Текст книги "Demain"
Автор книги: Guillaume Musso
Жанр:
Ненаучная фантастика
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– Alors ? s’impatienta-t-elle.
Sans répondre à la question, Romuald s’empressa d’ouvrir un deuxième message, auquel il appliqua le même traitement, puis continua avec un troisième courrier : une des réponses qu’Emma avait faites à Matthew.
– Ohé ! Tu trouves quelque chose, tête de blatte ?
– Les… les dates, murmura Romuald. On dirait que ce mec vous envoie des messages du futur…
– Oui, j’avais remarqué, merci. Comment tu l’expliques ?
Il secoua la tête.
– Justement, je ne l’explique pas.
– Fais un effort, s’il te plaît !
Romuald sélectionna l’un des messages de Matthew, puis, d’un clic sur le pavé tactile, ouvrit la zone masquée de l’en-tête.
– Sur le Net, les échanges de données se font entre deux adresses IP, OK ?
Emma approuva de la tête. Le jeune Français continua :
– D’un ordinateur à un autre, le même message peut transiter par plusieurs serveurs intermédiaires qui horodatent chaque passage.
Emma se rapprocha. Sur l’écran, on pouvait suivre le trajet de l’e-mail depuis l’ordinateur de Matthew jusqu’à son propre ordinateur.
– Lorsque ce type vous envoie un message, reprit Romuald, les premiers serveurs apparaissent tous avec la date 2011, puis soudain, au beau milieu du trajet, l’un des serveurs fait une sorte de « saut temporel » pour passer en 2010. Et le phénomène inverse se produit lorsque c’est vousqui lui écrivez.
– Il doit bien y avoir une explication rationnelle, appuya-t-elle. Dans ton milieu, tu n’as jamais entendu parler d’un truc dans le même genre ? Sur des forums ? Dans des discussions entre hackers ?
Romuald secoua la tête. Il laissa passer quelques secondes avant d’ajouter :
– Cette histoire de date n’est pas la seule chose troublante…
– C’est-à-dire ?
Il pointa l’écran avec son index.
– Dans les deux cas, la source et le point d’arrivée du message sont identiques. Comme si le mail partait en 2011 pour arriver en 2010… sur le mêmeordinateur.
Romuald mesura l’effet dévastateur de cette révélation. Le visage d’Emma blêmit et elle eut un mouvement de recul. Se voulant rassurant, il promit de faire d’autres recherches et de demander de l’aide à des gens plus compétents.
Il venait d’achever son offre de services lorsqu’un tintement mélodieux annonça l’arrivée d’un nouveau courrier électronique.
*
Emma tourna l’écran de son côté. Comme elle le redoutait, c’était un nouveau message de Matthew.
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet :Le prix du silence Emma,
Je peine à interpréter votre silence. Je ne peux pas croire que vous n’ayez pas envie d’en savoir plus sur ce qui nous arrive. De découvrir ce qu’il nous est permis de faire ou ne pas faire. Je peux comprendre vos peurs, mais la curiosité devrait les transcender !
Peut-être avez-vous encore besoin d’autre chose pour vous décider à franchir le pas… Que voulez-vous ? Une nouvelle preuve ? De l’argent ? Voici les deux, si j’ose dire.
Matt
Une pièce jointe était annexée au message. Le fichier PDF d’un article du New York Timesdaté du lundi 23 décembre 2010.
Une touriste suédoise gagne 5 millions de dollars au casino le jour de son centième anniversaire
Une touriste chanceuse a remporté dans la nuit de samedi à dimanche plus de 5 millions de dollars (5 023 466 exactement) sur une machine à sous « Little Mermaid » du casino de l’hôtel New Blenheim à Atlantic City. Une somme rondelette gagnée… le jour même de son centième anniversaire ! Originaire de Stockholm, Mme Lina Nordqvist faisait partie d’un groupe de retraités suédois qui participaient à un voyage organisé dans le nord-est des États-Unis. La gagnante a raconté qu’elle avait misé 2 dollars dans la fente du bandit manchot vers 20 h 45. Applaudie par toute la salle de jeu du New Blenheim, Mme Nordqvist a confié qu’elle allait utiliser une bonne partie de cet argent pour réaliser son rêve : effectuer avec son mari un tour du monde en montgolfière…
Sur la photo illustrant l’article, on pouvait voir l’extravagante centenaire poser près des machines à sous en s’agrippant à un déambulateur. Elle était vêtue d’un sweat-shirt « I Love Stockholm » et portait une sorte de chapeau de paille.
