Текст книги "La livrée du crime (Преступная ливрея)"
Автор книги: Марсель Аллен
Соавторы: Пьер Сувестр
Жанр:
Иронические детективы
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16 – L’HOMME QUI MARCHE SUR L’EAU
Tandis que Mme Marquet-Monnier restait écroulée dans un fauteuil, roulant des yeux convulsés, Juve traversait la pièce, revint à la fenêtre qu’il rouvrit, puis il se pencha au dehors, il scruta de ses yeux perçants l’horizon morne des eaux de la rivière. Il ne faisait pas clair de lune, mais une demi clarté, un reflet de lumière flottait à la surface des eaux.
Le génial policier, désespéré, abruti par la surprise, promena un morne regard sur l’horizon lugubre. Tout d’abord, il ne vit rien. Puis, brusquement, mains crispées, il jura encore. Il prononçait aussi une phrase en apparence stupide :
– Crédibisèque, nous le cherchons et il est là. Il est là qui marche sur l’eau.
Mme Marquet-Monnier, secouée dans sa torpeur, se précipita à ses côtés Elle voulait voir. Elle vit au lointain, dans la direction que Juve lui désignait de son bras tendu, une silhouette sombre, la silhouette d’un homme qui paraissait s’enfuir avec une grande rapidité. Et cet homme n’était pas dans une barque, cet homme ne nageait pas… cet homme marchait, littéralement marchait à grandes enjambées sur les eaux clapotantes du fleuve.
Ayant vu son mari le banquier filer debout sur les eaux, Mme Marquet-Monnier s’évanouit. Ce n’était pas pour simplifier la situation. Juve ouvrit la porte du cabinet, appela de toutes ses forces :
– Au secours, au secours.
La petite bonne, une minute après, arrivait, livide, elle aussi, bégayant des paroles que, d’abord, Juve ne comprenait pas.
– Aidez-moi, ordonna le policier. Votre maîtresse, très malade, vient d’avoir une crise nerveuse.
La petite bonne s’empressa en gestes maladroits :
– Ah, monsieur, monsieur, c’est abominable. Il y a des fantômes ici, il y a des revenants, je viens d’en voir un qui marchait sur les eaux.
L’appel de Juve, cependant, lancé à toute voix, avait retentit dans la villa entière.
Derrière la femme de chambre, la cuisinière d’abord, puis un homme, sans doute le jardinier, firent leur apparition, tous effarés :
– Monsieur a vu ? demandait la cuisinière. Il y avait une apparition sur les eaux.
– Ça, sûr et certain, c’était l’âme d’un noyé qui se balade sur le fleuve.
Juve, seul, gardait son sang-froid. Il brusqua son monde :
– Allons. Vous dites des sottises. Les revenants, les fantômes, les morts, ça n’existe pas. Aidez-moi plutôt à relever votre maîtresse.
On transporta Mme Marquet-Monnier, toujours évanouie, sur le canapé du salon, puis, comme elle n’avait besoin, après tout, que d’un peu de repos, Juve commanda :
– Vous allez tous rester ici, dans cette pièce, et m’attendre. Il faut savoir qui est l’individu qui marche sur l’eau.
– Monsieur ne va pas nous laisser seuls. Monsieur va se faire tuer ! Il ne faut pas que monsieur s’en aille !
– Vous ne courez aucun danger. Ce qui devait arriver est déjà arrivé.
– Et M. Nathaniel, où est-il ?
– Je n’en sais fichtre rien. À moins que ce ne soit lui qui, tout à l’heure, marchait sur les eaux. Allons, voilà mon revolver, ajouta Juve, tâchez de reprendre un peu de calme. Pas d’émotion. Je vous dis que vous ne courez plus aucun danger. D’ailleurs, je serai de retour dans un quart d’heure.
Et seul, sans armes, dans la nuit inquiétante, il sortit de la villa et se lança à la poursuite du fugitif.
***
Juve ne mit que quelques secondes à traverser le jardin. Il franchit la haie en passant au travers sans se soucier des écorchures. Courant toujours, il traversa le pont, gagna la berge, se dirigea vers l’endroit où il avait aperçu – ou cru apercevoir – le piéton des eaux reprenant terre.
La nuit froide et pluvieuse s’épaississait à mesure.
