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Demain
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 16:57

Текст книги "Demain"


Автор книги: Guillaume Musso



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            Emily lâcha la main de son père et se précipita pour entourer April par la taille.

            – Je t’en supplie, April, aide-nous ! Aide-nous ! Je veux un petit chien depuis si longtemps. S’il te plaît ! S’il te plaît !

            La galeriste dévisagea Matthew d’un air de reproche.

            – Tu n’as pas le droit d’instrumentaliser cette gamine ! lança-t-elle en attrapant son manteau.

            *

            Matthew s’était mis au volant de la Camaro. La voiture quitta le centre de Boston et prit la direction de Belmont.

            – Bon, tu m’expliques ? réclama April.

            Il attendit d’être arrivé à un feu de signalisation ; là, il se tourna vers Emily pour lui tendre un baladeur.

            – Tu veux écouter de la musique, chérie ?

            Bien sûr qu’elle le voulait !

            Il attendit que sa fille ait mis le casque sur ses oreilles pour informer April de ses intentions. Elle le laissa terminer son raisonnement avant de résumer :

            – Donc, tu penses que le fait d’enlever ce pauvre chien va te ramener ta femme ?

            – Oui, indirectement, comme je viens de te l’expliquer.

            – Je ne crois pas un seul instant à toute cette histoire d’ordinateur qui permettrait de communiquer à travers le temps.

            – Et comment expliques-tu le film de surveillance de Vittorio, l’article de journal sur le casino, les…

            – Je n’explique rien, le coupa-t-elle. Et je veux bien t’aider parce que tu es mon ami, mais je pense que personne n’a jamais ramené les morts à la vie et que personne ne le fera jamais. Kate est morte. Tu ne la reverras plus, Matt, et crois bien que j’en suis désolée. Sa disparition t’a dévasté, mais à un moment donné, il faut laisser partir les gens. Ne t’accroche pas à cette idée stupide, je t’en prie. Tu commençais à aller mieux. L’achat de cet ordinateur a provoqué une rechute ; si tu persévères dans cette voie, tu vas te faire encore plus de mal et tu vas surtout faire du mal à ta fille.

            Matthew jeta un regard sombre à son amie et ne lui adressa plus la parole jusqu’à Belmont. Comme la veille, il se gara devant le cottage en bardage de bois du petit quartier résidentiel. Par chance, Emily s’était endormie sur la banquette arrière. Matthew et April sortirent pour repérer les lieux. Il était quatre heures de l’après-midi. La rue était déserte. Matthew avança jusqu’au portail et sonna pour s’assurer que la maison était vide. Aucune réponse sauf les aboiements du shar-pei qui, en bon chien de garde, se précipita à la clôture pour dissuader les visiteurs de s’approcher trop près de la maison.

            – Salut, Clovis, lança Matthew.

            – Non seulement ce n’est pas un petitchien, mais en plus, il est en train d’ameuter tout le quartier. Bon, tu as un plan au moins ?

            – Absolument, répondit-il en sortant de la poche de son manteau un sac en plastique.

            – C’est quoi, ce truc ? Ça pue, c’est une infection !

            – Ce sont deux steaks hachés décongelés au micro-ondes que j’ai roulés en boulettes de viande…

            – … mélangés à des somnifères, devina April. Vachement original.

            – Mon médecin m’en avait prescrit lorsque Kate est morte. Il m’en restait quelques comprimés.

            – Ça ne marchera jamais, décréta-t-elle. Et ton plan B ?

            – Bien sûr que ça marchera.

            Elle secoua la tête.

            – À supposer que le chien ne vomisse pas tes boulettes et que tu les aies suffisamment dosées, il va mettre trois plombes avant de s’endormir, et encore, il sera tout juste vaseux. D’ici là, son propriétaire sera revenu ou l’un des voisins aura appelé les flics…

            – Ne sois pas défaitiste. Je tente le coup, décida Matthew en balançant les deux grosses boulettes de viande de l’autre côté de la clôture.

            Sceptique, Clovis les renifla longuement. Vaguement dédaigneux, il en avala la moitié d’une, mais guère convaincu par leur saveur, les abandonna aussitôt et se remit à aboyer en redoublant d’ardeur.

            – Qu’est-ce que j’avais dit ?

            – Attendons quelques minutes dans la voiture, proposa Matthew.