Emma regarda sa montre.
17 h 30.
Elle n’avait guère plus de trois heures pour agir.
Il fallait faire vite. Elle ne pouvait pas rester dans l’indécision plus longtemps. Il fallait qu’elle sache. Définitivement.
– Tu sais où on peut louer une voiture dans le coin, Romuald ?
– Je crois qu’il y a un FastCarà trois cents mètres, à l’intersection de Gansevoort et de Greenwich.
– Je vois où c’est, assura-t-elle en abandonnant sur la table un billet de 20 dollars.
Elle se leva et boutonna son manteau avant d’affronter le froid.
– Merci pour ton aide, Romuald. Prends soin de toi.
– Je vous appelle si je trouve quelque chose. Et euh… faites attention quand même !
Elle sortit du café en lui adressant un signe de la main à travers la vitre.
*
Lorsque Emma arriva devant l’agence de location, la nuit était tombée. Elle fit la queue pendant vingt minutes dans une salle mal chauffée avant d’être reçue par un employé tellement exécrable et arrogant qu’elle faillit renoncer à son projet. Elle prit finalement le premier véhicule qu’on lui présenta : un SUV General Motors, couleur orange sanguine. Elle régla avec sa carte de crédit, quitta Manhattan par le Holland Tunnel et prit la route vers le sud.
Emma détestait conduire de nuit, a fortiori sur une route qu’elle ne connaissait pas, mais le trajet de New York à Atlantic City était bien balisé. Pour l’essentiel, il consistait à suivre la Garden State Parkway, la voie autoroutière qui traversait le New Jersey par la côte. Pendant tout le voyage, elle s’efforça de ne pas ressasser ses peurs. Elle alluma la radio sur une station musicale et essaya de chantonner pour faire le vide dans sa tête. Mais trop d’idées s’y bousculaient.
De peur d’arriver en retard, elle jetait de fréquents coups d’œil à l’horloge du tableau de bord. Alors qu’elle se crut arrivée, son angoisse monta d’un cran lorsqu’elle se retrouva coincée dans un embouteillage. Un carambolage impliquant plusieurs véhicules empêchait d’accéder à l’ expresswayqui longeait la côte.
Elle attendit un long moment avant que la bretelle d’autoroute se libère et qu’elle puisse enfin accéder à la capitale du jeu de la côte Est : une ville qu’elle avait toujours tenue pour un repoussoir et dans laquelle elle n’avait jamais mis les pieds.
Nouveau coup d’œil à l’horloge.
20 h 25.
Elle débarqua sur Atlantic Avenue, qui permettait d’accéder au fameux boardwalk, l’interminable promenade de bord de mer sur laquelle se succédaient la plupart des grands casinos qui faisaient la renommée de la station balnéaire.
En ce début de soirée, la ville bourdonnait d’activité : l’artère principale où se concentraient les principaux hôtels, les restaurants, les salles de spectacle était livrée aux bus de touristes, aux limousines bling-bling et aux pousse-pousse ridicules.
20 h 29.
En marquant un arrêt à un feu tricolore, Emma en profita pour se repérer au milieu de ces cascades de lumières et de néons. Au centre du boardwalk,elle reconnut la silhouette singulière du New Blenheim, le dernier-né des casinos de la ville, dont elle avait vu des photos dans un magazine. Construit au milieu des années 2000, le complexe avait été conçu comme une marina et s’articulait autour de quatre pyramides ondulées, évoquant de grandes vagues bleues qui s’élevaient à soixante mètres au-dessus de la mer. La nuit, les quatre bâtiments et leurs deux mille chambres brillaient d’une lumière turquoise et ressemblaient à une escadrille de voiliers intergalactiques prêts à donner l’assaut contre un ennemi invisible.
20 h 34.
Emma doubla un taxi et se faufila jusqu’à l’entrée du parking du New Blenheim qui plongeait sur six étages. Elle gara la voiture de location et courut jusqu’aux nombreux ascenseurs qui desservaient le hall de l’hôtel. Là, elle prit le temps de chercher sur un plan interactif la salle des machines à sous.
20 h 39.
