Текст книги "Demain"
Автор книги: Guillaume Musso
Жанр:
Ненаучная фантастика
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Emma s’installa à l’extrémité de la salle pour profiter de la lumière naturelle. Elle sortit son téléphone et son ordinateur portable puis se mit au travail, essayant de passer au crible toutes les « pièces à conviction » qu’elle avait collectées lors de son expédition.
Première chose à l’avoir intriguée : l’ascendance russe de Kate ou plutôt de celle qui avait américanisé son prénom, mais qui s’appelait en réalité Ekaterina Lyudmila Svatkovski.
Née le 6 mai 1975 à Saint-Pétersbourg (Russie).
Elle regarda les photos de l’enfance de Kate. Âgée de six ou sept ans, on la voyait poser près d’une pianiste – sa mère sans aucun doute – dans des salles de concert ou de répétition. On retrouvait ensuite les deux femmes sur des clichés en extérieur sur lesquels apparaissaient parfois des clochers à bulbes caractéristiques de l’architecture orthodoxe. Plus tard, vers onze ou douze ans, le décor changeait. À la grisaille de la Venise du Nord succédait celle de la cité d’émeraude. Emma reconstitua mentalement cet itinéraire : l’exil de Saint-Pétersbourg vers Seattle.
Les yeux dans le vague, Emma se caressa le menton puis tapa sur Google : « Svatkovski + pianiste ». La mère de Kate avait droit à sa propre fiche Wikipédia. Elle la parcourut avec curiosité.
Anna Irina Svatkovski(12 février 1954 à Saint-Pétersbourg – 23 mars 1990 à Seattle) était une pianiste russe. Elle est décédée de complications liées à une sclérose en plaques.
Enfant prodige du piano, elle étudie au conservatoire Rimsky-Korsakov de Saint-Pétersbourg, bénéficiant de l’enseignement de grands maîtres du lieu.
Elle débute sa carrière soliste à l’âge de seize ans avec le premier concerto de Rachmaninov accompagnée par l’orchestre de Saint-Pétersbourg. Elle est ensuite l’invitée de nombreux festivals et se produit dans les lieux les plus prestigieux tels que la Philharmonie de Berlin ou le Carnegie Hall de New York. Elle grave pour Deutsche Grammophon son premier enregistrement : la Sonate en si mineurde Franz Liszt. Le disque restera comme une référence absolue de l’œuvre.
Alors qu’une brillante carrière s’ouvre à elle, son destin bascule en 1976 : une poussée de sclérose en plaques se déclenche alors qu’elle vient de donner naissance à sa fille. Les complications de cette maladie la contraignent à mettre entre parenthèses sa vie de concertiste. Au début des années 1980, elle part se faire soigner aux États-Unis, mais décède en 1990 après avoir passé ses dernières années dans la misère.
Emma s’imagina l’enfance et le début d’adolescence de Kate. Une vie difficile dans un pays étranger, la culpabilité de se croire responsable de la maladie de sa mère, puis le traumatisme de sa mort qui avait dû influencer le choix de la carrière médicale de la jeune Kate. Elle compta en s’aidant de ses doigts. Si sa mère était morte en 1990, Kate n’avait alors que quatorze ou quinze ans. Qui l’avait élevée à partir de cette époque ? Son père ? Peut-être, mais ni la notice ni les photos ne signalaient son existence.
Les clichés suivants étaient plus joyeux. On y voyait Kate à la prestigieuse université de Berkeley souvent en compagnie de la même jeune femme, une étudiante d’origine indienne. La fameuse Joyce Wilkinson ?se demanda Emma en repensant à la dernière « question secrète » de la société de surveillance. Quelque chose d’autre la titillait : sur ces clichés, Kate avait visiblement entre dix-huit et vingt ans, mais les traits de son visage n’étaient pas exactement les mêmes qu’aujourd’hui. Emma transféra les photos sur son ordinateur pour les comparer sur grand écran à des images plus récentes. La transformation était évidente, mais pas saisissante : pommettes plus hautes, visage plus symétrique. La jeune femme était assurément passée entre les mains d’un chirurgien esthétique. Mais pour quelle raison ? Pourquoi vouloir devenir « plus que parfaite » lorsque vous êtes déjà aussi jolie ?
Peut-être un accident qui avait nécessité une chirurgie réparatrice ?
