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Demain
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 16:57

Текст книги "Demain"


Автор книги: Guillaume Musso



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            L’homme s’appelait Prince Drake.

            Prince Dark, Dark Prince : le Prince Noir…

            C’était Nick Fitch. L’homme d’affaires était actuellement hospitalisé à Boston dans le service de cardiologie de Kate !

            Abasourdie par cette découverte, aussi fébrile qu’excitée, Emma se mit à parcourir le dossier médical avec attention. Elle y passa du temps, mais en comprit l’essentiel. Et ce qu’elle en déduisit la pétrifia.

            Fitch était né avec un ventricule unique : une grave malformation cardiaque congénitale qui empêchait la bonne oxygénation de son sang, faisant de lui un « bébé bleu » : un enfant cyanosé qui n’était pas certain d’atteindre l’âge adulte.

            À huit ans, il avait subi une intervention palliative pour améliorer son oxygénation sanguine, suivie de deux nouvelles opérations à cœur ouvert sept ans et dix ans plus tard.

            Si ces interventions avaient eu le mérite de le maintenir en vie, elles n’avaient fait que retarder l’échéance : tôt ou tard, pour continuer à vivre, il aurait besoin qu’on lui greffe un nouveau cœur. Une greffe quasi impossible vu son groupe sanguin exceptionnellement rare, ce fameux groupe Helsinki. À quarante-deux ans, Nick Fitch était donc une sorte de miraculé. Pendant des années, dans la plus grande confidentialité, il avait fait l’objet d’une surveillance médicale minutieuse. Il s’était sans doute accroché à la vie avec une volonté de fer et une bonne dose de chance. Mais aujourd’hui, son cœur était en train de lâcher.

            Emma cliqua sur le pavé tactile pour faire défiler le document. Les dernières annotations indiquaient que Fitch était hospitalisé depuis vingt-quatre heures en attente de transplantation cardiaque.

            Cette fois, l’homme d’affaires avait abattu toutes ses cartes : c’était la greffe ou la mort.

            *

            Romuald se concentrait sur sa conduite. Il s’était fait une belle frayeur lorsque « son » SUV avait subitement calé à un feu rouge sur Beacon Street. Il avait mis du temps à redémarrer et, pendant un moment, il avait cru avoir perdu la trace du cascadeur. Mais il avait retrouvé le pick-up rutilant sur l’ expresswayqui contournait le centre-ville par le nord-ouest.

            La circulation fut brièvement ralentie par un bouchon au niveau du nœud autoroutier qui permettait de rejoindre l’Interstate 93. Cette fois, alors que les voitures roulaient pare-chocs contre pare-chocs, il fit bien attention à ne pas se tromper dans le maniement de la boîte de vitesses. En France, avec son père, il avait débuté une formation de conduite accompagnée, mais jamais il n’avait pensé un seul instant qu’il se retrouverait si vite, seul, au volant d’une voiture.

            La circulation redevint rapidement fluide. Il gardait le pick-up bordeaux dans la ligne de mire en s’efforçant de ne pas se faire repérer. À présent, le Dodge roulait à bonne allure en direction du nord. Pendant un quart d’heure, ils traversèrent la réserve de Middlesex Fells, entouré de chênes, de pins blancs et de noyers, puis la camionnette obliqua vers l’est pendant une dizaine de kilomètres avant de repartir vers le nord par les routes secondaires.

            En remontant vers Lowell – une ville industrielle autrefois florissante –, l’adolescent s’efforçait de rouler à bonne distance de sa « cible ». La beauté du paysage était à couper le souffle. Le soleil rasait l’horizon, striant le ciel de bandes jaunes et orangées qui fusionnaient dans une frange bordée d’un halo lumineux. À perte de vue s’étendaient de vastes surfaces immaculées et laiteuses ponctuées du miroitement d’un lac ou du flux argenté d’un cours d’eau.

