Текст книги "Demain"
Автор книги: Guillaume Musso
Жанр:
Ненаучная фантастика
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April arriva à la rescousse.
– Je pense qu’il est préférable que je rentre à la maison avec Emily.
– Je te remercie ! J’en ai pour une heure et demie tout au plus.
– C’est quoi, cette course ?
– Je te raconterai, promis.
– Tu fais gaffe à ma caisse, hein ? le prévint-elle en lui lançant les clés.
*
Matthew récupéra la Camaro garée sous les grands arbres de Commonwealth Avenue. Comme s’il se rendait à son travail, il quitta Back Bay par le pont de Massachusetts Avenue qui traversait la rivière et poursuivit sa course vers Cambridge. Il dépassa l’université et contourna le grand lac de Fresh Pond, puis continua sur plusieurs kilomètres pour rejoindre Belmont. Il fallait qu’il retrouve l’homme qui lui avait vendu l’ordinateur. L’adresse du client d’April était restée dans le GPS, ce qui lui permit de retrouver facilement la rue bordée de maisons du petit quartier résidentiel. Cette fois, il se gara directement devant le cottage en bardage de bois et au toit cathédrale. Devant le portail, il fut accueilli par les grognements du shar-pei au poil clair qu’il avait déjà remarqué le jour du vide-grenier. Engoncé dans les plis de sa peau comme dans un manteau trop grand, le chien montait une garde vigilante et agressive.
– Clovis ! Ici ! cria le propriétaire en sortant sur le seuil.
Alors que l’homme traversait la pelouse pour venir le rejoindre, Matthew repéra le nom sur la sonnette : Lovenstein.
– Vous désirez ?
C’était bien la personne qui lui avait cédé le Mac d’occasion. Même physique austère, mêmes lunettes carrées, même costume de croque-mort.
– Bonjour, monsieur Lovenstein, pourriez-vous m’accorder quelques instants ?
– C’est à quel sujet ?
– Vous m’avez vendu un ordinateur, il y a deux jours, lors du vide-grenier que…
– Oui, je vous ai reconnu, mais je vous préviens, je ne fais pas de service après-vente.
– Il ne s’agit pas de ça. Je souhaiterais juste vous poser quelques questions. Puis-je entrer ?
– Non. Quel genre de questions ?
– Vous m’avez dit que cet ordinateur appartenait à votre sœur, c’est exact ?
– Hum, fit-il laconique.
Sans se décourager, Matthew sortit de la poche de son manteau les photos qu’il avait imprimées.
– Votre sœur est bien la jeune femme qui se trouve sur ces clichés ?
– Oui, c’est Emma. Comment avez-vous eu ces photos…
– Elles étaient restées sur le disque dur de l’ordinateur. Je vous les ferai parvenir par e-mail si vous le désirez.
Il hocha la tête en silence.
– Pouvez-vous me dire où se trouve Emma, en ce moment ? reprit Matthew. J’aimerais beaucoup lui parler.
– Vous souhaitez lui parler !
– Oui, c’est personnel. Et important.
– Vous pouvez toujours essayer, mais je doute qu’Emma vous réponde.
– Pourquoi donc ?
– Parce qu’elle est morte.
8
Anastasis
La peur a détruit plus de choses en ce monde que la joie n’en a créé.
Paul MORAND
– Depuis son adolescence, ma sœur a… avait toujours manifesté un côté lunatique et mélancolique, un caractère que je qualifierais de « cyclothymique ».
Daniel Lovenstein parlait d’une voix empesée. Devant l’insistance de Matthew, il avait finalement accepté de le laisser entrer et de lui raconter l’histoire d’Emma.
– Son moral variait fortement, poursuivit Lovenstein. Un jour, c’était la jeune femme la plus heureuse du monde, débordant d’enthousiasme et de projets. Le lendemain, elle broyait du noir et ne trouvait de sens à rien. L’alternance entre des états euphoriques et des périodes dépressives s’est accélérée avec le temps. Ces dernières années, il m’est apparu évident qu’elle souffrait d’un trouble de la personnalité. Pendant de longs mois, vous pouviez avoir l’impression qu’elle allait bien, mais il y avait toujours une rechute plus grave que la précédente.