            En silence, ils patientèrent trois longs quarts d’heure sans aucun résultat. Le chien semblait les narguer, Cerbère fidèle gardant la porte des Enfers. Le soir tombait doucement. Eux-mêmes commençaient à s’assoupir lorsque la sonnerie psychédélique du téléphone d’April fit sursauter tout le monde. La galeriste refusa la communication, mais Emily s’était réveillée en tressaillant.

            – On est arrivés, papa ? On est chez le petit chien ? demanda-t-elle en se frottant les yeux.

            – Oui, chérie, mais… je ne suis pas certain qu’il soit d’accord pour venir avec nous.

            – Tu m’avais promis… commença-t-elle avant de fondre en larmes.

            Matthew soupira et se massa les tempes.

            – Ça, tu l’as bien cherché, lui lança April d’un ton plein de reproches. Ça t’apprendra à…

            Soudain, elle s’interrompit brièvement avant de s’exclamer :

            – Hé, Matt, il est passé où, le clebs ?

            Il jeta un coup d’œil à travers la vitre. Il avait suffi qu’ils relâchent leur surveillance une petite minute pour que Clovis disparaisse subitement.

            – Je n’en sais rien, mais je vais aller voir.

            Il sortit de la voiture et ouvrit le coffre pour accéder à la boîte à outils qu’il avait apportée avec lui. Il s’empara d’une grosse pince capable de cisailler le grillage.

            – Je laisse le coffre ouvert, prévint-il. Allume le moteur au cas où.

            Il s’approcha du portail qui se prolongeait par une palissade en bois et une clôture grillagée. Avec la pince, il fit sauter un à un tous les fils de fer du treillis et s’aventura sur la pelouse.

            – Clovis ?

            Il s’avança prudemment jusqu’au perron.

            – Clovis ? Gentil chien…

            Personne.

            Il fit le tour de la maison et découvrit le corps du chien, inerte, couché près d’une grande niche en bois peint.

            Merde, j’espère qu’il n’est pas mort…

            Il s’agenouilla, le prit dans ses bras.

            Bordel, il pèse trois tonnes !

            Après quelques pas, il sentit que le shar-pei commençait à se débattre mollement. April avait raison : les somnifères l’avaient rendu léthargique. Mais s’il bavait beaucoup, il n’avait heureusement pas la force de mordre.

            Matthew se mit à courir vers la sortie. Avec son « chargement », il se faufila à travers l’ouverture de la clôture. Sans trop de délicatesse, il mit le chien dans le coffre et rejoignit sa place à côté d’April.

            – Prends le volant, on y va ! cria-t-il à sa colocataire.

            – Bravo, papa ! Bravo ! applaudit Emily tandis que la Camaro démarrait en faisant crisser ses pneus.

            *

            21 heures

            Sur le chemin du retour, ils s’étaient arrêtés dans une animalerie pour acheter une laisse, des croquettes, une gamelle. Lorsque le chien avait repris connaissance une fois à la maison, Matthew s’était attendu au pire : des hurlements, des aboiements agressifs, voire une attaque. Au contraire, Clovis avait ouvert un œil, poussé quelques grognements, effectué une roulade sur le parquet, avant de s’installer nonchalamment sur le canapé comme s’il avait toujours vécu dans cette maison. Après avoir récupéré totalement ses esprits, il avait fait le tour du séjour. Son œil était vif, ses réactions positives. Toute la famille avait passé la soirée à jouer avec lui et à le caresser. Emily était aux anges et Matthew avait lutté pour la mettre au lit. Pour qu’elle consente à monter dans sa chambre, Matthew avait dû promettre une bonne dizaine de fois que Clovis serait encore là le lendemain.

            Une fois seul dans le salon, il s’installa devant son écran et passa à la seconde étape de son plan.

            – Viens, Clovis, viens, mon beau chien ! l’attira-t-il avec un bol de croquettes.

            L’animal grimpa sur la chaise où Matthew avait rajouté quelques coussins pour lui permettre d’être à une bonne hauteur.

            – Regarde l’écran ! Tu vas revoir quelqu’un que tu n’as plus vu depuis longtemps ! Fais-lui un beau sourire.

            Il lança l’application de visioconférence de l’ordinateur. Comme le logiciel l’y invitait, il entra son mot de passe. Filmées par la webcam, sa propre image et celle du chien apparurent alors à l’écran. Pour lancer l’appel vidéo, il saisit le mail d’Emma, cliqua et attendit quelques secondes.

            Une sonnerie.