            Au moment où Romuald s’y attendait le moins, le pick-up vira brutalement à droite pour s’enfoncer dans le chemin étroit d’une forêt de sapins.

            Mais où il va ?

            L’adolescent se rangea sur le bas-côté et appela Emma pour lui faire part de sa position.

            *

            À Boston, le soleil venait de disparaître derrière les nuages. Dans la pénombre de la chambre, Emma resta un long moment dans le silence. Autour d’elle, le temps s’était arrêté. Malgré les évidences, son esprit avait du mal à admettre l’effroyable vérité qu’elle venait de mettre au jour : Kate projetait de tuer son mari pour fournir un cœur à son amant.

            Son esprit bouillonnait, mais peu à peu, tout devenait terriblement clair. Les informations obtenues depuis une semaine se raccrochaient entre elles pour former la trame d’un piège redoutable. Le portrait d’une femme se dessinait dans son esprit. Une femme, amoureuse jusqu’à la folie, qui avait mis son intelligence au service d’un projet monstrueux.

            Un film défilait dans la tête d’Emma. Des images, des scènes auxquelles elle n’avait pas assisté, mais qu’elle était capable de restituer non dans leurs détails, mais dans leur vérité.

            Milieu des années 1990. Kate et Nick vivent une intense passion amoureuse. Ces deux-là sont faits pour être ensemble et pour s’aimer. Beauté magnétique, jeunesse, intelligence vive. Ils s’éblouissent l’un l’autre. Leur histoire est forte et singulière. Elle prend naissance lors de cette fameuse première rencontre que lui avait racontée Joyce Wilkinson, un jour de neige, dans le restaurant d’une station-service d’autoroute. Une histoire que Kate doit placer plus haut que tout : le jour où sa vie a basculé, le jour où ils se sont reconnus, le jour où Nick l’a sauvée…

            Mais Nick a un secret : une maladie cardiaque qu’il sait fatale et qu’il cache depuis son plus jeune âge. Peut-être parce qu’il ne veut pas être pris en pitié, certainement parce qu’il ne veut pas perdre le contrôle de son entreprise. Il sait qu’il peut mourir à tout moment et ne veut pas imposer ce fardeau et cette douleur à Kate. Alors il prend de la distance, la rend malheureuse pour la forcer à s’éloigner de lui. Kate est désespérée. Elle perd confiance en elle, ne comprend pas pourquoi Nick la repousse et va jusqu’à entreprendre une opération de chirurgie esthétique dans l’espoir de le reconquérir.

            Que se passe-t-il alors ? Sans doute Nick comprend-il qu’il fait fausse route et qu’il doit dévoiler la vérité à celle qu’il aime. Une révélation que la jeune femme va accueillir comme un soulagement. Non seulement Nick est toujours amoureux d’elle, mais encore elle a désormais l’opportunité de le sauver à son tour. Une révélation qui la pousse à interrompre brutalement son résidanat de neurologie pour se tourner vers la chirurgie cardiaque. Le début d’une nouvelle vie, entièrement dévouée au travail, à la recherche médicale et au suivi de la santé de Nick. Ses travaux sont brillants et explorent plusieurs pistes – les traitements immunosuppresseurs, la modification génétique des groupes sanguins… –, mais ne débouchent sur rien qui, à court terme, puisse aider Nick. Car elle se heurte toujours au même obstacle : seule une greffe pourrait sauver l’homme qu’elle aime, or elle sait que le groupe sanguin particulier de Fitch entraînera le rejet de tout organe provenant d’un individu n’appartenant pas au groupe Helsinki.

            *

            Jusqu’où peut-on aller par amour ?

            Loin.

            Très loin.

            Mais il existe une frontière au-delà de laquelle peu de personnes sont prêtes à s’aventurer.

            Kate l’avait franchie.

            Comment avait-elle basculé ? Quel avait été le déclic ? Là encore, par un étrange mimétisme, Emma était presque capable de « voir » la scène comme devant un écran de cinéma.

