatures, allant, venant interrogeant, s’efforçant de faire la lumière sur le mystérieux drame qui avait ému non seulement les habitants de la villa Saïd, mais encore tout l’élégant quartier de l’avenue du Bois-de-Boulogne et de l’Étoile.
La veille, alors qu’il était en pleine enquête, Juve avait été soudain appelé au dehors de l’hôtel habité par Rita d’Anrémont et l’infortuné Sébastien. Un de ses agents lui apportait une carte sous enveloppe fermée et Juve s’était précipité hors de l’hôtel, puis de la villa, pour se rendre au coin de la rue Pergolèse.
Là, un homme l’attendait à qui le policier serra chaleureusement la main :
– Fandor, mon bon Fandor, s’était écrié Juve, que deviens-tu ? que se passe-t-il ? As-tu donc quelque chose d’urgent à me dire ? Tu connais l’affaire dont je m’occupe ?
– Naturellement, répliqua le journaliste, et c’est pour cela que je viens, ou plutôt pour autre chose. Mais j’ai comme une vague idée qu’il y a un lien… Juve, je viens de voir lady Beltham et je sais où elle demeure.
– Lady Beltham, eh bien, en voilà une affaire.
Le journaliste, à mots rapides, lui dit la rencontre qu’il venait de faire, le matin même, la découverte que la trésorière de l’Œuvre des Loyers, la pieuse Mme Gauthier, de la rue des Mathurins, n’était autre que lady Beltham.
Juve et Fandor en étaient arrivés à cette conclusion le soir même : sitôt que Juve aurait terminé ses interrogatoires à la villa Saïd, ils s’en iraient tous deux rue des Mathurins, se feraient recevoir de gré ou de force par la grande dame, et, tablant sur ce fait qu’elle devait être repentante et prête à s’amender, ils obtiendraient d’elle une alliance qui leur permettrait de rattraper plus facilement l’insaisissable Fantômas.
Quelques heures plus tard, Juve et Fandor s’étaient rendus rue des Mathurins. Mais lorsqu’ils parvinrent à l’appartement de Mme Gauthier, encore une fois, il était trop tard.
Que s’était-il passé ? Oh, la chose était simple. On la racontait dans le quartier avec des commentaires peu flatteurs pour la locataire du 149. Mme Gauthier était partie avec l’argent de l’Œuvre des Loyers.
La présidente, Mme Marquet-Monnier, s’en était aperçue à cinq heures du soir. En vain était-elle allée porter plainte au commissariat de police, la trésorière avait disparu.
– Que veux-tu, s’était écrié Juve, nous ne sommes pas plus avancés désormais que nous ne l’étions hier. Retourne surveiller les apaches. Moi je suis obligé de parer au plus pressé, il faut d’ailleurs que je retourne immédiatement à la villa Saïd où il va se passer quelque chose d’important.
Juve, en effet, savait qu’à dix heures du soir le frère de l’infortuné Sébastien, M. Nathaniel Marquet-Monnier, allait venir voir le jeune homme auprès duquel il avait rempli jusqu’à ces dernières années le rôle d’un père.
M. Nathaniel Marquet-Monnier, certes, depuis la liaison de Sébastien, était en termes plutôt froids avec son frère cadet. Mais le drame qui était survenu, le malheur qui s’appesantissait sur le jeune homme avaient décidé l’aîné à se précipiter chez lui, à oublier tous les froissements de ces derniers mois.
L’entrevue des deux frères n’avait duré que quelques minutes. Le docteur interdisait à Sébastien toute conversation. Il redoutait pour lui la moindre émotion. Et Nathaniel, sur les conseils même de Juve, s’était abstenu de paraître pendant deux jours. Or, ce soir-là, il était revenu à la Villa Saïd. Le banquier, ému, demeura longtemps devant l’hôtel, attendant qu’on vînt lui ouvrir. Enfin la porte s’entrebâilla, une femme apparu : Rita d’Anrémont. Elle considéra le visiteur d’un air glacial :
– Que voulez-vous, monsieur ?
Mais Nathaniel était un homme qui savait dominer ses sentiments.
