Текст книги "Demain"
Автор книги: Guillaume Musso
Жанр:
Ненаучная фантастика
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Et un et deux et trois ! Un et deux et trois !
Elle compta trente compressions, puis administra à l’adolescent deux insufflations par bouche-à-bouche.
Ne meurs pas !
La rage au cœur, elle recommença le cycle du massage cardiaque, en essayant de conserver un rythme régulier.
Et un et deux et trois…
À chaque pression sur la cage thoracique, elle risquait de lui briser les côtes.
Et un et deux et trois…
Le temps s’était arrêté. Emma était ailleurs. Elle menait une guerre. Celle que la vie livre contre la mort.
Ne meurs pas, Romuald ! Ne meurs pas !
Un an plus tard…
Replay
S’il est vrai que nous ne pouvons vivre qu’une seule partie de ce qui est en nous, qu’advient-il du reste ?
Pascal MERCIER
Université de Harvard
Cambridge
19 décembre 2011
L’amphithéâtre était bondé, mais sans un bruit.
Les aiguilles du cadran en bronze de la vieille horloge murale marquaient 14 h 55. Le cours de philosophie délivré par Matthew Shapiro touchait à sa fin.
La sonnerie libéra les élèves. Matthew rangea ses affaires, enfila son manteau, noua son écharpe et sortit sur le campus. Dès qu’il fut dehors, il se roula une cigarette et traversa le Yard.
Le parc baignait dans une belle lumière automnale. Depuis dix jours, la température particulièrement douce pour la saison et le soleil abondant offraient aux habitants de Nouvelle-Angleterre un été indien aussi agréable que tardif.
– M’sieu Shapiro ! Réflexe !
Matthew tourna la tête vers la voix qui l’interpellait et eut l’intuition de lever les yeux. Un ballon de football américain arrivait dans sa direction.
Il le réceptionna de justesse et le renvoya dans la foulée au quarterbackqui l’avait sollicité. Puis il quitta l’enceinte de l’université par le portail monumental qui débouchait sur Harvard Square.
Il venait de s’engager sur le passage piéton pour rejoindre la station de métro lorsqu’une vieille Chevrolet Camaro pétaradante déboucha à l’angle de Massachusetts Avenue et de Peabody Street. Le jeune prof sursauta et marqua un mouvement de recul pour ne pas être écrasé par le coupé rouge vif qui s’arrêta à son niveau dans un crissement de pneus.
La vitre avant descendit pour laisser apparaître la chevelure rousse d’April Ferguson, sa colocataire depuis l’assassinat de sa femme.
– Hello, beau brun, je te ramène ?
– Je préfère rentrer en transport en commun, déclina-t-il. Tu conduis comme si tu étais dans un jeu vidéo !
– Allez, ne fais pas ton pétochard. Je conduis très bien et tu le sais !
– N’insiste pas. Je tiens à la vie, moi ! Je voudrais éviter à ma fille de se retrouver orpheline à quatre ans et demi.
– Oh, ça va ! N’exagère pas non plus ! Allez, trouillard, dépêche-toi ! Je bloque la circulation, là !
Pressé par les coups de klaxon, Matthew poussa un long soupir d’abdication et ouvrit la portière pour se glisser dans la Chevrolet.
À peine eut-il bouclé sa ceinture, qu’au mépris de toutes les règles de sécurité la Camaro effectua un périlleux demi-tour pour partir en trombe vers le nord.
– Boston, c’est de l’autre côté ! s’insurgea-t-il en s’agrippant à la portière.
– Je fais juste un petit détour par Belmont. C’est à dix minutes. Et ne t’inquiète pas pour Emily. J’ai demandé à sa baby-sitter de rester une heure de plus.
– Quel culot ! Je te préviens, je…
La jeune femme passa deux vitesses avec célérité puis plaça une brusque accélération qui coupa la parole à Matthew. Une fois en vitesse de croisière, elle se tourna vers lui et lui tendit un carton à dessins.
– Figure-toi que j’ai peut-être un client pour l’estampe d’Utamaro, reprit-elle.
La Chevrolet avait quitté le quartier universitaire. Elle emprunta la voie rapide qui longeait le Fresh Pondavant d’arriver à Belmont, une petite ville résidentielle à l’ouest de Boston. April entra une adresse sur le GPS et se laissa guider jusqu’à une zone pavillonnaire chic et familiale. Malgré l’interdiction formelle, la Camaro dépassa un bus scolaire et se gara dans une rue calme bordée d’arbres.
