Текст книги "La livrée du crime (Преступная ливрея)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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Le gardien partit, Fandor se précipita sur Juve.
– Mais enfin, demandait le journaliste, qui croyez-vous donc que peut être M. Thorin ?
– Je t’ai dit d’aller là-bas, d’entrer dans cette pièce derrière ce malheureux veuf inconsolable. Tu m’as compris j’imagine ?
Deux minutes plus tard, M. Thorin faisait son apparition dans le cabinet directorial où Juve l’avait fait mander. Le malheureux homme apparaissait dans un état lamentable, éperdu de douleur, sanglotant.
– Hélas, monsieur, commença Juve.
Mais, dans le corridor voisin, dans le corridor où Jérôme Fandor se trouvait, un vacarme venait de naître, un juron avait retenti. Un cri, un cri de femme lui avait répondu.
26 – LIBRE ENCORE UNE FOIS
– Encore un vin blanc, Bec-de-Gaz.
– Encore un, Œil-de-Bœuf. Et toi, ma vieille branche ?
– Ça n’est pas de refus, Bec-de-Gaz. À nous deux, on peut encore s’enfiler une bouteille.
– Toujours au même prix, pas vrai, Œil-de-Bœuf ?
– Sûr alors, c’est rien chouette, de bouffer et de licher aux frais de la princesse.
– C’est pas pour dire, mais voilà bien la première fois que ça m’arrive. Aussi mon vieux, faut savoir en profiter.
Les deux apaches, confortablement installés, débouchaient une seconde bouteille de vin blanc, attaquèrent un énorme pâté de lièvre qui se trouvait placé entre eux sur la table d’une cuisine.
Un troisième couvert attendait.
Bec-de-Gaz, la bouche pleine, s’arrêta un instant de mastiquer :
– Et la Guêpe, qu’est-ce qu’elle devient ? Comment que cela se fait qu’elle n’est pas encore venue manger avec nous ?
– Bah, probable qu’elle n’est pas loin. La poule n’est pas encore sortie de son poulailler.
– Pourvu qu’elle ne se soit pas débinée. Qu’est-ce que nous prendrions avec Fantômas.
– Débinée ? sourit Œil-de-Bœuf, ça c’est comme des dattes. Il la connaît Fantômas, pour savoir ousqu’il faut boucler les gens et avec des gardiens de prison comme nous, qui sont à la coule de tous les trucs.
– T’as raison, Œil-de-Bœuf, la voilà.
Or, celle-ci n’était autre que l’infortunée fleuriste condamnée quelques jours auparavant par le Tribunal des Apaches à être exécutée séance tenante et dont le supplice avait été différé sur les ordres de Fantômas, fort heureusement intervenu pour elle en temps voulu.
Aidé des deux amis Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, Fantômas estimant que lui seul, en sa qualité de chef de bande, avait le droit de juger et de punir, avait enlevé la jeune fille et l’avait obligée à monter dans une voiture automobile et conduite dans une retraite où elle allait être mise sous la garde des deux apaches.
Or, ceux-ci n’avaient pas été peu surpris de voir que Fantômas la conduisait à Neuilly, dans une propriété que les uns et les autres connaissaient fort bien, l’agence Thorin.
– M’est avis, avait alors murmuré Bec-de-Gaz à Œil-de-Bœuf, pendant que l’on traversait mystérieusement le grand parc au milieu duquel s’élevait l’ancien couvent, que Fantômas doit avoir des combines avec le père Thorin, patron de cette boutique, et que ce n’est pas sans raison qu’il amène ici la Guêpe.
Le Roi du Crime avait fait descendre la Guêpe dans de vastes sous-sols et l’avait conduite tout à l’extrémité du bâtiment, dans une sorte de petite cellule étroite et sombre.
Fantômas avait alors dit à La Guêpe :
– C’est là que tu vivras, que tu demeureras, jusqu’au jour où il me plaira de t’en faire sortir.