            Deux sonneries.

            Trois sonneries…

            *

            2010

            Emma émergea difficilement de son sommeil médicamenteux.

            Elle jeta un coup d’œil à son téléphone portable, mais ce n’était pas lui qui sonnait. C’était son ordinateur qu’elle avait laissé allumé.

            Elle regarda l’heure, souleva ses couvertures et fit quelques pas incertains pour rejoindre le bureau.

            Sur l’écran, la petite icône « Face Time » clignotait, signalant un appel entrant de Matthew Shapiro. Elle n’avait jamais utilisé cette application, mais cliqua pour prendre l’appel.

            Alors qu’elle ne s’y attendait pas, l’image de son chien apparut ! C’était Clovis, avec son museau rembourré, sa tête d’hippopotame, ses petits yeux enfoncés et son corps musclé couvert de plis qui le faisait ressembler à une peluche.

            – Clovis !

            Mais qu’est-ce que son chien faisait en 2011 dans la maison de Matthew Shapiro ?

            Soudain, le cadrage de la caméra se déplaça vers la gauche sur le visage et le buste de Matthew.

            – Bonsoir, Emma. Comment allez-vous ? Avez-vous retrouvé votre calme ?

            – À quoi vous jouez, nom de Dieu ?

            – Comme vous le constatez, j’ai fait connaissance avec votre toutou. Quelle était votre expression, déjà ? Ah, oui : « la seule personne au monde qui ne m’a jamais trahie ». Vous tenez à lui, n’est-ce pas ?

            – Espèce de…

            – Allons, ne tombons pas dans les insultes. Moi, c’est à ma femme que je tiens, et je pense que vous n’avez pas bien mesuré ma détermination pour la retrouver.

            Matthew avança le bras pour attraper quelque chose sur le plan de travail. D’un bloc porte-couteaux, il tira une lame longue d’une trentaine de centimètres et la brandit devant la caméra.

            – C’est un couteau à viande, Emma. Vous avez vu la lame : rigide et tranchante. Une belle pièce, qualité allemande… Je possède aussi cet autre outil : on appelle cela le couperet chinois. Idéal pour préparer les côtelettes.

            – Si vous touchez à un seul poil de mon chien, je vous…

            – Vous ferez quoi, Emma ?

            Elle resta sans voix. Matthew attaqua :

            – Vous voyez, je suis très embêté, Emma : j’aime beaucoup les animaux. Votre Clovis a vraiment une bonne bouille et il plaît beaucoup à ma petite fille, mais si vous ne me promettez pas de faire tout ce qu’il fautpour empêcher l’accident de Kate, je n’hésiterai pas une seconde. J’éventrerai votre chien. Je lui crèverai la paillasse pour lui mettre les tripes à l’air. Et je le ferai devant cet écran pour que vous ne perdiez pas une miette de la scène. Ce sera long. Long et douloureux. Je ne le ferai pas de gaieté de cœur, Kate, mais si vous ne me laissez pas le choix…

            – Espèce de salopard !

            – Réfléchissez, mais réfléchissez vite, Emma…

            Elle allait lui hurler sa colère lorsque Matthew raccrocha et que l’image disparut.

            1– Le Medical College Admission Test est un examen d’admission standard que passent les étudiants souhaitant intégrer les facultés de médecine d’Amérique du Nord.


            Cinquième jour

 12

            The other woman

            Les morts appartiennent à ceux, parmi les vivants, qui les réclament de la manière la plus obsessionnelle.

            James ELLROY

            Le lendemain

            23 décembre 2010

            9 heures du matin

            La neige avait fondu. L’air était sec et froid, mais un soleil glorieux triomphait dans le ciel bleu métallique de Boston.

            Emma souffla dans ses mains pour se réchauffer. Une buée lumineuse sortit de sa bouche et s’éleva devant ses yeux avant de se dissoudre dans l’air.

            Depuis dix minutes, elle faisait les cent pas devant les portes d’entrée du Heart Center, guettant la fin de la garde de Kate. Elle réprima un bâillement. La nuit avait été agitée, mais, malgré le manque de sommeil, ses idées étaient claires. Hier, sous le choc de la lecture de l’article de journal annonçant son suicide, elle avait perdu la raison et basculé dans un délire quasi criminel. Elle en avait honte aujourd’hui, mais c’était ainsi : le poids terrible de sa solitude faisait parfois ressortir ce qu’il y avait de pire en elle. Un sentiment brûlant d’injustice, une jalousie qui la consumait et l’entraînait vers les pensées les plus sombres. Mais elle n’était pas une meurtrière, juste une cruche en manque d’amour qui avait voulu s’accrocher un peu trop longtemps à une histoire condamnée d’avance.