Elle laissa planer la question sans pouvoir y apporter de réponse, puis s’intéressa au cliché glamour qu’elle avait aussi importé sur l’écran de l’ordinateur. À peine plus âgée que sur les photos précédentes, Kate fixait l’objectif d’un air de défi. Les mains croisées sur la poitrine laissaient deviner la forme de ses seins et ne cachaient ni son ventre ni la naissance de sa féminité. La photo dégageait une sensualité troublante.
Qu’est-ce que ça fait de pouvoir avoir n’importe quel mec en claquant des doigts ?demanda Emma comme si elle s’adressait à Kate. Est-ce que la vie est plus facile ? Est-ce que l’on connaît les mêmes chagrins d’amour, les mêmes tourments que le commun des mortels ?
Sans doute, si l’on en jugeait par les médicaments qu’elle avait trouvés dans son armoire à pharmacie…
Elle fronça les sourcils et rapprocha son visage de l’écran tout en effectuant un agrandissement de la photo. À cette époque, Kate portait un tatouage sur le haut du bras gauche. Un signe que l’on ne retrouvait sur aucun des autres clichés. Était-ce un tatouage temporaire ou se l’était-elle fait retirer ? C’était impossible à dire. En revanche, Emma pouvait peut-être deviner le motif. À l’aide du pavé tactile, elle isola la zone du dessin pour la recadrer et l’agrandir encore. La figure d’un cheval pourvu d’une corne torsadée se dessina sur l’écran.
Une licorne…
Elle fit une copie du symbole sans savoir si cet élément relevait de l’anecdote ou avait une véritable importance. Puis elle leva les yeux de son écran et se frotta les paupières. Par la fenêtre de la bibliothèque, elle apercevait la neige qui tombait en flocons de plus en plus drus. Cette vision la fit frissonner. Ici, il faisait pourtant bon. Le chauffage ronronnait. Propice à la réflexion, le lieu était sécurisant, presque chaleureux et intimiste, malgré son gigantisme, comme si un vieux club anglais avait installé ses quartiers dans une cathédrale. Emma se raccrocha à des éléments qui la rassuraient : les milliers d’ouvrages richement reliés sur les rayonnages, le bruissement des pages qui se tournent, le glissement des stylos sur le papier, les touches d’ordinateur que l’on effleure.
Elle eut soudain besoin de se sentir protégée. Car en découvrant le sac de sport rouge caché dans le faux plafond de la maison des Shapiro, elle avait conscience d’avoir vu quelque chose qu’elle n’aurait jamais dû voir. Quelque chose de potentiellement très dangereux.
Elle ferma les yeux et se repassa la scène mentalement. Lorsqu’elle avait ouvert la fermeture éclair, elle était tombée sur des dizaines de liasses de cent dollars. Elle fit un rapide calcul. Le fourre-tout pesait au moins cinq kilos. Combien pesait un billet de 100 dollars ? À peine un gramme ? Le sac devait donc contenir pas loin de 500 000 dollars…
Un demi-million…
Quel genre de personne possède un demi-million de dollars planqué dans le plafond de son dressing ?se demanda-t-elle en regardant la photo de Kate dont les yeux semblaient la transpercer.
Qui es-tu vraiment, Kate Shapiro ?
Qui es-tu vraiment, Ekaterina Lyudmila Svatkovski ?
*
Emma rassembla ses affaires. Elle s’apprêtait à ranger son ordinateur dans son sac lorsqu’elle se rappela qu’elle n’avait pas encore visionné les photos de Matthew rapatriées depuis le PC familial. Elle brancha sa clé USB au cas où. Le transfert avait été interrompu par l’arrivée de Matthew et de sa femme, mais plusieurs centaines de clichés avaient néanmoins été copiés. Elle les visionna rapidement en adoptant un ordre antichronologique : des scènes de la vie quotidienne, brossant le tableau d’une vie familiale heureuse articulée autour de la petite Emily. Emma accéléra le diaporama pour remonter plus loin dans le temps : avant la naissance de la petite fille, avant même le mariage de Matthew et de Kate. Et ce qu’elle découvrit la stupéfia : Matthew avait été marié avant de rencontrer Kate ! Sur des dizaines de photos apparaissait une petite femme brune, mince, aux cheveux longs souvent noués en une tresse. Même sur les photos, elle souriait rarement. Son visage était fin, souvent figé dans une pose sévère qui évoqua à Emma une intellectuelle, une maîtresse d’école à l’ancienne ou une bibliothécaire coincée.