– Tu viens avec moi ? demanda-t-elle en récupérant le carton à dessins.
Matthew secoua la tête.
– Je préfère t’attendre dans la voiture.
– Je fais aussi vite que possible, promit-elle en se remaquillant dans le rétroviseur.
– Tu n’as pas peur d’en faire trop ? la provoqua-t-il.
– « J’suis pas mauvaise, j’suis juste dessinée comme ça », minauda-t-elle en reprenant la réplique et la voix de Jessica Rabbit.
Puis elle déplia ses jambes interminables moulées dans un legging et sortit de la voiture.
Resté seul, Matthew jeta un coup d’œil de l’autre côté de la rue. Une mère et ses deux jeunes enfants installaient dans leur jardin les décorations de fête. Il se rappela que Noël était dans quelques jours et cette réalité le plongea dans un état proche de la panique. Il voyait avec terreur se profiler le premier anniversaire de la mort de Kate : ce funeste 24 décembre 2010 qui avait fait basculer son existence dans la souffrance et l’accablement.
Depuis l’assassinat de son épouse, sa vie n’était qu’un cauchemar. Comment réagir lorsque l’on apprend que celle qui partage votre vie depuis quatre ans, la mère de votre petite fille, ne s’est mariée avec vous que pour vous tuer ? Vous tuer dans le seul but de transplanter votre cœur pour sauver son amant. Comment vivre désormais ? Comment continuer à faire confiance aux gens ? Comment envisager à nouveau de vivre avec une femme ?
Matthew soupira. Seule sa fille l’avait empêché de sombrer dans la folie ou de se foutre en l’air. Lorsque l’événement avait été rendu public, juste après la mort de Nick Fitch, il avait dû se battre pour protéger Emily de la curiosité des journalistes. Il y avait eu un moment très pénible pendant lequel les médias ne le lâchaient pas. Des éditeurs lui avaient proposé des sommes folles pour raconter son histoire et Hollywood voulait mettre en scène sa tragédie. Pour fuir ces intrus, il avait alors sérieusement pensé à quitter le Massachusetts, mais il était trop attaché à Boston, à sa maison et à ses élèves. Depuis quelques semaines, l’affaire commençait à se tasser médiatiquement. Cela n’enlevait rien à sa détresse, mais il se sentait au moins délivré du poids d’une notoriété malsaine.
À travers de petites choses, il reprenait goût à l’existence : une promenade sous le soleil avec Emily, un match de football avec ses étudiants, une blague particulièrement bien tournée d’April.
Mais cette rémission était fragile. La douleur guettait, prête à l’attraper à la gorge, ressassant éternellement les mêmes questions sans réponses. Comment accepter que les plus belles années de votre vie ne soient en fait qu’une mascarade ? Comment reprendre confiance en soi après s’être fait berner de la sorte ? Comment trouver les mots pour expliquer cette situation à Emily ?
Matthew transpirait. Son cœur cognait dans sa poitrine. Il baissa la vitre de la Camaro, chercha une barrette d’anxiolytique dans la poche de son jean et la posa sous sa langue. Le médicament fondit doucement dans sa bouche, lui apportant un réconfort chimique qui dilua lentement sa fébrilité. Pour se calmer tout à fait, il avait besoin de fumer. Il sortit de la voiture, verrouilla la portière et fit quelques pas sur le trottoir avant d’allumer une cigarette et d’en tirer une longue bouffée.
*
Les yeux clos, le visage offert à la brise automnale, il savoura sa clope. Il faisait encore bon. Le soleil filtrait à travers les branches. Il resta quelques instants immobile avant d’ouvrir les yeux. Au bout de la rue, un attroupement s’était formé devant l’une des maisons. Curieux, il se rapprocha pour arriver devant un de ces cottages typiques de la Nouvelle-Angleterre : une vaste demeure tarabiscotée en bardage de bois, ornée d’un toit cathédrale surchargé de multiples fenêtres. Devant la résidence, sur la pelouse, on avait organisé une sorte de braderie.
Matthew se mêla aux nombreux curieux qui chinaient sur les cent mètres carrés de la pelouse. La vente était animée par une jolie jeune femme brune au visage doux et souriant. À ses côtés, un shar-pei couleur sable se faisait les dents sur un os en latex.