Puis, l’Insaisissable, se tournant vers Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, leur avait déclaré :
– Je vous institue ses gardiens. Vous allez rester dans la pièce qui précède la chambre de la Guêpe et vous l’empêcherez de sortir d’ici quoiqu’il arrive, quoiqu’il advienne. En aucun cas vous ne devez vous absenter, mais vous êtes libres de faire tout ce qu’il vous plaira. Je vous interdis cependant de toucher un seul cheveu de la tête de votre prisonnière.
Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz avaient accepté non sans enthousiasme les ordres du patron. Ils entrevoyaient, étant données les cuisines qu’ils avaient traversées pour parvenir à leurs appartements particuliers, un avenir de ripaille qui leur convenait fort. Et dès le premier jour, ils avaient fait honneur à des repas succulents, à d’excellents vins qui leur faisaient oublier les longueurs de la captivité, car en réalité, ces deux geôliers chargés de surveiller leur prisonnière étaient aussi prisonniers qu’elle. Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz s’en consolaient aisément, passant de longues après-midi à fumer des cigarettes, étendus sur le plancher, ou alors, se livrant à d’interminables parties de cartes. Ils avaient escompté, l’un et l’autre, l’avantage de pouvoir avancer leurs affaires amoureuses avec la Guêpe pendant ce tête-à-tête. Et chacun des deux hommes s’avouait à part soi qu’il aurait favorisé pour un peu l’évasion de la prisonnière, si celle-ci lui avait manifesté un tant soi peu de sympathie.
Mais, outre qu’il leur aurait été difficile de s’en aller sans qu’on le remarquât, il se trouvait que leur situation auprès de la fleuriste ne devait se trouver aucunement modifiée.
La Guêpe observant un mutisme absolu ne sortait de sa cellule que pour aller prendre ses repas, et ceux-ci étaient silencieux, moroses. La Guêpe demeurait perpétuellement la tête basse, le nez planté dans son assiette, sans souffler mot.
Conformément à l’habitude, ce matin-là, la Guêpe était venue se joindre à ses deux gardiens pour prendre son repas. Il était environ onze heures et quart du matin. Soudain, les trois convives s’arrêtèrent brusquement, écoutèrent un bruit étrange suivi de plusieurs autres, également surprenants et mystérieux, qui venaient de l’étage au-dessus, c’est-à-dire du rez-de-chaussée. On aurait dit une détonation sourde, puis des bruits de pas précipités, des clameurs étouffées.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda la Guêpe.
Bec-de-Gaz, profitant de sa haute taille, monta sur la table qui, appuyée le long du mur, constituait pour lui un véritable escabeau lui permettant d’arriver jusqu’à la hauteur du soupirail ouvert au niveau du sol. Bec-de-Gaz s’agrippa aux barreaux de fer. Il y réussit avec peine, mais c’était en vain qu’il regardait ainsi à l’extérieur de la maison. Plus rien. Il redescendit.
– Si qu’on recommencerait à bouffer ? suggéra-t-il.
C’était aussi l’avis d’Œil-de-Bœuf, mais la Guêpe était allée jusqu’à la porte d’entrée de la salle. Elle avait entendu du bruit, des pas précipités, et comme elle s’avançait, elle dut s’arrêter net pour reculer ensuite. La clef avait tourné dans la serrure, sous une violente poussée, la porte s’était ouverte, sept ou huit individus pénétrèrent dans la salle de la prisonnière et de ses gardiens.
Or, si la Guêpe et les deux apaches, rivés à son existence, étaient stupéfaits de cette brusque irruption, parmi les individus qui pénétraient ainsi, il s’en trouvait qui n’étaient pas moins étonnés.
Bec-de-Gaz venait d’apercevoir l’un d’eux, dont le visage terreux paraissait plus sombre encore éclairé qu’il était par un rayon de lumière et il s’écriait :
– Le Barbu. Ah mince alors. Le Barbu, ici et fringué comme un larbin de grande maison.