            L’intervention de Matthew et sa mise en scène avec Clovis avaient joué comme un rappel à l’ordre pour lui faire reprendre pied avec la réalité et, ce matin, elle était bien décidée à écouter la voix de la raison. Elle trouverait une solution pour éviter le funeste accident de Kate le 24 décembre. Elle avait passé la nuit à réfléchir à un moyen imparable d’empêcher le carambolage. Pour l’instant, aucune idée simple ne s’était imposée, mais elle avait encore du temps.

            Le froid engourdissait ses membres. Elle trépigna sur place pour se réchauffer. Un grand camion de collecte de sang orné du sigle de la Croix-Rouge stationnait au milieu du parking. Installé un peu plus loin, un chariot métallique ambulant proposait des boissons chaudes et des bretzels. Emma se mit dans la queue pour commander un thé lorsqu’elle aperçut Kate qui franchissait les portes automatiques pour quitter le bâtiment. Téléphone portable à l’oreille, la jeune chirurgienne avait gardé son uniforme hospitalier dont des morceaux d’étoffe bleu pâle dépassaient de son caban sombre.

            Avec Emma dans son sillage, Kate dévala les marches du perron, traversa le parking d’un pas rapide et quitta l’enceinte hospitalière. Emma la suivit jusqu’à la station Hubway de Cambridge Street qui proposait un système de vélos en libre-service. Apparemment, Kate était une habituée de ce genre de transport. Elle sortit sa carte d’abonnement et enfourcha une bicyclette.

            Pendant que Kate enfilait ses gants, enfonçait son bonnet et nouait son écharpe, Emma paya au distributeur automatique les six dollars pour se procurer une casual membership cardqui lui permit à son tour d’emprunter un vélo. Elle attendit que Kate donne ses premiers coups de pédale pour se placer dans sa roue, gardant une distance raisonnable pour ne pas la perdre des yeux tout en évitant de se faire remarquer.

            Les cinq cents premiers mètres se résumaient à faire en sens inverse le chemin qu’elle avait effectué la veille. Tout en se cramponnant d’une main à son guidon, Emma remonta ses chaussettes sur son pantalon pour éviter que l’air glacial ne s’engouffre jusqu’à ses mollets. Au croisement d’Hanover Street, la chirurgienne ne prit pas la rue qui partait vers le quartier italien, mais longea le City Hall avant de s’engager dans l’artère qui menait au Faneuil Hall et au Quincy Market. Au prix d’une conduite sportive et de quelques infractions, elle parvint à s’extraire assez rapidement de cette zone touristique. Au niveau de Columbus Park, elle remonta un long sens unique, évitant astucieusement les bouchons, puis roula allègrement sur les trottoirs pour s’échapper vers le port et la façade maritime de la ville. Il était à peine 9 h 20 lorsqu’elle gara son vélo à l’extrémité du Long Wharf, en face de la devanture noire de ce qui ressemblait à un pub irlandais.

            Emma stoppa sa bicyclette cinquante mètres avant d’arriver au bout de la jetée. Pouvait-elle prendre le risque de suivre Kate dans le bar ? Elle stabilisa le vélo contre un lampadaire, attrapa le câble en acier de l’antivol pour en entourer le pylône avant de le fixer dans son point d’attache. Elle parcourut à pied les quelques mètres qui la séparaient du front de mer.

            Dans ses années fastes, le Long Wharf avait été le quai principal d’un des ports de commerce les plus animés du monde. Aujourd’hui, la rade s’était transformée en une élégante marina aux rues pavées bordées de restaurants et de cafés. C’était surtout le point de départ des ferrys qui desservaient les nombreuses îles de la baie de Boston et les villes de Salem et de Provincetown. Arrivée au terme de la promenade en bois, Emma mit sa main en visière pour ne pas être éblouie. Le soleil était levé depuis deux heures et commençait à être haut dans le ciel, déversant une pluie d’étoiles aveuglante à la surface de l’océan. La vue était à couper le souffle : les mouettes, le vent, les vieux bateaux qui voguaient sur les flots, l’ivresse de l’infini. Et l’air du large qui revigora la jeune femme et lui donna le courage de pénétrer dans le pub.