Le policier, hors d’haleine, éprouva bientôt quelque peine à se diriger. Il passait à travers champs et des obstacles invisibles le faisaient trébucher. N’importe. Il allait, toujours plus ardent, de plus en plus curieux d’avoir la véritable explication du mystère de la chambre vide. Or, au beau milieu de sa marche folle, Juve, à l’improviste, tomba sur un groupe de personnes qui semblaient discuter avec passion.
– Allo, cria Juve, tout comme aurait pu le faire l’Américain Backefelder, vous n’avez rien vu, les uns ou les autres ?
Les quatre personnages, des pêcheurs, des riverains, se retournèrent terrifiés en entendant la voix de Juve et répondirent en chœur :
– Ah que si, on a vu. Il y a un homme qui marchait sur l’eau, qui a passé juste devant nous.
Pour toute réponse, Juve jura encore :
– Crédibisèque, mais qui était-ce ?
– On ne sait pas, dit un des curieux, c’est ce qu’on se demandait justement. C’est quelque chose de pas ordinaire, bien sûr, il marchait sur l’eau, monsieur, sans enfoncer et tout simplement, comme si c’était en terre ferme. Ça serait peut-être bien un fantôme ?
– Un fantôme ! mais ça n’existe pas les fantômes ! Quand il est passé devant vous, vous l’avez suivi des yeux, j’imagine ? Où a-t-il été ?
– Ma foi, dit l’un des pêcheurs, quand il était devant nous, on l’a vu qui pressait encore sa marche, qui faisait des enjambées plus grandes et il a continué son chemin, tout droit, suivant le lit de la rivière.
– Vous ne savez pas s’il a repris terre ?
– Si, peut-être bien, on a cru le voir dans la baie, là-bas.
– Il faut y aller tout de suite.
Mais les pêcheurs ne semblaient guère se soucier d’accompagner Juve. Ils échangeaient des regards timides, effrayés, et l’un d’eux avoua :
– Un homme qui marche sur l’eau, ma foi, ça fait de l’impression. Après tout, il vaudrait peut-être mieux le laisser tranquille et chacun rentrer chez soi. Ces choses-là, il ne faut pas y regarder de trop près, ça porte malheur.
– Allons donc, dit Juve, nous sommes cinq ici, et à cinq, nous ne risquons rien. Il n’est pas possible que nous laissions les choses se passer de la sorte. Que diable, ceux qui ont peur n’ont qu’à rester chez eux. Les autres, venez avec moi.
Ce fut une marche pénible, la baie que les pêcheurs avaient désignée à Juve était encore assez éloignée. Il fallut bien cinq minutes au policier et à ses compagnons pour l’atteindre. Enfin, ils y furent, ils commencèrent à fouiller les environs. Là, comme ailleurs, le fleuve coulait tranquille, les arbres se balançaient mollement au vent du soir mais rien n’apparaissait qui fût de nature à renseigner Juve sur l’homme qui avait marché sur l’eau.
Après vingt minutes de recherches vaines, l’un des pêcheurs proposa :
– Si on rentrait ?
– Évidemment, on ne trouvera rien maintenant. Nous avons été trop longs à arriver, il a décampé.
Mais, voilà que Juve qui depuis quelques instants examinait le bord même de la rivière, poussait une exclamation :
– Ah, sapristi, je m’en doutais. Voilà avec quoi il marchait sur l’eau.
Et tout en parlant, le policier brandissait quelque chose, un long morceau de bois, qu’il venait de tirer d’une anfractuosité de la berge. Autour de Juve, les pêcheurs s’assemblèrent. Ils regardaient le morceau de bois que tendait Juve, les yeux ronds mais sans comprendre.
Juve poursuivit son soliloque :
– Parbleu, disait le policier, il marchait sur l’eau, c’est tout à fait naturel. Il avait des échasses aux pieds. Assurément, ici, la rivière n’est pas profonde, étant donnée sa largeur, et par conséquent, avec ses échasses, ses pieds étaient au niveau du flot, il pouvait avancer sans se mouiller et en donnant l’impression de marcher sur l’eau.
Il s’arrêta puis reprit :
– C’est entendu, l’homme qui marchait sur l’eau marchait avec des échasses. Voilà un des côtés du mystère éclairci.
***
Un quart d’heure après avoir découvert le moyen simple, mais ingénieux, dont l’inconnu s’était servi pour marcher sur l’eau, Juve regagnait la villa des Marquet-Monnier.