Que dirait-on dans le monde si, le lendemain, les journaux racontaient que le grand banquier de la rue Laffitte s’était livré à un pugilat ridicule et grotesque avec une demi-mondaine et qu’il s’était introduit par effraction dans un domicile qui n’était pas le sien ?
– Je suis, déclara Marquet-Monnier, le frère de Sébastien, il est malade, je veux le voir.
– Monsieur, répliqua hautainement la demi-mondaine, vous êtes ici chez Mme Rita d’Anrémont.
– C’est possible, répliqua Nathaniel, je vous demande, en ce cas, madame, de vouloir bien m’autoriser à pénétrer chez vous pour arriver jusqu’à mon frère.
– Sébastien n’est pas en état de recevoir, monsieur, je regrette beaucoup, mais il m’est impossible de vous laisser entrer.
– Madame…
– Monsieur.
Désormais, c’étaient deux adversaires qui se mesuraient du regard, et leurs voix vibrantes résonnaient dans le silence de la villa.
Quelques têtes curieuses de voisins, de domestiques, se montrèrent aux fenêtres, attirés par le bruit. Nathaniel Marquet-Monnier n’osa plus insister. Il tourna brusquement les talons, cependant que Rita d’Anrémont refermait doucement la porte derrière lui. Elle venait de remporter la victoire, Nathaniel battait en retraite. À l’entrée du jardin, il rencontra Juve :
– Eh bien ? interrogea le policier.
D’une voix que la colère faisait trembler, le banquier répondit :
– Elle me refuse l’accès de la maison, je n’ai même pas pu voir un instant mon pauvre frère. Monsieur, ne pourriez-vous pas user de votre autorité, lui imposer l’obligation ?
– N’insistez pas, fit-il, la décision de Rita d’Anrémont à votre égard a certainement été mûrement réfléchie. Si elle agit de la sorte, c’est qu’elle a ses raisons. Je ne pourrai pas la convaincre. D’une part, elle est chez elle, je n’ai pas d’ordres à lui donner. Elle est libre de recevoir qui elle veut.
– Chez elle ? c’est-à-dire, chez mon frère… Car si cette demoiselle est propriétaire de l’hôtel qu’elle habite, c’est avec l’argent de Sébastien qu’elle l’a payé.
– Nous n’y pouvons rien, monsieur, votre frère est majeur, libre de disposer de sa fortune et la violence ne servirait à rien. Il faut vous incliner pour le moment. Soyez assuré que le jour où je pourrai agir d’une autre façon, je ne m’en ferai pas faute.
– Merci, monsieur, déclara sèchement le banquier, qui, résigné, s’éloigna, saluant à peine l’inspecteur de la Sûreté.
À la vérité, Juve, s’il avait bien voulu, aurait certainement pu user de son autorité pour obtenir de Rita d’Anrémont ce que voulait M. Marquet-Monnier, mais, outre que ce grand banquier rigide et prétentieux n’inspirait à Juve qu’une médiocre sympathie, le policier jugeait inutile pour le moment du moins, une entrevue des deux frères, qui n’aurait eu pour conséquences, que de déterminer un échange d’aigres propos. En outre, Juve avait ses raisons pour ne point se mettre actuellement en opposition franche avec Rita d’Anrémont. Même, il s’efforçait de gagner sa sympathie, sa confiance, car Juve estimait qu’il y avait différentes choses pas très nettes dans l’attitude de la demi-mondaine et qu’il importait d’éclaircir.
Il avait raison, puisque, lorsque, après avoir quitté M. Marquet-Monnier, il entra dans l’hôtel de la villa Saïd, Rita d’Anrémont le remercia chaleureusement de n’avoir pas fait auprès d’elle la démarche que depuis quelques instants, elle appréhendait. Elle avait suivi en effet, dissimulée derrière une fenêtre, le colloque du banquier et de l’inspecteur de la Sûreté.