Elle fit défiler les images jusqu’à tomber sur les photos de leur mariage. Elles ne dataient pas d’hier. Ce n’étaient même pas des images numériques, mais des clichés scannés. Sur l’un d’entre eux, on voyait le dessert géant préparé pour l’événement : un gâteau à étages, rose et blanc, débordant de crème. Une inscription sur un carré de pâte d’amandes indiquait :
Sarah + Matt
20 mars 1996
Internet permit à Emma de retrouver la trace d’une certaine « Sarah Shapiro » dans le compte rendu en ligne d’un voyage scolaire effectué par les élèves de CM1 d’une école primaire de Roxbury. Le document était vieux de six ans, mais Emma essaya à tout hasard d’appeler l’établissement. Bien que l’on soit en période de vacances scolaires, le secrétariat répondit à son appel. Sarah Shapiro avait bien enseigné dans cette école. Depuis son divorce, elle avait repris son nom de jeune fille – Higgins – et demandé une mutation dans un autre établissement. On communiqua à Emma le nom d’une école primaire à Wattapan. Nouveau coup de fil. Nouveau secrétariat. Non seulement Sarah Higgins enseignait bien ici, mais encore l’école primaire continuait d’accueillir des enfants défavorisés pendant les congés de Noël. En ce moment même, Sarah encadrait une sortie scolaire à la patinoire municipale de Wattapan…
*
Boston, 2011
11 h 15
Matthew rentra chez lui, inquiet et abattu. Il ouvrit la porte et découvrit un mot épinglé sur le tableau en liège :
Nous sommes allées faire un tour au marché de Noël de Marlborough Street. Si tu es sage, on te rapportera une bouteille de cidre !
On t’embrasse.
Emily + April.
Clovis, le shar-pei, vint se frotter contre sa jambe. Pensif, Matthew lui gratta la tête. Le chien avait renversé sa gamelle d’eau ; il la lui remplit tout en réfléchissant. L’ordinateur portable était définitivement hors service, mais il pouvait toujours utiliser le vieux PC de la maison pour lire le disque dur. Il s’installa donc à la petite table marquetée sur laquelle était posé l’ordinateur familial. Il brancha le périphérique que lui avait remis le vieil hippie et commença son exploration. Le support informatique étant presque vide, il ne fut pas long à mettre la main sur le fichier vidéo (IMG_5662. MOV) qu’il cherchait.
Il lança le film manifestement tourné avec un téléphone portable et resta pétrifié pendant les trois minutes que durait l’enregistrement. Il n’en croyait pas ses yeux ! Kate était blottie contre un homme qu’il ne connaissait pas. Ils s’embrassaient, se caressaient, se lançaient des regards énamourés d’adolescents.
– NON !
Il s’empara du premier objet qui tomba sous sa main – un mug en porcelaine débordant de crayons – et le fracassa contre le mur. L’explosion de la tasse effraya Clovis qui se cacha sous la table basse. Matthew ferma les yeux, se prit le visage entre les mains et demeura prostré un long moment. Anéanti.
Ce n’est pas possible…
Il releva la tête. Il devait y avoir une explication. Même les images les plus explicites pouvaient parfois avoir un sens caché. De quand datait le film, d’abord ? Dans son message, Emma indiquait qu’elle venait juste de le tourner. Il datait donc du matin du 23 décembre 2010, soit un jour à peine avant l’accident et la mort de Kate. Le lieu ensuite. Les boiseries lui rappelaient le Grill 23 ou le McKinty’s dans lesquels ils se rendaient parfois, mais à y regarder de plus près le miroir et l’horloge murale ne cadraient pas avec ces deux adresses. Le type : grand, cheveux blonds coupés court, manteau de cuir noir. Le connaissait-il ? Peut-être, mais il était incapable de mettre un nom sur son visage. Leur comportement enfin, le plus insupportable pour lui. Kate aimait cet homme, ça crevait les yeux. Leur complicité était évidente, leurs souffles se mêlaient, leurs deux cœurs étaient parcourus du même frisson. Depuis combien de temps durait cette relation ? Comment avait-il fait pour ne pas s’en douter ?
