Текст книги "La livrée du crime (Преступная ливрея)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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22 – EN JUGEMENT
L’aube était blafarde. Dans la rue déserte, on n’entendait que le bruit d’un fiacre cahotant, montant la rue tortueuse. C’était un véhicule antique, un coupé à galerie aux roues cerclées de fer qui sonnaient sur le pavé, chargé à en chavirer d’un côté. Les ressorts ployaient sous le poids. Le cheval, un sac d’os, trébuchait à chaque pas et, insensible aux coups de fouet répétés de l’automédon, tirait péniblement ce triste équipage. À côté du cocher, un apoplectique énorme, enveloppé dans un manteau à triple collet, avait pris place un tout jeune homme, aux allures d’ouvrier sans travail, chaussé d’espadrilles, la casquette rabaissée sur les yeux.
Il se retournait comme s’il eût redouté d’être suivi. De l’intérieur du fiacre, d’où par les portières dont les vitres étaient abaissées, sortaient des coudes et des bras, montaient des râles et des plaintes que couvraient des bruits de voix. De temps à autre une tête blafarde se penchait hors de la portière et semblait chercher, dans l’atmosphère matinale, un peu d’air pur à respirer.
L’équipage se hissa lentement vers les hauteurs de Belleville. Lorsqu’il atteignit la place du Danube, le cheval s’arrêta. Le cocher refusait d’aller plus loin.
– Jamais, grommelait-il, avec une charge pareille, mon carcan ne sera foutu de remorquer la tinette jusqu’en haut de la butte. On a convenu de trois francs pour venir jusqu’ici, aboulez la galette, je ne veux plus rien savoir. Je m’en vas relayer.
– Pousse, mon vieux, dit son voisin de siège, tape sur ta rosse, un dernier coup et quand on sera arrivé, on te paiera un verre avec les copains.
– Regarde donc s’il est fadé mon carcan. Il n’en peut plus foutre une datte. Autant me demander de le crever tout de suite. Allez, débinez-vous, tous tant que vous êtes. J’en ai assez de charrier une marchandise pareille. Savoir d’où c’est que vous venez et si vous n’avez pas fait un mauvais coup.
– Ce que t’es poireau, dit le jeune homme pale et grelottant, on n’a rien fait du tout de mal, c’est un aminche qui s’est trouvé tourner de l’œil, rapport à ce qu’il a rapporté les vertiges quand il tirait son temps aux colonies. On pouvait tout de même pas le coller dans le métro.
– Allez, caltez, mes trois francs et que ça finisse. Autrement, je vous compte plus cher, car ce sera à l’heure.
Sur la place du Danube, jusqu’alors déserte, apparaissaient quelques passants. Les clients du fiacre attardé, qui s’en aperçurent et redoutaient évidemment de déterminer un attroupement, après un bref conciliabule tenu à l’intérieur du véhicule, n’insistèrent pas. Ils sortirent trois du misérable véhicule, s’extrayant avec peine et à reculons par les portières grandes ouvertes. Lorsqu’ils furent dehors, prenant par les jambes et les épaules une quatrième personne qui se trouvait encore à l’intérieur de la voiture, ils la transportèrent sur un banc où ils l’étendirent en attendant. Le garçon pâle, non sans peine, avait réuni, en quêtant auprès de ses camarades la somme convenue avec le cocher de fiacre. Il la lui remit non sans manifester son amertume :
– Tu n’es pas un frère. Bourgeois repu qui veut pas rendre service à l’ouvrier. Plus souvent qu’on te donnera un pourboire. Tâche moyen plutôt de ne jamais te retrouver sur notre route.
Le cocher, indifférent à ses apostrophes, empochait l’argent, non sans avoir, au préalable, vérifié la qualité des pièces.
Il fit claquer son fouet, agita les guides :
– Ça va bien, ça va bien, disait-il, y a pas que vous autres comme clients dans Paris. Heureusement. Sans quoi j’aimerais mieux coller ma démission tout de suite.
***
Tandis que le fiacre s’éloignait, les compagnons du jeune homme pâle, tous vêtus comme lui, tous d’allures suspectes, s’étaient réunis auprès du banc sur lequel gisait, inerte, leur camarade. Autour du cou et du front de ce dernier, on avait noué deux mouchoirs qui, par endroit, se teintaient de sang. Le malade, le blessé, était un vigoureux gaillard aux épaules robustes, à la forte moustache dont la teinte noire tranchait sur la pâleur cadavérique du visage.