            *

            Poutres au plafond, murs lambrissés, vitraux, jeux de fléchettes et lumière tamisée : le décor rustique du Gateway était typique et chaleureux. Le soir, l’endroit devait s’animer au son de la musique traditionnelle et des pintes de Guinness qui s’entrechoquent, mais le matin, c’était un café convivial et tranquille qui servait des petits déjeuners aux travailleurs du port. Emma plissa les yeux et mit un moment à repérer Kate, assise seule dans un box au fond de la salle devant une tasse de café.

            Un écriteau indiquait de passer sa commande avant d’aller s’asseoir. Emma patienta derrière un colosse en chemise de bûcheron et bonnet de marin qui repartit quelques secondes plus tard avec un plateau débordant de fish and chips, de bacon, de saucisses et d’œufs frits. Elle se contenta d’un thé et de toasts et alla s’asseoir à son tour sur la banquette de l’un des box près de la table de Kate. Qu’est-ce que la chirurgienne faisait dans cet endroit après avoir travaillé toute la nuit ? Pourquoi n’était-elle pas rentrée directement chez elle après sa garde ?

            De son poste d’observation, Emma la devinait fatiguée, le visage marqué par l’inquiétude. Les yeux en mouvement, Kate lançait des regards incessants tantôt sur l’écran de son téléphone, tantôt sur la porte d’entrée. Visiblement, elle attendait quelqu’un, et ce rendez-vous n’était pas anodin. Emma s’étonna de ce changement. La mère de famille séduisante et épanouie qu’elle avait suivie la veille avait cédé la place à un être rongé par l’angoisse qui triturait ses mains avec fébrilité.

            Elle se força à tourner la tête pour que son regard ne se fasse pas trop insistant, et grâce au reflet du miroir mural, elle ne perdit pas une miette des gestes de la chirurgienne. Kate sortit une lingette de son sac ainsi qu’un poudrier. Elle nettoya son visage, se remaquilla nerveusement, arrangeant quelques mèches que sa course à vélo avait libérées de son chignon. Puis elle se leva et s’éclipsa en direction des toilettes.

            Emma comprit qu’elle devait agir. Kate avait emporté avec elle son sac à main et son téléphone, mais laissé son caban sur la banquette. Emma respira profondément avant de se lancer. Elle se leva calmement et fit quelques pas comme si elle se dirigeait à son tour vers les toilettes, mais au dernier moment elle s’arrêta devant la table de Kate. En priant pour que personne ne regarde vers elle à ce moment-là, elle fouilla les poches du manteau. Sa main se referma sur quelque chose de froid et de métallique. Un trousseau de clés.

            Une décharge d’adrénaline lui traversa le corps. Elle vérifia que les clés de voiture faisaient bien partie du trousseau et poussa une exclamation muette :

            La voilà mon idée !

            Pour éviter l’accident, elle allait tout simplement dérober les clés du fameux coupé Mazda que Kate devait conduire le soir du drame. Ensuite, elle volerait la voiture, l’abandonnerait à trois cents kilomètres de là, l’incendierait ou la balancerait dans un ravin.

            Plus de voiture, plus d’accident !

            Elle s’empara des clés et traversa le bar pour quitter l’établissement avant le retour de Kate. Elle pressa le pas et baissa la tête pour ne croiser aucun regard, mais dans sa fuite précipitée, elle bouscula un client qui venait de commander une boisson au comptoir. Il encaissa le choc, mais renversa la moitié de sa tasse de café sur son plateau.

            Emma se confondit en excuses.

            – Pardon, je suis désolée, je…

            C’était un grand type mince aux cheveux clairs coupés court, vêtu d’un jean noir, de baskets en toile, d’un pull à col roulé et d’une veste en cuir à l’encolure doublée de mouton. Son visage ovale, très maigre, était mangé par une barbe de trois jours et encadré de lunettes de soleil en écailles blondes.

            – Laissez tomber ! assura-t-il sans même la regarder.

            Pressée de disparaître, Emma fut soulagée de s’en tirer à si bon compte. Avant de pousser la porte, elle ne put s’empêcher de tourner la tête pour jeter un dernier regard.

            Dans le fond de la salle, l’homme avait rejoint Kate.

            Il l’enlaçait.

            Il l’embrassait.

            *

            Ce n’est pas possible.