Le Barbu, en effet, qui avait sacrifié sa moustache et sa barbe, ne conservant que des favoris noirs et épais, était vêtu d’un pantalon de drap sombre, liseré de rouge à la couture, et au lieu de veston, portait un gilet rayé jaune et noir avec des manches de lustrine.
Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz étaient à peine revenus de leur stupéfaction que la Guêpe, à son tour, poussait un cri de terreur et d’inquiétude. Elle venait de reconnaître, parmi les arrivants, son plus redoutable ennemi, l’homme qui l’avait accusée, trahie auprès des Ténébreux : le subtil et féroce Bébé.
Celui-ci était enveloppé des pieds à la tête, dans une sorte de capote grise à deux rangs de boutons et coiffé d’une casquette à visière cerclée de cuivre. Bébé affectait ainsi l’allure d’un mécanicien de taxi-automobile.
Derrière lui venait une femme : Adèle, et la maîtresse de Bébé ne portait pas ce jour-là une de ces toilettes tapageuses et voyantes dont elle avait le secret, mais bien la robe noire, simple et modeste, de femme de chambre. Son déguisement, d’ailleurs, se complétait fort bien par un tablier blanc attaché à la taille.
À ces apaches, ainsi travestis, se mêlaient quelques bonnes figures de domestiques véritables, dont les regards inquiets, stupéfaits, les physionomies abasourdies et honnêtes, faisaient contrastes avec les faces hargneuses et mauvaises des membres de la bande des Ténébreux.
Mais que signifiait tout cela ?
Cependant que Bébé foudroyait du regard la Guêpe qui lui avait échappé par suite de la volonté de Fantômas, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz s’entretenaient à mots couverts et rapides avec le Barbu :
– De quoi qu’y retourne ? avait interrogé l’un d’eux, cependant que le Barbu, haussant les épaules, répliquait à mi-voix :
– On ne sait pas, on était là dans la tôle, convoqués par Fantômas, histoire de se faire passer pour des larbins, tu sais le patron, il a toujours des combines à la manque que l’on ne comprend pas. Voilà t’y pas que tout d’un coup, y a pas cinq minutes, on était en train de blaguer tous ensemble, dans les salles là-haut, lorsqu’on a entendu comme qui dirait une explosion. Un coup de pétard.
– C’est vrai, dit Œil-de-Bœuf, même que j’étais en train de prendre mon quatrième vin blanc, j’ai failli l’avaler de travers, j’en ai toussé pendant près de cinq minutes.
Le Barbu continua :
– Une seconde après ce coup de Trafalgar, voilà-t-y pas qu’une petite bonne s’amène en poussant des hurlements comme si elle avait vingt-cinq diables derrière. Puis, dame. Après, il y a eu le bordel, le grand chambard. On est resté pendant plus d’une demi-heure à ne pas savoir quoi faire, à courir de tous les côtés : personne ne voulait nous laisser entrer dans le bureau du patron, faut croire que c’est là que c’est passé le tabac.
– Le patron ? Quel patron ? demanda Bec-de-Gaz. Fantômas a un bureau ici ?
À son tour, Œil-de-Bœuf imposa silence à son ami :
– Ta gueule, grande bête, fit-il, on voit bien que tu ne comprends rien pour demander de pareilles choses, le patron que veut dire le Barbu, c’est le père Thorin.
– Naturellement, dit le Barbu.
Cependant, la Guêpe, triomphant de son mutisme et se décidant à parler, interrogea :
– Fantômas est ici ? L’avez-vous vu ? Est-ce lui qui avait…
Le Barbu haussait les épaules :
– T’en as de bonnes, ma fille, est-ce qu’on sait jamais de quoi qu’il retourne avec Fantômas ? Voilà bien deux heures qu’on ne l’a pas vu. Mais ce qui est sûr et certain c’est qu’il est entré dans cette tôle avec nous et qu’il n’a pas dû encore en sortir.