C’est tout juste si le policier n’essuya pas un coup de feu lorsqu’il se présenta, car le jardinier, armé de son revolver, perdait de plus en plus la tête. Juve se fit reconnaître, écarta les domestiques.
– Où est madame Marquet-Monnier ?
Elle n’était pas loin. Derrière ses trois domestiques effarée, elle passait la tête, tremblant encore, elle aussi :
– Mon mari ? Où est mon mari ?
Juve, pour toute réponse, pénétra dans le salon puis, de là, dans le cabinet d’où Nathaniel avait si mystérieusement disparu.
– Venez, madame, il faut que nous causions.
Au nez des trois domestiques, Juve referma les portes derrière lui. Il était seul avec Mme Marquet-Monnier :
– D’abord, commençait le policier, rassurez-vous, je vous en prie, dans tout ce qui paraît mystérieux croyez bien que le mystère n’est en réalité qu’apparent. Tout est toujours très simple au contraire.
– Très simple, monsieur ? Dieu vous entende. Mais enfin, l’homme qui marchait sur l’eau ?
– L’homme qui marchait sur l’eau, madame, marchait avec des échasses et c’était votre mari.
– Mon mari ?
– Écoutez, rien ne sert de vouloir nier l’évidence. L’homme qui marchait sur l’eau était votre mari, et ce ne pouvait être que lui. Il fuyait.
– Il fuyait ? de quel terme vous servez-vous ? il fuyait ? devant qui ? pourquoi ?
– Pas si vite. Vous songez bien, madame, à ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? Votre mari est entré ici par cette porte, cette unique porte. Quand nous l’avons franchie nous-mêmes, nous n’avons plus trouvé personne. En revanche, cette fenêtre était ouverte. Cette fenêtre donne sur la rivière et sur la rivière nous avons vu, vous avez vu un homme qui s’en allait en marchant sur l’eau. Comment voulez-vous que ce ne soit pas votre mari ?
– Peut-être, monsieur. Admettons que c’était mon mari, mais pour qu’il eût agi ainsi, il faudrait évidemment un motif. Rappelez-vous les faits, vous aussi : Nathaniel est passé dans ce cabinet pour serrer dans ce coffre-fort les traites que vous veniez de lui restituer. Pourquoi voulez-vous qu’à ce moment il se soit, comme vous dites, enfui par la fenêtre ?
– Je n’en suis pas encore à vous donner l’explication du départ de M. Marquet-Monnier, je constate les faits. Voilà tout. D’abord, il conviendrait de savoir si M. Nathaniel Marquet-Monnier est parti avant ou après avoir serré les traites dans son coffre-fort. Vous avez les clés, sans doute, madame ?
– D’ordinaire je ne les ai pas, mais tout à l’heure, pendant que vous n’étiez pas là, j’ai retrouvé le trousseau de Nathaniel traînant sur le sol. Ouvrez ce coffre-fort vous-même, monsieur, si cela peut vous aider.
Juve n’avait pas attendu la permission. S’emparant du trousseau de clés que lui tendait Mme Marquet-Monnier, il s’était approché du coffre-fort. Il fit jouer les rouages des serrures compliquées puis appela Mme Marquet-Monnier :
– Voulez-vous venir à côté de moi, madame ? je désire que vous m’assistiez dans la perquisition à laquelle je vais procéder.
Juve ouvrit le battant aux triples épaisseurs de tôle. À peine l’eut-il ouvert que Mme Marquet-Monnier et lui poussèrent un cri de stupeur. Dans l’énorme casier du bas, accroupi en une position incommode, un homme était là, lié, bâillonné : Nathaniel Marquet-Monnier.
***
– Enfin, demandait Juve, que vous est-il donc arrivé ?
– C’est abominable, dit le banquier, tremblant. Au moment précis où j’entrais dans la pièce, vous laissant avec ma femme au salon, au moment où je me retournais pour fermer la porte, j’ai entendu un petit bruit. Surpris, j’ai posé ma lampe sur le bureau et je me suis dirigé vers la fenêtre qui était entr’ouverte, et j’ai regardé. Naturellement, monsieur Juve, j’ai cru m’être trompé. J’étais venu pour serrer ces traites, je continuais à vouloir les mettre en sûreté, vous causiez avec ma femme, je vous entendais. Je suis allé vers mon coffre-fort, je l’ai ouvert.