Il s’arrêta quelques secondes pour prendre une gorgée de thé. Les deux hommes se faisaient face, enfoncés chacun dans un fauteuil capitonné. Triste et froide, la pièce était plongée dans la pénombre, comme hantée par le fantôme d’Emma.
– C’étaient surtout ses relations amoureuses qui lui faisaient perdre pied, confia Daniel Lovenstein d’un ton amer. Emma s’enflammait trop facilement pour certains hommes et la déception qui s’ensuivait n’en était que plus douloureuse. Au fil des années, elle ne nous a rien épargné : crises d’hystérie, tentatives de suicide, scarifications, séjours en HP… Elle n’a jamais officiellement été diagnostiquée comme bipolaire, mais pour moi, il ne faisait aucun doute qu’elle l’était.
Plus les confidences se précisaient, plus Matthew se sentait mal à l’aise, tant la rancœur du frère pour sa sœur était palpable. Mais quelle était la part de vérité dans ce récit ? Lovenstein n’hésitait pas à lancer des hypothèses qui, à ce que comprenait Matthew, n’avaient jamais été validées médicalement.
Daniel se pencha pour saisir les photos sur la table basse.
– Il y a trois mois, au cours de l’été, elle a renoué avec un de ses anciens amants. Ce type-là, précisa-t-il en désignant l’homme qui se trouvait avec Emma sur les clichés. C’est un Français, François Giraud, l’héritier d’un vignoble du Bordelais. Il l’a beaucoup fait souffrir. Une fois de plus, Emma a été trop crédule. Elle a cru que, cette fois, il était prêt à quitter sa femme. Ce n’était pas le cas, bien sûr, alors elle a fait une nouvelle tentative de suicide qui s’est révélée fatale et…
Son explication fut interrompue par les aboiements soudains du shar-pei.
– C’était le chien d’Emma, n’est-ce pas ? devina Matthew.
– Oui, Clovis. Elle y était très attachée. La seule « personne », selon elle, à ne jamais l’avoir trahie.
Matthew se souvint qu’Emma lui en avait parlé en employant les mêmes termes dans les mails qu’ils avaient échangés.
– Je ne voudrais pas remuer des souvenirs douloureux, monsieur Lovenstein, mais comment Emma est-elle morte ?
– Elle s’est jetée sous un train, à White Plains, le 15 août dernier. Sans doute sous l’influence d’un cocktail de médicaments. En tout cas, il y avait des boîtes de pilules partout dans son appartement : des benzodiazépines, des somnifères et d’autres saloperies…
Submergé par l’évocation de ses souvenirs douloureux, Lovenstein se leva brusquement de son fauteuil pour signifier que l’entretien était terminé.
– Pourquoi teniez-vous tant à parler à ma sœur ? demanda-t-il en raccompagnant Matthew à la porte.
Renonçant à lui expliquer ses véritables motivations, Matthew botta en touche en lui adressant une nouvelle question :
– Pourquoi avez-vous organisé la vente de toutes ses affaires ?
L’argument toucha Lovenstein au vif.
– Pour faire table rase ! Pour me détacher d’Emma ! répondit-il avec véhémence. Les souvenirs me minent, ils me tuent à petit feu. Ils m’enchaînent aux ruines d’un passé qui m’a déjà suffisamment abîmé !
Matthew hocha la tête.
– Je comprends, dit-il en franchissant le seuil de la maison.
Mais au fond de lui, il pensait exactement le contraire. Il savait que ce combat était illusoire. On ne peut pas liquider les souvenirs d’un simple coup de balai. Ils restent en nous, tapis dans l’ombre, guettant le moment où l’on baissera la garde pour ressurgir avec une force décuplée.
*
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet :Parlons-nous
Date :21 décembre 2011 – 13 h 45 m 03 s
Chère Emma,
Si vous êtes devant votre écran, pouvez-vous me faire signe ? Je pense que nous avons besoin de parler de ce qui nous arrive.
Matt
*
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet :
Date :21 décembre 2011 – 13 h 48 m 14 s
Emma,
Je comprends que cette situation vous trouble et vous inquiète. Elle me fait peur aussi, mais nous avons vraiment besoin d’en discuter.
Répondez-moi, s’il vous plaît.