***
Juve avait passé une mauvaise nuit. Il s’était levé de bonne heure et il était retourné à la villa Saïd. Son enquête terminée, il était revenu chez lui, anxieux d’avoir des nouvelles de Fandor. Le policier commençait à s’assoupir lorsque la sonnerie du téléphone l’arracha au repos. Juve bondit à l’appareil :
– C’est vous, Michel ? Bien. Allo. Vous dites ? Elle va sortir dans une demi-heure environ ? Bon. J’y serai. Si par hasard j’arrivais en retard, prenez la filature et arrangez-vous pour que je vous retrouve.
Vingt minutes après cette communication téléphonique, Juve se trouvait à l’entrée de la Villa Saïd. Ce n’était plus le policier tel que les familiers de la villa avaient l’habitude de le voir, mais bien un gentlemen des plus élégants : la moustache cirée, conquérante, cheveux grisonnants, frisés, semblait-il, au petit fer. Il portait monocle, fumait un gros cigare, avait une canne à pommeau d’or à la main, et sa taille encore élégante était sanglée dans une jaquette de chez le bon faiseur. Juve, homme du monde, clubman accompli, s’arrêta un instant sur le trottoir, fouilla dans sa poche, comme pour faire l’aumône à un gueux qui lui tendait la main, mais celui-ci, tout en faisant le geste d’empocher, murmurait :
– Rien encore, chef, la demoiselle est en retard. Ça n’a rien d’étonnant… Vous savez quand les femmes sont à leur toilette, elles n’en n’ont jamais fini.
– Je connais ça, merci, Michel. Vous pouvez vous en aller.
Flegmatiquement, l’inspecteur de la Sûreté alluma son cigare et descendit lentement l’avenue du Bois-de-Boulogne. De temps à autre, il se retournait d’un geste rapide pour s’assurer que la demi-mondaine n’allait pas sortir sans qu’il l’aperçût. Vingt minutes encore s’écoulèrent jusqu’au moment où le policier s’arrêta net et se dissimula derrière un bec de gaz. Rita d’Anrémont, modestement vêtue, sortit de la villa et se dirigea à pied vers l’Étoile.
Juve examina les alentours, les fiacres étaient rares.
– Pourvu, se dit-il, que je trouve une voiture immédiatement après qu’elle en aura pris une.
Car le policier était convaincu que la demi-mondaine ne continuerait pas longtemps à arpenter le trottoir, il se trompait. Le temps invitait à la promenade et le policier, pendant plus d’un quart d’heure, suivit à faible distance Rita d’Anrémont.
– Prendrait-elle, se demandait-il, un tramway, un métro, un autobus ?
Juve attendait sans impatience, convaincu que désormais, il saurait dans ses plus infimes détails tout ce qu’allait faire la maîtresse de l’infortuné Sébastien.
Rita d’Anrémont ne se dépêchait pas. Juve la suivait de plus près. Il avait passé deux ou trois fois devant elle, leurs regards s’étaient croisés et le policier s’était parfaitement rendu compte que la demi-mondaine ne le reconnaissait pas, ne soupçonnait d’aucune façon sa véritable identité.
Aucune inquiétude à avoir. Depuis de longues années, Juve était passé maître dans l’art de se camoufler, et peut-être ne comptait-il au monde, dans cet ordre d’idées, qu’un égal, l’Insaisissable en personne.
Les promeneurs cependant se retournaient sur le passage de la belle Rita, d’aucuns hésitant à rebrousser chemin pour emboîter le pas à la gracieuse promeneuse. Mais alors, ces amateurs de jolies filles ne tardaient pas à remarquer que quelqu’un suivait la majestueuse personne, avec acharnement et persistance. Et ils renonçaient à leur projet. Et Juve, en lui-même, lorsqu’il voyait que sa présence déconcertait les suiveurs éventuels, s’amusait infiniment à l’idée qu’il passait dans leur esprit pour un quelconque roquentin en quête d’aventure.
– Me voilà passé vieux marcheur, se disait-il. Il ne manquerait plus que je lui demande un rendez-vous et qu’elle l’accepte.