– Et alors ?
– Alors, tandis que j’étais penché vers le casier du bas, j’ai entendu quelque chose comme un glissement très léger. J’ai voulu me retourner. Trop tard. Un bâillon m’avait été jeté sur la bouche, des cordes me paralysaient les bras et les jambes.
– Mais qui vous a attaqué ?
– Un homme vêtu de noir, portant un maillot collant, un homme dont le visage était invisible à cause d’une longue cagoule noire : Fantômas.
Mme Marquet-Monnier laissa échapper un gémissement.
– Continuez, dit le policier.
– L’homme me tenait. J’étais d’ailleurs si surpris, que je n’ai guère pu faire la moindre résistance. Il m’a pris par les épaules, m’a enfourné de force dans le coffre-fort. Le bruit que vous avez entendu était évidemment causé par sa précipitation à rabattre la porte. L’homme qui a fui en marchant sur l’eau, c’était le bandit.
– Et les traites ?
– Il les a volées.
Juve, pendant toute la nuit, causa avec Nathaniel Marquet-Monnier. Le policier enquêta minutieusement dans la villa même où il se convainquit que, non seulement les traites avaient été volées, mais que Fantômas avait encore fait main basse sur de nombreuses valeurs enfermées dans le coffre-fort. Il enquêta encore à Valmondois, mais il ne retrouva nulle trace du passage de l’insaisissable criminel.
Au petit jour, Juve reprit le train dans la direction de Paris. L’aube se dessinait, rougeâtre. Mais tandis que Juve fixait des yeux les nuages flamboyants, il croyait voir se profiler sur eux, dominant tout, commandant a tous, impérieuse et maléfique, une silhouette noire, la silhouette d’un homme au visage caché derrière une cagoule noire.
17 – FRÈRES ENNEMIS
Les équipages venant des quartiers élégants, de l’Étoile, du Parc Monceau affluaient autour des Acacias. C’étaient des automobiles somptueuses, quelques victorias aux modèles déjà surannés mais bien attelées de chevaux irréprochables, par des cochers tirés à quatre épingles et dont la mise, d’une élégance vieillotte, contrastait avec la livrée modern-style des mécaniciens.
Sous les ombrages passaient des cavaliers, cependant que les hommes lorgnaient du coin de l’œil les formes des femmes moulées dans leur amazone. Les piétons étaient plus nombreux et c’est à peine, par moments, si l’on pouvait circuler sans encombre dans ces Acacias où des groupes se formaient, animés perpétuellement, en conversation joyeuse, alors que d’autres, réduits à deux : l’homme et la femme, échangeaient des propos, sans nul doute très tendres.
Un homme qui paraissait dépaysé au milieu de tous ces oisifs, c’était bien le policier Juve.
À onze heures précises, avec l’exactitude d’un être actif et qui a de nombreuses occupations, l’inspecteur de la Sûreté était arrivé à l’entrée du Bois, sortant modestement de la station de métro « Dauphine ». De son grand pas souple et cadencé, Juve était allé jusqu’aux Acacias et dès lors, arpentant l’avenue avec une impatience non dissimulée, il fouilla du regard les groupes des passants, interrogeait de l’œil le contenu des voitures. Visiblement, Juve attendait quelqu’un et ce quelqu’un était en retard.
Le policier ne négligeait pas sa surveillance et assurément, si la personne qui l’attendait passait à proximité de lui, il ne manquerait pas de la voir. Néanmoins, tout en prêtant une minutieuse attention à ce qui se passait autour de lui, le policier ruminait de profondes pensées.
Depuis quelques jours les événements s’étaient déroulés autour de lui, tragiques, nombreux, presque sans interruption. Ils affectaient tous un même caractère, celui du mystérieux, de l’incompréhensible.
Tandis que le policier arpentait l’avenue des Acacias, quelqu’un faisait le même chemin dans le sens inverse.
Les deux hommes n’allaient pas tarder à se rencontrer. Le retardataire n’était autre que Nathaniel Marquet-Monnier. À peine remis de son émotion, le banquier de la rue Laffitte, pris dans l’engrenage des affaires, avait dû retourner au bureau. Il avait éprouvé en arrivant à Paris une extrême satisfaction en s’apercevant que nul dans son entourage n’était au courant de ce qui s’était passé. Il avait supplié Juve de ne rien faire savoir à la Sûreté qui, selon lui, commet très souvent des indiscrétions auprès des journalistes. Il avait très suffisamment confiance dans le policier et comptait que celui-ci éclaircirait le mystère, retrouverait les billets signés par son frère sans que la police eût à intervenir officiellement.