Le complexe hôtelier était colossal, comptant une dizaine de restaurants, un spa, une piscine, deux boîtes de nuit, trois bars et une surface consacrée aux jeux qui s’étendaient sur plus de 10 000 mètres carrés. Elle avait localisé l’espace réservé aux machines à sous et mémorisé le trajet pour y parvenir. Elle n’avait pas droit à l’erreur.
20 h 40.
Elle traversa le hall en courant, changea deux fois d’ascenseur, emprunta le gigantesque tunnel de verre qui reliait entre elles les quatre pyramides. Un dernier escalator pour descendre d’un étage, un vigile à qui elle présenta sa carte d’identité, et elle arriva dans le repaire des machines à sous.
20 h 41.
L’enfer du jeu se présentait sous la forme d’un hall immense au plafond bas. Privé de fenêtres, le lieu était déprimant, malgré les tintements guillerets qui émanaient des machines. Emma changea 50 dollars en jetons et parcourut à pas rapides le tourbillon sonore et lumineux de l’armée de bandits manchots : Jackpot Candy, Cleopatra, Three Kings, White Orchid, Dangerous Beauty… Des centaines de machines formant un réseau tentaculaire actif vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle se noya dans la foule bruyante qui se déplaçait entre les « attractions » : jeunes types qui jouaient les flambeurs, expéditions familiales pour faire sauter la banque, joueurs addicts aux visages de zombis qui dilapidaient méthodiquement leur fortune, essaim de trentenaires venus enterrer la vie de garçon de leurs copains, vieillards décatis et édentés retrouvant les saveurs des fêtes foraines de leur enfance…
20 h 43.
Emma n’avait jamais compris que l’on puisse venir se perdre dans ce genre d’endroit. Quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front et un léger vertige la fit vaciller. Malgré son étendue, l’espace donnait l’impression d’être confiné et hors du temps. Au bord de la nausée, elle s’appuya un court moment pour reprendre sa respiration.
C’est alors qu’elle aperçut un chapeau de paille au milieu des casquettes ! Elle se rapprocha du groupe de retraités suédois. Aucun doute, c’était bien elle : Lina Nordqvist, la retraitée centenaire avec son sweat-shirt « I Love Stockholm ». Sa main droite tenait un grand pot de jetons serré contre sa poitrine. Sa main gauche était agrippée à l’armature métallique d’un déambulateur à roulettes. À la vitesse d’une limace, elle se dirigeait vers une rangée de machines au bout de laquelle se trouvait la « Little Mermaid ». Oubliant les bonnes manières, Emma lui grilla la politesse pour s’installer la première devant l’écran.
– Du gick in i mig ! Jag är en gammal dam ! Tillbaks till skolan med dig så att du kan lära dig lite hyfs !s’énerva la vieille, très mécontente.
20 h 44.
Cause toujours, tu m’intéresses…pensa Emma en s’excusant mollement. Elle attendit que la Suédoise ait tourné les talons pour insérer son premier jeton dans la fente de la machine.
20 h 45.
Cette histoire n’a aucun sens, se répéta-t-elle en appuyant sur le bouton de l’écran tactile pour lancer le cycle de combinaisons de l’appareil.
Cette fois, les jeux sont faits…songea-t-elle alors que les cinq rouleaux se mettaient à tourner à pleine vitesse sur eux-mêmes.
*
Boston, 2011
22 heures
– Fuck ! Fuck !Et triple fuck ! cria April en sortant du four un moule brûlant.
Surprise par la chaleur, elle laissa tomber le récipient en verre qui se brisa sur le sol avec fracas.
Assoupi sur le canapé, Matthew sursauta et se leva d’un bond. Après avoir couché sa fille, il s’était écroulé de fatigue devant une énième diffusion de It’s a Wonderful Life, le classique de Noël de Capra.
– Tu devrais faire encore plus de bruit, suggéra-t-il. Je ne suis pas certain qu’Emily se soit réveillée.
– Oh, ça va ! Mon beau pain d’épice est tout brûlé ! se lamenta April. Pour une fois que j’essaie de me mettre aux fourneaux !
Matthew se frotta les paupières. Il avait froid, se sentait fiévreux et angoissé. Il avait passé l’après-midi à envoyer des messages à Emma, accumulant des preuves pour la convaincre que ce qu’ils vivaient était bien réel, mais tous ses courriers étaient restés sans réponse. Il quitta le salon pour la cuisine où il aida April à réparer ses bêtises, puis il vérifia ses mails pour la cinq centième fois de la journée.