– Tout ça, grommela Adèle, qui allait et venait dans la pièce, l’arpentant furieusement de long en large, tout ça c’est des trucs à la manque, qui ne me vont pas du tout.
Puis, elle se rapprocha de Bébé, lui passa le bras autour du cou, l’embrassa sur la nuque :
– Dis voir, mon chéri, murmurait-elle, t’as pas le trac ? paraît qu’il y a des flics plein la boutique.
– Laisse donc, l’Adèle, pas la peine de nous faire remarquer.
En disant ces mots, le jeune apache jetait un regard sournois dans la direction de deux valets de chambre, qui, tapis au fond de la pièce, semblaient prêter l’oreille et vouloir écouter plus qu’il n’était correct peut-être la conversation du Barbu et de Bec-de-Gaz, à laquelle se mêlait naturellement Œil-de-Bœuf.
Les deux valets de chambre parurent un instant gênés d’être ainsi dévisagés par Bébé. Ils tournèrent la tête, firent quelques pas, comme pour se dissimuler dans la pénombre à contre-jour. Mais, à ce moment, des rumeurs montaient et l’on percevait au-dessus du sous-sol des voix de gens qui se disputaient, on entendait des pas précipités, des allées et venues.
Bec-de-Gaz qui avait repris son poste d’observation et était monté sur la table afin d’avoir les yeux à la hauteur du soupirail, poussa un juron :
– Ah nom de nom, fit-il, qu’est-ce que tout cela signifie ? Il s’en amène tout le temps. Voilà encore deux flics qui viennent de rentrer dans le jardin.
L’apache redescendit de son observatoire. Ses camarades se groupaient autour de lui.
– Je ne sais pas si je me trompe, grogna Le Barbu, mais j’ai comme une idée que ça va chauffer. Fantômas a dû faire une combine qui ne réussit peut-être pas, et à nous faire descendre ainsi dans cette espèce de cave, il nous met dans une sale position. Moi je donnerai bien dix ronds pour débiner.
Bébé s’approcha :
– Sûr qu’on a été mouchardé. C’est un traquenard. On est vendu, on va être bouclé.
– Qu’est-ce que tu dis ? balbutia Bec-de-Gaz qui jetait autour de lui des regards de plus en plus troublés et négligeait absolument de s’occuper de la prisonnière.
– Je dis, répéta Bébé, qui a des mouches parmi nous.
Et, imperceptiblement, il désignait d’un coup d’œil les deux valets de chambre qui, quelques instants auparavant, écoutaient leur conversation et qui, s’étant glissés le long du mur, paraissaient commander la porte d’entrée faisant communiquer la vaste salle du sous-sol avec l’escalier conduisant au rez-de-chaussée.
Les apaches dévisageaient les suspects que leur désignait Bébé et, soudain, Œil-de-Bœuf murmura :
– Bébé a raison. Je crois bien que je les reconnais. C’est des flics de la préfectance.
Le Barbu aussi les reconnaissait :
– Léon et Michel, ce sont eux, les inspecteurs.
Soudain, les apaches prirent une décision spontanée et, sans même se donner le mot d’ordre, avec des souplesses de félins, ils bondirent vers la porte, décidés à s’enfuir, à sortir de là, à ne pas se laisser prendre et à disputer chèrement leur existence si on leur faisait quelque opposition.
Les membres de la bande des Ténébreux ne s’étaient pas trompés. À peine avaient-ils esquissé ce geste, que les deux valets de chambre suspects à leurs yeux se précipitaient sur eux.
Deux coups de revolver retentirent, suivis de cris, puis on entendit des gémissements sourds, des plaintes. Les chaises et les tabourets volèrent. La grande table fut démolie en un instant. Les barricades se dressèrent et le sous-sol se trouva brusquement transformé en champ de bataille.