Au milieu des objets hétéroclites, Matthew aperçut un ordinateur portable : un MacBook Pro, écran quinze pouces. Pas la dernière version de ce modèle, mais la précédente ou celle d’avant. Il s’approcha et examina la machine sous toutes ses coutures. La coque en aluminium de l’appareil avait été personnalisée par un autocollant en vinyle appliqué au dos de l’écran qui mettait en scène une Ève stylisée et sexy. En bas de l’illustration, on pouvait lire la signature « Emma L. » sans que l’on sache très bien s’il s’agissait de l’artiste qui avait dessiné la figurine ou de l’ancienne propriétaire de l’ordinateur.
Pourquoi pas ?songea-t-il en regardant l’étiquette. Son vieux Powerbook avait rendu l’âme à la fin de l’été. Il avait besoin d’un nouveau portable, mais depuis trois mois, il remettait sans cesse cette dépense à plus tard.
L’objet était proposé à 400 dollars. Une somme qu’il jugea raisonnable.
Il se rapprocha de la jeune femme responsable de la vente et lui désigna le Mac.
– Cet ordinateur fonctionne, n’est-ce pas ?
– Bien sûr. C’est mon ancien portable. Disque dur formaté et nouvelle version du système d’exploitation installé. Il est comme neuf !
– Je ne sais pas trop… hésita-t-il.
– Vous pensez que j’essaie de vous rouler ? le taquina-t-elle.
Matthew lui rendit son sourire. Elle lui tendit sa carte de visite.
– Écoutez, voilà ce que je vous propose : si dans les six mois, l’ordinateur a le moindre problème, je m’engage à vous le faire réparer. Mon meilleur ami s’y connaît très bien en informatique.
Matthew regarda le bristol :
Emma Lovenstein.
Chef Sommelier
Imperator
30 Rockefeller Plaza New York, NY 10020
– Vous travaillez au restaurant l’Imperator ?
– Oui, vous y avez déjà mangé ?
– Dans une autre vie, éluda-t-il en chassant un souvenir qui lui rappelait trop son mariage avec Kate.
Le shar-pei vint se frotter contre sa jambe et jappa joyeusement.
– Il s’appelle Clovis et on dirait qu’il vous aime bien ! s’enthousiasma Emma.
Matt caressa l’animal. Le soleil poudroyait entre les branches.
– Ma fille rêve d’avoir un petit chien comme le vôtre, sourit-il.
– Quel âge a-t-elle ?
– Quatre ans et demi.
Emma hocha la tête.
– Vous avez des enfants ? demanda-t-il.
– Pas encore.
Il sentit qu’il s’était aventuré sur un territoire intime et battit en retraite.
– Donc, vous habitez à New York…
– Et j’y retourne d’ailleurs dans quelques heures, fit-elle en regardant sa montre. J’étais venue donner un coup de main à mon frère, mais il ne faut pas que je loupe mon avion.
Matthew hésita encore quelques secondes avant de se décider.
– D’accord, je le prends, affirma-t-il en désignant la machine.
Il fouilla dans son portefeuille. Il n’avait sur lui que 310 dollars. Gêné, il n’osa pas négocier, mais la jeune femme le mit à l’aise.
– C’est bon, je vous le laisse à ce prix !
– C’est très aimable à vous, répondit-il en lui donnant les billets.
De loin, il fit signe à April qui venait d’arriver sur la pelouse. Emma lui tendit l’ordinateur qu’elle avait emballé dans le carton d’origine.
– Donc je n’hésite pas à vous appeler si l’ordinateur ne marche pas, conclut Matthew en agitant la carte de visite.
– Si par hasard vous aviez envie de m’appeler avant, ne vous croyez pas obligé d’attendre que la machine tombe en panne, osa-t-elle.
Il sourit pour masquer sa surprise, et rejoignit April.
Ils regagnèrent la voiture. Matthew insista pour conduire et ils regagnèrent Boston, coincés dans les embouteillages. Pas un seul instant il ne cessa de penser à cette Emma Lovenstein.
*
Boston
Quartier de Beacon Hill
20 heures
Matthew borda Emily et éteignit les lumières à l’exception de la veilleuse suspendue au-dessus du lit. Avant d’entrebâiller la porte, il embrassa une dernière fois sa fille en lui promettant qu’April passerait lui dire bonne nuit.
