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Demain
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 16:57

Текст книги "Demain"


Автор книги: Guillaume Musso



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            Emma avait reçu les résultats par courrier une semaine plus tard, découvrant que ses réserves d’ovocytes étaient celles d’une femme de plus de quarante ans ! Cette révélation l’avait anéantie. Elle aurait dû refaire le test, ou aller consulter un gynécologue ; elle avait préféré refouler cette information, qui lui revenait à présent avec la force destructrice d’un boomerang.

            Emma entendit la peur et la colère battre dans sa poitrine. Tout son corps tremblait. Pour chasser ce souvenir, elle accrocha son regard à la table de la famille Shapiro.

            Mais la colère ne reflua pas. Elle se sentait de nouveau frappée d’une injustice, assaillie de questions qui n’avaient pas de réponses. Pourquoi certains font-ils les bonnes rencontres au bon moment ? Pourquoi certains ont-ils droit à l’amour et au réconfort d’une famille ? Était-ce lié au mérite, à la chance, au hasard, au destin ? Qu’avait-elle loupé dans sa vie pour être si solitaire, si friable, en manque absolu de confiance en elle ?

            Elle fit signe à un serveur pour lui demander de débarrasser la table et sortit son ordinateur portable de son sac. Boston était une ville ultra-connectée et le restaurant mettait un spot Wi-Fi en libre accès à la disposition de ses clients. Elle ouvrit sa messagerie pour relever ses mails et, comme elle s’y attendait, trouva un message de Matthew.

            De :Matthew Shapiro

            À :Emma Lovenstein

            Objet : Sustine et abstine

            « Supporte et abstiens-toi. »

            Vous connaissez cette maxime des stoïciens, Emma ?

            Elle incite à l’acceptation de la fatalité et du destin. Pour ces philosophes, il ne sert à rien de vouloir changer l’ordre des choses imposé par la « Providence ».

            Pourquoi ? Parce que nous n’avons aucune prise sur la maladie, le temps qui passe ou la mort de l’être aimé. Nous sommes totalement impuissants devant ces souffrances. Nous ne pouvons que les endurer de la façon la plus humble possible.

            C’est ce que j’essaie de faire depuis un an : accepter la mort de ma femme Kate, l’amour de ma vie. Accepter l’inacceptable, faire mon deuil, continuer à vivre pour ma fille Emily.

            Mais tout a changé depuis l’achat de votre ordinateur. Pas plus que vous, je ne suis en mesure de comprendre cette distorsion du temps. Sans doute y a-t-il des phénomènes qui résistent à toute explication logique ou scientifique et c’est ce que nous expérimentons tous les deux. Nous avons « trébuché dans le temps », comme dirait Einstein.

            Aujourd’hui, avec votre aide, j’ai peut-être la possibilité de bénéficier d’une grâce qu’aucun homme n’a jamais obtenue du ciel : la résurrection de l’être aimé.

            Je vous supplie de m’aider, Emma.

            Vous tenez la vie de ma femme entre vos mains. Je vous ai déjà raconté les circonstances de sa mort : le 24 décembre, peu après 21 heures, alors qu’elle venait de finir sa garde, un camion de livraison de farine a percuté son véhicule au moment où elle quittait le parking de l’hôpital. Vous avez le pouvoir d’effacer cet accident, Emma.

            Faites n’importe quoi pour l’empêcher de prendre sa voiture : crevez les quatre pneus de sa Mazda, mettez du sucre dans le réservoir d’essence, arrachez un câble d’alimentation sous le capot. Ou trouvez un moyen pour qu’elle n’aille pas travailler ce jour-là. N’importe quoi pour éviter ce moment funeste !

            Vous pouvez me rendre ma femme, mais surtout, vous pouvez rendre sa mère à ma petite fille. Vous pouvez réunir notre famille. Je sais que vous êtes quelqu’un de généreux. Je ne doute pas que vous m’aidiez et je vous en serai reconnaissant éternellement.

            Vous pouvez me demander N’IMPORTE QUOI, Emma. Si vous voulez davantage d’argent, je peux vous communiquer les chiffres de la loterie, de la Bourse ou les scores des prochains matchs de basket. Demandez-moi n’importe quelle somme et je vous la ferai gagner…

            Je vous embrasse,

            Matt.