– Dites-moi, monsieur Juve, êtes-vous connu dans le monde ? je veux dire dans le monde qui fréquente les Acacias ?
– J’en doute fort, monsieur, je ne suis en aucune façon ce qu’on appelle une personnalité parisienne, je ne vais pas dans les salons et bien rarement aux premières représentations, je n’appartiens pas au Tout-Paris. Mais pourquoi me posez-vous cette question ?
– En arrivant ici j’ai rencontré un tas de gens, des amis, des clients, des connaissances. Si toutes ces personnes avec qui je suis en relations savaient qui vous êtes, elles pourraient s’étonner de nous voir ensemble.
– Si cela vous gêne, monsieur, nous pourrions marcher à dix mètres l’un de l’autre.
– Ce que j’en dis, ce n’est pas tant pour moi que pour mon frère, je redoute à chaque instant de voir éclater à son sujet un scandale irréparable.
Une superbe limousine venait de s’arrêter non loin d’eux. Une femme, fort élégante, en descendit. Avec des précautions infinies, des soins touchants, elle aida le jeune homme qui l’accompagnait à descendre de voiture. C’étaient Rita d’Anrémont et Sébastien.
La rencontre n’était pas fortuite. Après d’interminables pourparlers, il avait été entendu que les deux frères se rencontreraient ce matin-là au bois de Boulogne, c’est-à-dire en terrain neutre, et qu’ils causeraient librement, seul à seul, en tête à tête.
Juve avait dû user de toute sa diplomatie pour obtenir ce résultat. Rita d’Anrémont ne tenait pas du tout à cette entrevue et Nathaniel Marquet-Monnier répugnait aux démarches qu’il lui aurait fallu faire auprès de son frère cadet pour être reçu par lui.
Mais Rita d’Anrémont, qui avait pris le bras de l’aveugle pour lui faire faire quelques pas sur le trottoir sablé de l’avenue, avait aperçu Nathaniel et Juve. Elle ne venait pas à leur rencontre. S’ils voulaient s’approcher, libre à eux. Elle semblait parfaitement décidée à les ignorer jusqu’à ce qu’ils fissent le premier pas. Le malheureux aveugle suivait, attaché à elle, errant dans cette foule comme une épave.
– Jamais, murmura le banquier, jamais nous n’arriverons à l’arracher à cette femme.
– Ayez du courage, voyons, monsieur Marquet-Monnier, faites votre devoir, les bonnes causes sont toujours gagnées d’avance.
– Je ne peux pas aborder mon frère tant qu’il sera avec cette femme.
– Attendez-moi là, fit Juve.
Puis, se faufilant dans la foule, de plus en plus gaie, de plus en plus nombreuse, il aborda la belle Rita :
– Madame, dit-il, voulez-vous me permettre un instant de prendre le bras de votre ami pour le conduire à qui vous savez.
– Mon frère est là ? demanda Sébastien qui venait de reconnaître la voix de Juve.
– Oui, monsieur, il vous attend.
Se forçant à sourire pour dissimuler une grimace de dépit, Rita d’Anrémont dut s’incliner :
– Qu’il soit fait comme vous le désirez, monsieur, répondit-elle à Juve. Mais elle ajouta, menaçante :
– Mais je vous en prie, que cela ne dure pas trop longtemps, nous déjeunons tout à l’heure, Sébastien et moi, chez des amis.
Comme il arrivait près de Nathaniel, Juve dit à Sébastien :
– Voici votre frère, causez avec lui.
Puis, par discrétion, Juve s’éloigna, mais sans perdre de vue les deux hommes. Le policier s’était dit que pendant leur conversation il irai parler à la demi-mondaine et tâcherait d’obtenir quelques renseignements. Mais, volontairement ou non, l’entretien paraissait impossible pour le moment. Rita d’Anrémont n’avait pas attendu le retour de Juve. Connue comme elle l’était, elle n’avait pas tardé à être entourée d’un groupe d’admirateurs et d’amis qui l’interrogeaient avec avidité sur l’agression dont elle prétendait avoir été l’objet et dont on avait beaucoup parlé, sur le malheur aussi qui s’était abattu sur son amant. À toutes les questions qui lui étaient posées, Rita d’Anrémont répondait que désormais toute son existence était vouée à la malheureuse victime, que vraisemblablement ils abandonneraient bientôt la vie parisienne et qu’ils s’en iraient cacher leur amour et leur malheur en province, à la campagne, au bord de la mer, ils ne le savaient pas encore, mais assurément loin du bruit, du mouvement, du monde.