Puis il descendit l’escalier qui menait au salon. Le rez-de-chaussée de la demeure baignait dans une lumière tamisée. Il se pencha à la fenêtre et, pendant un instant, observa les guirlandes électriques qui clignotaient, accrochées aux grilles du parc. Puis il passa dans la cuisine et sortit un pack de bière blonde. Il décapsula une bouteille et s’apprêtait à prendre une nouvelle barrette d’anxiolytique.
– Hé, beau gosse, fais attention avec ce genre de mélange, ça peut être dangereux ! l’interpella April.
Chaussée sur des talons vertigineux, elle arborait un ensemble excentrique, mais chic, teinté d’une influence fétichiste. Elle avait noué ses cheveux en chignon, mis un fond de teint nacré qui faisait ressortir son rouge à lèvres couleur sang.
– Tu ne veux pas m’accompagner ? Je vais au Gun Shot, le nouveau pub près des quais. Leur tête de porc en friture est une vraie tuerie. Et leur mojito, je ne t’en parle même pas ! En ce moment, c’est là que sortent les plus belles filles de la ville.
– Donc, tu me proposes d’abandonner ma fille de quatre ans pour aller boire des mojitos dans un bar pour lesbiennes satanistes ?
Agacée, April réajusta son long bracelet manchette griffé d’arabesques pourpres.
– D’abord, le Gun Shot n’est pas un bar pour lesbiennes, s’énerva-t-elle. Et puis, je suis sérieuse, Matt, ça te ferait du bien de sortir, de voir du monde, d’essayer à nouveau de plaire à des femmes, de faire l’amour…
– Mais comment veux-tu que je retombe amoureux ? Ma femme…
– Je ne cherche pas à nier le traumatisme que tu as connu avec Kate, Matt, mais si tu veux surmonter cette épreuve, il faut que tu avances, que tu te secoues, que tu te donnes au moins une chance de retrouver le goût de vivre.
– Je n’y suis pas encore prêt, affirma-t-il.
– Très bien, je n’insiste pas, capitula-t-elle en boutonnant son cardigan et en claquant la porte derrière elle.
Resté seul, Matthew fouilla dans le congélateur et dénicha un carton couvert de givre. Il enfourna la pizza dans le four, régla le minuteur et trouva refuge sur son canapé. Il avait besoin d’être seul. Il ne cherchait personne pour le comprendre, personne pour le consoler. Il voulait juste cuver sa douleur, avec pour seuls compagnons son fidèle tube de médocs et sa chère Corona.
Pourtant, dès qu’il ferma les yeux, l’image de la jeune femme du vide-grenier lui apparut avec une précision étonnante. Ses cheveux ondulés, son regard rieur, ses jolies taches de rousseur, son sourire malicieux, sa voix mutine lorsqu’elle lui avait lancé :
Si par hasard vous aviez envie de m’appeler avant, ne vous croyez pas obligé d’attendre que la machine tombe en panne.
Tout à coup, l’évidence s’imposa : il avait très envie de revoir cette femme.
Il se redressa et s’installa sur le comptoir en bois de la cuisine où il avait posé son portefeuille qui contenait la carte de visite :
Emma Lovenstein… Et si je l’appelais, là, tout de suite, pour l’inviter au restaurant ?
Il hésita un instant. Elle devait être dans l’avion pour New York, mais il pouvait tout de même lui laisser un message.
Il composa les premiers chiffres de son numéro sur son téléphone, puis s’arrêta net. Ses mains tremblaient.
À quoi bon continuer ?se demanda-t-il, toujours assailli par les mêmes doutes. Pas la peine de se raconter d’histoire. Il ne croyait plus au couple, à la complicité, aux émotions partagées. Il sentit la colère monter en lui.
Quatre ans…
Il avait vécu quatre ans avec une étrangère, une criminelle, une femme malfaisante qui l’avait manipulé comme un pantin.
Une heure avant qu’elle projette de le tuer, il était encore en train de lui mitonner ses plats préférés ! Il n’était pas une victime de Kate, il était une pauvre cloche, un pauvre naïf qui s’était laissé duper comme un bleu. Non seulement il méritait ce qui lui était arrivé, mais encore il devait en porter la croix jusqu’à sa mort !
De rage, il fracassa son téléphone contre le mur, avala ses cachets avec une lampée d’alcool et retourna s’allonger sur son canapé.
*
New York
Le lendemain
21 décembre 2011
– Hey !