            Automne 2006. Au milieu d’une garde sans fin, un patient un peu plus charmant que les autres se présente aux urgences de l’hôpital. Le type vient de se couper avec un sécateur en jardinant. C’est un jeune prof de philo. Un mec vraiment cool, intelligent et drôle. Kate le prend en charge et lui fait quelques points de suture. Elle sent qu’elle lui plaît, mais le type a l’air réglo. Pourtant, il ne peut s’empêcher d’entrer dans le jeu de la séduction. Avec elle, les mecs se comportent touscomme ça. Bien qu’elle n’en tire aucune gloire, elle sait qu’elle a ce truc que les autres n’ont pas. Ça ne la flatte pas, ça ne la rassure pas. Depuis longtemps, elle mène un autre combat. Une autre guerre.

            Pourtant, cet après-midi-là, quelque chose se relâche en elle. Que se passe-t-il vraiment ? Peut-être que la journée a été difficile et que Matthew l’a fait rire, peut-être qu’elle est sensible à sa culture, peut-être justement qu’il ne cherche pas à la draguer et qu’elle ne se sent pas en danger. Alors, elle accepte d’aller prendre un Coca avec lui.

            C’est le début du mois d’octobre. En plein été indien. Un soleil doré éclabousse le parking de l’hôpital sur lequel stationne le camion de don du sang de la Croix-Rouge. Ils sont là tous les deux en train de boire leur canette de soda. Comme elle a l’habitude de le faire avec tout le monde, Kate tente de convaincre son patient de donner son sang. Elle lui fait l’article, lui explique que c’est elle qui gère cette opération, que ce serait sympa de sa part de participer. Il l’écoute sans l’écouter. Il la regarde remettre une mèche de cheveux blonds derrière son oreille. Il pense à Grace Kelly dans les vieux Hitchcock. Il se demande s’il y a un type qui tous les matins a la chance de se réveiller auprès de cette femme. Et il en est immédiatement jaloux. Déjà, il cherche comment avoir une chance de la revoir. Il trouve charmant qu’elle insiste autant pour qu’il donne son sang. Il répond qu’il n’est pas à jeun. Elle lui dit que ce n’est pas grave. Il rétorque qu’il a peur des aiguilles. Elle propose de l’accompagner. Il cède avec délice.

            Puis la vie de chacun reprend son cours. Peut-être ont-ils échangé leurs numéros de téléphone, mais ce n’est pas certain. Dans la tête de Kate, le souvenir ne tiendra pas longtemps. Il commence déjà à s’évaporer lorsque, deux jours plus tard, elle découvre les résultats des analyses sanguines.

            D’abord, elle n’en croit pas ses yeux et demande au labo de recommencer l’analyse sur un autre échantillon. Le résultat est confirmé : Matthew appartient bien au groupe Helsinki ! Matthew est né la même année que Nick. Il a la même morphologie. Il est le « donneur parfait ».

            Comment ne pas y voir un signe du ciel ? Une occasion incroyable qui ne se reproduira plus jamais.

            Que se passe-t-il alors dans la tête de Kate à ce moment précis ? Que ressent-elle lorsqu’elle comprend que la seule façon de sauver l’homme qu’elle aime est de devenir un assassin ?

            Comment franchit-on la frontière entre l’amour et la folie ?

            *

            Le téléphone sonna dans le vide pendant plusieurs secondes avant qu’Emma émerge de ses pensées.

            – Oui, Romuald. Où es-tu ?

            – À une dizaine de kilomètres au sud de Lowell. Le pick-up du cascadeur vient de s’enfoncer dans un chemin forestier.

            – D’accord. Le type doit avoir une cabane ou une sorte de planque dans le coin. Maintenant qu’on sait où il se cache, rapplique dare-dare à l’hôtel.