Matt
*
Matthew cliqua pour envoyer son deuxième message à Emma. Fébrile, il attendit une longue minute, espérant que la jeune femme lui répondrait dans la foulée.
Après sa visite à Daniel Lovenstein, il avait repris la Camaro pour rentrer sur Boston, mais au bout de quelques kilomètres, il s’était arrêté dans un dinersur les berges de la Charles River. Le Brand New Day était une antique voiture-restaurant chromée, fréquentée aussi bien par des promeneurs que par les étudiants d’Harvard après leur entraînement d’aviron. Installé sur l’une des banquettes en moleskine, Matthew avait sorti son ordinateur portable et s’était connecté au réseau.
Il n’avait jamais été aussi perturbé de sa vie, jamais été aussi ébranlé dans ses certitudes. Les preuves s’accumulaient : la date des mails, le film envoyé par Vittorio, le témoignage du frère d’Emma lui révélant la mort de sa sœur… Tout concourait à lui faire croire à l’incroyable : grâce à cet ordinateur, il pouvait entrer en contact avec une femme, aujourd’hui décédée, qui recevait ses messages alors qu’elle vivait un an plus tôt.
Comment était-ce possible ? Il ne se l’expliquait pas, mais il pouvait d’ores et déjà dégager quelques règles. Il sortit le stylo et le calepin qu’il avait toujours dans sa poche et griffonna des notes pour clarifier sa pensée.
1 – Emma Lovenstein reçoit mes messages avec un décalage d’un an jour pour jour.
2 – L’ordinateur que j’ai acheté à la brocante est notre unique moyen de communication.
Matthew leva la tête de son carnet et s’interrogea sur la validité de cette deuxième règle. Les faits étaient là : Emma n’avait pas reçu les mails qu’il lui avait envoyés depuis son téléphone, pas plus que lui n’avait reçu les messages qu’elle lui avait fait parvenir de son propre smartphone. Pourquoi ?
Il réfléchit un instant. Si Emma était morte depuis trois mois, les messages qu’il lui envoyait aujourd’hui sans passer par l’ordinateur devaient atterrir sur un compte que plus personne ne consultait. Logique.
Mais que se passait-il pour les courriers qu’Emma lui envoyait en 2010 depuis son téléphone ? La logique aurait voulu qu’il les ait réceptionnés dans le passé, or il ne se souvenait pas d’avoir lu de courriers signés Emma Lovenstein en décembre 2010.
Il recevait certes beaucoup de mails, mais ceux-là auraient dû le marquer. Il fouilla dans sa mémoire et trouva la solution : il avait changé de fournisseur d’accès – donc d’adresse mail – depuis décembre 2010 ! L’adresse sur laquelle elle lui envoyait des mails avec son téléphone n’existait tout simplement pas à l’époque ! Rasséréné d’avoir trouvé un peu de rationalité dans ce chaos, il nota une nouvelle remarque dans son calepin :
3 – Aujourd’hui, en décembre 2011, je n’ai aucune possibilité d’entrer physiquement en contact avec Emma…
Malheureusement, elle est morte.
4 -… mais l’inverse n’est pas vrai !
Il songea à cette possibilité : si elle le voulait, l’« Emma de 2010 » pouvait à tout moment prendre un avion pour Boston et rencontrer le « Matthew de 2010 ». Le ferait-elle ? Vu l’entrain qu’elle mettait à répondre à ses messages, c’était fort peu probable.
Nerveux, il jeta un coup d’œil à l’écran d’ordinateur. Toujours aucune nouvelle de la sommelière. Il essaya de se mettre dans la tête d’Emma : une femme intelligente, mais déstabilisée par ses émotions. Il la devinait fragile, effrayée et incrédule face à la situation. Lui avait la vidéo de Vittorio et la conversation avec son frère pour se convaincre de la réalité de ce qu’il vivait. Mais Emma n’avait pas ces éléments. Elle devait le prendre pour un fou et c’est pour cette raison qu’elle ne répondait pas à ses appels. Il devait trouver un moyen de la convaincre.
Mais lequel ?
Il regarda par la fenêtre. Joggeurs et vélos se partageaient la piste qui longeait la rivière, tandis que sur l’eau, les avirons fendaient les flots sous les cris des oies sauvages.