Les apaches s’étaient imaginé qu’ils auraient rapidement raison de Léon et Michel. Mais ils avaient compté sans les trois ou quatre domestiques qui se trouvaient également là. Appartenaient-ils aussi à la police ? ou simplement, honnêtes gens, avaient-ils compris que leur conscience leur ordonnait de se mettre du côté de ceux qui avaient à se défendre, plutôt que de celui des gens qui se prétendaient attaqués.
Certes, les Ténébreux remportèrent un premier succès en jetant à bas l’infortuné Michel qui reçut à l’épaule un violent coup de couteau et s’effondra sur le sol, dans une mare de sang. Mais le Barbu, d’autre part, était à demi assommé par un violent coup de poing. Œil-de-Bœuf, surpris, se sentit passer les menottes et, s’il restait libre dans la salle, il était désormais inoffensif. En revanche, dans le camp des assaillis, un homme encore tombait par terre, la figure à moitié démolie par un coup d’escabeau. Bec-de-Gaz, prudemment, était resté en arrière, se contentant de passer des projectiles à ses copains. Soudain, il poussa un cri de rage :
– Ah, nom de Dieu, la garce, la voilà qui se débine. Bébé avait raison. C’est une mouche de la police et elle nous a roulés.
La fleuriste, en effet, avait réussi à se distraire pour ainsi dire de la foule, à y passer inaperçue. Puis, profitant de la première bagarre, elle s’était éclipsée. Certes, elle avait eu un moment d’émotion lorsqu’elle avait frôlé les deux valets de chambre qui n’étaient autres que Léon et Michel, mais ceux-ci favorisaient son évasion, lui sembla-t-il. Il n’en était rien, mais au moment précis où la fleuriste se glissait derrière eux, ils avaient à parer à une autre difficulté, autrement grave, qui surgissait devant eux, c’était la bande des apaches prêts à bondir, désireux de se frayer un chemin par la force, au besoin, pour sortir du sous-sol.
Cependant que la bataille continuait, la fleuriste, dont le cœur battait à rompre, gravit lestement les trente marches du petit escalier tournant qui permettait d’arriver au rez-de-chaussée. Elle se trouva en face d’un étroit couloir, obscur, long et désert. Où conduisait ce couloir ? Elle n’en savait rien, mais peu lui importait. L’essentiel était de fuir. Il n’y avait pas d’autre issue. La Guêpe s’engagea dans le boyau étroit et parvint à une porte qui, précisément, s’ouvrit au moment où elle allait la pousser.
– Jérôme Fandor. Ah, mon Dieu, cria la Guêpe.
Mais la jeune fille n’eut pas le temps de rebrousser chemin. L’homme qui s’était présenté devant elle – et c’était bien le journaliste – l’avait prise par les poignets, l’attirait au milieu de la pièce, la regardait en pleine lumière, les yeux dans les yeux. La jeune fille atterrée, se laissait faire, épouvantée du spectacle qui se déroulait autour d’elle. Et il y avait de quoi, en effet, demeurer terrifiée d’émotion. Ses yeux hagards considéraient le plancher, les murs, le plafond, et partout où son regard s’arrêtait, partout il y avait des éclaboussures rouges, des ruisseaux rouges, du sang. Rien que du sang, du sang toujours.
Quel était ce spectacle horrible et que signifiait cette effroyable aventure ?
La malheureuse crut défaillir tant son émotion était forte, mais elle eut encore une telle surprise que sa nouvelle découverte, au lieu de l’abattre définitivement, surexcita ses nerfs, la ranima, lui donna comme une vigueur nouvelle pour résister aux émotions qu’elle éprouvait.
À côté de Fandor, dans la salle, se trouvaient encore deux hommes. L’un d’eux n’était autre que Juve, le célèbre policier, que la fleuriste, assurément, devait connaître, car ses lèvres tremblantes murmuraient machinalement son nom.