            L’adolescent hésita. Emma entendait le bruit du moteur du SUV qui continuait à tourner.

            – Rentre, Romuald. J’ai plein de choses à te raconter. Il faut qu’on prenne une décision.

            Mais l’adolescent ne l’écoutait pas.

            – Romuald, s’il te plaît !

            Le garçon essuya ses lunettes. Il ne pouvait pas stopper maintenant, au milieu du gué. Ne pas savoir ce qui se trouvait au bout du chemin serait pour lui un manque de courage, une défaite personnelle.

            Il remit sa monture et actionna la marche avant.

            – Je vais voir, lança-t-il à Emma. Je reste en ligne.

            Il jeta un œil à sa batterie – « 3 % » – puis s’enfonça à son tour dans la forêt. La piste était recouverte d’une épaisse couche de neige, mais les énormes pneus du Dodge avaient bien déblayé le passage.

            Plus il s’enfonçait, plus il faisait sombre. Le soleil avait disparu, caché par la densité des conifères. Il serpenta ainsi au milieu de la pénombre sur un demi-kilomètre.

            À l’autre bout du fil, Emma se rongeait les sangs.

            – Tu es toujours là, tête de blatte ?

            – Oui, mais j’arrive dans un cul-de-sac.

            L’adolescent crispa les mains sur le volant. Au bout du sentier, le Dodge avait fait demi-tour et lui faisait face.

            – Le pick-up est là, mais…

            Il plissa les yeux.

            – Mais quoi ?

            – Je crois qu’il n’y a plus personne au volant.

            – Romuald, reviens, bordel !

            – Oui, c’est plus prudent, admit-il.

            À présent, il avait vraiment peur. En quelques secondes, le bois était devenu opaque et semblait se refermer sur lui. Il manœuvra pour faire marche arrière, mais le chemin était étroit et le véhicule s’enlisa dans la neige.

            Merde…

            Une poussée de sueur lui emperla le front. Il enclencha le frein et sortit dans le froid. Une chape de silence enveloppait la forêt. Quelques flocons se détachaient des branches et voltigeaient dans les airs.

            – Y a quelqu’un ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

            Pas de réponse.

            Il fit quelques pas pour se rapprocher du pick-up et regarda à travers la vitre.

            Personne.

            Il nota que la porte n’était pas verrouillée. Il s’apprêtait à l’ouvrir lorsqu’il entendit un crissement de pas dans la neige. Il se retourna brusquement et dans un battement de paupières aperçut une ombre noire qui s’abattait sur lui.

            Il ouvrit la bouche pour hurler, mais la crosse d’une arme lui heurta le crâne.

            Et il perdit connaissance.

            Emma avait entendu une succession de bruits sourds et paniqua.

            – Tête de blatte ? Tu m’entends ? demanda-t-elle, la voix pleine d’inquiétude. Explique-moi ce qui se passe, Romuald ! Je t’en prie !

            Des larmes plein les yeux, elle ne put continuer sa supplique. Seule la sonnerie prolongée se faisait entendre.

            La communication était coupée.

            1– Dans le langage de l’espionnage, une boîte aux lettres morte est un emplacement utilisé pour échanger secrètement des documents sans être obligés de se rencontrer physiquement.

            2– VKontakte, le réseau social le plus populaire de Russie.


Sixième partie

            Au-delà de la frontière


 24

            Heroes and villains

            Plains ceux qui ont peur car ils créent leurs propres terreurs.

            Stephen KING

            La nuit était tombée lorsque le pick-up bordeaux arriva aux abords de la zone industrielle de New Hartland, entre Nashua et Salem, à la frontière du New Hampshire et du Massachusetts.