Le diners’était vidé depuis son arrivée. Sur la table en formica qui jouxtait la sienne, Matthew remarqua le journal qu’avait laissé un des clients. C’était le New York Timesdu jour. Il ramassa le quotidien et une idée prit forme dans sa tête. À l’aide de la webcam de l’ordinateur, il photographia la une du journal – en mettant bien la date en évidence – et envoya le cliché à Emma accompagné d’un petit mot :
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Emma,
Si vous aviez besoin d’une preuve que je vis en 2011, la voici.
Faites-moi signe.
Matt
*
New York
Emma parcourut le courrier et cliqua pour ouvrir la pièce jointe. Elle zooma pour agrandir la photo et secoua la tête. Rien n’était plus facile aujourd’hui que de truquer un cliché sur Photoshop…
Ça ne prouve rien, espèce de taré !
*
Boston
Le tonnerre gronda. Le ciel s’était couvert brusquement et un déluge s’abattit sur le diner. En quelques minutes, une foule bruyante envahit le restaurant pour se protéger de la pluie.
Les yeux rivés sur son écran, Matthew ignora l’agitation.
Toujours pas de réponse.
Visiblement, Emma n’avait pas été convaincue par la photo. Il fallait qu’il trouve autre chose. Et vite.
Il se connecta au site Internet du New York Timeset lança une recherche dans les archives du quotidien. En quelques clics, il mit la main sur l’information qu’il cherchait.
Cette fois, Emma Lovenstein ne pourrait plus l’ignorer…
*
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Je vous dérange encore une fois, Emma.
Même si vous ne me répondez pas, je suis certain que vous êtes devant votre écran…
Vous aimez le sport ? Le basket ? Si c’est le cas, vous savez sans doute qu’il y a aujourd’hui (je parle de « votre » aujourd’hui) un match très attendu : l’affrontement entre les Knicks de New York et les Celtics de Boston.
Branchez votre radio ou allumez votre télé sur Channel 9, et je vous apporterai la preuve que vous attendez…
Matt
Emma sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Chaque courrier de Matthew lui donnait l’impression que les mâchoires d’un étau se refermaient sur elle, menaçant de la broyer. Mais l’excitation se mêlait aussi à la peur. Elle rabattit l’écran, prit son ordinateur portable sous le bras et quitta son bureau pour emprunter l’ascenseur jusqu’à l’étage inférieur où se trouvait l’espace de repos du personnel de l’Imperator. Elle poussa la porte et entra dans une vaste salle aux murs clairs, meublée de tables en bois blond, de sofas et de fauteuils Wassily.
Emma salua les gens qu’elle connaissait : quelques employées qui papotaient en lisant des magazines sur un canapé moelleux, un groupe plus « masculin » qui s’était réuni autour du grand écran plat accroché au mur pour regarder… un match de basket.
Emma s’installa à une table, brancha la prise de son ordinateur puis se leva pour aller se chercher une boisson au distributeur. Elle ouvrit sa canette en se rapprochant de la télévision.
« La partie vient tout juste de reprendre au Madison Square Garden,s’enthousiasmait le journaliste. À l’orée de ce dernier quart-temps, les Knicks de New York mènent par 90 à 83. Depuis le début de la partie, les deux équipes nous offrent un face-à-face passionnant. Les joueurs des différentes formations rivalisent de… »
Un nœud se forma dans le ventre d’Emma. C’était bien le match auquel avait fait allusion Matthew. Elle retourna s’asseoir pour suivre un peu à l’écart le déroulement de la partie. Après quelques minutes, un nouveau mail apparut sur l’écran de son ordinateur.
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Vous avez trouvé un écran ou un poste de radio, Emma ?
Pour l’instant, New York est largement devant, n’est-ce pas ? Si vous regardez le match dans un bar ou un endroit public, je suis même certain que les hommes autour de vous sont déjà persuadés que leur équipe gagnera…
Elle interrompit la lecture du mail pour lever la tête en direction du groupe d’employés scotchés devant le match. Rigolards, ils se tapaient dans les mains et applaudissaient à chaque point marqué par leur équipe. Visiblement, ils étaient aux anges. Elle poursuivit :
… Pourtant, c’est Boston qui va l’emporter sur le score de 118 à 116. À la toute dernière seconde. Souvenez-vous bien du score, Emma :
New York 116 – Boston 118
Vous ne me croyez pas ?