– M’est avis, Bec-de-Gaz, murmura le jeune homme pâle, que le Bedeau est bien touché.
Le grand apache, car c’était lui qui figurait au nombre de ces personnages, haussa les épaules :
– On peut pas savoir. Il est solide. Ça peut bien se réparer.
Œil-de-Bœuf, qui se trouvait là aussi, ajouta :
– Faudrait tout de même point le laisser crever comme un chien dans la rue, d’autant plus que si les flics s’amènent, ils sont capables de nous demander de quoi qu’il retourne.
– Et, poursuivait le troisième individu, qui n’était autre que le Barbu, on serait très embarrassé pour leur répondre.
– On est plus qu’à deux cents mètres à peine de sa tôle. On va le prendre par les pattes et le monter jusque dans son plumard, dit Mort-Subite.
Mais, au lieu de suivre les rues, la sinistre petite troupe porteuse de ce demi cadavre s’introduisit par un trou de la palissade, dans le grand terrain vague qui s’étend entre la place du Danube et monte sur le flanc escarpé de la butte, jusqu’en bordure de la rue de la Liberté. L’ascension était pénible, la charge était lourde, on trébuchait dans les trous, on glissait sur de la terre glaise. À plusieurs reprises, les sinistres porteurs durent s’arrêter, déposer leur fardeau sur l’herbe humide jonchée de morceaux d’assiettes, de tessons de bouteilles, de couvercles de boîtes à sardines. Ils s’épongeaient le front, échangeaient quelques paroles brèves et grossières, puis, se relayant des pieds à la tête, ils recommençaient leur promenade. Ils finirent enfin par atteindre la rue de la Liberté, juste en face du passage de la Renaissance. Mort-Subite, envoyé en éclaireur, s’assura que la rue était déserte et sur un signe de lui, ses compagnons la traversèrent pour rentrer de l’autre côté, dans un autre terrain vague qui communiquait avec le derrière des petites masures entre lesquelles se trouve l’étroit passage bitumé.
Mort-Subite poussa d’un brusque coup d’épaule une porte basse qui s’encadrait dans les briques d’un muretin. Puis, le lugubre cortège, non sans peine et non sans secousses, qui arrachaient au patient des cris plaintifs, s’introduisit dans une sorte de courette intérieure à l’odeur nauséabonde.
– Ouf, s’écria Bec-de-Gaz, cependant que Mort-Subite refermait prudemment la porte, on est arrivé, c’est pas trop tôt.
– Ben, ajouta le Barbu, faut croire qu’on est verni. On n’a rencontré personne.
Cependant qu’une fenêtre, au rez-de-chaussée de la masure, s’entrebâillait, une tête de femme, tête tragique, aux cheveux noirs ébouriffés, aux grands yeux bruns inquiets et troublants, se montra :
– Qu’est-ce que c’est ?
– Ah c’est toi, Fleur-de-Rogue ? eh ben, c’est les copains, dit Œil-de-Bœuf, on te ramène ton homme. Il a ramassé une bûche. Faudrait voir à le coller au pieu et à regarder s’il n’est pas trop démoli.
– C’est-y qu’il s’est battu ? C’est-y que vous l’avez crevé ?
– On est pour rien là-dedans, affirma péremptoirement le Barbu, et t’as pas besoin de savoir comment que les choses sont arrivées. On te ramène ton homme, dans l’état où il se trouve, et voilà. Fais-en ce que tu voudras, mais si j’ai un conseil à te donner, c’est de t’en arranger dans ta carrée et de ne pas aller chercher les croque-morts de l’houstot qui pourraient la trouver mauvaise et chercher à se rancarder.
Fleur-de-Rogue avait compris.
– Encore un sale coup, murmura-t-elle, des trucs avec la police et pas moyen de le faire soigner, sans attirer les soupçons des gars de la préfecture. C’est bon, on fera son possible pour le soigner en douce.
Quelques instants après, dans une chambre misérablement meublée, le Bedeau était étendu sur un matelas jeté au milieu de la pièce. Fleur-de-Rogue avait immédiatement organisé le logement qu’elle occupait avec son amant en une infirmerie provisoire, et divisé le lit commun en deux, attribuant la plume moelleuse de sa literie au blessé, cependant qu’elle se réservait la paillasse et une vieille couverture.