Juve constatait d’ailleurs que la tenue de la demi-mondaine était éminemment correcte. Rita d’Anrémont, peut-être parce qu’elle était très préoccupée, ne prêtait aucune attention aux sentiments suscités derrière elle. Et Juve se demandait comment allait finir cette promenade, lorsque soudain, Rita tourna à gauche dans la sombre et populeuse rue de la Boétie. L’étroit boyau était encore plus encombré qu’à son ordinaire. Un chantier occupait les deux tiers de la chaussée, cependant qu’à l’entour les trottoirs étaient couverts de cette boue grasse et blanche qui fait le désespoir des promeneurs, soucieux de la propreté de leurs bottines.
Rita d’Anrémont, elle, sans souci de la boue dans laquelle elle pataugeait, avait, d’un geste machinal, retroussé sa jupe, puis, comme si elle était curieuse ou fatiguée, s’approchait de la palissade séparant le trottoir du chantier pour regarder en curieuse, semblait-il, les travaux qu’effectuaient les ouvriers dans le sol remué de la rue. Mais soudain, la jeune femme poussa un petit cri : sa main venait de laisser échapper le réticule qu’elle portait, l’élégant petit sac était tombé dans le chantier.
– La maladroite, pensa Juve.
Mais l’émotion de Rita d’Anrémont fut de courte durée. Un terrassier qui travaillait à proximité avait vu le malheur et s’était empressé de le réparer. L’homme était venu avec des gestes gauches, des mouvements lourds, cependant que du bout de ses doigts sales et saturés de terre il tenait par la cordelière le réticule échappé de la main de la demi-mondaine.
Celle-ci remercia chaleureusement l’ouvrier, et les deux interlocuteurs placés de part et d’autre de la palissade restèrent un instant à causer. Puis se séparant, l’homme, un robuste gaillard à la figure bestiale entourée d’une épaisse barbe noire, retournait à son travail, tandis que Rita d’Anrémont poursuivit son chemin. Elle avait dissimulé son sac souillé de boue dans l’ampleur de son grand manchon de fourrure. Juve persistait à lui marcher sur les talons. L’un suivant l’autre, tous deux atteignirent le faubourg Saint-Honoré, mais alors Rita d’Anrémont fit signe à un taxi-auto, montait dans le véhicule, disait au mécanicien :
– Villa Saïd, avenue du Bois-de-Boulogne.
– Tiens, pensa Juve, elle se doute de quelque chose. Elle s’imagine peut-être qu’on la suit, soit suivons-la. Je parie qu’elle va changer d’adresse.
Les maraudeurs par bonheur sont nombreux dans le faubourg, et Juve trouva aisément une autre automobile à laquelle il donna pour consigne de suivre le taxi de Rita d’Anrémont. Quelques minutes plus tard, en dépit des pronostics de Juve, le taxi-auto de Rita d’Anrémont revenait avenue du Bois-de-Boulogne, la demi-mondaine rentrait chez elle. Juve s’était trompé. Mais tandis qu’il prescrivait à son mécanicien de ne pas s’arrêter, de continuer jusqu’à l’extrémité de l’avenue et de le ramener ensuite à la préfecture de police, Juve monologuait :
– Je suis un imbécile de ne pas avoir compris tout de suite. Parbleu, c’est évident, j’ai trouvé le complice, il était dans le chantier, tout au moins si ce n’est pas lui, ce terrassier est un intermédiaire par le moyen duquel elle correspond avec quelqu’un que nous ne connaissons pas encore, mais que nous connaîtrons bientôt.
Parbleu, continuait à monologuer le policier, où donc avais-je la tête, lorsque j’ai été témoin de la scène du réticule tombant comme par hasard dans les travaux ? Une femme comme Rita d’Anrémont ne commet pas de ces maladresses sans les vouloir. Et d’autre part, elle n’a donné aucun pourboire à ce brave ouvrier. Enfin, cet accident survenu, elle est rentrée tout de suite chez elle, ce qui prouverait que si elle n’avait pas eu un rendez-vous, ce rendez-vous précis, catégorique, de la rue de La Boétie, sa sortie aurait été inutile. Allons, c’est du nouveau. Il me reste à connaître exactement l’identité de cette femme, puis à découvrir celle du mystérieux terrassier.
