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La livrée du crime (Преступная ливрея)
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Текст книги "La livrée du crime (Преступная ливрея)"


Автор книги: Марсель Аллен


Соавторы: Пьер Сувестр
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« – Dans ce cas, lui ai-je répondu, je suis tout à votre disposition.

« M. Backefelder m’a alors raconté une histoire étrange, que je vous résume en m’efforçant de traduire aussi exactement que possible, le sens des propos qu’il m’a tenus : …M. Backefelder était parti de New York avec deux liasses de billets de banque français, représentant chacune une valeur d’un million. Ces liasses étaient dissimulées dans le double fond d’une malle contenant des vêtements et que M. Backefelder avait fait déposer dans sa cabine avec d’autres sacs, d’autres valises. Ce passager, qui avait l’intention de repartir dans une huitaine pour l’Amérique, n’apportait pas de bagages plus importants et n’avait fait enregistrer aucun autre colis. Or, ce qui étonnait M. Backefelder, c’est qu’on lui ai volé seulement la moitié de l’argent qu’il apportait. Je me suis rendu avec lui dans sa cabine que nous avons inspectée minutieusement, mais en vain, nous n’avons trouvé aucune trace anormale, aucun indice pour nous mettre sur la piste du voleur. Le lendemain, sitôt mon travail du matin terminé, je suis allé frapper à la cabine de M. Backefelder pour savoir si il y avait du nouveau, mais mes appels sont restés sans réponse. Inquiet, redoutant quelque malheur, un accès de désespoir, j’ai fait ouvrir la porte par le serrurier. La cabine était vide, la couchette n’était pas défaite. M. Backefelder ne devait pas avoir passé la nuit chez lui. Redoutant un drame, par précaution, j’ai fait fermer à double tour la cabine en question et ordonné que l’on recherchât immédiatement le passager. Or, il nous a été impossible de le retrouver.

– Pourvu, s’écria M. Marquet-Monnier, que l’audacieux voleur qui s’est emparé des billets de banque n’ait pas aggravé sa faute en commettant un crime.

– Je ne sais pas, monsieur. Tout est possible.

Juve suggéra :

– Un accident arrive facilement… Vous parliez tout à l’heure, monsieur le commissaire, d’une soirée de gros temps, quelqu’un d’inexpérimenté se promenant la nuit sur un pont peut très bien être précipité à la mer par un coup de roulis.

Mais le commissaire interrompit le policier :

– Je vous ai précisément signalé le roulis de tout à l’heure, avec l’intention bien nette de vous répondre lorsque vous envisageriez l’hypothèse d’un accident, que la mer, quoique houleuse, n’était pas assez mauvaise pour qu’on puisse former une telle supposition. Non. Je m’arrêterai plutôt à l’hypothèse d’un crime, à un suicide. Car il est bien évident que monsieur Backefelder après avoir disparu n’a pas reparu.

– Un suicide, murmura Juve, je me demande pourquoi. M. Backefelder avait-il l’air très affecté par la perte de son argent ?

– Pas beaucoup, monsieur.

– Ah, fit Juve, qui, après avoir réfléchi quelques instants, demanda :

– Cette cabine, peut-on la voir, monsieur le commissaire ?

Après une seconde d’hésitation, l’officier y consentit :

– Vous êtes inspecteur de la Sûreté, monsieur Juve, il n’y a, je pense, aucun inconvénient à ce que je vous donne cette autorisation. Si jamais on me faisait un reproche.

– J’en prends toute la responsabilité, déclara Juve.

Accompagné du commissaire et de M. Marquet-Monnier, l’inspecteur de la Sûreté visita la cabine, étroite, basse du plafond, mais confortable néanmoins, qui avait été occupée par le mystérieux disparu.

Juve, du premier coup d’œil, avait avisé la malle, la fameuse petite malle dans laquelle le voleur – puisque voleur il y avait –, avait fouillé et de laquelle il avait extrait, aux dires de M. Backefelder, une liasse sur deux de billets de banque.

– Personne, interrogea Juve, n’est entré dans cette cabine, derrière vous, monsieur le commissaire ?

– Non, personne.