Assise sur un banc de Washington Square Park, Emma fit un signe de la main en direction de Romuald. Le jeune homme la rejoignit, lui donna une accolade et lui tendit un sac en papier kraft.
– Je suis passé chez Mamoun’s acheter des falafels. Goûte ça, c’est un régal !
Il s’assit à côté d’elle et ils déballèrent leurs sandwichs.
En une année, Romuald s’était métamorphosé. Le petit Français rondouillard était devenu un beau garçon, élégant, élève en première année à la New York University. Après l’incroyable aventure qu’ils avaient partagée, Emma et lui étaient désormais unis par un lien très fort et se voyaient plusieurs fois par semaine. Emma avait aidé Romuald lors de son installation à Manhattan et était très attentive à ses études.
– Tu as poursuivi ta réflexion au sujet de ton orientation ? demanda-t-elle en mordant dans la pita. C’était une plaisanterie, ce que tu m’as dit avant-hier ?
– Pas du tout, je veux devenir psychiatre. Ou policier.
– Toi ?
– Oui, aujourd’hui je pense que les êtres humains sont définitivement plus intéressants que les ordinateurs. Leurs histoires d’amour, leurs pulsions de vengeance ou de violence…
Elle lui adressa un sourire complice.
– Délicieux, tes sandwichs, fit-elle, la bouche pleine.
– Je pensais que tu apporterais le vin, plaisanta-t-il. Avec un verre de bourgogne, ça doit être mortel !
Elle lui fit un clin d’œil. Il poursuivit :
– Bon, tu m’as assez fait mariner ! Comment s’est passé ton voyage à Boston ?
– Pas exactement comme je l’espérais, grimaça la jeune femme.
– Tu as revu Matthew ?
– Oui, il est bien venu au vide-grenier et il a même acheté mon ordinateur. J’étais émue, c’était tellement étrange de le retrouver après tout ce temps.
– Donc vous vous êtes parlé !
– Brièvement.
– Il ne t’a pas reconnue ?
– Non, et ça vaut mieux ! Il y a un an, il ne m’a aperçue que quelques minutes et je portais un passe-montagne.
– Tu lui as laissé tes coordonnées ?
– Oui, mais il ne m’a pas appelée.
– Il le fera, assura Romuald.
– Je ne crois pas, répondit-elle. Peut-être que c’est mieux comme ça, d’ailleurs.
– Mais pourquoi ne pas lui raconter la vérité ?
– C’est impossible, tu le sais bien. D’abord parce que la vérité est incroyable, et puis…
– Quoi ?
– Tu te vois tomber amoureux de la femme qui a tué la mère de ta fille ?
– Mais tu lui as aussi sauvé la vie, Emma !
La jeune femme haussa les épaules et tourna le regard pour que Romuald ne s’aperçoive pas que ses yeux brillaient.
Son trouble ne dura pas. Déjà, elle interrogeait son ami sur ses propres amours. Romuald progressait tous les jours dans la conquête d’Erika Stewart, une étudiante en philo de Harvard, de trois ans son aînée, qu’il avait rencontrée au farmers marketd’Union Square un mois plus tôt et dont il était tombé follement amoureux. Au départ, la jeune fille ne lui avait prêté aucune attention : pour rien au monde elle n’aurait accepté de sortir avec quelqu’un de plus jeune. Romuald avait réussi à trouver son adresse et, sur les conseils d’Emma, il s’était mis à lui écrire une lettre par jour. Une « vraie » lettre, rédigée au stylo-plume sur du papier chiffon. L’art de la séduction épistolaire n’étant pas le fort du jeune garçon, Emma, tel Cyrano de Bergerac, tenait souvent la plume à sa place. Et cette entreprise de conquête « à l’ancienne » avait porté ses fruits. Non seulement Erika s’était prise au jeu, mais encore elle venait d’accepter l’invitation de Romuald : un dîner à l’Imperator le samedi suivant.
– Tu sais qu’il faut trois mois d’attente pour obtenir une table dans ce restaurant, lui fit remarquer Emma d’un ton sérieux.
– Oui, je sais, fit-il d’un air dépité. Mais j’avais pensé que…
– Bien sûr que je t’aiderai à avoir une place ! Une belle table en bordure de fenêtre avec vue sur l’Empire State Building !
Il la remercia chaleureusement et elle le raccompagna à pied jusqu’au bâtiment de l’université.