            Ce courrier la fit sortir de ses gonds. Incapable de maîtriser son impulsivité, elle lui répondit quelques lignes dans lesquelles étaient concentrées toute sa colère et toute sa frustration.

            De :Emma Lovenstein

            À :Matthew Shapiro

            Objet :Re : Sustine et abstine

            Ce n’est pas de l’argent que je veux, pauvre type !

            Je veux de l’amour ! Je veux une famille !

            Je veux des choses qui ne s’achètent pas !

            À peine avait-elle cliqué pour envoyer le message qu’elle s’aperçut que Matthew et sa famille avaient quitté le restaurant. Elle referma le capot de son ordinateur et réclama l’addition. Comme elle n’avait plus de liquide, elle donna sa carte, mais dut patienter, le temps qu’on lui rapporte son rectangle de plastique.

            *

            Elle sortit en hâte sur North Square et retrouva les Shapiro flânant sur Hanover Street. Elle les suivit jusqu’à une longue esplanade de verdure agrémentée d’arbres, de fontaines, de jets d’eau et de lampadaires. Après quinze ans de travaux colossaux, Boston avait réalisé l’exploit d’enterrer l’immense autoroute qui défigurait autrefois la ville. À présent, les huit voies souterraines couraient, invisibles, dans les entrailles de la cité. Elles avaient fait place nette en surface, offrant un espace nouveau à une succession de petits îlots verdoyants et piétonniers.

            Emma continua sa filature jusqu’à l’intersection de Cambridge Street et de Temple Street. Au niveau du passage piéton, Matthew et Kate échangèrent un baiser furtif avant de partir dans des directions opposées. Prise au dépourvu, Emma hésita quelques secondes. Elle comprit que Matthew et sa fille retournaient vers leur maison de Beacon Hill et préféra mettre ses pas dans ceux de Kate. La jeune femme passa devant les lignes verticales de la Old West Church puis arriva à proximité d’un quartier plus moderne où les reflets froids du verre et de l’acier avaient supplanté le charme patiné des briques rouges. Emma leva la tête en direction d’un panneau lumineux : elle se trouvait au seuil de l’entrée principale du MGH, le Massachusetts General Hospital, l’un des plus grands et des plus anciens hôpitaux du pays.

            L’endroit était une zone tentaculaire dans laquelle les buildings s’entassaient les uns sur les autres sans harmonie ni logique apparente. On devinait qu’au fil des années l’hôpital s’était développé sur le modèle d’une ville-champignon. À la vieille bâtisse initiale s’était greffée une grappe de nouveaux bâtiments toujours plus vastes, toujours plus hauts. Le complexe médical était d’ailleurs encore en travaux : une énorme masse de béton sortait de terre au milieu des grues, des bennes, des tractopelles et des baraques de chantier.

            Kate se fondit avec aisance dans ce décor hostile pour rejoindre un imposant cube de verre turquoise : l’immeuble qui abritait le Heart Center. La chirurgienne monta d’un pas sportif les marches qui permettaient d’accéder aux portes automatiques et disparut dans le bâtiment. Emma devina alors que Kate prenait sa garde dans l’antenne du MGH spécialisée dans les affections cardiaques.

            Elle hésita. Impossible de suivre Kate à l’intérieur de l’hôpital. Elle se ferait rapidement repérer et refouler. Quel intérêt d’ailleurs y avait-il à le faire ? Emma était sur le point de renoncer, mais la curiosité était forte. Dévorante. Surtout, elle sentait l’adrénaline qui courait dans ses veines, causant une excitation qui la désinhibait et la rendait intrépide.

            Elle tourna la tête à l’affût d’une idée. On avait beau être dimanche, le parking était encombré de camions de livraison garés en double file. Portes grandes ouvertes, ils débarquaient leurs marchandises dans l’anarchie la plus complète : nourriture, médicaments, produits ménagers, linge revenant d’une entreprise de pressing…

            Elle se rapprocha de ce dernier fourgon et passa une tête rapide à l’intérieur. Le chargement était constitué de grands paniers contenant des draps, des chemises de patients et des blouses de médecins. Elle chercha du regard le chauffeur. Sans doute faisait-il partie du petit groupe qui prenait une pause près des distributeurs de boissons. Tout à leur conversation, les gars ne prêtèrent pas attention à elle. Le cœur battant, elle tendit la main pour attraper l’un des uniformes. Taillée pour un homme, la blouse était deux fois trop grande, mais Emma s’en contenta, retroussa les manches et s’engouffra dans le centre de cardiologie.