Cette fois, sa boîte aux lettres clignotait ! Alors qu’il n’y croyait plus, Emma lui faisait signe par quelques lignes lapidaires.
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Objet :Jackpot
Matthew,
Vous qui aimez tant les journaux, jetez donc un nouveau coup d’œil à l’article du New York Times…
Emma
À quoi faisait-elle allusion ? Pourquoi voulait-elle qu’il consulte encore cet article ? Se pourrait-il que…
Il sentit monter l’adrénaline, approcha un tabouret et s’assit devant l’ordinateur posé sur le plan de travail de la cuisine. Il avait besoin d’avoir les idées claires. Tout en se connectant aux archives du New York Times, il glissa une capsule de café dans la machine et se prépara un breuvage serré. Il retrouva facilement l’édition du lundi 23 décembre 2010, en téléchargea une version PDF et à l’aide du pavé tactile feuilleta les pages du journal numérique à la recherche de l’article. D’abord, il ne vit rien. Il se souvenait pourtant parfaitement de cette photo surréaliste de la retraitée suédoise, appuyée sur son déambulateur, posant fièrement devant les flamboyantes machines à sous. Mais le cliché avait disparu. Il s’imposa une nouvelle lecture et mit finalement la main sur un article beaucoup plus modeste, sans illustration, qui évoquait l’histoire du jackpot d’Atlantic City.
Une jeune New-Yorkaise gagne 5 millions de dollars au casino en n’ayant misé qu’un seul jeton !
Une jeune femme ayant souhaité garder l’anonymat a remporté samedi soir plus de 5 millions de dollars (5 023 466 exactement) sur une machine à sous « Little Mermaid » du casino de l’hôtel New Blenheim à Atlantic City. Une somme rondelette gagnée en n’ayant misé que 2 dollars. La gagnante a raconté qu’elle venait juste d’arriver dans la salle de jeu lorsqu’elle a inséré le jeton dans la fente du bandit manchot vers 20 h 45. Applaudie par tous les joueurs du New Blenheim, elle a confié qu’elle allait utiliser une partie de cet argent pour « peut-être acheter une nouvelle voiture, mais certainement pas un nouvel ordinateur… ».
Stupéfait, il lut l’article une deuxième fois en en mesurant toutes les implications. Il avait la gorge sèche et le front tapissé de sueur. Il essaya de boire une gorgée de café, mais il eut de la difficulté à déglutir. Il allait se lever de son siège lorsqu’un nouveau message se matérialisa sur l’écran :
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Alors, Matthew, que fait-on à présent ?
Emma
La question se répercuta en lui comme un écho. Que faire à présent ? Il n’en savait strictement rien, mais au moins n’était-il plus le seul à se le demander.
Soudain, une prise de conscience bien plus forte lui remua le cœur : au moment où Emma lui envoyait ce courrier, Kate était encore vivante…
1– Pain à hot-dog garni de salade de homard.
Troisième partie
Apparences
Quatrième jour
10
La main qui berce l’enfant
La main qui berce l’enfant est la main qui domine le monde.
William WALLACE
Boston
Le 22 décembre 2010
11 heures du matin
De l’envie.
Du ressentiment.
De la jalousie.
Le cocktail de sentiments éprouvés par Emma en contemplant le bonheur de la famille Shapiro avait un goût amer.
En ce dimanche matin, Matthew, sa femme et la petite Emily se promenaient dans les allées enneigées du Public Garden. Le grand parc bostonien était recouvert d’une fine couche de poudreuse tombée au lever du jour. Cette première chute de neige de l’hiver blanchissait le paysage et donnait à la ville un air de fête.
– Viens dans mes bras, chérie ! lança Matthew en soulevant sa fille pour lui montrer un grand cygne argenté qui poursuivait un groupe de canards sur les eaux calmes du lac.