Regardez donc votre téléviseur…
Son cœur cognait dans sa poitrine. Maintenant, ce type lui faisait vraiment peur. Crispée, les membres tétanisés, elle se leva difficilement de sa chaise et s’approcha pour suivre la fin du match en adressant des prières muettes pour que la prévision de Matthew ne se réalise pas.
« Nous entrons à présent dans les cinq dernières minutes. New York mène toujours par 104 à 101. »
Elle vécut les derniers moments de jeu avec appréhension. Pour dissiper son anxiété, elle essaya de respirer profondément. Il restait moins de deux minutes de temps de jeu et New York menait toujours.
Une minute trente.
Un panier des Celtics remit les deux équipes à égalité, 113 partout, puis un enchaînement de deux tirs à trois points de chaque côté rééquilibra la balance : 116 – 116.
Emma se mordit la lèvre. Il restait moins de dix secondes lorsque Paul Pierce, l’un des joueurs de Boston, perça habilement la défense et se débarrassa de son adversaire par un stepback avant d’adresser un shoot… et de marquer deux points.
« Boston mène de deux points ! 118 – 116 ! Les Knicks n’ont pas la chance de leur côté ! »
Tandis que le joueur fêtait son action, le stade se mit à gronder de déception. Paniquée, Emma regarda le chronomètre.
Celui-ci indiquait « 00.4 ». Il ne restait que quatre dixièmes de seconde. C’était perdu.
Non ! Car dès la remise en jeu, un joueur des Knicks tenta l’impossible : un tir direct à huit mètres du cadre. Dans une trajectoire miraculeuse, la balle rentra dans le panier.
« Un tir époustouflant !s’égosilla le commentateur. Stoudemire a sans doute inscrit le panier le plus important de toute sa carrière ! New York remporte le match ! 118 – 119 ! »
Emma exulta avec l’ensemble de ses collègues, mais pas pour la même raison. Tout en elle se détendit brusquement. Matthew avait tort ! Il ne vivait pas dans le futur ! Il n’avait pas pu prédire l’issue du match ! Elle n’était pas folle !
Sur l’écran, l’enceinte de Madison Square Garden s’enflammait. Les joueurs new-yorkais entamaient un tour du stade. Le public était debout et scandait des cris de victoire… jusqu’à ce que l’arbitre demande à revoir l’action en vidéo et que les images montrent ce que personne n’avait voulu voir : le ballon avait quitté les mains du joueur quelques centièmes de seconde après la sonnerie du buzzer !
« Quel money time ! Au terme d’un match d’une intensité incroyable et d’un suspense hitchcockien, Boston a donc fait chuter les Knicks par 118 à 116, mettant fin à une série d’invincibilité de huit matchs ! »
Prise de nausées, Emma se réfugia dans les toilettes de l’étage.
Je deviens dingue !
Elle était terrifiée, incapable de livrer bataille contre le démon intérieur qui dévastait sa raison. Comment donner un sens à ce chaos ? Un bidonnage paraissait invraisemblable : le match était en direct et il n’était pas possible de truquer une partie aussi acharnée. La chance ? Peut-être Matthew avait-il lancé ce résultat au hasard. Pendant un instant, elle se raccrocha à cette idée.
Merde !
On ne peut pas communiquer avec un homme du futur. Cela n’est tout simplement pas POSSIBLE !
Emma se regarda dans le miroir. Son mascara avait coulé, son teint était cireux, cadavérique. Elle essuya les traces de maquillage avec un peu d’eau tout en essayant de remettre de l’ordre dans ses idées. Un détail qui l’avait troublée remonta alors à la surface. Pourquoi, lors du premier courrier qu’elle avait reçu, Matthew lui avait-il écrit : « Je suis le nouveau propriétaire de votre MacBook » ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’elle avait vendu son ordinateur dans le futur ? Que ce type l’avait acheté d’occasion et que, par une sorte de faille temporelle, ils pouvaient à présent correspondre en étant chacun sur une ligne de temps différente ? Ça ne tenait pas debout.