Et enfin, un troisième personnage était un petit homme gros, court, trapu, aux épaules courbées et dont le visage indéfinissable semblait, pour ainsi dire, dissimulé sous une chevelure mystérieusement longue, et une barbe anormalement épaisse.
La jeune fille demeura un instant immobile, puis, elle esquissa un geste de recul, mais Juve à son tour, s’était approché d’elle, et la reprenait par le bras. Fandor l’avait lâchée, mais il était devenu terriblement pâle. Juve la considéra un instant, puis, brutalement, lui ordonna :
– Allons, avouez. Inutile de jouer plus longtemps la comédie. Je vous reconnais. Nous savons qui vous êtes et vous n’échapperez pas.
La Guêpe leva les yeux vers le policier et une vive rougeur empourpra son visage, un sanglot lui monta à la gorge. Elle eut une révolte soudaine.
Juve laissa tomber au milieu du silence ces étranges paroles :
– La Guêpe, membre de la bande des Ténébreux, la fleuriste de nuit, la femme qui rôde dans les bouges de Belleville, celle que courtisent depuis si longtemps les apaches Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, celle que Bébé dénonce comme traître et parjure, c’est vous, et cela n’étonnera personne que vous ayez à la fois cette réputation d’honnêteté et de culpabilité. Allons, la Guêpe, ne nous dissimulez pas plus longtemps que vous êtes Hélène Gurn, la fille de Fantômas.
– Juve, s’était écrié Fandor.
Mais le policier, d’un geste brusque, intimait à Fandor l’ordre de se taire.
L’inspecteur de la Sûreté, avec une profonde ironie, se tournant du côté du personnage qui avait assisté muet à cette scène, et le regardant fixement, lui déclarait :
– Oui, monsieur Thorin, permettez-moi de vous présenter, en la personne de mademoiselle, la fille du plus sinistre bandit qui soit au monde, la fille de Fantômas. Soyez, du reste, assuré que cette découverte ne me surprend pas. Il y a déjà longtemps que je soupçonnais qui était la Guêpe, en réalité. Je suis heureux de l’avoir percée à jour, d’autant plus que la présence de la fille me rassure. Du moment qu’elle se trouve ici, c’est que le père n’est pas loin.
Juve, tout en prononçant ces paroles, se livrait à une mimique étrange et surprenante. Sur une table toute voisine de lui et bien en évidence, il venait de placer un couteau-poignard ouvert. Une lame longue, épaisse, effilée, étincela dans la pénombre de la pièce. Juve qui avait fait ce geste machinal, semblait oublier volontairement cette arme et se rapprocha tout en parlant de M. Thorin.
Il répéta avec une surprenante insistance :
– C’est que Fantômas n’est pas loin.
Et après avoir prononcé ces paroles qui ne diminuaient en aucune façon le trouble du tenancier du bureau de placement, le policier jetait un coup d’œil furtif par la porte entrebâillée, qui donnait sur le couloir, en même temps qu’il regardait, par la porte voisine qui communiquait avec l’extérieur, dans la direction du jardin. Le policier était perplexe, il semblait chercher quelque chose. Fandor s’était reculé au fond de la pièce avant que Juve eût parlé, il avait reconnu la Guêpe.
Certes, elle était merveilleusement changée, grimée ; sur ses cheveux blonds et bouffants, elle avait disposé avec une adresse remarquable une perruque de cheveux noirs de jais, mais il était impossible pour quelqu’un qui la connaissait comme Fandor, et qui cette fois la voyait en face, de ne point la reconnaître. Et malgré les tragiques circonstances dans lesquelles il se trouvait, malgré le mystère angoissant qui régnait autour d’eux, Fandor oubliait les gens qui l’entouraient, les choses qui se passaient, pour ne plus avoir d’yeux et de pensées que pour la fille de Fantômas.