            Elle arrêta son mouvement et resta scotchée, incapable de faire le moindre geste. Kate ne pouvait pas avoir d’amant. Emma plissa les yeux. Elle devait se tromper, mal interpréter certains gestes. Cet homme n’était peut-être qu’un membre de sa famille, son frère ou bien…

            – Je peux vous aider, ma p’tite dame ?

            Derrière son comptoir, le patron l’observait d’un air dubitatif.

            – Faut vous décider. Vous rentrez ou vous sortez. Z’allez finir par vous prendre la porte dans la figure.

            – Je… je cherche des serviettes en papier.

            – Bah, fallait les demander. Tenez.

            Elle attrapa la liasse qu’il lui tendait et retourna s’asseoir à sa table, s’efforçant d’être la plus discrète possible. Elle eut le réflexe de sortir son téléphone, le bascula en mode caméra et le posa sur la table pour filmer la scène.

            Son cœur battait fort dans sa poitrine. Elle songea à Matthew qui idéalisait sa femme. À la scène à laquelle elle avait assisté hier : cette complicité familiale et amoureuse qui émanait de leur couple. Comment pouvait-on à ce point feindre des sentiments ?

            Non, quelque chose ne cadrait pas. Vu la dévotion que Matthew continuait de porter à sa femme après sa mort, il paraissait peu probable que celle-ci ait été amoureuse d’un autre homme. Shapiro n’était pas un imbécile, il s’en serait aperçu, c’était évident. Mais n’est-il pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ?

            Nom de Dieu !

            Elle ne savait plus que penser. Elle essaya de se persuader que Kate et le mystérieux inconnu n’étaient pas amants, mais leurs attitudes étaient pourtant sans ambiguïté : promiscuité, doigts emmêlés, regards accrochés l’un à l’autre. Kate se laissa même aller à caresser le visage et les cheveux du type.

            Emma vérifia que son téléphone continuait de filmer. La scène à laquelle elle assistait apparaissait à ce point surréaliste qu’elle devait en garder la trace.

            Le type avait une petite quarantaine. Une beauté peut-être un peu sophistiquée et fragile. Un physique qui n’était pas totalement étranger à Emma…

            Elle ne pouvait pas entendre ce qu’ils disaient, mais il ne faisait aucun doute qu’ils étaient tous les deux préoccupés. Par quoi ? L’homme était-il marié de son côté ? Essayaient-ils de se persuader de quitter leurs conjoints respectifs ? Ces suppositions renvoyèrent Emma à sa propre histoire et à des souvenirs pénibles de sa relation avec François.

            Elle chassa ces pensées et prit soudain conscience du danger. Le pub était aux trois quarts vide. On allait finir par remarquer son manège. Elle éteignit son téléphone et battit discrètement en retraite.

            L’air glacé lui fit du bien. Elle en inspira plusieurs goulées pour recouvrer ses esprits. Elle renonça à reprendre son vélo et s’avança vers l’un des taxis de la file de voitures qui patientaient devant l’entrée de l’hôtel Marriott.

            Tant pis pour la caution de la bicyclette !

            Au moment de monter dans le véhicule, elle réalisa que le trousseau de Kate devait sans doute contenir la clé de la maison familiale. Elle avait donc la possibilité de s’introduire au domicile des Shapiro et c’est cette destination qu’elle donna au chauffeur. Arrivée à Louisburg Square, elle fit le tour de la bâtisse, se demandant si Matthew et sa fille se trouvaient à l’intérieur. Elle s’interrogea sur l’opportunité de sonner à la porte pour le vérifier, mais y renonça.

            Inutile que le « Matthew de 2010 » soit au courant de mon existence…

            Elle remarqua aussi le petit sticker collé sur la fenêtre qui mettait en garde contre la présence d’un système d’alarme.

            Merde…

            Avoir les clés ne lui servirait pas à grand-chose si une sirène hurlante se déclenchait quelques secondes à peine après qu’elle aura poussé la porte.

            Elle nota mentalement le nom de la société de surveillance avant de rebrousser chemin pour ne pas attirer l’attention. Désireuse de réfléchir tranquillement, elle se réfugia dans une boutique de cupcakes de Charles Street. Un lieu hybride à l’ambiance rétro qui offrait à ses clients la possibilité de déguster les pâtisseries, attablés à un comptoir en bois brut. Emma s’installa sur un tabouret et sortit son ordinateur. Pour la forme, elle commanda un café et une part de cheese-cake avant de se connecter à un annuaire en ligne pour trouver le numéro de téléphone des Shapiro. Elle appela et tomba sur le répondeur. Un message familial où même la petite Emily avait été mise à contribution. Elle raccrocha et rappela dans la foulée pour être certaine que la maison était vide. Puis elle contacta l’Imperator et demanda à parler à Romuald Leblanc.