Essoufflée comme si elle venait de courir un cent mètres, elle s’appuya contre le mur et prit soudain conscience de sa vulnérabilité et de sa solitude. Elle n’avait personne auprès de qui prendre conseil ou trouver du réconfort. Pas de vraie famille à qui se confier, à part un frère rigide et méprisant. Pas de véritables amis. Pas de mec. Même sa psy qu’elle payait une fortune avait déserté.
Un nom improbable jaillit pourtant de sa mémoire : celui de… Romuald Leblanc.
S’il y avait une personne qui pouvait peut-être l’aider avec cette histoire d’ordinateur, c’était bien le petit génie de l’informatique !
Le moral soudain regonflé, elle sortit des toilettes et monta dans l’ascenseur jusqu’à l’étage du service de communication. Il y avait quelqu’un d’astreinte, mais en ce samedi, le service tournait au ralenti et le stagiaire ne travaillait pas le week-end. En insistant, elle parvint à obtenir le numéro de portable du Français et l’appela sur-le-champ. Au bout de deux sonneries, l’adolescent répondit d’une voix mal assurée :
– Allô ?
– J’ai besoin de toi, binoclard. Où es-tu ? Encore devant tes écrans à mater des filles en string ?
9
Les passagers du temps
L’avenir, fantôme aux mains vides, qui promet tout et qui n’a rien.
Victor HUGO
New York, 2010
Meatpacking District
Un quart d’heure plus tard
Un froid vif congelait les quais de l’Hudson.
Emma claqua la portière du taxi. Un souffle glacé la cueillit dès sa descente de voiture. Frigorifiée, elle enfonça les mains dans les poches de son manteau. En cette fin d’après-midi, l’ancien quartier des abattoirs était plongé dans le brouillard. Elle resserra son écharpe et franchit l’arche d’acier qui menait au Pier 54, l’embarcadère historique des paquebots transatlantiques. Le lieu où Romuald lui avait donné rendez-vous.
Un bruit de moteur lui fit lever la tête et elle découvrit une véritable escadrille composée d’une vingtaine d’hélicoptères miniatures et d’avions radiocommandés qui virevoltaient dans un ciel de neige. Éparpillés le long de la jetée goudronnée, des hommes de tout âge rivalisaient d’habileté pour piloter leurs engins.
Elle chercha des yeux Romuald et mit plusieurs secondes avant de le reconnaître. Emmitouflé dans une épaisse parka, l’adolescent portait un bonnet de ski qui lui couvrait les oreilles et lui descendait jusqu’aux sourcils. Il essayait de faire décoller son appareil, un engin à quatre hélices qui restait désespérément cloué au sol.
– Salut, tête de blatte, lança-t-elle en s’approchant par-derrière.
Il sursauta et réajusta ses lunettes.
– Bonjour, mademoiselle Lovenstein.
– On est où, là ? À la réunion des geeks anonymes amateurs d’aéromodélisme ?
– Ce sont des drones, expliqua l’adolescent.
– Quoi ?
– Ces petits appareils : ce sont des drones civils.
Fascinée, Emma suivit du regard l’un des quadricoptères miniatures qui s’éleva très haut à la manière des cerfs-volants de son enfance, avant de placer une accélération et de fondre sur la jetée. Elle nota qu’aucun des engins radiocommandés n’avait la même apparence : avions, hélicoptères à quatre ou six rotors, objets en forme de soucoupe volante… Des OVNI artisanaux assemblés par une communauté de bricoleurs et de passionnés. Elle s’imagina ces gens dans leur garage : des informaticiens, des fans de robotique, attelés à souder des composants électroniques et des pièces détachées pour customiser leur engin avant de sortir le tester devant leurs copains.
De vrais gosses.
Elle passa d’un groupe à un autre et constata que la plupart des pilotes avaient couplé leur drone avec leur smartphone pour commander leur engin depuis leur terminal mobile. Certains embarquaient même des caméras ultralégères qui filmaient et envoyaient les images directement sur l’écran du téléphone.
Elle revint vers Romuald qui se débattait toujours avec son quadricoptère. Personne ne se dévouait pour l’aider. Aucune belle âme parmi la « communauté » pour lui donner un coup de main. En l’observant, elle eut de la peine pour lui. Elle le devinait solitaire, intelligent, un peu paumé.
Comme moi…
– Pourquoi il ne vole pas, le tien ?