– Avez-vous vérifié, monsieur le commissaire, si la seconde liasse de billets de banque, la liasse respectée ou passée inaperçue aux yeux du voleur, se trouvait toujours dans la malle ?

– Elle y était, monsieur, lorsque j’ai fait ma perquisition.

– Et qu’en avez-vous fait, monsieur le commissaire ?

– Je l’ai laissée à sa place. J’ai loqueté la porte, nul ne pouvait l’ouvrir, sauf cependant, le titulaire de la cabine qui avait sur lui la clef du verrou de sûreté.

Juve, cependant, se pencha, renversa la malle, vérifia l’intérieur du double fond :

– C’est bien imprudent, monsieur le commissaire, déclara-t-il, ce que vous avez fait. Il est regrettable que vous ayez laissé ce million en billets de banque dans la cabine inoccupée. Car si il était là lorsque vous avez refermé soigneusement la porte, actuellement il n’y est plus.

– Mon Dieu ! s’exclama le commissaire terrorisé, que dites-vous là ?

– Je dis ce qui est, fit Juve, ou plutôt je dis ce qui n’y est pas.

– Ah, s’écria le commissaire, ce n’est pas le moment de plaisanter, monsieur, mais c’est épouvantable ce qui arrive, et pourtant ma responsabilité ne saurait être engagée. L’absence de M. Backefelder n’est pas officiellement déclarée, je n’avais aucun droit pour intervenir chez lui, pour prendre, même dans un but de protection, des objets lui appartenant. D’autre part, j’ai agi conformément au règlement du bord, j’ai fait mon rapport au commandant de La Touraine, je suis dégagé. D’ailleurs qu’auriez-vous fait à ma place ?

– Moi, fit Juve, c’est à moi que vous demandez cela, monsieur le commissaire ?

– Certainement, monsieur l’inspecteur de la Sûreté…

Mais Juve, affectant un air de parfaite innocence, se contenta de répondre :

– Je ne sais pas. Je ne sais absolument pas.

Puis se tournant vers M. Marquet-Monnier :

– Je crois, déclara-t-il, que nous abuserions désormais inutilement des précieux instants de monsieur le commissaire en prolongeant notre entretien avec lui. Voulez-vous que nous nous retirions ?

– Sans rien faire d’autre ? interrogea M. Marquet-Monnier, sans fouiller, sans examiner ?

– Sans rien faire, en effet, poursuivit Juve dont le calme devenait de plus en plus surprenant.

Quelques instants plus tard, le policier et le banquier se retrouvaient seuls sur le pont du navire, ayant laissé dans sa cabine le commissaire fort troublé.

– Eh bien ? interrogea M. Marquet-Monnier, que pensez-vous de tout cela ?

– C’est une affaire très simple.

– Vous aviez l’air de reprocher au commissaire son attitude, d’insinuer ?

– Ce commissaire est, jusqu’à preuve du contraire, le plus honnête homme du monde. C’est aussi un imbécile. On peut cumuler.

– Alors ?

– Ce malheureux Backefelder a été volé, puis assassiné. Ou alors il se sera volé lui-même ce qui est encore une hypothèse.

– Jamais je ne pourrai le supposer.

Les deux hommes étaient revenus à la passerelle qui faisait communiquer l’immense navire avec le quai. Juve s’arrêta un instant au milieu du petit pont. Il descendit, passant le premier.

***

Allant et venant dans le bassin, semblant surveiller les abords de cette passerelle, un homme apparaissait, puis disparaissait au milieu des dockers au travail.

Ce personnage, en apercevant Juve et M. Marquet-Monnier qui quittaient le bateau, s’avança catégoriquement à leur rencontre : son regard se croisa avec celui de Juve, les deux hommes s’arrêtèrent brusquement. Ce petit manège dura quelques instants, mais Marquet-Monnier ne s’en apercevait point, occupé qu’il était, la tête basse et le regard fixé sur ses pieds, à ne pas trébucher dans les barreaux de la passerelle. Juve arrivait à peine sur la terre ferme que l’inconnu qui semblait l’attendre s’approchait de lui, sans façon, lui mit la main sur l’épaule et l’interrogea d’une voix franche, catégorique, avec un fort accent étranger :

– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il.