            – J’ai besoin de toi, tête de blatte.

            – J’allais justement vous téléphoner, mademoiselle Lovenstein.

            – Tu as du nouveau sur mon histoire ?

            – J’ai envoyé certains de vos mails à Jarod. C’est l’un de mes amis informaticiens. Le plus doué que je connaisse. Il m’a dit qu’au début des années 2000, sur de nombreux forums, certains internautes avaient laissé des messages en prétendant venir du futur et être des voyageurs temporels. Bien entendu, c’étaient de mauvaises blagues, mais dans votre cas, c’est différent : le saut dans le temps marqué par l’horodatage des serveurs est un élément très troublant que mon ami est incapable d’expliquer. Je suis désolé.

            – Tu as fait de ton mieux, merci. En fait, je t’appelle pour autre chose. Si je te donne l’adresse d’une habitation à Boston ainsi que le nom de la société de surveillance ayant installé le système d’alarme, serais-tu capable de le désactiver ?

            – De le « désactiver » ? répéta mécaniquement le geek. Qu’est-ce que vous entendez par là au juste ?

            – Tu te fous de moi ou quoi ? Est-ce que tu saurais neutraliser un système d’alarme à distance ?

            – Non, c’est impossible. Comment voulez-vous que je fasse ?

            – Je croyais que rien n’était impossible avec tes ordinateurs…

            – Je n’ai jamais dit ça, se défendit-il.

            Elle le provoqua :

            – D’accord, j’ai compris. Tu es un beau parleur, mais lorsqu’il s’agit de passer à l’action, il n’y a plus personne…

            – Hé ! se défendit-il. Grâce à qui avez-vous obtenu votre rendez-vous chez le coiffeur ?

            – Je ne te parle pas d’un rendez-vous chez le coiffeur, là ! Je te parle de quelque chose de beaucoup plus grave.

            – Mais je ne suis pas magicien, s’excusa presque Romuald.

            – Je te donne l’adresse, tu as de quoi noter ?

            – Mais je vous ai dit que…

            – Tu as de quoi noter ? insista-t-elle.

            – Allez-y, soupira-t-il.

            – C’est chez Matthew et Kate Shapiro. Ils vivent à Boston, à l’intersection de Mount Vernon Street et de Willow Street. La société qui a installé leur alarme s’appelle The Blue Watcher. Elle est basée à Needham dans le Massachusetts.

            – Et que voulez-vous que je fasse avec ça ?

            – Ce que tu veux, mais grouille-toi. Dans un quart d’heure, je rentrerai dans cette foutue baraque. Si tu ne trouves rien, les flics viendront me choper et tu seras responsablede mon arrestation.

            Elle raccrocha sans lui laisser le temps de répondre. Elle avait bien conscience qu’elle assignait à l’adolescent une mission difficile, mais elle avait confiance en son intelligence.

            Elle but une gorgée de café et prit une bouchée de gâteau. Elle croyait ne pas avoir faim, mais elle mangea la pâtisserie avec un bon appétit. Tout en dégustant le cheese-cake, elle visionna le film qu’elle venait de tourner avec son téléphone. Le son était inexploitable, l’image était un peu sombre et saccadée, la prise de vue avait été effectuée de trop loin, mais les images ne laissaient planer aucun doute sur la nature de la relation entre Kate et le mystérieux inconnu.

            Qui était cet homme ? Un collègue chirurgien ? Un ami du couple ? Pourquoi Emma avait-elle toujours l’impression diffuse que le physique de ce type ne lui était pas totalement inconnu ?

            Hésitante sur le comportement à adopter, la jeune femme transféra le film de son téléphone sur son ordinateur avant d’ouvrir sa messagerie. L’esprit traversé d’interrogations, elle commença à rédiger un courrier à Matthew puis s’arrêta. Sous prétexte d’établir la vérité, avait-elle le droit de remuer le passé ? De s’immiscer dans l’intimité d’une famille qu’elle ne connaissait pas ? De raviver la douleur d’un homme qui ne parvenait pas à faire le deuil de son épouse ?


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