La maîtresse du Bedeau se pencha sur son homme, dénoua avec précaution les linges qui lui enveloppaient la tête, dissimulant ses blessures. Elle ne put retenir un cri d’horreur lorsque celles-ci furent mises à nu. La tempe droite du Bedeau était démesurément enflée, une tache noire de sang extravasé s’étendait depuis le milieu du front jusqu’en haut de l’oreille, couvrant l’œil, la pommette. Cependant, l’oreille elle-même, toute sanguinolente, pendait à moitié arrachée. Plus bas, à l’attache du cou et de l’épaule, c’était une entaille large et profonde, par laquelle, entre deux caillots déjà formés, coulait un sang noir. Avec une serviette qu’elle trempait dans de l’eau froide, Fleur-de-Rogue étancha les impuretés qui s’étaient mêlées à la blessure, des brindilles de paille, du sable, de la terre :
– Mon Dieu, qu’est-ce qu’il a ramassé ? Comment que vous l’avez laissé arranger ?
La bande allait se retirer, lorsque soudain, le Bedeau se ranima. Il remua lentement un bras, puis l’autre, lâchant un cri aigu de douleur, ouvrit les yeux, regarda autour de lui. La première personne qu’il aperçut fut Fleur-de-Rogue, penchée sur lui, épiant ses moindres mouvements.
– Fous le camp, souffla-t-il, d’une voix si basse que l’entourage devait, pour ainsi dire, deviner ses paroles.
– Mon pauvre homme, murmura-t-elle, pleine de tendresse et de douceur.
– Fous le camp, répéta le Bedeau, je ne veux pas te voir. C’est toi qui m’a porté la guigne, je le savais bien, je l’avais toujours dit.
– Fleur-de-Rogue, expliqua-t-il, a toujours porté la guigne à ceux qui se sont mis avec elle : Jean-Marie est mort guillotiné, Ribonard assassiné, j’ai été trop bon, j’ai voulu d’elle, et maintenant j’en ai pour mon compte.
Bec-de-Gaz, pour rassurer son camarade, haussa les épaules, le gourmanda :
– Faut croire que t’as la fièvre, le Bedeau, et c’est des boniments que tu racontes-là. Fleur-de-Rogue est la brave fille qui va te soigner.
– Je n’en veux pas, qu’elle foute le camp tout de suite. Est-ce que je suis, oui ou non, le patron de ma tôle ?
Puis, se retournant vers Fleur-de-Rogue, il insista :
– Cavale, nom de Dieu, débine-toi. Je vois rouge, et avant de crever, je ferais un malheur.
L’infortunée Fleur-de-Rogue s’était lentement reculée jusqu’au fond de la pièce, puis, elle s’écroula sur le sol, sanglotant tout haut.
Les amis du Bedeau se considéraient, perplexes. Ils avaient envie de s’en aller, mais ils se rendaient compte qu’il était lâche d’abandonner ainsi ces deux êtres, aussi malheureux l’un que l’autre. Que pouvaient-ils faire du Bedeau ?
– Puisqu’il ne veut pas de Fleur-de-Rogue, qui c’est alors qui va le soigner ? demanda Mort-Subite.
– Moi, fit une voix nette et claire.
On se retourna brusquement et l’on vit qui venait de parler : c’était la Guêpe, qui venait d’entrer.
– Merci, dit Le Bedeau, et il s’écroula sur l’oreiller.
Les quatre apaches : Œil-de-Bœuf, Bec-de-Gaz, le Barbu et Mort-Subite descendirent. Un homme surgit dans le passage, leur barrant le chemin de ses bras écartés.
C’était Bébé, les yeux injectés, l’air farouche :
– Ah la garce, disait-il, la sacrée garce. Ouvrez donc les esgourdes, les aminches. Heureusement que je la suivais.
– Mais qu’est-ce que t’as ? lui demanda le Barbu.
– Ce que j’ai ? je viens de découvrir des choses que je soupçonnais depuis longtemps. La Guêpe nous a trahis. Elle nous trahit encore. Cette garce est une mouche qui veut notre peau. Mais elle n’a pas encore assez grandi pour nous rouler, et sa peau, c’est nous qui l’aurons, avant qu’elle n’ait vendu la nôtre à ceusses de la préfectance.
– De quoi ? firent en même temps Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, couple d’amoureux de la fleuriste, c’est-y que te v’là devenu piqué tout d’un coup ? Sais-tu Bébé qu’il faudrait pas nous la faire à l’oseille ? Des trucs comme ça, ça ne se jaspine pas sans qu’on ait des preuves dans la main de ce que l’on avance.