– Je ne vous poserai pas la même question, monsieur, et avant de vous répondre, je vous dirai moi, qui vous êtes : vous êtes « M. H. W. K. Backefelder, citoyen américain, célibataire, quarante-neuf ans, habitant Philadelphie, 74e Avenue, associé à la Banque Nationale des États-Unis, passager de 1re classe, cabine bâbord n° 11. »

L’homme s’arrêta stupéfait, dévisagea son interlocuteur :

– Comment le savez-vous ?

– Parce que c’est mon métier, fit Juve, et aussi parce qu’on vient de me le dire, il n’y a pas dix minutes. Permettez-moi de vous présenter l’un à l’autre, messieurs. M. Marquet-Monnier, directeur de la Banque Marquet-Monnier et Cie de Paris, rue Laffitte. M. Backefelder, votre correspondant. Et maintenant, messieurs, fit-il, voulez-vous, puisque la connaissance est faite, que nous allions causer quelque part ailleurs qu’ici ?

– Pardon, l’interrompit l’Américain, en regardant Juve, mais qui êtes-vous, vous ?

– Je m’appelle Juve, monsieur, inspecteur de la Sûreté, j’appartiens à la Préfecture de Police de Paris. Et je suis à votre entière disposition, ajoutait-il, ainsi qu’à celle de M. Marquet-Monnier, pour éclaircir l’affaire qui vous concerne tous les deux.

Juve exprima tout haut ce qu’il croyait être la pensée de M. Backefelder :

– Je vous comprends, monsieur, fit-il, votre raisonnement n’est pas maladroit. Depuis que vous êtes descendu subrepticement de La Touraine vous êtes resté dans son voisinage afin de dévisager les passagers qui quittaient le navire, afin de suivre s’il y avait lieu celui ou ceux qui vous paraîtraient suspects. Vous vous êtes dit que le voleur, se soupçonnant surveillé, attendrait que le gros de la foule soit parti, qu’il ne quitterait le bord qu’après tout le monde.

– Et si cela était ?

– Je suis certain que cela est. Ce qu’il y a de mieux, par exemple, c’est que vos soupçons s’arrêtent et se précisent désormais, sur monsieur, ici présent et sur moi. Certes, nous nous sommes nommés, mais vous doutez encore de nos identités respectives. M. Backefelder, nous sommes à votre disposition pour nous justifier.

L’Américain, enfin, sourit.

– Monsieur, fit-il, j’ai eu, en effet, cette pensée. Je constate que vous lisez en moi comme dans un livre ouvert, je n’insiste pas. Si vous voulez me quitter, quittez-moi.

– Non, nous voulons au contraire rester avec vous et éclaircir avec vous l’affaire de vol dont vous avez été victime. Il s’agit d’une grosse somme ?

– Il ne s’agit que d’un million, et un million de francs, c’est une bagatelle, en dollars.

– Une bagatelle, oui, mais elle vaut néanmoins la peine qu’on s’en préoccupe. Votre première idée était la bonne, nous allons nous rendre tous les trois chez le commissaire de police, vous ferez votre déclaration, le magistrat ouvrira une enquête.

– Non, je ne veux pas que l’on mette la justice française au courant.

– Pourquoi ? interrogèrent ensemble Juve et Marquet-Monnier, très surpris l’un et l’autre.

L’Américain s’expliqua :

– Je m’étais chargé de remettre à bon port la somme d’argent que la Banque des États-Unis doit à la Banque Marquet-Monnier. J’ai été volé de la moitié de cette somme et j’estime que je suis fautif de m’être laissé voler. Si la chose avait lieu à Philadelphie, je passerais pour un imprudent, un maladroit ou un imbécile. Or, cela ne me plaît pas du tout, j’achète volontiers un million de francs le silence.

– Vous achetez, qu’entendez-vous par là ?

– J’entends, fit l’Américain très simplement, que je m’en vais câbler à ma banque personnelle de m’envoyer d’urgence un employé porteur d’un chèque d’un million que je toucherai à Paris. En possession de cette somme, je la joindrai au million qui me reste, et la Banque Marquet-Monnier de la sorte sera intégralement remboursée. Que monsieur Marquet-Monnier veuille bien m’accorder un délai d’une semaine.