Il serra le poing, envahi par la colère et une immense déception. Kate, l’amour de sa vie, l’avait trahi et il ne l’apprenait que maintenant, un an après sa mort ! Le sentiment de trahison laissa place au dégoût. Toujours sous le choc, il se traîna jusqu’à la véranda et ouvrit la baie vitrée. Il avait besoin d’air frais, comme un plongeur trop longtemps resté en apnée. Il haleta, ses jambes se dérobèrent sous lui et il se laissa tomber sur l’une des chaises de jardin. Son corps était secoué de sanglots, des larmes coulaient sur son visage sans qu’il puisse les arrêter. Un goût d’acide monta dans sa bouche.
Soudain, un cri jaillit du salon.
– Papa, papa, on t’a acheté du cidre et des bonshommes en pain d’épice ! lança Emily en débarquant sur la terrasse.
Elle se jeta dans ses bras et il enfouit le beau visage de sa petite fille au creux de son cou tout en essuyant ses larmes avec sa manche.
April remarqua sa tristesse et l’interrogea du regard.
– Je te ra-con-te-rai,articula-t-il en silence pour qu’elle puisse lire sur ses lèvres.
– Tu as pu faire réparer l’ordinateur, papa ?
Il secoua la tête.
– Non, ma puce, mais ce n’est pas grave.
– Je suis désolée, dit-elle en baissant les yeux tristement.
– Ce sont des choses qui peuvent arriver, mon cœur. Tout le monde commet des erreurs. Ça te servira de leçon pour la prochaine fois.
– Ça, c’est sûr ! répondit-elle en levant son beau visage vers le soleil.
Comme souvent, le trop-plein de luminosité lui donna envie d’éternuer.
– À tes souhaits, mon bébé.
– Je suis plus un bébé !
Cet éternuement…
Matthew plissa les yeux, puis se pétrifia, cloué sur place par un souvenir refoulé qui venait de lui exploser à la figure comme une grenade.
*
Six mois plus tôt, le 4 juillet 2011, jour de la fête nationale, il avait accepté une invitation de Rachel Smith, une de ses collègues à Harvard, qui organisait un barbecue dans sa résidence secondaire à Cap Cod : un ancien phare niché sur un bras de mer rocheux, l’océan à perte de vue. Pendant que les hommes s’occupaient des grillades, les femmes papotaient près de l’eau et les enfants jouaient dans le phare sous la surveillance d’une nounou de la famille.
– Qui veut du poulet ? Qui veut des hot-dogs ? cria à la cantonade David Smith, un type sympathique, toujours d’humeur égale, qui travaillait comme médecin généraliste à Charlestown.
Immédiatement, les quatre gamines sortirent en courant de leur repaire pour se précipiter vers la nourriture. C’était une magnifique journée d’été. Le soleil tapait fort. En arrivant dans la lumière, Emily mit la main devant sa bouche et éternua à deux reprises.
– Ça lui fait ça chaque fois qu’elle passe de l’ombre à la lumière, nota Matthew. C’est bizarre, non ?
– Ne t’inquiète pas, lui dit David. C’est un phénomène connu : la lumière fait éternuer environ une personne sur quatre. C’est une particularité génétique bénigne. En médecine, on appelle ça le réflexe photo-sternutatoire.
– Comment tu l’expliques ?
Le médecin remua dans l’air sa longue fourchette à steak comme s’il se trouvait devant un tableau noir.
– Bon, tu vois les nerfs optiques ? Ils sont situés à proximité d’un grand nerf crânien : le nerf trijumeau qui contrôle la sensibilité de tout le visage. C’est lui par exemple qui permet la production de larmes et de salive ainsi que les expressions du visage. Et c’est ce nerf qui déclenche les éternuements.
– D’accord, acquiesça Matthew.
David continua en pointant le soleil.
– Lors d’un afflux brutal de lumière, il y a chez certaines personnes une sorte d’interférence entre ces deux nerfs : la luminosité stimule le nerf optique qui « court-circuite » le nerf trijumeau et provoque l’éternuement.
– Comme deux fils électriques ?
– T’as tout compris, mon pote.
– Et tu es certain que ce n’est pas grave ?
– Absolument ! C’est juste une petite anomalie congénitale au niveau du nerf crânien. D’ailleurs, tu dois toi-même avoir ce problème, non ?
– Pas du tout, je n’ai jamais ressenti ça.
– Alors Kate devait l’avoir, c’est sûr.
– Pourquoi ?