            À première vue, l’endroit était protégé, tantôt par du grillage, tantôt par des palissades en bois, mais pas suffisamment pour qui voulait vraiment pénétrer dans l’enceinte. Le Dodge passa devant l’entrée principale, contourna la partie qui longeait la route et remonta lentement une allée gravillonnée plus discrète pour arriver devant un lourd portail métallique fermé par une chaîne. Le cascadeur freina brutalement, descendit du véhicule muni d’une pince-monseigneur et d’une cisaille. À la lumière des phares, il ne lui fallut que quelques secondes pour débloquer l’ouverture des deux battants. Il remonta dans la cabine du truck et continua son chemin.

            Coincé entre la rivière et une ancienne voie ferrée, l’endroit était progressivement tombé en déshérence au cours des années 2000. La camionnette traversait un paysage sordide qui s’étendait sur plusieurs hectares : des hangars et des entrepôts laissés à l’abandon, des usines aux fenêtres murées, des terrains en friche.

            Au volant du pick-up, Oleg Tarassov entra dans un hangar tout en longueur qui avait autrefois abrité les abattoirs du comté de Hillsborough. L’établissement avait été le dernier de la zone à mettre la clé sous la porte trois ans plus tôt et une partie des locaux, rachetés par un promoteur, étaient toujours alimentés en électricité.

            La municipalité avait tenté de réhabiliter le site en élaborant, avec des investisseurs privés, des projets de lotissements et d’espaces d’animation culturelle et de loisirs, mais, à cause de la crise économique, rien n’avait vu le jour. Les terrains restaient en friche, les locaux désaffectés et les bâtiments en ruine, au grand bonheur des squatteurs, des gangs et des drogués.

            Tarassov bondit du véhicule et actionna les interrupteurs. Une lumière vacillante éclaira faiblement l’entrepôt.

            Sans ménagement, il tira le corps de Romuald au sol et lui balança quelques gifles pour lui faire reprendre conscience.

            Sans succès.

            Tarassov était inquiet. Il avait examiné avec attention le passeport qu’il avait trouvé dans une des poches de pantalon du gamin : il était mineur et étranger. Pour quelle raison l’avait-il suivi depuis le St. Francis ? Cela avait-il un rapport avec le contrat qu’il devait exécuter cette nuit ? Mentalement, il se repassa le film de sa journée. Il tiqua en se rappelant la jeune femme qui avait pris l’ascenseur avec lui à l’hôtel. Maintenant qu’il y pensait, il en était certain : elle avait eu un comportement étrange. Le suivait-elle, elle aussi ? Mais pourquoi ? Il avait pourtant respecté toutes les règles de prudence. Comme souvent, le maillon faible du contrat était le donneur d’ordres. Il hésita à appeler Kate Shapiro, mais le deal était formel : pas d’appel, pas de contact, pas de trace. L’exécution pure et simple de ce qui avait été convenu. Il se demanda si la somme promise valait la peine de continuer. Il conclut par l’affirmative. La femme avait été réglo. Elle lui avait déjà versé deux traites de 500 000 dollars. Il ne savait pas comment elle trouvait tout ce fric et ce n’était pas son affaire, mais elle avait accès à du cash. Beaucoup de cash. Et des billets non marqués. Il restait un million de dollars à récupérer. Il décida donc qu’il irait jusqu’au bout de son contrat.

            En attendant de pouvoir interroger le gosse qui gisait, toujours inconscient, par terre, le cascadeur attrapa une chaise en ferraille, la débarrassa de ses toiles d’araignée et s’assit à une table métallique. Il porta une cigarette à sa bouche, l’alluma et posa la boîte d’allumettes sur la table. En recrachant sa première bouffée de fumée, il sortit un notebook de sa mallette, l’ouvrit et consulta le dossier détaillé dans lequel il avait patiemment récapitulé toutes les informations concernant l’homme qu’il devait tuer.

            *

            Romuald commençait à percevoir une lueur orangée qui vacillait devant ses yeux. Un bourdonnement sourd tournait dans sa tête en même temps qu’une douleur aiguë lui vrillait le crâne. Il était couché sur un sol dur et glacé. Il essaya de se redresser, mais constata qu’un serre-flex lui entravait les mains.