            *

            Lumineux et clair, le hall d’entrée contrastait avec l’agitation du dehors. Partout, des éléments naturels – bambous, orchidées, plantes tropicales, cascade qui ruisselait le long d’un mur en ardoise – s’agençaient pour créer une ambiance apaisante.

            Emma retrouva Kate au milieu du lobby en pleine conversation avec une collègue, mais leur échange ne s’éternisa pas et déjà la chirurgienne grimpait d’autres escaliers, présentant son badge au vigile qui gardait l’accès aux salles réservées au personnel soignant.

            Dépourvue du précieux sésame, Emma attrapa une brochure sur un présentoir. Comme dans les cours de théâtre de son adolescence, elle essaya de se composer un personnage crédible en procédant par mimétisme. Avec son sac à dos, sa blouse et son allure déterminée, elle n’était pas très différente des internes et des médecins qui peuplaient les lieux. Elle baissa les yeux et se concentra sur sa brochure comme si elle prenait connaissance d’un dossier médical avant une opération. Le vigile ne la regarda même pas, lui permettant ainsi de suivre Kate jusqu’à la cafétéria du personnel. La chirurgienne y rejoignait deux internes : une jolie métisse au visage fin et un beau gosse athlétique qu’on imaginait avec un maillot de football sur le dos plutôt qu’avec un stéthoscope autour du cou.

            Emma s’assit à la table à côté pour pouvoir profiter de la conversation. Sans un sourire, Kate salua ses deux étudiants dont elle supervisait manifestement l’évaluation, refusa le café qu’ils lui proposaient et, d’un ton cassant, entama une litanie de reproches, pointant impitoyablement leurs insuffisances. Ses qualificatifs étaient très durs : « incompétents », « glandeurs », « dilettantes », « pas au niveau », « branleurs », « nuls », « dangereux pour les patients »… Le visage décomposé, les deux internes exprimèrent bien quelques désaccords, mais leur ligne de défense ne faisait pas le poids face à la virulence des attaques de Kate. Celle-ci se leva d’ailleurs rapidement pour mettre fin à l’entretien non sans avoir au préalable proféré une véritable menace :

            – Si vous ne changez pas radicalement d’état d’esprit, si vous ne prenez pas conscience qu’il faut vraimentcommencer à travailler, vous pouvez dire adieu à vos rêves de spécialisation en chirurgie. En tout cas, je m’opposerai sans états d’âme à la validation de votre clinicat.

            Elle les fixa droit dans les yeux pour vérifier que le missile avait atteint son but et tourna les talons pour se diriger vers les ascenseurs.

            Cette fois, Emma renonça à la suivre et resta assise à sa table, tendant l’oreille pour écouter les deux internes donner libre cours à leur aigreur :

            – Cette salope est aussi bandante qu’odieuse !

            – C’est très élégant, Tim. Tu aurais dû lui dire lorsqu’elle était là…

            – Putain, Melissa, on bosse quatre-vingts heures par semaine et elle nous traite de branleurs !

            – C’est vrai qu’elle est exigeante. Envers les autres comme envers elle-même. C’est quand même le seul chef de service qui accepte de se taper des gardes…

            – Ce n’est pas une raison pour nous parler comme à des chiens ! Pour qui elle se prend, bordel !

            – Pour ce qu’elle est : sans doute le meilleur chirurgien de cet hôpital. Tu savais qu’elle avait obtenu un score de 3 200 à son MCAT1 ? C’est la note la plus élevée depuis la mise en place du test et personne ne l’a jamais dépassée jusqu’à aujourd’hui.

            – Tu la trouves si exceptionnelle, vraiment ?

            – Elle est brillante, c’est sûr, admit Melissa à contrecœur. Je me demande comment elle a le temps de tout faire : elle bosse ici, au Heart Center, elle dirige un service de chirurgie pédiatrique qu’elle a créé à Jamaica Plain, elle donne des conférences, elle écrit des articles pour les revues médicales les plus prestigieuses, elle est toujours à la pointe de l’innovation dans ses techniques d’opération…

            – Donc tu l’admires ?

            – Bien sûr. Et en plus, c’est une femme…

            – Je ne vois pas ce que ça change.