Bientôt, le policier installé dans les bureaux de la préfecture, feuilletait de gros registres et faisait défiler ensuite sous son doigt exercé une multitude de fiches.
– D’Anrémont, répéta-t-il, en s’interrompant de temps en temps pour jeter un coup d’œil sur l’employé qui avait mis toutes ces pièces à sa disposition, vous ne connaissez donc pas cela ? Je croyais que vous vous occupiez du service des mœurs.
– En effet, monsieur l’inspecteur, répondit le jeune homme, et vous avez là sous les yeux tous les documents relatifs aux femmes légères de Paris. Mais d’Anrémont, connais pas.
Soudain Juve, eut un sursaut :
– Et ceci ? Qu’est-ce que c’est ?
Juve tendait à l’employé une photographie vieille, défraîchie, jaunie par le soleil et le temps. Elle représentait une toute jeune femme aux cheveux tirés, au corsage démodé, à la mise d’ouvrière modeste.
« P. 1898. Dossier H. Z. – Collection n° 4 » dit l’employé.
– Bien, fit Juve, voulez-vous me rechercher la fiche signalétique de cette personne ?
Au bout d’un quart d’heure, l’employé revint dans le bureau où Juve attendait, non sans une certaine impatience. Il apportait un carton rectangulaire sur lequel était reproduit le portrait que Juve avait choisi dans la collection de documents.
Au bout du carton, d’une belle écriture de ronde, était tracée cette inscription :
« Julie Person, fille majeure, née en 1874, deux condamnations pour outrages aux agents ».
– Cela vous suffira-t-il, monsieur l’Inspecteur ?
– Oui, fit Juve, tout va bien.
Mais aussitôt le policier reprit le document qu’il venait de rendre à l’employé :
– Pardon, fit-il, rendez-moi ça ; j’ai oublié de noter le lieu de naissance : Saint-Symphorien (canton de Limoges) ».
– De mieux en mieux, dit Juve.
Il prit son chapeau, salua l’employé d’un petit air protecteur, se dirigea en hâte vers la sortie.
– Monsieur Juve ?
– Quoi ? mon ami.
– Si cela peut vous rendre service, voulez-vous que je continue les recherches ?
– Quelles recherches, mon ami ?
– Eh bien, monsieur, celles que vous faisiez sur la demoiselle Rita d’Anrémont. Je suis à votre disposition.
Juve ne répondit pas. Il pouffa au nez du fonctionnaire. Puis en s’en allant, lui jeta :
– Mon cher, vous pouvez laisser Rita d’Anrémont tranquille et remettre à sa place le dossier de Julie Person, je suis très suffisamment documenté.
Juve, sortant de la Préfecture, héla un taxi-auto :
– Place du Danube.
Le policier avait encore noté autre chose en examinant la fiche de Julie Person. L’adresse que l’on donnait comme étant son domicile, était la suivante : « 24, rue Compans ».
Depuis combien de temps la personne qui intéressait Juve avait-elle quitté cette demeure ? L’habitait-elle encore ? c’est-ce qu’il importait de savoir, et il faut croire que la chose avait de l’importance aux yeux du policier, puisque sans perdre un instant il se rendait à Belleville. Et puis, Juve était d’autant plus désireux d’aller dans ce quartier, qu’il s’en était entretenu la veille avec Fandor et qu’il savait que, précisément, c’était aux environs de la place du Danube, sur les hauteurs, dans les passages qui entourent le point culminant du quartier, que s’étaient installés les membres épars des Ténébreux. Juve, au fur et à mesure qu’il approchait du but de sa course, manifestait sa joie par de bruyantes exclamations. Toutefois, il n’était plus l’élégant clubman qui, quelques heures auparavant, suivait Rita d’Anrémont, huit reflets en tête et monocle à l’œil. Juve, à la Préfecture de Police, s’était entièrement déshabillé. Il avait fait téléphoner à son domestique de lui apporter la valise n° 2, où il avait trouvé des vêtements plus modestes et plus simples aussitôt revêtus. Dès lors, le policier pouvait passer dans le quartier populeux pour un petit commerçant, un ouvrier endimanché ou un employé modeste.