– Je ne sais pas, répondit-il, l’air inquiet. Il y a trop de vent. Je n’ai pas fait le bon réglage, je…
– Ce n’est pas grave.
– Si ! répondit-il en baissant les yeux.
Emma pressentait qu’il était sans doute inhabituel pour lui d’être mis en difficulté sur ses connaissances en mécanique ou en informatique. Elle changea de sujet.
– C’est légal, au moins, ces trucs ? demanda-t-elle, partagée entre admiration et inquiétude.
– Les drones ? Plus ou moins, dit-il en reniflant. Il y a quelques règles à respecter : ne pas survoler d’êtres humains, maintenir son appareil dans son champ de vision, ne pas voler plus haut qu’une centaine de mètres…
Elle hocha la tête, surprise que ce type de technologie ne soit pas réservé aux militaires ou aux laboratoires de recherche. Qu’est-ce qui empêchait les gens d’utiliser ces drones pour espionner leurs voisins ou survoler des lieux privés ? Son côté parano se réveilla brusquement et elle imagina la prochaine étape : des drones miniatures de la taille d’un insecte qui pourraient en toute discrétion filmer les gens dans leur intimité et enregistrer leur conversation. Un monde de surveillance généralisée. Le genre de monde en tout cas dans lequel elle ne voulait pas vivre.
Elle chassa cette idée et regarda vers le nord. Plus loin, bien au-dessus des quais, serpentait la structure d’acier et de béton de la High Line new-yorkaise au pied de laquelle se trouvait le café Novoski, où on pouvait boire le meilleur chocolat chaud de la ville.
– Bon, remballe ton matériel, ordonna-t-elle à Romuald. Je t’offre un bon goûter.
*
Café Novoski
10 minutes plus tard
Romuald engloutit un imposant morceau de strudel aux cerises accompagné d’une rasade de chocolat chaud.
– Rassure-moi, tu t’es nourri ces trois derniers jours ?
L’adolescent hocha la tête avant d’avaler l’autre moitié du gâteau.
– Un jour, je t’apprendrai à manger de façon élégante devant une jeune femme, promit-elle en essuyant avec une serviette en papier des miettes de pâtisserie restées collées à la commissure des lèvres du gamin.
Il baissa les yeux comme il en avait souvent l’habitude et tira sur le bas de son pull-over comme pour faire disparaître ses rondeurs. Elle s’inquiéta pour lui.
– Où habites-tu, Romuald ?
– À l’auberge de jeunesse de Chelsea.
– Tu as donné de tes nouvelles à tes parents récemment ?
– Vous en faites pas, éluda-t-il.
– Si, justement, je m’en fais un peu pour toi. Tu as de l’argent, au moins ?
– Suffisamment, assura-t-il.
Il se frotta les cheveux avec nervosité et s’empressa d’amener la conversation sur autre chose.
– Pourquoi souhaitiez-vous me voir ?
– Je voudrais que tu examines mon ordinateur, demanda-t-elle en sortant le portable de son sac pour le poser devant l’adolescent.
Romuald but une nouvelle gorgée de cacao avant de soulever l’écran qui s’ouvrit sur le logiciel de messagerie.
– Quel est le problème ?
– Je reçois des mails bizarres depuis quelque temps. Tu pourrais identifier leur origine ?
– Normalement, ce n’est pas très compliqué, confirma le jeune homme.
Elle le mit au défi.
– OK, montre-moi ce que tu sais faire. Ça concerne toute ma correspondance avec Matthew Shapiro.
Avec célérité, Romuald sélectionna les messages envoyés par Shapiro et les isola dans un dossier. Procédant par ordre chronologique, il ouvrit l’en-tête développé du premier mail, passant en revue l’adresse IP de l’expéditeur, le type de messagerie utilisé et la séquence des différents serveurs traversés par le courrier depuis son envoi jusqu’à sa réception.
En théorie, rien n’était plus facile que de remonter à la source d’un e-mail sauf que, dans le cas présent, quelque chose clochait. Une expression de contrariété se peignit sur le visage de Romuald.
Il retira ses lunettes aux verres sales pour les essuyer avec un pan de son pull-over. Excédée, Emma lui arracha la paire des mains, chercha dans son sac une lingette optique, nettoya les verres et les replaça sur le nez de l’adolescent.