            – Ça change tout. Tu n’as jamais entendu parler de la « double journée » ? Elle doit s’occuper de sa famille, de son mari, de sa fille, de sa maison…

            Tim s’étira sur sa chaise. Un long bâillement décrocha sa mâchoire.

            – Pour moi, cette femme, c’est Robocop.

            Melissa regarda sa montre et but une dernière gorgée de son café.

            – On n’est pas à son niveau et on ne le sera probablement jamais, admit-elle, lucide, en se levant. Mais c’est justement ça que je lui reproche : ne pas comprendre que tout le monde n’a pas ses capacités.

            Les deux internes poussèrent un long soupir d’accablement. En traînant les pieds, ils se dirigèrent vers les ascenseurs, guère motivés par la perspective de reprendre le travail.

            Restée seule, Emma jeta un coup d’œil suspicieux derrière son épaule. Elle en avait appris suffisamment.

            Mieux valait ne pas trop s’attarder ici au risque de se faire repérer.

            Elle attrapa son sac à dos, mais, au dernier moment, céda néanmoins à la tentation de consulter sa messagerie.

            Elle avait un nouveau message de Matthew…

 11

            Une sorte de guerre

            L’amour est une sorte de guerre.

            OVIDE

            De :Matthew Shapiro

            À :Emma Lovenstein

            Je ne comprends pas votre colère, Emma. Je la trouve même étrange et déplacée.

            Comment pouvez-vous refuser de m’aider ?

            Matt

            De :Emma Lovenstein

            À :Matthew Shapiro

            Je n’ai pas dit que je ne vous aiderai pas.

            E.

            10 secondes plus tard.

            Mais vous n’avez pas dit le contraire non plus ! Si vous refusez d’empêcher l’accident de Kate, vous serez complice de sa mort !

            10 secondes plus tard.

            Arrêtez de me parler sur ce ton ! Et cessez de me menacer ou de me faire culpabiliser !

            Mais c’est de la vie de ma femme qu’il s’agit, espèce de folle !

            Ne me traitez plus jamais de folle !

            Alors, faites ce que je vous dis, compris ?

            Sinon, quoi ? Vous allez voir les flics pour me faire arrêter ? Vous allez débarquer chez moi, en 2011 ?

            J’aurais bien du mal…

            Pourquoi ?

            2 minutes plus tard.

            Pourquoi ?

            1 minute plus tard.

            Parce qu’en 2011 vous êtes morte, Emma…

            Pourquoi dites-vous ça ?

            Parce que c’est la vérité. Malheureusement.

            Vous mentez…

            1 minute plus tard.

            Vous mentez !

            Perplexe, elle attendit encore cinq minutes jusqu’à ce qu’un nouveau mail se matérialise sur son écran. Il provenait bien de Matthew, mais ne contenait qu’une pièce jointe au format PDF. Elle l’ouvrit avec appréhension. Il s’agissait d’un article du White Plains Daily Voice, un journal local d’une ville de la banlieue new-yorkaise.

            DRAME À WHITE PLAINS : une jeune femme se jette sous un train

            Une jeune femme de trente-quatre ans s’est donné la mort hier après-midi, peu après 15 heures, en se jetant sous un train à White Plains. Le North Railroad qui circulait dans le sens Wassaic-New York venait de quitter la gare depuis un kilomètre lorsqu’à la sortie d’un virage une femme a plongé sous la motrice du train. Surpris, le conducteur a actionné les freins, mais n’a rien pu faire pour empêcher le drame.

            Arrivés en même temps sur les lieux, la police et les ambulanciers n’ont pu qu’établir un macabre constat : le cadavre déchiqueté de la jeune femme gisait sur les rails.

            La victime, Emma L., originaire de New York, a rapidement pu être identifiée grâce aux papiers retrouvés sur elle ainsi qu’à une lettre rédigée de sa main qui se trouvait dans son portefeuille, et dans laquelle elle expliquait les raisons de son geste désespéré.

            Psychologiquement fragile, la jeune femme était suivie depuis plusieurs années par un thérapeute.

            Après le drame, le trafic ferroviaire a été interrompu dans les deux sens pendant plus de deux heures, le temps d’appliquer les procédures judiciaires et d’évacuer le corps.

            Ce n’est qu’après 17 heures que la circulation sur la Harlem Line a pu reprendre normalement.