– Faites comme vous voulez, murmura le banquier, la créance reste bonne. Il va sans dire que le délai que vous demandez, monsieur Backefelder, sera productif d’intérêts. Cette histoire me semble absolument incompréhensible.

– Je suis à votre disposition, messieurs, déclara Backefelder, pour m’en aller à l’hôtel avec vous. Acceptez-vous de dîner avec moi ?

– Impossible, dit Juve, vous êtes en France, c’est-à-dire mon hôte.

Et, en disant ces mots, le policier posait lourdement sa main sur la robuste épaule de l’Américain et ce geste était si étrange, si énigmatique, qu’on se demandait s’il s’agissait d’un mouvement spontané de sympathie ou d’un réflexe professionnel.

***

– Savez-vous à quoi je pense, monsieur Juve ?

– Oui, fit le policier et je m’en vais vous le dire. Vous vous dites que vous avez devant vous un gaillard qui a toutes les allures d’un brave homme, et qui peut-être, comme il vous l’a déclaré, est inspecteur de la sûreté, mais vous n’en êtes pas bien sûr et par moments vous supposez que peut-être cet individu est très fort, que c’est l’homme qui vous a volé votre premier million et que s’il ne vous lâche pas, c’est parce qu’il a l’intention de récidiver.

– Exactement. Vous m’êtes très sympathique, mais j’aurais un plaisir immense à vous faire sauter la cervelle avec mon revolver si je ne me trompais pas.

– Bien, voilà qui est catégorique.

– Maintenant, je m’en vais vous dire aussi ce que vous pensez, vous : ce grand Américain que j’ai pris pour H. W. K. Backefelder, citoyen américain, célibataire habitant Philadelphie, et cætera, n’est peut-être pas le vrai Backefelder et il faut que je m’en assure avant de le lâcher, car son histoire me paraît invraisemblable. Il a demandé une semaine de crédit, il a l’intention de rembourser de sa poche une perte dont il n’est pas tellement responsable. C’est suspect.

– Vous avez raison, cher monsieur, c’est exactement ce que je pense.

L’Américain se versa un dernier verre de fine :

– Monsieur Juve, donnez-moi la main. Votre attitude me plaît et j’espère que la mienne ne vous répugne pas. Nous pouvons former trois hypothèses, et même quatre : vous avez raison et j’ai tort ; vous avez tort et j’ai raison ; nous avons tort tous les deux ; nous avons raison tous les deux.

– L’avenir répondra.

– Soit, à dans huit jours.

L’Américain se levait, Juve se leva de même :

– J’accepte le défi, monsieur, fit-il, mais il est entendu que pendant ces sept jours et jusqu’à la date fixée par vous pour le remboursement du million dû à ce pauvre M. Marquet-Monnier, qui est reparti voici une heure, et sans dîner, nous ne nous quittons pas d’une semelle.

– Entendu. Vous m’offrez l’hospitalité au Havre. Demain nous partons pour Paris. À mon tour de vous recevoir, je désire vivre incognito. Je viens de charger une agence parisienne, l’agence Thorin, de me retenir un appartement meublé dans un quartier voisin de l’Arc de Triomphe. Je m’appellerai pour la circonstance M. Back, tout court. Monsieur Juve, je vous reçois chez moi.

« L’agence Thorin, songea Juve, oh, oh.

Et à haute voix :

– C’est une affaire entendue, à nous deux monsieur.

11 – LE LANGAGE DES FLEURS

– Monsieur Juve, je pense que votre santé est bonne et que vous ne refuserez pas de venir un peu faire la noce avec moi ?

Juve, qui lisait le journal, déshabillé, en pantoufles, ne songeant nullement à sortir, avait regardé son hôte avec stupéfaction :

– Faire la noce avec vous, monsieur Backefelder ? mon Dieu, je ne dis ni non, ni oui. Que proposez-vous ?

– Une partie quelconque, un souper, quelque chose de bien… et après, si le cœur vous en dit… enfin, je n’insiste pas…

– Ah çà, qu’est-ce qui vous prend ?