            Mais où suis-je ?

            Lorsqu’il reprit vraiment conscience, il se rendit compte qu’il se trouvait dans un hangar aux murs de béton brut éclairés d’une lumière glauque. Il tira d’un coup sec pour se débarrasser de ses liens, mais la corde en nylon lui mordit la chair. Il grimaça de douleur et comprit qu’il ne parviendrait pas à se libérer.

            Alors que les larmes lui montaient aux yeux, il aperçut un homme qui avançait vers lui d’un pas décidé. Il fit des efforts pour s’asseoir, essaya même de se lever, mais l’une des bottes de Tarassov lui écrasa la poitrine.

            – Ne bouge pas !

            Terrorisé, l’adolescent n’osa même pas lever les yeux.

            – Pourquoi me suivais-tu ? demanda-t-il en appuyant sa chaussure sur le torse du gamin.

            Romuald ferma les yeux et se recroquevilla sur lui-même.

            – POURQUOI ? hurla Tarassov, si fort que l’adolescent fondit en pleurs.

            Hors de lui, le Russe lui balança un coup de pied dans les côtes. Romuald en eut le souffle coupé, puis, une fois le choc encaissé, partit dans une longue quinte de toux.

            Avec une force redoutable, Tarassov l’attrapa par sa parka et le traîna dans une pièce sans fenêtre, aux murs et au plafond recouverts de métal. Le cascadeur lâcha Romuald, qui tomba lourdement par terre, et referma la porte derrière lui. Le gamin ne mit pas longtemps à comprendre où il se trouvait. Un vent glacé balaya son visage. Il leva les yeux. L’air frais s’échappait des serpentins d’un énorme évaporateur. Il était enfermé dans une salle frigorifique.

            *

            Boston

            Épicerie fine, Zellig Food

            Matthew poussait son caddie, essayant de se frayer un chemin jusqu’au rayon des fruits et légumes.

            – Plus vite, papa, plus vite ! gloussa Emily en s’accrochant au siège du chariot.

            Matthew caressa la joue de sa fille et attrapa une botte de persil, un bouquet de feuilles d’estragon, des échalotes et des petits oignons.

            Au détour d’un étalage, il les vit enfin : les rattes de Noirmoutier dont raffolait sa femme. Il avait déjà fait la moitié des primeurs et des maraîchers de la ville sans parvenir à mettre la main sur ces merveilles. Ce soir, il tenait à ce que tout soit parfait. Il avait concocté un repas de fête composé de tous les plats préférés de Kate. Malgré leur prix exorbitant, il se servit une bonne quantité de pommes de terre, vérifia sur sa liste que rien ne manquait et se rua vers les caisses.

            – Papa, on oublie la boisson pour le père Noël ! s’écria Emily.

            – Oui, tu as raison, dit-il en faisant demi-tour.

            Au rayon frais, ils choisirent ensemble une brique de lait de poule.

            – On ajoutera une bonne rasade de bourbon. Il aime bien ça, le père Noël, et par ce froid, ça ne lui fera pas de mal, ajouta-t-il en lançant un clin d’œil à sa fille.

            – Bonne idée ! rigola-t-elle.

            Matthew lui rendit son sourire, en notant mentalement de ne pas oublier de boire le verre avant qu’Emily ne débarque dans le salon le lendemain matin.

            *

            Le froid figeait le corps de Romuald. En boule, les genoux repliés contre la poitrine, il avait enfoui son visage dans la capuche en fourrure de sa parka. Il regarda sa montre. Ça faisait plus de vingt minutes qu’il était dans la salle frigorifiée. Des palettes en bois fracassées s’entassaient dans un coin du local. Il en avait fait rapidement le tour. Les murs étaient couverts de moisissures et de rouille. Impossible d’arrêter le frigo de l’intérieur. Impossible de déverrouiller la porte.