            The White Plains Daily Voice –  16 août 2011

            *

            Emma sentit sa gorge se nouer. Un frisson la paralysa pendant quelques secondes. Abasourdie, elle referma son écran et sortit de l’hôpital précipitamment. Sur le parking, elle se mit à courir comme si elle était poursuivie par la mort. Ses yeux s’embuaient. Perdue, paniquée, elle déambulait au hasard des rues, la tête basse, terrassée par la peur. La réverbération du soleil sur la neige se mêlait à ses larmes, lui donnant une vision déformée de son environnement. Dans sa course, elle bouscula des piétons et traversa une large artère au milieu de la circulation, récoltant un concert de klaxons et une bordée d’injures. À bout de souffle, elle s’engouffra dans le premier café venu.

            Elle s’installa au fond de la salle et resta un moment prostrée sur sa chaise. Lorsque la serveuse s’approcha de sa table, elle s’essuya les yeux, retira son manteau et commanda une vodka tonic. Avant même qu’on lui eût servi sa boisson, elle fouilla fébrilement dans son sac à la recherche de ses médicaments. Heureusement, elle avait toujours sur elle son « armoire à pharmacie ». Elle connaissait les produits, les doses : deux barrettes de benzodiazépines et quelques gouttes de chlorpromazine. Elle avala son cocktail d’anxiolytiques et de neuroleptiques et, magie de la chimie, retrouva presque instantanément un semblant d’équilibre. Suffisant en tout cas pour sortir son ordinateur et relire l’article qui annonçait son suicide.

            C’était une sensation étrange : apprendre la nouvelle de sa propre mort dans le journal de l’après-midi… Étrange, mais pas si surprenante. Ainsi donc, elle était de nouveau passée à l’acte. Et cette fois, elle ne s’était pas ratée.

            C’est bien, ma fille, au moins, on peut dire que tu apprends de tes erreurs, pensa-t-elle cyniquement. C’est vrai que le train, c’est plus efficace que les pilules ou de s’ouvrir les veines…

            Elle regarda la date du journal : elle s’était suicidée le 15 août de l’année suivante, en plein cœur de l’été. Le moment qu’elle redoutait le plus à New York : celui où la chaleur humide et étouffante déclenchait toujours des migraines accablantes qui déréglaient son humeur.

            Mais peu importait la date. Elle vivait depuis si longtemps avec cette idée de mettre fin à ses jours que cela devait bien arriver un jour ou l’autre. Elle repensa à la première crise suicidaire qu’elle avait traversée dans sa vie. Cet état était resté gravé en elle pour toujours. Une souffrance psychologique insupportable qu’elle n’avait pas su endiguer. Un désespoir qui l’avait submergée entièrement. Une solitude extrême, un désarroi, un envahissement total de son être par la panique. Une cannibalisation de sa conscience par des pensées morbides sur lesquelles elle n’avait pas de prise.

            Son passage à l’acte n’avait rien eu de rationnel. Dans un ultime sursaut, elle avait abandonné le combat, choisi cette dernière liberté qui n’en était pas vraiment une. Elle referma l’ordinateur, se moucha dans une serviette en papier et commanda un nouveau cocktail. À présent, les médicaments produisaient pleinement leurs effets. Toutes ces molécules chimiques qu’elle ingurgitait depuis des années avaient au moins le mérite d’agir vite et de lui proposer à tout moment une béquille qui l’empêchait de sombrer. Elle essaya de considérer les choses sous un nouvel angle. Et si ce choc avait une dimension salvatrice ? Après tout, l’annonce de son suicide pouvait être analysée comme une seconde chance que lui offrait la vie. Elle aussi allait déjouer l’avenir. Elle n’avait pas envie de se suicider. Pas envie de finir en charpie sous les mâchoires d’un train. Elle allait combattre ses démons. Son démon. Depuis longtemps, elle connaissait son talon d’Achille, la source de tous ses tourments : ce sentiment de solitude et d’abandon qui l’anéantissait. Elle se rappela cette phrase d’Emily Dickinson qu’elle avait écrite sur son agenda lorsqu’elle était au lycée : « Pour être hanté, nul besoin de chambre, nul besoin de maison, le cerveau regorge de corridors plus tortueux les uns que les autres. » Emma était hantée par la solitude et l’insécurité affective. Chaque soir, elle se sentait un peu plus anéantie par la perspective de rentrer chez elle sans avoir personne à retrouver. Elle avait besoin d’une existence structurée. D’un mec solide, d’un enfant, d’une maison. Depuis l’adolescence, elle guettait, elle attendait cet homme qui serait capable de la comprendre. Mais il n’était pas venu. Et la certitude qu’il ne viendrait plus la minait. Elle était seule aujourd’hui. Elle serait seule demain et après-demain. Elle crèverait seule.