– Rien du tout, ou peu de chose. Vous comprenez, j’ai quinze jours à rester à Paris, quinze jours tout juste pas seize, quinze, il faut que j’en profite. Je comptais remettre les fonds dont j’étais porteur le lendemain de mon arrivée en France et consacrer ensuite une huitaine de jours aux visites officielles obligatoires, puis passer le plus agréablement possible la dernière semaine de mon séjour. Les événements en décident autrement. Je n’ai plus les fonds, je ne les aurai pas avant cinq ou six jours maintenant, et par conséquent, toutes mes visites officielles sont retardées. Donc, programme modifié, on commence par la noce. Je vous demande de m accompagner à Montmartre.

Juve était déjà debout. La tranquille assurance de l’Américain qui ne se démentait pas une seconde n’était pas pour déplaire au caractère impétueux de Juve. Le contraste était piquant d’abord entre lui et cet homme et puis, Backefelder commençait à en imposer à Juve par son flegme.

– Allons, dit-il, allons faire un bon souper. M. Backefelder, je suis votre homme si vous voulez bien de moi. Mais qu’allez-vous faire des fonds demeurés en votre possession ? Il serait imprudent de les laisser seuls ici et, d’autre part…

– Bah, j’emporterai l’argent. Dans ma poche. Je ne pense pas que personne vienne l’y prendre.

À cela, il y avait si peu à répondre que Juve s’était contenté d’approuver d’un hochement de tête. Il lui fallut une heure à peine pour faire sa toilette. À onze heures, les deux hommes étaient prêts, et le cigare à la bouche, ils sautaient dans un fiacre, se faisaient conduire à une des « boîtes » pseudo artistiques des boulevards extérieurs. À minuit et demi, ils étaient tous deux en train de grimper l’étroit et tortueux escalier qui conduit de la rue Pigalle à la salle de ce restaurant de nuit qui a pour enseigne un Crocodile.

Juve en proposant à J. H. W. K. Backefelder d’aller souper au Crocodile avait tout bonnement donné l’adresse d’un restaurant qui ne lui était certes pas inconnu. Jadis, en compagnie de Fandor, en compagnie de Bobinette, …mais il s’agissait bien de ça.

Basse de plafond, affectant une forme irrégulière, tapissée de tentures rouges, meublée de banquettes rouges qui formaient un décor sombre faisant ressortir la blancheur des nappes, le scintillement de l’argenterie, le chatoiement des verreries des couverts, la salle du Crocodile étincelante de lumière était déjà pleine d’une foule de consommateurs attablés devant des boissons variées, scandant du cliquetis des fourchettes, du heurt des verres, le rythme d’une valse nègre.

Étrange spectacle, bien banal pour un Parisien, mais toujours amusant pour un étranger, que celui des cabarets de nuit montmartrois. Dans une pièce où trente personnes seraient mal à l’aise, quatre-vingts consommateurs et plus, parfois, s’entassent les uns sur les autres pour avoir la joie de s’envoyer dans la figure les bouffées des cigares invraisemblables qu’ils fument, pour hurler ensemble des chansons idiotes et contempler d’un œil excité les trémoussements épileptiques de quelques danseuses volontaires, femmes empanachées ou ballerines en tutu, se trémoussant au milieu des tables, dansant entre elles, dansant avec qui veut, dansant sans s’occuper de l’accompagnement, sans prêter attention à un chanteur comique qui hurle quelque romance à sa façon et s’interrompt parfois, pour sauter sur les genoux de quelque jeune Brésilien en goguette, ou mieux, de quelque vieux monsieur, et cela pour solliciter une cigarette, un verre, autre chose aussi parfois.

On respirait mal au Crocodile. Les âcres relents du tabac se mêlaient aux senteurs de la poudre de riz, de l’eau de Portugal et du patchoulis. Il faisait chaud. La poussière montait des tapis. L’orchestre n’arrêtait pas, coups de poing sur le tympan. Les laquais en bas de soie, semblables à des suisses d’églises, au col brodé d’un crocodile d’or, tentaient vainement d’asseoir ou de renvoyer la foule des fêtards.