Pendant ce temps, Nathaniel et Sébastien étaient tombés dans les bras l’un de l’autre, et l’aveugle, la tête appuyée sur l’épaule de son aîné, avait sangloté doucement.
Nathaniel s’était mépris sur la nature de cette émotion. Il était convaincu que son frère revenait à de meilleurs sentiments :
– Mon pauvre Sébastien, avait-il déclaré, quel chagrin tu nous as fait et quel mal tu nous fais encore… mais hélas ! Le ciel s’est vengé terriblement, mon pauvre, pauvre enfant. Écoute, maintenant nous nous sommes retrouvés, il ne faut plus nous quitter.
Déjà Nathaniel reprenait le ton autoritaire et brutal qui était l’expression même de son caractère. Et malgré lui il ordonnait ;
– Tu vas revenir à Valmondois. Pendant quelque temps, nous ne recevrons personne. Jusqu’à présent, dans notre monde, on ignore sinon ton infirmité, du moins le scandale. Il faut que l’on t’oublie pendant quelque temps, après quoi nous verrons à arranger les choses, à donner une explication. J’en ai déjà parlé avec ta belle-sœur. Elle est de mon avis.
Mais à ces mots, Sébastien avait reculé, stupéfait :
– Il était convenu, dit-il, que lorsque nous nous verrions il ne serait pas question de ma vie privée. Je t’ai déjà dit là-dessus ma façon de penser. Tu m’as fait connaître la tienne. Nous nous sommes éclairés l’un et l’autre sans nous convaincre. J’ai l’âge de raison. J’agirai comme je l’entends.
– Mon pauvre Sébastien, tu déraisonnes, tu es fou, tu as perdu toute idée du sens moral, tu ne te rends pas compte que tu mènes une existence à la fois stupide et scandaleuse. Songe donc ce que l’on dirait si dans notre monde on te savait vivant maritalement avec une fille, avec une Rita d’Anrémont, demi-mondaine connue sur les champs de course et dans les tripots, à vendre.
– Ah, dit Sébastien, tais-toi, je t’interdis, entends-tu, de parler ainsi d’une femme que j’aime, qui s’est dévouée pour moi, qui se dévoue encore, qui est prête à tout rompre, à tout abandonner pour attacher son existence à la mienne.
– Imbécile, tu ne vois donc pas que c’est une coquine, qui te roule, qui te vole.
– Nathaniel, retire ce que tu viens de dire là, ou, de ma vie, je ne te reverrai.
– Elle te vole, te dis-je, elle te compromettra, elle te fera chanter comme une infâme qu’elle est. Je n’ignore pas ce que tu as fait, Sébastien, des emprunts à des usuriers, des traites, des faux.
– Comment sais-tu ?
– Je sais, poursuivit Nathaniel, que cette fille, ta maîtresse, a indignement abusé de ta confiance. Elle a sauvé du feu les documents que tu voulais faire disparaître. Elle les a donnés à un homme qu’elle entretient sans doute, à un souteneur, à un apache comme elle seule peut en connaître, et tu verras tôt ou tard se dresser ces papiers devant toi comme autant de menaces pour ton honneur, pour l’honneur de ta famille.
– C’est trop facile d’affirmer. As-tu vu ces traites ?
– Je les ai vues, de mes yeux vues. Elles ont été en ma possession.
– Donnes-les-moi. Fais-les-moi sentir, toucher.
– Je te les donnerai, je te les donnerai un jour, ces preuves.
– Donne-les-moi tout de suite, à l’instant même.
Nathaniel fut bien obligé de reconnaître qu’il ne le pouvait pas.