Le policier lâcha son véhicule à l’entrée de la place du Danube, mais, comme il passait près du métro, il s’arrêta brusquement.
– Il y a, murmura-t-il, un Dieu pour les policiers. Ça n’est pas possible. Si cependant… C’est mon homme.
Juve venait d’aviser au milieu d’un groupe d’ouvriers qui émergeait du sous-sol, un terrassier à la face hirsute, au visage embroussaillé d’une barbe noire épaisse. C’était bien l’homme qui, dans l’après-midi, se trouvait au quartier de la rue de La Boétie et qui s’était entretenu mystérieusement avec la demi-mondaine.
Juve provisoirement, renonça à se rendre rue Compans et emboîta le pas au terrassier. L’homme avec des mouvements lourds et pénibles, remontait le long de la butte abrupte, jusqu’à la rue de la Liberté.
Arrivé au numéro 150, grand immeuble à six étages qui se dressait comme une tour isolée au centre des terrains vagues, il jeta son sac d’outils dans le couloir de la maison, cependant qu’il criait à la concierge :
– Ayez l’œil dessus madame, je vas à côté prendre un verre car je suppose bien que la bourgeoise n’est pas encore rentrée.
– Si donc, avait répliqué la concierge, qu’elle est rentrée vot’ dame, et depuis longtemps.
Mais le terrassier, sans doute, ne voulait pas entendre car il ne rebroussa pas chemin, continua de suivre la rue de la Liberté, se dirigeant vers un bar aux allures interlopes, sur la façade duquel se détachait cette enseigne : Aux Amis du Lioran.
Juve, après avoir hésité un instant, convaincu que le terrassier était pour quelque temps installé au cabaret, pénétra sans hésiter dans le couloir du 150.
– Où est-il ? demanda Juve à la concierge.
– Qui ça ? demanda la brave femme en considérant le nouveau venu.
– Eh bien, répliqua Juve d’une voix bourrue, le compagnon du bâtiment, Dominique. Celui qui vient de poser ses outils dans votre entrée.
Stupéfaite, la concierge répliquait :
– Dominique ? Connais pas. Nous n’avons pas ça ici.
Juve insista avec un formidable aplomb :
– Vous plaisantez voyons, ces outils ?
– Çà ? s’écria la concierge, mais c’est les outils de Bernard, si c’est lui que vous cherchez, il ne doit pas être loin.
– C’est vrai s’écria Juve, c’est la langue qui m’a fourché, qu’est-ce que vous voulez, quand on est comme moi conducteur de travaux, on en connaît tant des Bernard, des François, des Dominique, qu’on s’embrouille et qu’on les confond les uns avec les autres. C’est un Belge, pas vrai ?
La concierge éclata de rire et répliqua :
– Ah sûr que non. Il est de quelque part dans le Midi, du Limousin ou de l’Auvergne, cela s’entend rien qu’au premier mot qu’il prononce. Tenez. Lorsqu’il restait rue Compans qu’on l’appelait tout le temps le « bougnat ».
Ces dernières paroles frappèrent Juve :
– Rue Compans, pensait-il, ce terrassier, ce François Bernard, a habité rue Compans, et voici que Julie Person y a demeuré aussi, oh, oh, ça ce corse.
Et Juve, sans se préoccuper de la concierge à laquelle il tourna brusquement le dos, s’en alla à grands pas dans la rue déserte, et désormais sa conviction était faite. Non seulement il savait que le terrassier qu’il venait de suivre s’appelait Bernard et qu’il travaillait au chantier de la rue La Boétie, mais encore il avait découvert que Rita d’Anrémont, l’élégante demi-mondaine, propriétaire du somptueux hôtel de la villa Saïd, n’était autre que celle que la Police, douze ans auparavant, avait connue et inscrite sur ses documents confidentiels sous son nom véritable de : « Julie Person, fille majeure, originaire du Limousin, deux fois condamnée pour outrages aux agents ».