– Des preuves ? j’en ai ! Venez plutôt, vous allez voir comment Bébé sait travailler lorsqu’il s’est dit de venger les copains.
L’élan de l’apache était irrésistible. Malgré ses efforts, le Barbu ne put l’empêcher de pénétrer dans le logement du Bedeau. Ivre de fureur, Bébé, s’élançait le couteau ouvert, levé, le bras menaçant.
La porte s’ouvrit sous la violente poussée, mais sur le seuil, l’apache s’arrêta un instant interdit. Il venait de voir, gisant par terre, rouge de sang, terrible, le corps du Bedeau, cependant qu’agenouillée auprès de lui, lui prodiguant ses soins, se trouvait la Guêpe, plus belle que jamais. L’hésitation de Bébé avait inspiré Mort-Subite, qui, brusquement le désarmait, ce qui lui valut l’approbation des camarades. Il ne fallait pas laisser faire Bébé, sans savoir exactement ce dont il accusait la Guêpe, ce qui s’était passé.
Bébé, d’ailleurs, se laissa arracher son couteau sans la moindre résistance. Sa première surprise passée, il réfléchissait, un sourire cruel errait sur ses lèvres. L’apache se disait qu’évidemment il aurait eu tort de faire justice en un instant, que le plaisir de la vengeance devait être savouré, et que le châtiment, pour être terrible, devait être lent. Un silence subit régna. Les apaches regardaient Bébé et celui-ci fixait la Guêpe qui avait baissé les yeux, semblait ne plus s’occuper que de son malade.
Mais Bébé l’apostropha :
– Oh, oh, voilà qui n’est pas mal imaginé. Mademoiselle met des gants et veut faire sa chipie, pas bête le moyen, donner ses soins maintenant à ceux qu’on a voulu faire crever et jouer les sœurs de charité lorsqu’on a été la cafarde.
Ces derniers mots firent tressaillir la jolie fleuriste. Elle restait à genoux auprès du blessé, mais elle releva fièrement la tête. Ses yeux admirables se fixèrent sur Bébé, et d’une voix qui ne trahissait aucune émotion, elle interrogea :
– Que veux-tu dire, Bébé ? Si j’ai bien compris, c’est de moi que tu parles ?
– C’est de toi, parbleu oui, mouche et garce, voilà ce que t’es.
La Guêpe frémit sous l’outrage. Elle rougit d’abord puis devint horriblement pâle.
– Oui, reprirent en chœur les autre, faut t’expliquer, Bébé. Nous autres, on connaît la Guêpe pour une bonne fille, un copain, on peut pas l’accuser ni la condamner sans savoir.
Bébé ne sourcillait pas.
– Je vous ai dit que j’avais des preuves, je vais vous les donner. Mais attendez d’abord que je l’interroge, et si elle n’est pas caponne, elle avouera.
– Vas-y Bébé, cria Mort-Subite, et grouille-toi. On est pressé de savoir. Moi, ça me tortille dans le ventre d’être comme ça dans l’expectence.
Bébé parla enfin :
– C’est-y, oui ou non, la Guêpe ? commença-t-il, que tu as fait connaître aux gens de la police et particulièrement au journaliste Fandor, qu’on allait faire le coup du marchand de cochons ? N’essaie pas de dire le contraire, mes femmes l’ont deviné, l’ont su. J’en ai causé tout à l’heure avec Adèle et Chonchon. Elles y mettraient leur main au feu.
Un murmure désapprobateur accueillit les propos de Bébé :
– Tu te trompes Bébé, répondit la jeune fille, ou bien on t’a trompé, jamais je n’ai vendu personne. J’ignorais même ce que vous deviez faire. Avez-vous donc commis un nouveau crime ?
– Ça, interrompit Le Barbu, péremptoirement, c’est des choses qui ne te regardent pas.
Puis, se tournant vers Bébé, le robuste compagnon du Bedeau ajoutait :
– Qu’est-ce que tu as encore à dire, Bébé ? Faut préciser.
– J’ai à dire, continua l’apache, ceci : il y a quelques jours, on avait, vous vous en souvenez, décidé de faire son affaire au policier Juve. Tout était combiné, on le tenait au restaurant du Crocodile dans lequel précisément je servais comme ventre-blanc. C’est-y pas vrai qu’on avait décidé ça ?