– C’est ce que l’on appelle un trait génétique de transmission autosomique dominante.
– Ce qui signifie ?
– Que toute personne atteinte de cette anomalie a au moins un de ses parents atteints. Donc, si ce n’est pas toi, c’était obligatoirement Kate. Tiens, prends ton steak avant qu’il ne brûle.
Matthew avait hoché la tête et s’était éloigné quelques instants. Pensif. Pendant quatre ans, pas une seule fois il n’avait vu Kate éternuer à la lumière…
– Papa, regarde mon gros hot-dog ! cria Emily en se jetant dans ses bras, envoyant dans son élan une belle giclée de ketchup sur la chemise de son père. Oh…
– Ce n’est pas grave, mais attention, chérie, tu fais des gestes trop brusques.
Il essuya la tache de sauce tomate sur son vêtement tout en repensant à ce que venait de lui raconter le médecin. Puis il choisit de ne pas se tracasser avec ça et refoula cet épisode très loin dans sa mémoire.
*
Maintenant, cette scène lui revenait brutalement à l’esprit.
Retour au présent. Retour à la colère. À la sidération. À la détresse surtout. Un doute atroce s’instillait en lui. Et si Emily n’était pas sa fille ? Il se refit le film à l’envers. Il avait rencontré Kate en octobre 2006. D’après ce qu’elle lui avait laissé entendre, Emily avait été conçue le 29 octobre. Elle était née huit mois plus tard, le 21 juin, le jour de l’été. Un bébé prématuré d’un mois, c’était commun. Sauf qu’Emily n’avait rien d’une prématurée : 3,4 kilos à la naissance, grande de 52 centimètres, elle n’était pas restée longtemps en observation à l’hôpital. Mais là encore, tout à sa joie d’être père, il ne s’était pas embarrassé de ces « détails ».
– Ça va, papa ? Tu veux goûter ton pain d’épice ?
La question d’Emily ne le sortit pas tout à fait de ses pensées.
– Plus tard, chérie, marmonna-t-il.
Il se tourna vers April et, sans lui donner la moindre explication, lui annonça :
– Il faut que j’aille faire une course.
*
Boston, 2010
12 h 30
Le taxi abandonna Emma sur Somerset Street, au cœur de Wattapan. Situé à l’extrême sud de Boston, le quartier n’était pas le genre d’endroit auquel les guides touristiques consacrent plusieurs pages. À cause de la neige, les rues étaient presque désertes. Emma ne s’y sentit pas en danger, mais le décor n’était pas des plus reluisant : des petits immeubles en brique en attente de rénovation, des entrepôts, des maisons aux toits de tôle, des murs saturés de graffitis et des palissades entourant des terrains vagues.
En remontant l’avenue à la recherche de la patinoire, elle croisa un groupe de clochards qui squattaient le trottoir pour se réchauffer autour d’un brasero, en descendant des canettes de bière dissimulées dans des sacs de papier kraft. Des insultes imbibées d’alcool fusèrent sur son passage, mais il en aurait fallu plus pour l’intimider ou la faire renoncer.
Enfin, elle arriva devant le bâtiment de la patinoire municipale. Un gigantesque hangar métallique à la façade « repeinte » par les tags des lascars du quartier. Emma s’y engouffra. Elle acheta un ticket pour pouvoir pénétrer dans la salle, mais descendit directement dans les gradins sans passer par les vestiaires.
Des cris d’enfants résonnaient bruyamment dans l’enceinte. Sur la glace, une moitié de la surface était réservée à un groupe d’écoliers de six ou sept ans qui suivaient un cours d’initiation au hockey dispensé par un jeune moniteur. Deux institutrices accompagnaient la séance, relevant les gamins qui chutaient, fixant leurs patins, réajustant leurs casques ou leurs protège-tibias.
Emma s’approcha au bord de la surface verglacée. Parmi les deux monitrices, elle reconnut immédiatement Sarah Higgins. Elle avait coupé ses cheveux très court et perdu encore quelques kilos. Vêtue d’une paire de jeans et d’un pull à grosses mailles, elle avait évidemment un peu vieilli par rapport aux photos.
– Madame Shapiro ?
Elle se retourna brusquement comme sous le choc d’une décharge électrique et fixa Emma, sidérée. Depuis quand ne l’avait-on plus appelée comme ça ?
– Qui êtes-vous ? demanda l’institutrice en patinant pour se rapprocher du bord.