À quelques mètres de là, assise sur un banc, Emma observait la scène sans chercher à dissimuler sa présence. Elle ne courait aucun risque d’être repérée puisque le « Matthew de 2010 » ne connaissait ni son visage ni même son existence. Une situation paradoxale qui semblait à la jeune femme aussi improbable qu’excitante. Grâce au sommeil, elle avait retrouvé un peu de calme. Elle avait dormi toute la nuit dans l’autobus Greyhoundqui avait fait le trajet d’Atlantic City à Boston. La veille, après avoir touché le jackpot, l’administration du casino lui avait fait remplir quelques papiers. Une formalité nécessaire pour que son compte en banque soit crédité de la somme qu’elle avait gagnée. À travers les vitres du New Bernheim, elle avait aperçu les premiers flocons dans le ciel d’Atlantic City. Comme elle n’avait aucune envie de conduire des heures sous la neige, elle avait remis les clés de la voiture de location au concierge de l’hôtel du Casino pour qu’il la restitue à l’une des agences de la ville. Puis elle avait pris un taxi jusqu’à la gare routière et avait acheté un ticket de bus pour Boston. À moitié vide, l’autocar avait quitté Atlantic City à 23 h 15. Le chauffeur avait roulé à un rythme tranquille toute la nuit. La jeune femme avait ouvert un œil lors d’une escale à Hartford, mais ne s’était tout à fait réveillée que lorsque le Greyhoundavait franchi les portes de la capitale du Massachusetts à 8 heures du matin.
Emma était descendue au Four Seasons, le grand hôtel qui donnait sur le parc. Avec plusieurs millions de dollars sur son compte, c’était désormais quelque chose qu’elle pouvait se permettre. Elle avait appelé l’Imperator pour dire qu’elle était malade et qu’elle ne viendrait pas travailler de toute la semaine. Puis elle s’était douchée, avait acheté des vêtements chauds à la boutique de l’hôtel et était sortie pour arpenter les rues tortueuses de Beacon Hill. Elle n’avait pas de plan précis en tête. Seulement des interrogations. Fallait-il qu’elle aborde Matthew ? Pour lui dire quoi ? Et comment le faire sans passer pour une folle ?
Avant de prendre une décision, elle avait besoin d’observer le bonhomme. Elle connaissait son adresse : une brownstoneà l’intersection de Louisburg Square et de Willow Street. En s’y rendant, elle avait été fascinée par le charme unique de Beacon Hill. En marchant sur les trottoirs aux pavés déformés, elle s’était imaginée dans la peau d’une héroïne d’Henry James. Le quartier entier paraissait s’être figé au XIX esiècle. Les devantures des boutiques étaient habillées de bois peint, des lampadaires à gaz diffusaient une lumière d’un autre temps, tandis que des ruelles étroites serpentaient vers des jardins secrets dont on apercevait quelques branchages derrière les portails en fer forgé.
Elle avait facilement trouvé la maison des Shapiro, décorée de guirlandes et de couronnes en sapin ornées de pommes de pin et de rubans. Comme hors du temps, elle avait attendu près d’une heure, habitée par cette sensation unique d’évoluer sous un snow globede son enfance : une boule de verre géante que l’on aurait secouée pendant la nuit pour faire tomber une neige pailletée sur les briques rouges des maisons. Un dôme invisible, la protégeant des agressions et de la folie du monde…
Vers 10 heures, la porte s’était ouverte et elle l’avait aperçu pour la première fois en chair et en os. LUI, Matthew. Coiffé d’un bonnet de laine, il avait descendu prudemment les marches glissantes du perron, tenant sa fille dans les bras. Arrivé en bas de l’escalier, il avait installé Emily dans la poussette en lui chantonnant le refrain d’une comptine rigolote. Emma trouva qu’il avait encore plus de charme que dans son imagination. Elle reconnut en lui ce côté sain, franc et solide qu’elle avait perçu à travers ses mails. Et le voir attentionné avec sa fille le rendait encore plus attirant.
Puis elle l’avait aperçue, ELLE. L’autre femme, Kate Shapiro. Une jeune blonde, mince et élancée, qui n’était pas seulement jolie, mais simplement… parfaite. Une beauté classique, toute patricienne, nimbée de douceur maternelle et de mystère : de grands yeux limpides, des pommettes saillantes, un visage au teint clair et aux lèvres pleines, un chignon d’héroïne hitchcockienne…
Après avoir accusé le coup – Kate était le genre de femme à côté de qui elle se sentait minable –, Emma avait pris la petite famille en filature jusqu’au Boston Public Garden, le parc qui servait de trait d’union entre Beacon Hill et Back Bay.
– Regarde, chérie ! lança Kate à sa fille en désignant un écureuil dont la queue touffue dépassait de derrière un arbre.
La petite fille bondit hors de sa poussette pour poursuivre l’animal, mais au bout de deux foulées, elle s’étala, le nez dans la poudreuse. Plus vexée que blessée, elle éclata néanmoins en sanglots.