            Il souffla désespérément dans ses mains pour essayer de se réchauffer. Il grelottait, ses lèvres tremblaient, ses dents claquaient. Son cœur battait plus vite, comme après un effort prolongé.

            Au début, il s’était dandiné d’un pied sur l’autre pour ne pas geler sur place, mais le froid était plus fort, engourdissant tout, transperçant ses vêtements, hérissant ses membres de chair de poule.

            Soudain, alors qu’il n’y croyait plus, un bruit de décompression se superposa au ronronnement du local frigorifique. La porte s’ouvrit et le cascadeur s’avança lentement vers lui, un calibre dans une main, un couteau dans l’autre.

            – C’est terrible, le froid, n’est-ce pas ? dit-il en se penchant vers l’adolescent. Avant de l’avoir vécu, on ne s’imagine pas quel niveau de torture ça peut représenter.

            D’un coup de lame, il rompit le serre-flex qui meurtrissait les poignets de Romuald. Presque en rampant, l’adolescent sortit du frigo.

            Tarassov le suivit du regard. Il connaissait les ravages d’un changement brusque de température. Romuald avait le souffle coupé. Il toussait bruyamment, se frictionnait les épaules, les bras, le visage, mais il avait presque toujours aussi froid. Seules les grandes goulées d’air plus chaud qu’il inspirait lui procuraient un peu de réconfort.

            Tarassov ne lui laissa que quelques instants de répit.

            – Je ne vais pas te poser la question dix fois, prévint-il. L’alternative est simple : soit tu me réponds immédiatement, soit tu retournes dans le frigo pour ne plus jamais en sortir.

            Les yeux fermés, Romuald continuait à haleter. Tarassov poursuivit ses menaces :

            – Tu crois que ce que tu viens de vivre, c’est l’enfer, mais tu te trompes. Ce n’était qu’un amuse-gueule. Réfléchis bien : tu es au milieu de nulle part. Tu pourras crier aussi fort que tu veux, personne ne t’entendra. Si tu ne parles pas, tu vas crever tout seul, lentement et d’une façon atroce.

            Romuald ouvrit les yeux, jeta un rapide coup d’œil circulaire. Aucune issue pour espérer fuir. Aucun endroit pour se cacher.

            Le Russe se posta devant lui.

            – Je te le demande une dernière fois : pourquoi me suivais-tu ?

            L’adolescent fut pris d’une nouvelle quinte de toux. Tarassov s’impatienta et l’attrapa par les cheveux.

            – Tu vas me répondre ?

            Rassemblant toute son énergie, Romuald baissa brusquement la tête et, avec son crâne, donna un coup de boutoir dans le thorax de son agresseur.

            Surpris, le Russe encaissa l’attaque. L’adolescent en profita pour partir en courant, mais le cascadeur, d’un coup de pied, le stoppa dans son élan.

            – Et tu comptais aller où, comme ça ?

            Romuald s’étala lourdement sur la table métallique où Tarassov avait posé ses affaires.

            En une seconde, le tueur se jeta sur lui et lui administra une véritable raclée. Direct dans l’estomac, crochet, coude dans les côtes : les coups pleuvaient sans répit. La dérouillée se poursuivit au pied une fois Romuald à terre.

            Lorsque l’orage fut calmé, l’adolescent, sonné, n’eut pas la force de se relever. Tarassov l’empoigna par sa parka et le traîna de nouveau jusqu’à la salle frigorifique.

            – Иди к черту ! hurla-t-il en refermant la porte métallique.

            Il s’assura qu’elle était bien verrouillée et retourna dans l’entrepôt principal. Il remit sur ses pieds la table que l’adolescent avait renversée, ramassa son ordinateur, son paquet de cigarettes et ses clés. Il vérifia que le notebook n’était pas cassé et le rangea dans sa sacoche qu’il déposa sur la place passager du pick-up. Il sortit une clope et regarda sa montre.