Backefelder, au premier coup d’œil, avait tressailli.

– Oh, oh, murmura l’Américain, l’endroit il était gai tout à fait et certainement cela était unique et parisien beaucoup.

Mais, déjà, le gérant s’empressait :

– Ces messieurs viennent pour consommer ou pour souper ?

– Pour souper.

En dépit de l’orchestre, des danses, d’une romance qu’une négresse roucoulait avec conviction, le gérant hurlait d’une voix de stentor :

– Une table deux couverts pour un souper. Voyez cela, Émile, à vous.

Juve et Backefelder n’eurent qu’à suivre un maître d’hôtel digne, froid, indifférent au vacarme, un maître d’hôtel qui prenait les femmes par les épaules et les écartait en homme investi de hautes fonctions, pour gagner rapidement une petite table située le long de la banquette et où, à tout hasard, était déjà déposé un grand seau d’eau rempli de glace où se frappaient deux bouteilles de champagne haut colletées d’or. Ni Juve, qui n’y entendait pas grand chose, ni M. Backefelder, qui y entendait encore moins, n’eurent à décider. Le maître d’hôtel leur dit leur menu :

– Aspic au foie gras ? Oui. Buisson d’écrevisses ? Très bien. Des assiettes à l’anglaise ? Non. Un perdreau aux choux ? Une glace ? Non pas ? Bien. Desserts assortis. Fruits ? du champagne, naturellement, monopole brut, je pense. Entendu, messieurs, je vous fais servir tout de suite.

– Allo, répéta l’Américain, tout cela est bien parisien, en vérité, oh, extrêmement parisien, je pense. Le domestique sait avant moi ce que je veux manger.

Juve pensait déjà à la migraine du lendemain et aux conséquences désastreuses que le champagne ne manquerait pas d’avoir sur ses vieux rhumatismes.

Ni Juve ni Backefelder, d’ailleurs, n’eurent le temps de commencer à causer. À peine dépliaient-ils leur serviette que la troupe empanachée s’abattit sur eux. Elles étaient là une trentaine, trop brunes, trop blondes, trop gaies, trop souriantes, à échanger des œillades avec tous les consommateurs, courir de l’un à l’autre, boire dans un verre, pignocher dans une coupe, commencer un refrain, l’interrompre pour valser de force avec un tzigane, se perdre dans un tourbillon, revenir une houppette à la main et conclure par le traditionnel :

– Dis, mon loup, qu’est-ce que tu offres ?

Or, Juve et Backefelder étaient rasés. Personnages excentriques, américains, ils allaient être aussitôt l’objet de l’attention de toutes les femmes, car pour les clients habituels du Crocodile, américain signifie toujours rastaquouère, homme riche, client sérieux.

– Un peu de cet aspic ? proposa Backefelder.

– Très volontiers, répondait Juve.

– Et moi ? Et moi ?

Avec une souplesse de jeune chatte, une femme, en grande toilette de soirée, venait tomber à genoux devant la table des deux consommateurs. Elle tendait les mains, tirait une langue mignonne, répétait :

– Qu’est-ce qu’on me donne, à moi ?

Backefelder en était interloqué. Juve, plus habitué aux mœurs des restaurants de Montmartre, ne sourcilla pas :

– Hum, qu’est-ce que tu veux, mon bébé ?

Le bébé savait ce que parler voulait dire, et, dans le ton de Juve, avait compris une réponse qui n’était point exprimée. La femme se releva :

– Ah puis zut, je n’ai besoin de rien. À tout à l’heure, quand tu voudras.

Elle était déjà perdue dans une sarabande folle que les habituées dansaient autour de l’orchestre, perdue dans une folle valse de tziganes. Backefelder, qui, de plus en plus interloqué, mangeait posément, promenant ses regards autour de lui et se souciant peu des sourires ironiques, enjôleurs, dédaigneux ou suppliants, que les danseuses lui décochaient au passage.

– C’est curieux, n’est-ce pas ?

Mais l’Américain en tenait pour son idée :

– C’était parisien, très parisien, oh ! infiniment parisien.