            Pourtant, cet après-midi, quelque chose l’incitait à ne pas se résigner et son futur idéal lui apparut soudain d’une limpidité cristalline : elle voulait le même type de vie que Kate Shapiro.

            Plus précisément, elle voulait la viede Kate Shapiro.

            Prendre sa place.

            L’idée s’épanouit doucement dans son esprit dans un mélange d’horreur et de fascination.

            Elle repensa à la façon dont toute cette histoire avait débuté. Par une conversation à distance au cours de laquelle elle avait été suffisamment éloquente pour plaire à Matthew. Elle l’avait séduit en restant elle-même. Elle avait su lui plaire au point que celui-ci l’invite au restaurant le lendemain même. Il n’avait pas hésité à prendre un avion pour New York simplement pour dîner avec elle. À présent, elle en était certaine : s’ils avaient pu se rencontrer comme prévu, ils seraient tombés amoureux l’un de l’autre. Elle aurait remplacé Kate dans son cœur. Elle aurait été une bonne mère pour Emily. Une femme aimante pour Matthew.

            Sauf que Kate était vivante.

            Mais plus pour longtemps.

            Elle repoussa tout sentiment de culpabilité.

            Ce n’était pas elle qui avait décidé de cette mort.

            C’était le destin, le hasard, la vie. Dieu peut-être s’il existait…

            Elle but une gorgée d’alcool tout en continuant sa réflexion. Lorsqu’elle était dans cet état d’excitation, les idées fusaient d’abord de toute part avant de lentement se mettre en place comme les pièces d’un puzzle pour former une ligne de conduite cohérente. Cette fois, il s’agissait d’un plan de bataille imparable. Il partait d’un constat très simple : le « Matthew de 2011 » n’avait aucun pouvoir sur elle puisqu’elle était décédée à cette date. C’était le bon côté de la mort : elle vous rendait intouchable. Matthew était donc démuni, sans moyens de pression pour l’obliger à sauver Kate.

            Et elle n’allait pas le faire.

            Elle laisserait l’accident se produire. Elle ignorerait ses mails, elle rentrerait à New York, reprendrait son travail et attendrait que le temps passe. Elle n’allait pas non plus se suicider en août prochain. Car désormais, elle avait une très bonne raison de vivre…

            À présent, elle comprenait pourquoi Matthew était en possession de son ordinateur et si elle ne se suicidait pas, son frère n’hériterait pas de ses affaires, il ne pourrait donc pas revendre son portable et Matthew ne pourrait pas l’acheter. Ce qui signifiait qu’il ne prendrait jamais contact avec elle par mail en décembre 2011.

            Ce scénario tenait-il la route ? La situation qu’elle vivait aujourd’hui défiait toute logique. Dans les films ou les romans fantastiques, elle n’avait jamais rien compris aux cercles vicieux des paradoxes temporels. Mais son frère qui enseignait la physique à l’université lui avait parlé de ces scientifiques qui postulaient l’existence d’univers parallèles au nôtre, voire d’univers multiples dans lesquels tout l’éventail des possibles est réalisé sur des lignes de temps différentes.

            Il existait probablement une « ligne de temps » où elle pourrait rencontrer un Matthew veuf qui n’aurait aucun souvenir de leurs échanges précédents. Un Matthew de qui elle saurait se faire aimer. Un Matthew qui avait déjà une petite fille dont elle saurait prendre soin.

            Satisfaite, elle décida de s’en tenir à ce plan. Elle régla son addition et rentra à l’hôtel. Le jour n’était pas encore tombé, mais elle tira les rideaux. La tête lui tournait. Redoutant qu’un nouveau chaos ne s’installe dans son esprit, elle avala deux nouvelles barrettes d’anxiolytiques et se mit directement au lit.

            *

            2011

            – Papa, j’peux regarder SOS Fantômes ?

            Matthew leva les yeux de son écran.

            Couchée sur le canapé devant la télé, Emily venait d’engloutir deux paquets de M&M’s en guise de déjeuner.