Brusquement, le journaliste poussa un hurlement sauvage et se précipita. Trop tard. L’espace d’une seconde avait suffi.
Alors que Juve s’était approché de la porte donnant sur le jardin, M. Thorin, avec une extraordinaire agilité, s’était élancé dans la direction de la table où Juve avait oublié, comme par négligence, le couteau-poignard. Redressant son dos courbé, bondissant comme un tigre, M. Thorin s’était saisi de l’arme, et, levant un bras meurtrier, il l’abaissa avec une féroce violence entre les épaules du policier.
Mais M. Thorin, en même temps qu’il frappait recula, abasourdi de ce qui se produisait. Il semblait que la lame du poignard n’avait pas pénétré dans le corps de la victime. Instinctivement, Thorin regardait l’arme avec laquelle il venait de frapper. Il poussa un cri de dépit : le poignard, en effet, était une arme truquée et à la moindre pression la lame rentrait dans l’intérieur du manche creux.
Juve, cependant, qui avait chancelé sous la violence du coup, se retourna et, revolver au poing, hurla, l’air ravi :
– Ah cette fois je vous y prends, Thorin et Fantômas ne font qu’un. J’attendais cette agression pour me convaincre. Ne bougez…
Juve n’acheva pas. Plus vif que l’éclair, le faux Thorin n’avait pas hésité une seconde, il avait bondi sur Juve, et cette fois, avec le manche du poignard il le frappait à la tête : Juve tomba inerte sur le plancher, en poussant un sourd gémissement. Sans s’attarder pour achever son plus redoutable ennemi, Fantômas sauta dans le jardin. L’arrêterait-on dans sa fuite ? Fandor avait emboîté le pas. Mais, entre Fantômas et lui se dressait qui ? La Guêpe, la fille de Fantômas, parbleu.
– Fandor, supplia-t-elle, tuez-moi si vous voulez, mais moi vivante, vous ne le poursuivrez pas.
Des cris, cependant, de tous côtés. Ils venaient du sous-sol. Aux imprécations des apaches se mêlaient les appels des policiers. De part et d’autre, on criait au secours et de temps en temps, on entendait des coups de revolver auxquels succédaient des cris de douleur, des gémissements.
– Hélène, disait Fandor, c’est infâme, je ne puis consentir.
– Pour l’amour de Dieu, écoutez-moi, Fandor. Écoutez celle qui veut vous sauver, vous et votre ami Juve. Écoutez celle qui vous aime.
Fandor eut une seconde d’hésitation. La fille de Fantômas lui prit le bras. Elle le fit se retourner.
– Regardez, il vit mais il souffre.
Et la jeune fille désignait Juve étendu sur le sol, à demi évanoui, mais dont le visage crispé grimaçait. Fandor eut un regard de désespoir pour son plus cher ami. mais que pouvait-il faire ? Son devoir ne rappelait-il pas sur les traces de Fantômas, qui, assurément, allait pouvoir être pris si Fandor le rejoignait dans le jardin, s’il avait le temps d’informer la police qui en gardait les issues de ne pas laisser s’échapper M. Thorin. Un mot suffisait. Fandor allait mettre son projet à exécution, mais encore une fois la fille de Fantômas l’en empêcha :
– Écoutez, dit-elle.
Un grand bruit de portes brisées venait de retentir. Puis des pas sonores dans l’escalier.
– Les voilà qui montent, souffla la fille de Fantômas, nous sommes perdus, et Juve dans une seconde sera mort si vous l’abandonnez.
– Hélène, je vous comprends, vous faites l’impossible pour sauver votre père. Erreur, ceux qui remontent sont les inspecteurs de la Sûreté. Ils sont descendus tout à l’heure pour arrêter les membres de la bande des Ténébreux.