Juve n’avait pas grand faim. Venu là pour souper, il soupait évidemment mais plutôt par devoir que par plaisir. D’ailleurs, le bruit, la musique, l’éclairage, peut-être aussi le champagne frappé qu’il buvait à larges rasades, commençaient à tourner la tête du bon Juve. Il était homme après tout, ce policier, et, dans son existence de vrai anachorète, une nuit semblable à celle-ci n’était pas sans comporter quelque griserie.

Soudain, Juve posa la main sur le bras de son voisin :

– Regardez donc ce gros homme.

Backefelder tournait la tête :

En face de Juve et de lui, assis sur une petite table qui disparaissait sous des plats chargés d’huîtres, un gros homme, rouge, jovial, déjà fortement éméché, se frottait le ventre avec satisfaction hurlant à chaque bouchée qu’il prenait :

– Ah sapristi, ça fait du bien par où que ça passe.

Et comme il semblait très gai, des femmes se précipitèrent en riant vers sa table, en se bousculant, volant une huître, chipant une tranche de citron, se versant un verre de vin :

– Dis donc, mon loup, si t’aime pas les huîtres, tu te feras monter de la bière.

Le gros homme rit largement, ouvrant une bouche énorme où manquaient de nombreuses dents :

– Hé, toi, la petite, disait-il, agrippant de sa main velue une frêle blondinette qui fouillait dans une boîte de cigarettes placées devant lui, sais-tu que si j’aime les huîtres, tu n’as pas l’air de détester le tabac. Comment qu’on te nomme ?

La petite blonde fit une révérence, puis, sans façon, écartant la table, vint s’asseoir à côté du gros homme :

– Comment je me nomme ? Comme toi pour cette nuit, petit père. Tu me bottes, tu sais. Tu es tout plein gentil. Tu veux de moi pour femme, dis ? Comment que tu t’appelles ?

Le gros homme titubant se leva, commanda du champagne, puis, affectant une dignité comique, déclara :

– Ah, tu es ma femme, eh bien, ma jolie légitime, écoute voir un peu qui je suis, c’est pas du fumier de moineau, je suis Célestin Labourette, marchand de cochons, et cochon moi-même dans mes bons jours.

Des rires fusaient. Juve ouvrait la bouche quand deux petites femmes ensemble lui demandèrent :

– Tu n’as pas une cigarette pour nous, dis, monsieur ?

On ne refuse pas une cigarette aux clientes du Crocodile. Juve mit la main à la poche, cherchant son étui, soudain, il tressaillit :

– Ah, par exemple.

– Ah, c’est rien farce.

La femme qui venait de l’aborder attira une compagne qui passait dans l’allée, s’éventant dédaigneusement avec une carte de vin de champagne :

– Viens voir, Adèle, sais-tu qui c’est ce monsieur-là ?

Mais elle n’acheva pas. Adèle avait sursauté à son tour :

– Non, mais c’est vous, monsieur Juve ?

– Tu le connais ?

– Si je le connais.

– C’est ton amant ?

– Ah bien, zut alors, pour sûr que non. N’est-ce pas, m’sieu Juve ?

Juve n’en revenait pas. La femme qui l’avait abordé en premier lieu, c’était Chonchon, la petite danseuse à qui il avait été présenté à l’Alcazar du Mans par Jérôme Fandor alors qu’ils débrouillaient la mystérieuse affaire du marquis de Tergall. Quant à la copine que Chonchon venait d’appeler, c’était tout bonnement Adèle, l’ancienne femme de chambre de Rita d’Anrémont.

– Eh bien vrai, m’sieu Juve, continuait Adèle, je ne pensais pas vous trouver ici. Et alors qu’est-ce que vous offrez ?

Juve fit apporter des verres, on allait trinquer. Mais il était impossible d’être dix minutes tranquille. Chonchon et sa compagne n’avaient pas goûté le vin moussant dans les verres qu’un nègre gigantesque vint empoigner les deux femmes par les épaules :

– Moi voulait danser, bamboula, allez, viné viné.

Il appartenait à l’établissement. Il était chargé de créer du mouvement, de l’agitation, de la gaîté, les femmes étaient un peu sous ses ordres :

– Attendez-moi, dit Adèle, je reviens.