            – Tu as déjà vu ce film dix fois…

            – Oui, rigola-t-elle. Mais j’adore le regarder lorsque tu es là ! Comme ça, j’ai pas peur !

            – D’accord, capitula-t-il.

            De loin, il la regarda mettre le DVD dans le lecteur et lancer la vidéo « comme une grande ».

            C’était le premier jour des vacances scolaires et la petite fille s’était levée tard. S’il avait décidé de lâcher la bride aujourd’hui –  open barconcernant les bonbons et télé à volonté –, c’était plus par commodité que par conviction. Toute son énergie était en effet absorbée par Emma Lovenstein.

            Matthew s’en voulait énormément. Il avait compris trop tard combien il avait eu tort de s’énerver contre la seule personne capable de lui ramener sa femme. Comment avait-il pu laisser libre cours à sa colère en sachant qu’Emma était psychologiquement fragile ? Il venait de lui envoyer deux messages d’excuses, mais n’avait pas obtenu de réponse. À présent, il avait en face de lui une femme instable en passe de devenir incontrôlable. Quelqu’un surtout qui possédait un avantage décisif sur lui. Alors que la jeune femme avait toute latitude pour modifier l’avenir, lui ne pouvait agir sur rien. Il était désormais condamné à attendre que Mlle Lovenstein accepte de renouer le contact.

            Cette situation dissymétrique était insupportable. On était le 22 décembre. Il ne disposait plus que de deux jours pour éviter l’accident à cause duquel il avait perdu Kate. Il ferma les yeux et se prit la tête entre les mains pour mieux se concentrer. Emma était morte, certes, mais il y avait peut-être encore des gens à qui elle tenait et sur qui il pouvait faire pression. Mais qui ? Son frère Daniel ? Mauvaise pioche. D’après ce qu’il avait compris, le frère et la sœur ne s’aimaient manifestement pas beaucoup. Ses parents ? Daniel lui avait dit que leur mère était morte et que leur père souffrait d’un Alzheimer très avancé. Des amis ? Visiblement, elle n’en avait guère.

            C’est la seule personne qui ne m’a jamais trahie…

            La phrase s’imposa à lui comme si Emma la lui avait murmurée à l’oreille.

            Son chien ! Le fameux Clovis !

            Lui était toujours en vie !

            Cette prise de conscience lui remonta le moral. Il venait de trouver un moyen imparable de faire chanter Emma !

            Il se leva de son tabouret et éteignit la télévision avec la télécommande.

            – Va vite t’habiller, chérie, on part en balade !

            – Mais mon film…

            – Tu le verras ce soir, ma puce.

            – Non, je veux le voir maintenant !

            – Et si je te disais qu’on va chercher un petit chien pour le garder pendant les vacances ?

            La petite fille bondit de joie.

            – C’est vrai, papa ? On va avoir un chien ? Ça fait tellement longtemps que j’en voulais un ! Merci ! Merci !

            *

            – Vous voulez que je vous aide à enlever un chien ?

            – Oui, April. Ton aide serait la bienvenue dans cette délicate opération, confirma Matthew.

            – Et pour quelle raison veux-tu faire ça ? demanda la jeune femme en se levant de son bureau.

            – Je te raconterai tout dans la voiture, assura Matthew.

            – Parce qu’on prend ma voiture, en plus ?

            – Je risque d’avoir du mal à trimbaler un chien sur le porte-bagages de mon vélo.

            Il était debout devant elle, tenant sa fille par la main, une caisse à outils métallique posée à ses pieds.

            – Tu sais qu’on peut aller en prison pour ça, Matt ?

            – On va être suffisamment malins pour ne pas se faire prendre. C’est pour ça que j’ai besoin de ton cerveau sexy.

            – Si tu crois que c’est avec ce genre de compliments que…

            – Allons-y maintenant, s’il te plaît. C’est très important pour moi.

            – Un clébard, ça mord, tu es au courant ?

            – C’est un tout petit chien.

            – C’est-à-dire ?

            – Tu t’en souviens peut-être : c’est celui du frère d’Emma Lovenstein. Tu l’as vu lors du vide-grenier sur la pelouse.

            – Le shar-pei ! Tu parles que je m’en souviens ! Ce n’est pas un petit chien, Matt. Ce molosse pèse au moins 40 kilos et c’est une boule de muscles !


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