– Mais ils auront été les moins forts, croyez-moi, Fandor, restez-là et préparez-vous à vous défendre contre les agresseurs si vous voulez qu’ils épargnent Juve, pas un mouvement.
Fandor venait d’apercevoir du fond du couloir ceux qui s’approchaient, referma la porte d’un geste brusque :
– Vous avez raison Hélène, et je vous remercie.
En effet, Fandor venait d’apercevoir en tête de ceux qui s’approchaient, le sinistre Bébé suivi de Bec-de-Gaz, derrière lequel marchait Œil-de-Bœuf. Fandor l’arme au poing attendit malgré l’ébranlement des coups de poing contre le bois.
– Ouvrez, hurlaient les voix terribles et coléreuses, pas la peine de résister, nous vous aurons.
La fille de Fantômas, très pâle, s’était agenouillée auprès de Juve qui venait d’ouvrir les yeux.
– Je souffre, gémissait le policier.
Un panneau de la porte céda sous l’effort et une balle tirée alla s’aplatir sur la muraille.
Fandor jugeait la situation désespérée. Dans quelques secondes la porte allait être enfoncée. Les forcenés se précipiteraient sur lui, sur Juve hors d’état de se défendre. Sur l’innocente victime coupable seulement d’être née fille de son père. Il se rapprocha d’Hélène.
Les deux jeunes gens attendaient.
– Rien à faire, n’est-ce pas ?
– Rien, à moins que la police n’arrive.
La fille de Fantômas leva les yeux au ciel, puis, désignant du geste de la main la porte qui, peu à peu pliait, menaçait de céder :
– Jurez-moi, Fandor, dit-elle, que lorsqu’ils entreront, votre premier coup de feu sera pour moi. Je ne veux pas tomber entre leurs mains.
Fandor ne répondit rien mais il se rapprocha de la jeune fille, ouvrit ses bras, la serra sur sa poitrine :
– Hélène, murmura-t-il, je vous aime, follement.
Les deux jeunes gens tressaillirent. Une balle venait de siffler à leurs oreilles. On entendit la voix de Bébé :
– Les salauds s’en payent. Ils nous ont même pas attendus.
Fandor et la fille de Fantômas rompirent, non sans avoir eu soin de mettre Juve toujours inanimé hors d’atteinte des balles meurtrières que les bandits tiraient à travers le panneau de la porte à demi fendue.
– Lui aussi, dit Fandor, en songeant à Juve, recevra le coup de grâce avant que les bandits soient arrivés jusqu’à lui.
Puis, brusquement, des imprécations. Les bandits font volte-face. La fusillade. Fandor s’écrie :
– La police. Nous sommes sauvés.
Et Fandor avait raison. En quelques secondes, les apaches se sont évanouis. Le mortellement des poings sur le bois de la porte s’est interrompu.
Juve, peu à peu, revenait à la vie, il s’asseyait lentement, mais à l’oreille de Fandor, la fille de Fantômas balbutiait :
– La police, mais alors mon père ?
Et la jeune fille avait pour le journaliste un regard douloureux et Fandor à ce moment, bien que Fantômas fût son plus mortel ennemi, aurait volontiers ordonné la mise en liberté du misérable.
Cependant, les policiers se rapprochent, on entend la voix de Léon qui parlemente de l’intérieur du sous-sol, avec les chefs de la brigade mobile convoqués depuis longtemps par Juve et qui arrivaient enfin.
Fandor, par l’embrasure d’une fenêtre, reconnaît un brigadier de ses amis.
– Qui vous a dit, hurle-t-il, qu’il y avait ici toute la bande des Ténébreux ?
– Parbleu, comme nous attendions à l’extérieur les ordres de M. Juve, le patron de l’établissement est accouru comme un fou. Vous savez bien le père Thorin, il nous a dit…
Mais Fandor n’écoutait plus.
– Soyez contente, Hélène, dit-il à celle qui se trouvait contre lui. Il est libre, encore une fois.
FIN