Backefelder, lui, se tournait vers Juve, un rien de méfiance dans les yeux :

– Allo, faisait l’Anglais flegmatique, vous connaissez ces femmes ici, monsieur Juve ?

Juve allait expliquer comment il connaissait en effet Chonchon et Adèle mais Backefelder un peu gris, lui aussi, peut-être, n’y pensait déjà plus et s’était joint au chœur des clients en train de chanter une rengaine américaine.

Juve, deux minutes plus tard, eut une étrange attitude : Il avait mis ses deux coudes sur la table, il se tenait la tête entre les mains, il fixait de toute la puissance de son regard, en dépit des couples tournoyants qui passaient devant lui, l’extrémité de la salle opposée à sa table :

– Mon Dieu, avait murmuré Juve, est-ce que je ne me trompe pas ? c’est lui, pourquoi leur parle-t-il ?

Mais Juve avait bu beaucoup de champagne.

***

Au sous-sol de la salle du cabaret proprement dit, sur un palier coupant en deux le petit escalier qui conduisait à la rue, derrière le vestiaire. Là, venaient d’arriver le maître d’hôtel, Chonchon et Adèle.

– Dis voir, qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce qui te prend ? criait Adèle, pourquoi que tu veux qu’on s’en aille ?

Le maître d’hôtel qui tournait le dos à son interlocutrice et tapait du bout de ses doigts un pas redoublé sur les carreaux de la fenêtre, répondit agacé :

– Ça ne te regarde pas Adèle, je te dis de partir avec Chonchon et voilà tout. Ça me regarde, moi, et je n’ai pas d’explication à te donner.

Mais Chonchon, elle aussi protestait :

– C’est qu’on a des copains. Justement on a retrouvé un chic bonhomme qui s’appelle Juve. Et puis tu le connais, parbleu.

Le maître d’hôtel se retourna. Brusquement son visage apparut dans l’éclairage violent des ampoules électriques sans qu’il fut possible de s’y tromper : le maître d’hôtel, rasé, correct, moulé dans un habit d’excellente coupe était l’apache Bébé.

– Si je le connais Juve ? fit Bébé, ah malheur, je ne le connais que trop ce curieux-là, et faut tout de même que vous soyez gourdes toutes les deux, Chonchon et Adèle pour ne pas deviner, du moment que vous l’avez reconnu pourquoi j’vous dis de gicler.

Mais quelqu’un venait.

– Qui va là ? cria Bébé.

– Vous dérangez pas, c’est moi.

Traversant le vestiaire, une mince jeune fille passait, portant une corbeille remplie de petits bouquets de fleurs.

– La Guêpe, dit Chonchon, pas besoin de se gêner.

Et, revenant à sa préoccupation de la minute, Chonchon revint à la charge :

– Alors, dis Bébé, c’est parce que Juve est là que tu veux qu’on s’cavale. Il viendrait pas pour toi des fois ?

– C’est possible qu’il vienne pour moi, encore que ça ne soit pas certain. Mais ce que je sais bien, mes petites chattes c’est que si jamais il veut m’embarquer, si seulement il fait mine de me reconnaître il y aura du vilain ici.

Et Bébé, sans en dire plus long tâta la poche de son pantalon, où Ton devinait, grand ouvert, un de ces longs couteaux à cran d’arrêt, qu’affectionnent les spécialistes.

***

Si le Crocodile est l’établissement « chic » par excellence ou du moins l’établissement joyeux de la place Pigalle, il n’est pas à beaucoup près le seul cabaret de nuit installé en pareil lieu et faisant de minuit à six heures du matin d’excellentes affaires. Tout autour du rond-point, les façades flambent, les affiches lumineuses s’allument et s’éteignent, un va et vient de voitures demeure bruyant et joyeux. Pas de repos à Montmartre.

Quand Célestin Labourette était descendu de son tilbury préhistorique, haut perché sur deux roues immenses, à la porte du Crocodile, il n’avait pas manqué, jetant ses rênes à son cocher Fandor, d’expliquer le plus bonassement du monde :


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