– Une amie de Matthew. Je crois qu’il a des ennuis et j’aimerais l’aider.
– Ça ne me regarde pas.
– Vous avez cinq minutes à m’accorder ?
– Pas maintenant. Vous voyez bien que je travaille.
– C’est vraiment important, insista Emma.
Sarah poussa un soupir de résignation.
– Il y a une sorte de buvette, un peu plus haut. Allez m’y attendre. Je vous y rejoins dans un quart d’heure.
*
Vingt minutes plus tard
– J’ai été mariée presque dix ans avec Matthew, mais je le connais depuis plus longtemps encore, commença Sarah avant de prendre une gorgée de thé.
Assise devant elle, Emma l’écoutait avec attention en triturant nerveusement la paille qui flottait dans son verre de Coca.
– Nous nous sommes rencontrés en 1992 sur les bancs de l’université du Massachusetts. Matt étudiait la philosophie et moi les sciences de l’éducation.
– Un coup de foudre ?
– Disons que c’était davantage une attirance intellectuelle. Nous avions lu les mêmes livres, partagions les mêmes idées, les mêmes préférences politiques. Nous nous sommes d’ailleurs embrassés pour la première fois le soir de la première élection de Bill Clinton. Nous étions tous les deux bénévoles dans son comité de soutien…
Sarah détourna la tête et ferma brièvement les yeux. Tout cela paraissait si loin aujourd’hui.
Emma la relança :
– Vous vous êtes séparés il y a quatre ans, c’est bien ça ?
– Un peu plus. Tout cela a été très brutal, en fait. Très inattendu.
– Votre couple traversait une mauvaise passe ?
– Même pas. Nous vivions tranquilles, nous étions heureux. Moi du moins, je l’étais…
– Matthew est parti du jour au lendemain ?
Sarah eut un rire nerveux.
– C’est l’expression qui convient, en effet. Un soir, il est rentré à la maison, il m’a avoué qu’il avait rencontré une femme, qu’il en était amoureux et qu’il voulait vivre avec elle. Il était déterminé, sûr de lui. Il ne m’a pas laissé le choix.
– Cette femme, c’était Kate ?
– Bien sûr ! Il l’avait rencontrée quelques jours plus tôt à l’hôpital. Il s’était blessé avec un sécateur en jardinant et c’est elle qui l’avait soigné. Et dire que c’est moi qui avais insisté pour le conduire aux urgences ce jour-là ! Matt prétendait que c’était trois fois rien et ne voulait pas y aller…
Emma ne put s’empêcher de la bousculer.
– Vous ne vous êtes pas battue pour le retenir ?
Sarah haussa les épaules.
– Vous avez bien regardé cette femme ? Je n’avais pas les armes pour lutter. Elle était plus jeune, plus belle, plus brillante que moi. Et puis, pendant des années, nous avions essayé sans succès d’avoir un enfant, alors…
Sa voix s’étrangla, mais elle poursuivit :
– Matthew est quelqu’un de romantique et d’idéaliste. Lorsqu’il a rencontré Kate, il s’est persuadé d’avoir trouvé son âme sœur. Et apparemment, elle aussi l’aimait. Peut-être même plus que moi. En tout cas, elle savait mieux le lui montrer.
À présent, des larmes brillaient dans ses yeux.
– Pendant quelque temps, j’ai espéré que tout ça ne soit qu’une passade, puis lorsque j’ai appris que Kate était enceinte, j’ai compris que tout était définitivement fini entre Matt et moi.
Soudain, le groupe d’enfants envahit la buvette dans une clameur. Sarah regarda sa montre et se leva.
– Bon, je dois y aller. Pourquoi prétendez-vous que Matthew a des ennuis ?
– Je… je ne peux pas vous le dire encore. Vous êtes restée en contact avec lui ?
Sarah secoua la tête.
– Vous plaisantez ? Ces dernières années ont été cauchemardesques et je commence à peine à me remettre de ce divorce. Je n’ai plus adressé la parole à Matthew depuis quatre ans et j’ai bien l’intention de continuer ainsi.
15
Les blessures de la vérité
Les vérités qu’on aime le moins apprendre sont celles qu’on a le plus d’intérêt à savoir.