– Menteur, menteur, hurla Sébastien, lâche accusateur de femme, oui, je me rends compte maintenant de ton désir, de tes projets. Pour me faire abandonner ma maîtresse, pour m’arracher à l’affection de celle qui m’a soigné dans mon malheur avec un dévouement admirable, qui consent, qui insiste, qui exige même de sacrifier son existence facile et gaie pour s’attacher à la mienne, misérable et finie, tu veux m’en séparer, tu veux l’arracher de mon cœur, de mon intimité. Ce que tu fais est odieux ! Tu mens. Je sais pourquoi. Tu crains que mon mariage ne fasse du bruit, qu’on en parle. Car j’épouserai Rita d’Anrémont, tu entends. Rappelle-toi que je suis libre, libre de moi, libre de ma fortune ! Parbleu, c’était l’idéal pour toi, un frère célibataire et aveugle par-dessus le marché, le plan que tu as ourdi avec ma belle-sœur, de ton propre aveu même, est une malice cousue de fil blanc. Enfermer l’infirme que je suis dans ta maison de campagne, ne pas me lâcher d’une semelle pour mieux me surveiller, me mettre en prison, me capter matériellement et moralement pour que le jour où je mourrai, la fortune économisée, la fortune qui m’appartient devienne la tienne, celle de tes enfants. Oh, décidément, Nathaniel, tu es un grand homme d’affaires et un remarquable banquier. Si c’est tout cela que tu avais à me dire, nous en avons terminé. Adieu, tu as voulu me briser le cœur, c’est lâche ce que tu as fait. Il est exact que j’ai commis une faute, que j’ai signé jadis des traites d’un nom que je n’aurais pas dû prendre, du tien, mais à tout péché miséricorde, et si j’ai péché, un terrible châtiment fait pardonner mes fautes. Abusant de ce que tu as pu apprendre, tu es venu me jeter à la face cette boue, et cela dans l’ignoble intention de semer le doute dans mon esprit, de discréditer celle que j’aime plus que tout au monde.
Épuisé par cet effort, l’aveugle étouffa. Ses joues devinrent blêmes. Il défaillait. Ses bras battirent l’air et l’infirme infortuné serait tombé en arrière si son frère ne l’avait retenu. Mais deux personnes avaient été témoins de la fin de cette scène tragique. C’étaient Juve, qui surveillait de près ce qui se passait, et Rita d’Anrémont.
Et l’aveugle, revenu à lui, sentit que quelqu’un écartait son frère, puis l’étreignait. C’était Rita d’Anrémont.
– Sébastien, mon Sébastien, s’écria-t-elle d’une voix tremblante d’angoisse, c’est moi, c’est ta Rita, reviens à toi. N’aie pas peur. Que t’a-t-il dit ? Que t’a-t-il fait ?
Le jeune homme, incapable de répondre, laissait aller sa tête sur l’épaule de sa maîtresse :
– Partons, murmura-t-il enfin à son oreille. Mon frère est un monstre, un lâche. Il a voulu me déchirer le cœur. Il a voulu m’arracher à toi.
Rita d’Anrémont foudroya du regard Nathaniel abasourdi :
– Ah, c’est mal, monsieur, dit-elle, bien mal ce que vous avez fait là. Je ne suis qu’une pauvre fille qui n’a pour elle que son amour, mais cet amour est plus fort que tout. Plus fort que vos conventions, que vos idées étroites. Vous pouvez être sûr que, quoi qu’il arrive, quoi que vous fassiez, ma vie est désormais rivée à celle de Sébastien.
– Partons, dit l’aveugle.
L’aidant à reculer, Rita d’Anrémont entraîna Sébastien. Juve regarda Nathaniel qui demeurait atterré, immobile au milieu du sentier.
– Eh bien ? demanda le policier, qu’avez-vous dit ? qu’avez-vous fait pour déterminer cette scène ?
– Peut-être, avoua le banquier, ai-je été maladroit. Je n’y peux rien. C’est mon caractère d’aller droit au but.
– Conclusion : tout m’a l’air d’être irrémédiablement rompu, désormais, entre votre frère et vous.
– Eh bien, tant pis ! hurla le banquier qui ne se possédait plus.
– Je crois, monsieur, dit Juve, que pour le moment nous n’avons plus rien à nous dire.
Et le policier coupa à travers bois.
– Avec ces caractères entiers et bornés, il est impossible d’arriver à quoi que ce soit, se disait-il.
Puis sa pensée se reporta sur l’aveugle.
– Le pauvre garçon, il ne sait pas ce qui l’attend.