*
Boston
13 heures
Matthew termina son jogging hors d’haleine. Il avait couru plus d’une heure, faisant une boucle complète autour du bassin de la Charles River, poussant jusqu’aux bâtiments du MIT avant de revenir vers le Public Garden.
Les mains sur les genoux, le dos courbé, il reprit son souffle avant de traverser en marchant les pelouses du Boston Common.
Les jambes tremblantes et le ventre serré, il ne parvenait pas à ralentir les battements de son cœur dans sa poitrine. Que lui arrivait-il ?
Cela n’avait rien à voir avec l’effort. Depuis qu’il s’était levé, un sentiment nouveau le submergeait ; une sensation grisante et inattendue qui l’avait pris de court. Quoi qu’il fasse, où qu’il aille, Emma Lovenstein ne quittait pas ses pensées. Impossible de la fuir. Impossible de lui échapper. Et cette présence faisait de lui quelqu’un d’autre. Un homme libéré d’une gangue et capable de se projeter enfin vers demain. L’évidence lui sauta aux yeux…
Il s’assit sur un banc, observa le bleu métallique du ciel, les reflets du soleil sur la surface du lac, et offrit son visage au vent léger.
Autour de lui, des enfants jouaient.
La vie était de nouveau là.
*
Après avoir quitté Romuald, Emma prit un taxi pour revenir à l’Imperator et passa le début d’après-midi avec son équipe à mettre au point les accords de vins à suggérer aux invités pour les repas du soir de Noël et du Nouvel An.
À 15 heures, son téléphone vibra dans sa poche. Elle le consulta discrètement.
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet :Franc-jeu
Chère Emma,
C’est depuis la messagerie de votre ancien ordinateur que je vous envoie ce courrier. Il fonctionne très bien. Cherchant un prétexte pour vous contacter, j’ai bien pensé à le saboter, mais j’ai renoncé à ce mensonge pour préférer jouer franc-jeu. Alors voilà, j’ai une proposition à vous faire.
Je connais un petit restaurant italien dans l’East Village – Le Numéro 5 – au sud de Tompkins Square Park. Il est tenu par Vittorio Bartoletti et sa femme, qui sont tous les deux des amis d’enfance. Je vais dîner chez eux chaque fois que je me rends à New York.
Pour une sommelière aguerrie, je ne sais pas ce que vaut leur carte des vins, mais si vous aimez les arancini à la bolognaise, les lasagnes au four, les tagliatelles au ragoût et les cannoli siciliens, alors cette adresse devrait vous plaire. Accepteriez-vous d’aller y dîner avec moi ce soir ? 20 heures ?
Matt.
Emma sentit son cœur faire des bonds dans sa poitrine. Elle répondit immédiatement :
J’en serais ravie, Matthew.
À ce soir donc !
P-S : J’adore les lasagnes et les arancini… Et le tiramisu aussi !
*
– Allô, tête de blatte ?
– Je suis en cours, Emma… chuchota Romuald.
– Il faut que tu m’aides. Connecte-toi sur le site d’Akahiko Imamura.
– Le coiffeur ? Encore ?
– Oui, j’ai besoin d’un rendez-vous dans deux heures.
– Mais, j’avais pris la résolution de me tenir tranquille et de ne plus pirater de…
– C’est ça ou tu peux dire adieu à ta réservation à l’Imperator avec Erika.
*
Portée par une douce euphorie, Emma sortit sur Rockefeller Plaza et remonta la 5 eAvenue jusqu’au magasin Bergdorf Goodman.
Elle avait l’impression d’être dans la peau d’une actrice tournant une seconde prise, mais cette fois, elle espérait pouvoir changer la fin du film. Ignorant les vendeuses, elle déambula parmi les stands du grand magasin new-yorkais. Même si la mode avait légèrement changé depuis l’an dernier, elle retrouva ce qu’elle cherchait : un manteau en brocart avec son étoffe de soie rehaussée de dessins brochés d’or et d’argent, ainsi qu’une paire d’escarpins en python, aux reflets violets et aux talons vertigineux.
Une fois ses achats effectués, elle sortit du magasin et, comme il faisait beau, elle se rendit à pied au salon d’Akahiko Imamura. Au bout de deux heures, elle avait exactement la même coiffure que l’année précédente : les cheveux relevés en un chignon torsadé qui rendait son visage lumineux et faisait ressortir ses yeux clairs et sa féminité.