– Allez, mon cœur, viens avec papa.
Matthew la remit dans sa poussette et le trio continua sa promenade, traversant Charles Street pour rejoindre le Boston Common, où une patinoire était installée les mois d’hiver. Pour consoler Emily, Kate acheta des marrons chauds au stand d’un vendeur ambulant. Ils les dégustèrent en observant les patineurs réussir des figures audacieuses ou chuter lourdement sur la glace. Ce deuxième cas de figure réjouissait particulièrement Emily.
– C’est toujours plus amusant lorsque ce sont les autres qui tombent, n’est-ce pas, bébé ? la taquina son père.
Puis ils migrèrent lentement vers le centre de la vaste pelouse où étaient rassemblés l’essentiel des promeneurs. Matthew hissa sa fille sur ses épaules. Les yeux brillants, elle admira la richesse des décorations de l’immense sapin de Noël qu’en vertu d’une vieille tradition, la ville d’Halifax offrait chaque année aux habitants de Boston.
À quelques pas de là, Emma ne quittait pas Emily du regard. Comme la petite fille, elle avait aussi les yeux qui brillaient. Mais la flamme qui y brûlait était teintée d’amertume.
Elle n’avait jamais connu ce bonheur familial, cette tranquillité qui émanait d’eux, l’amour qui circulait librement de l’un à l’autre. Pourquoi ? Qu’avait-elle de moins que les autres pour n’avoir pas accès à cette félicité ?
*
Boston
22 décembre 2011
Au milieu de la nuit
En pantalon de pyjama et tee-shirt des Red Sox, Matthew alluma la rampe d’éclairage qui entourait le miroir de la salle de bains.
Impossible de fermer l’œil. Il avait la gorge sèche, des palpitations et une sale migraine. Il chercha deux capsules d’ibuprofène dans l’armoire à pharmacie et les avala d’un trait avec une gorgée d’eau. Il descendit l’escalier jusqu’à la cuisine. Depuis trois heures qu’il tournait et retournait dans son lit, une idée ne l’avait pas quitté. Une évidence qui s’était peu à peu imposée à lui. Une idée folle, trop belle pour être vraie, qui lui donnait le vertige : il devait tout tenter pour convaincre Emma d’empêcher l’accident de Kate ! En songeant à cette possibilité, un mot lui revenait sans cesse à l’esprit. Anastasis : le terme employé par les Grecs pour évoquer la résurrection des morts. Comme dans un roman de science-fiction. Existait-il réellement cette opportunité de revenir en arrière pour changer le cours de son existence ? C’était un espoir fragile, mais une chance qu’il devait jouer à fond.
Il pensa à ce rêve fou qu’avaient partagé tous les hommes : remonter le temps, pour corriger leurs erreurs et les injustices de la vie. Il songea au mythe d’Orphée et se vit dans la peau du joueur de lyre descendu jusqu’à la porte des Enfers pour supplier les dieux de lui rendre sa femme défunte. Kate était son Eurydice, mais pour la ramener à la vie, il avait désespérément besoin de l’aide d’Emma Lovenstein.
Dans la pénombre, il alluma l’applique murale qui courait sous l’étagère en bois laqué de la cuisine. Il souleva l’écran de l’ordinateur portable, s’installa sur l’un des tabourets et rédigea un message à Emma dans lequel il mit tout son cœur et toute sa foi.
*
Boston
Le 22 décembre 2010
La famille Shapiro quitta les pelouses du Boston Common pour migrer vers l’est. Emma les suivit prudemment, restant à bonne distance, essayant de se repérer et d’apprivoiser la ville. Boston lui avait plu immédiatement : plus chic, plus civilisée, moins rugueuse et agitée que New York. À chaque croisement de rues, entre architecture classique et construction moderne, le passé et le présent semblaient fusionner dans une harmonie apaisée.
Bientôt, des effluves de café torréfié flottèrent dans l’air, à l’approche du North End, le quartier italien. Sur Hanover Street, les vitrines des traiteurs et des pâtisseries faisaient saliver le chaland : mozzarella di buffala,artichauts à la romaine, pain de Gênes croustillant, struffoli au miel, cannoli débordant de crème…
En se tenant par la main, Matthew et sa femme pénétrèrent dans un restaurant tout en baies vitrées où ils devaient avoir leurs habitudes. The Factoryétait une trattoria à la mode à l’ambiance mi-familiale, mi-branchée, fréquentée aussi bien par des étudiants connectés que par de jeunes parents locaux-bobos. Prise de cours, Emma entra à leur suite et demanda une table.