– Oui, reconnurent les apaches, mais l’affaire a raté. On a été mouchardé. Fandor est venu sauver son copain.
– Et pourquoi, c’est-y, je vous le demande, qu’il est venu comme ça, le Fandor, sans que l’on sache ni comment, ni pourquoi ?
– C’est-y, suggéra Mort-Subite avec ironie, que tu vas encore accuser la Guêpe de nous avoir trahis ?
– Je l’accuse, fit Bébé, et je le prouve. Écoutez, lisez vous-mêmes.
L’apache tira de sa poche un petit papier sale et tout chiffonné. Il lut à haute voix les quelques lignes qui avaient été tracées par une main féminine. Elles étaient ainsi conçues :
Vite allez au Crocodile, en face, votre meilleur ami y court un véritable danger.
Des cris de rage s’échappèrent alors de toutes les poitrines :
– C’est pas possible, c’est abominable, on est vendu, mouchardé. Qui c’est-y donc qui a pu rédiger ce papier-là ?
– C’est la Guêpe, dit Bébé.
La Guêpe se releva, croisa les bras sur sa poitrine, puis regardant fièrement les hommes qui l’entouraient, qui la menaçaient de leurs faces hargneuses, elle déclara :
– C’est moi, oui, et après ?
– Après ? jura le Barbu, c’est infâme ce que tu as fait. Nous trahir, nous. Risquer de nous faire poisser tous par la police, d’en envoyer la moitié sur l’échafaud et l’autre moitié à la Nouvelle. Ah, Bébé a raison de le dire, puisque tu l’avoues, tu n’es qu’une garce, qu’une misérable. Mais, sois tranquille, ton affaire sera vite réglée.
– J’ai fait comme j’ai voulu, dit la Guêpe, il me plaisait à moi de sauver Juve, parce que sauver Juve c’était arracher Fandor à une mort certaine.
– Et qu’est-ce que cela peut te foutre ?
– Cela me fait, dit la Guêpe, que je tiens à la vie de Fandor.
– Parce que tu l’aimes, peut-être ?
– Parce que je l’aime, en effet.
Un gémissement étouffé s’éleva. Dans leur colère, dans leur rage, les apaches s’étaient bousculés, rapprochés de la Guêpe et ils avaient heurté l’infortuné blessé, le Bedeau qui gisait toujours à terre.
Son bandeau avait glissé de sa tête tuméfiée ; instinctivement la Guêpe voulut se pencher auprès du malade pour arranger son pansement. Mais, quelqu’un s’interposa entre elle et lui : Fleur-de-Rogue.
– Non, pas toi, hurla-t-elle, caponne, moucharde, tu es indigne de toucher à mon homme, et tout à l’heure il faudra bien qu’il m’accepte, qu’il me reprenne. Moi seule je le soignerai. Tu n’as plus rien à faire ici. On a soupé des mijaurées de ton espèce, des sucrées de ton genre, des crâneuses comme toi qui viennent faire leurs manigances au milieu de nous. Toi à qui l’on a jamais connu un amant, toi qui ne veut de personne parmi les aminches, allumeuse que tu es et propre à rien au bout du compte.
– Fleur-de-Rogue, hurla la Guêpe, tais-toi, tu ne sais pas ce que tu dis.
Mais Le Barbu avait empoigné la pierreuse par le bras, cependant que Mort-Subite repoussant la Guêpe en la frappant à l’épaule, l’envoyait à l’autre bout de la pièce.
– Assez jaspiné les femelles, hurla le Barbu, toi, Fleur-de-Rogue, fit-il, occupe-toi de ton homme et boucle ta babillarde. Quant à toi, la Guêpe, on a un compte à régler, le tien et c’est le dernier. Bouge pas de là, on va décider.
Immobile, la Guêpe ne bronchait pas, défiant tout le monde.
– Faut la crever, disait-il, la crever comme une chienne, comme une bête puante qu’elle est.
Mort-Subite, avec un sourire féroce, avait pris son revolver. Il en caressait la crosse, comme un amant caresserait sa bien-aimée, il vérifiait le contenu du barillet.
– Encore cinq pruneaux, murmura-t-il, de quoi la moucher de la belle façon.
Mais le Barbu s’interposait :
– Pas de rigolo, décida-t-il, ça fait du tapage, allons-y les copains, à coups de lingue.