Elle héla un taxi pour se rendre dans l’East Village. Dans la voiture, elle se rendit compte que ses mains tremblaient. Elle sortit sa trousse à maquillage et compléta sa tenue d’un peu de blush rosé, d’un voile doré sur les paupières et d’une touche de rouge à lèvres corail.
Alors que le chauffeur s’arrêtait devant Le Numéro 5, le doute et l’inquiétude refirent surface. Et si, cette fois encore, Matthew n’était pas là ?
Emma se revit un an plus tôt et mesura le chemin parcouru.
Jusqu’où pouvait-on impunément déjouer les plans du destin ? Quel serait le prix à payer pour avoir voulu défier les lois du temps et échapper à la fatalité ?
Elle n’allait pas tarder à le savoir. Elle régla sa course, descendit de la voiture et poussa la porte du restaurant italien.
Le cœur battant, elle dépassa le comptoir d’accueil sans s’arrêter. Le restaurant était chaleureux et intime, exactement comme dans son souvenir. Elle monta les marches de l’escalier en bois qui menait à la mezzanine au plafond voûté. Arrivée en haut, elle s’avança vers la table en bordure qui surplombait la salle principale.
Matthew était là.
Il l’attendait.
Merci
À Ingrid,
À Estelle Touzet, chef sommelière au Meurice.
Au Dr Sylvie Angel et au Dr Alexandre Labrosse.
À Bernard Fixot, Édith Leblond et Catherine de Larouzière.
À Valérie Taillefer, Jean-Paul Campos, Bruno Barbette, Stéphanie Le Foll et Isabelle de Charon.
Références
Exergue : William Shakespeare, Les Deux Gentilshommes de Vérone, Flammarion, GF, 1965 ; chapitre 1 : Tarun J. Tejpal, Loin de Chandigarh, Le Livre de Poche, 2007 ; chapitre 2 : phrase attribuée à Marilyn Monroe ; chapitre 3 : Michela Marzano, extrait d’une interview pour Le Journal du dimanche, 6 mai 2012 ; chapitre 4 : Virginia Woolf, Les Vagues, Le Livre de Poche, 2004 ; chapitre 5 : Stanislaw Jerzy Lec, Nouvelles pensées échevelées, Rivages, 2000 ; chapitre 6 : William Shakespeare, Périclès, prince de Tyr, Belles Lettres, 1967 ; chapitre 7 : Baruch Spinoza, Œuvres complètes, Gallimard, NRF, 1955 ; chapitre 8 : Paul Morand, L’Éloge du repos, Arléa Poche, 1996 ; chapitre 9 : Victor Hugo, Les Voix intérieures, Gallimard, NRF, 2002 ; chapitre 10 : phrase attribuée à William Wallace, indépendantiste écossais du XIII esiècle ; chapitre 11 : Ovide, L’Art d’aimer, trad. H. Bornecque, Gallimard, Folio Classique, 1974 ; chapitre 12 : James Ellroy, Ma part d’ombre, trad. F. Michalski, Rivages, 1997 ; chapitre 13 : Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe, trad. A. Kremer-Marietti, Flammarion, GF, 1991 ; chapitre 14 : Exode, 20.17 ; chapitre 15 : proverbe chinois ; chapitre 16 : Odes de Salomon, 8, II esiècle ; chapitre 17 : Alexandre Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch, trad. L. et J. Cathala, Pocket, 2006 ; chapitre 18 : phrase attribuée à Eleanor Roosevelt ; chapitre 19 : Maurice Magre, La Luxure de Grenade, Albin Michel, 1926 ; chapitre 20 : phrase attribuée à Marilyn Monroe ; chapitre 21 : Paul Eluard, Œuvres complètes, 2 vol., Gallimard, NRF, 1968 ; chapitre 22 : William Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, trad. G. Lambin, Belles Lettres, 1967 ; chapitre 23 : Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Pocket classiques, 2009 ; chapitre 24 : Stephen King, La Ligne verte, trad. P. Rouard, Le Livre de Poche, 2010 ; chapitre 25 : Arthur Golden, Geisha, trad. A. Hamel, Le Livre de Poche, 2008 ; chapitre « Replay » : Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, trad. N. Casanova, 10/18, 2008.
DU MÊME AUTEUR
chez XO Éditions
Et après…, 2004
Sauve-moi, 2005
Seras-tu là ?, 2006
Parce que je t’aime, 2007
Je reviens te chercher, 2008
Que serais-je sans toi ?, 2009
La Fille de papier, 2010