Proverbe chinois
Boston, 2010
17 heures
Il faisait nuit. La neige s’entassait dans les rues de Boston en couches épaisses et silencieuses. De gros flocons duveteux tombaient sur le pare-brise du taxi avant d’être chassés par les puissants essuie-glaces. La voiture arriva sur Boylston Street et déposa Emma au pied du Four Seasons. Le portier l’aida à descendre de la berline et l’escorta avec son parapluie jusqu’aux portes de l’hôtel.
Plongée dans ses pensées, la jeune femme traversa le hall sans s’arrêter. Alors qu’elle se dirigeait vers les ascenseurs, le réceptionniste en chef l’interpella :
– Madame Lovenstein, votre petit frère est arrivé il y a une heure. J’ai pris l’initiative de l’installer dans une chambre attenante à votre suite.
– Mon petit frère ? Comment ça, mon petit frère ?
Elle monta jusqu’au septième étage et débarqua dans sa chambre pour y découvrir… Romuald Leblanc. Allongé sur le canapé, il grignotait les chips du minibar en buvant une canette de soda. Il avait branché ses enceintes sur lesquelles reposait un baladeur qui crachait un morceau de Jimi Hendrix.
– Tête de blatte ?
Emma regarda autour d’elle. Le gamin avait apporté avec lui tout son barda : une valise, un sac à dos, une besace… Même son drone était posé sur la table basse du salon.
– Qu’est-ce que tu fous ici ? demanda-t-elle en baissant le son de la musique.
– Chuis venu vous aider, répondit l’adolescent la bouche pleine.
– M’aider à quoi ?
– Je pense que vous avez des ennuis : vous ne venez plus travailler, vous recevez des e-mails étranges, vous vous introduisez en douce chez les gens… Visiblement, vous menez une enquête.
– Et en quoi cela te concerne ?
– Ça me concerne parce que vous finissez toujours par me demander de l’aide.
Emma le regarda en plissant les yeux. Il n’avait pas forcément tort, mais elle refusait de rentrer dans cette logique.
– Écoute, mon garçon, c’est très aimable à toi, mais tu vas me faire le plaisir de reprendre tes affaires et de te tirer de là, fissa !
– Pourquoi ?
– D’abord parce que tu es mineur. Ensuite parce que tu es sur le territoire américain illégalement et qu’en France, tes parents doivent s’inquiéter pour toi. Enfin, parce que j’ai déjà assez de problèmes comme ça sans me charger d’un poids supplémentaire : toi !
Il se leva du canapé d’un bond, bien décidé à ne pas abandonner.
– Mais je peux vous aider à enquêter ! À deux, on va plus vite et on réfléchit mieux. D’ailleurs, la plupart des grands enquêteurs forment un duo : Sherlock Holmes et le docteur Watson, Batman et Robin, Starsky et Hutch, Brett Sinclair et Danny Wilde…
– Bon, ça va, tu ne vas pas tous me les citer ! s’énerva Emma.
– Loïs et Clark, Hit-Girl et Big Daddy, Richard Castle et Kate Beckett… continua Romuald dans de grands gestes.
– ÇA SUFFIT MAINTENANT ! cria-t-elle. Je t’ai dit non. Et non, c’est non !
Elle sortit son ordinateur de son sac, le posa sur la table et souleva l’écran.
– Tu m’as aidée, c’est vrai et je t’en remercie. Pour la peine, je vais t’offrir un billet retour pour Paris. Je veux bien aussi te payer une nuit d’hôtel, mais au Hilton de l’aéroport, pas ici.
Le geek émit un grognement de colère. Joignant le geste à la parole, Emma fit glisser le curseur pour se connecter au site de Delta Airlines.
– Attendez ! réclama Romuald.
Emma interrompit son geste.
– Quoi encore ?
– Cette photo ! s’exclama-t-il en pointant l’ordinateur.
C’était une capture d’écran de la scène filmée dans le pub représentant Kate en compagnie de son « amant ».
– Quoi ? Tu connais cette femme ?
– Elle non, mais l’homme, bien sûr !
Emma sentit un frisson dans son ventre comme un shoot brutal d’adrénaline.
– Je t’écoute.
– Ce type, c’est Nick Fitch. C’est une véritable légende et l’un des hommes d’affaires les plus mystérieux et les plus riches du monde.
*
Boston, 2011
Allongée sur un pouf moelleux en compagnie de son petit chien, Emily regardait enfin son film préféré : le fameux SOS Fantômes.