– Vous êtes seule, mademoiselle ? l’interrogea la serveuse d’un ton de reproche.
Emma acquiesça de la tête. Il était tôt. Le restaurant commençait à se remplir, mais il restait visiblement de la place.
– Vous n’avez pas de réservation, n’est-ce pas ?
Deuxième reproche.
Cette fois, elle ne répondit pas, subissant en silence la morgue de cette fille, aux traits fins, aux longs cheveux raides et au micro-short qui mettait en valeur ses jambes de vingt ans.
– Veuillez patienter. Je vais voir s’il nous reste quelque chose.
Emma la regarda faire demi-tour, traversant la salle comme si elle défilait sur un cat-walk. Pour se donner une contenance, elle s’avança vers le bar – un bloc en fibrociment entouré de tabourets en métal – et commanda une caipiroska.
Le soleil s’était levé. Une belle lumière inondait la salle. Aménagé sur plusieurs étages, l’endroit rappela à Emma les ambiances de certains restaurants new-yorkais, avec un décor industriel qui égrenait des nuances de gris et de bois brut. Sur le comptoir, un jambon de Parme affiné était exposé comme une œuvre d’art près d’une trancheuse manuelle, tandis qu’au fond de la salle on entendait le feu crépiter dans un grand four à pizza.
– Veuillez me suivre, mademoiselle, proposa la serveuse en revenant vers elle.
D’un clin d’œil, le barman fit comprendre à Emma qu’il lui apporterait son cocktail à sa table. Par chance, on l’installa sur une banquette à moins de dix mètres de Matthew et de sa femme. Rassurée d’avoir retrouvé un poste d’observation privilégié, elle vida d’un trait sa vodka et commanda un autre verre avec un tartare de dorade et une pizzetta aux artichauts et à la roquette.
Elle plissa les yeux pour mieux voir les Shapiro. Ils formaient une famille heureuse. Les blagues fusaient, la bonne humeur était communicative. Matthew faisait le clown pour amuser sa fille et Kate riait de bon cœur. Visiblement, le couple était uni par une forte complicité. Le genre de personnes dont on ne peut s’empêcher de dire qu’« elles vont bien ensemble ». Emma posa le regard sur la petite Emily.
E-MI-LY. Les trois syllabes résonnaient étrangement en elle. Depuis toujours, elle s’était dit que c’était ce prénomqu’elle donnerait à sa fille si elle devenait mère. Cette coïncidence ravivait une angoisse et une douleur mal cicatrisées.
Elle n’en avait parlé à personne, même pas à sa psy, mais pendant les deux années de sa relation en pointillé avec François, elle avait secrètement essayé de tomber enceinte. Elle avait menti à son amant, lui faisant croire qu’elle prenait la pilule. Au contraire, elle calculait très précisément les périodes de son cycle et chaque fois que c’était possible, elle avait des relations sexuelles au moment opportun. Au début, elle s’était dit que si elle donnait un enfant à François, il se déciderait à quitter sa femme. Puis elle avait compris que cela n’aurait aucun effet sur l’indécision de son amant, mais le désir d’enfant était resté ancré en elle.
Malheureusement, le bébé espéré n’était jamais venu.
Elle ne s’en était pas alarmée outre mesure. Après tout, elle n’avait que trente-trois ans. Mais un jour, en feuilletant un numéro de Newsweekdans la salle d’attente de sa psy, elle était tombée sur un article qui évoquait le phénomène de « ménopause précoce ». Elle avait été touchée par le témoignage de ces femmes dont la fertilité avait commencé à décliner au tout début de la trentaine. A priori, elle n’avait pas de raison particulière de se sentir concernée : elle n’avait jamais eu de problèmes avec ses règles et son cycle était régulier. Mais une inquiétude sourde l’avait tenaillée bien après la lecture du papier. Pour mettre fin à ses angoisses, elle avait fini par acheter un test d’« horloge biologique » vendu en pharmacie. La procédure était sérieuse. Elle exigeait d’aller faire une prise de sang le deuxième jour de ses règles. L’échantillon était ensuite envoyé à un laboratoire qui analysait trois types d’hormones permettant de mesurer le nombre d’ovocytes et de le comparer au nombre normalement attendu pour une femme du même âge.