            Plus tard, pensa-t-il en remettant la cigarette dans le paquet.

            Il se dirigea vers le fond du hangar qui débouchait sur une enfilade de box protégés par des portails métalliques. Il ouvrit le premier où était garée une moto à l’allure de chopper des années 1970 : une Harley Davidson « Fat Boy » au ventre jaune feu, chargée de chromes.

            Il sortit la moto du « garage » et la conduisit sous la lumière : c’était une machine au réservoir énorme, aux pneus larges, à la fourche agressive et aux jantes perforées.

            Il vérifia que son Glock était dans son holster, à droite de sa poitrine, puis glissa une autre arme, plus petite, dans un étui à sa cheville. Il enfila un casque et un gros blouson avant d’enfourcher son cheval d’acier.

            Il mit les gaz et activa le récepteur GPS du tableau de bord pour y entrer les coordonnées exactes de la maison de Matthew Shapiro. Presque instantanément, le système de géolocalisation calcula les différents itinéraires pour se rendre à Beacon Hill. Tarassov choisit le plus rapide. Il enfila des gants, regarda une nouvelle fois sa montre et avança jusqu’à l’entrée de l’entrepôt. Là, il actionna l’interrupteur pour éteindre l’éclairage et quitta les anciens abattoirs.

            *

            La moto s’était extraite des routes sinueuses qui entouraient Windham et filait sur l’Interstate 93 en direction de Boston. Le visage balayé par le vent, Oleg Tarassov conduisait visière ouverte, se laissant bercer par le son du bicylindre. La circulation était étonnamment fluide. À ce rythme-là, il serait en ville en moins de quarante minutes.

            Tout en restant concentré sur son trajet, il fit un point sur le contrat inhabituel qu’il avait à exécuter. Il aurait été plus simple de loger une balle dans la tête de Matthew Shapiro ou de lui trancher la gorge d’un coup de schlass. Mais Kate Shapiro avait été très claire : elle ne voulait pas d’une arme. Car une arme à feu ou un couteau signifiait presque immanquablement une enquête de police. Et elle tenait absolument à ce que les flics restent éloignés de cette « affaire ».

            Cet après-midi encore, elle lui avait répété que le solde du versement de la somme était conditionné au fait que le plan se déroule exactement comme elle l’avait prévu : son mari devait mourir dans un accident brutal. Un accident qui lui occasionnerait un traumatisme crânien suivi d’une hémorragie cérébrale.

            Oleg avala sa salive. Kate l’avait choisi parce que, lorsqu’il était plus jeune, en Russie, il avait commencé des études de médecine et avait travaillé comme infirmier. Il n’avait donc pas eu de mal pour comprendre précisément les instructions de la chirurgienne : détruire de façon totale et irréversible le système nerveux central situé dans la boîte crânienne de Matthew Shapiro, mais sans toucher au reste du corps. Autrement dit, simuler un accident pour lui détruire le cerveau, mais préserver ses organes. En cas de mort cérébrale, le cœur pouvait continuer à battre pendant plus de vingt-quatre heures, les machines de réanimation permettant de maintenir l’oxygénation du sang.

            Tarassov avait pour principe de ne jamais chercher à comprendre les motivations de ses clients. Il ne les jugeait pas non plus. Chacun a toujours ses raisons. Il n’empêche : le plan machiavélique imaginé par cette femme lui faisait froid dans le dos. Elle avait poussé le détail jusqu’à lui suggérer elle-même le lieu de l’accident. Et c’était une sacrée bonne idée…

            « La corniche » était une rampe étroite en béton, située non pas à flanc de falaise, mais sur une élévation de terrain qui permettait de contourner un nœud de circulation. Si vous connaissiez son existence, elle vous faisait gagner un temps précieux en reliant Connoly Avenue à Rope Street, une petite artère derrière la gare de Jamaica Plain.


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