Mort-Subite imitant le Barbu, prit dans sa poche le terrible couteau à la lame aiguisée dont l’acier scintilla dans la pénombre de la pièce. Mais Fleur-de-Rogue intervint :
– Pas ici, les copains, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? j’en ai bien assez d’un sur le point de crever, faudrait pas me coller un cadavre dans la carrée.
Le Barbu approuva :
– Fleur-de-Rogue a raison. Allons dehors.
Et du doigt il désignait le terrain vague qui s’étend entre la rue de la Liberté et la place du Danube.
La jeune fille impassible, écouta prononcer la terrible sentence, mais ne regarda même pas les deux seuls êtres, qui, parmi les apaches, ne s’étaient pas encore prononcés : Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf.
– Que faire ? demanda Bec-de-Gaz.
– Que faire ? répondit Œil-de-Bœuf comme un écho.
Le Barbu s’adressa à la fleuriste :
– Allons, ouste, passe devant, fit-il, et ne cherche pas à te débiner, t’as joué, t’as perdu, faut payer.
La Guêpe ne bougea pas :
– Je ne vous reconnais pas comme juges, dit-elle.
– Crénom, jura le Barbu, j’aime pas beaucoup qu’on me défie, obéiras-tu, oui ou non ? La Guêpe, tu as perdu. Plus tu résisteras, plus ton châtiment sera terrible.
Et soudain les apaches s’arrêtèrent, interdits. Un homme venait d’entrer, drapé dans un grand manteau noir, le visage dissimulé derrière un loup, son grand chapeau de feutre abaissé sur le front :
– Fantômas, murmurait-on, le patron.
– Oui, Fantômas, déclara celui-ci d’une voix tonitruante, et je vous ai entendus, et je suis furieux. Toi, le Barbu, d’abord de quel droit te permets-tu de juger, de condamner, suis-je le maître, oui ou non ?
– Mais, tu n’étais pas là, Fantômas, et Bébé nous a donné des preuves.
– Rien à faire, cria Fantômas, quand on juge, il faut que je sois là et si quelqu’un doit prononcer une sentence c’est moi, moi seul. Dans la Bande des Ténébreux, j’ai seul le droit de punir et le devoir de châtier.
Fantômas se tourna vers la Guêpe, qui le regardait les yeux fous.
– Oh, fit-il, ne t’imagines pas, la Guêpe, que ma présence va te sauver, je sais que tu es coupable et ton châtiment sera terrible, plus terrible peut-être encore que celui qu’on voulait t’imposer. Mais ton heure n’est pas encore venue.
Ayant ainsi parlé, Fantômas montra l’infortuné Bedeau qui râlait toujours sur son matelas.
– Cet homme se meurt, déclara-t-il, il agonise. Dans une heure il ne sera plus si vous l’arrachez aux soins de la Guêpe. Qu’elle le sauve d’abord, nous verrons ensuite.
– Patron, dit Bébé, on voit bien que tu ne la connais pas. Si on la laisse libre, un quart d’heure seulement, la Guêpe va se débiner, nous ne la retrouverons plus.
Fantômas toisa le jeune apache :
– Qui t’a prié de parler, Bébé ? Quand on a des choses inutiles à dire, on la boucle. Tiens-toi-le pour dit. Je sais ce que je dois faire. D’abord, tu vas commencer par calter d’ici, et vivement. Toi aussi le Barbu, toi de même Mort-Subite. Triples crétins que vous êtes. Vous ignorez donc que la police est sur vos traces en ce moment, et que si vous ne vous éparpillez pas au plus tôt, elle va, en un facile coup de filet, mettre à l’ombre tous les agresseurs du marchand de cochons. Défilez-vous aux cinq cents diables et sans perdre une minute.
– Mais, hasarda Bec-de-Gaz, et la Guêpe ?
– La Guêpe ? fit Fantômas, elle est à moi et je la garde. Maintenant, il faut deux d’entre vous pour m’aider. Toi, Bec-de-Gaz, et toi, Œil-de-Bœuf. Vous allez rester là dans le voisinage. Surveillez les approches de la police. Vous savez siffler, ne manquez pas de le faire si les circonstances l’exigent. Quant à la Guêpe, elle va soigner le Bedeau. Dans une heure le malade sera sauvé ou mort, dans une heure, avec l’aide de Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, moi, Fantômas, j’emmènerai la Guêpe, et je vous jure, les copains, que vous serez satisfaits lorsque vous saurez ce qui lui arrive. Allez.