Текст книги "Demain"
Автор книги: Guillaume Musso
Жанр:
Ненаучная фантастика
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Le chauffeur du camion s’en était sorti indemne. Les analyses toxicologiques que l’on avait pratiquées sur lui après l’accident s’étaient révélées positives au cannabis, mais lors de son audition par la police il avait affirmé que Kate était en train de téléphoner au moment de la collision et qu’elle n’avait pas respecté sa priorité.
Une version qui avait été corroborée par la caméra de surveillance installée à l’entrée du parking.
*
Matt ouvrit les yeux et se redressa. Il ne devait pas se laisser aller. Il devait faire face pour Emily. Il se leva et chercha une occupation. Corriger des copies ? Regarder un match de basket à la télé ? Puis ses yeux se posèrent sur le grand sac qui contenait l’ordinateur d’occasion qu’il avait acheté quelques heures plus tôt.
Il s’installa sur le comptoir en bois de la cuisine, déballa l’ordinateur de son carton et le brancha sur le secteur en observant une nouvelle fois l’étrange coque en aluminium habillée du sticker représentant « Ève et la pomme ».
Il ouvrit la machine et trouva un Post-it collé sur l’écran. Le type du vide-grenier avait pris soin de lui laisser le code d’accès du compte « administrateur ».
Matthew alluma le portable et tapa le mot de passe pour accéder à l’écran d’accueil. À première vue, tout était normal : bureau, fond d’écran, icônes familières du Mac. Il entra ses propres identifiants pour se connecter à Internet et pendant quelques minutes fureta dans les programmes pour s’assurer qu’il parvenait à ouvrir toutes les applications : traitement de texte, navigateur, messagerie, gestionnaire d’images. En lançant ce dernier logiciel, il eut la surprise de tomber sur une série de photographies.
Étrange, le vendeur lui avait pourtant assuré avoir formaté le disque dur…
Il appuya sur une touche du clavier pour lancer la dizaine de clichés dans un diaporama. C’était un album de vacances présentant des vues de carte postale. Une mer couleur turquoise, des planches de surf plantées à la verticale dans le sable blanc, un homme et une femme enlacés qui immortalisaient leur image dans la lumière magique du soleil couchant.
Hawaï ? Les Bahamas ? Les Maldives ?se demanda-t-il en imaginant le fracas des vagues et la sensation du vent dans les cheveux.
À la mer succéda la verdure lorsque apparurent des paysages vallonnés, des châteaux, des vignobles, la place d’un petit village.
La France ou la Toscane, paria-t-il.
Intrigué par sa découverte, il arrêta la projection et cliqua sur chacune des photos pour afficher davantage d’informations. Outre leurs caractéristiques techniques, chacune d’entre elles portait la mention « prise par [email protected] ».
Emma Lovenstein…
Il fit immédiatement le rapprochement avec la signature apparaissant au bas de l’illustration qui ornait la coque de l’ordinateur.
« Emma L. »
Manifestement, l’ancienne propriétaire de l’ordinateur.
À l’aide du pavé tactile, il sélectionna tous les clichés et les fit glisser vers la corbeille pour les supprimer. Au moment de valider définitivement l’opération, il eut un léger doute et, par acquit de conscience, rédigea un bref courrier :
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet :Photos
Bonsoir mademoiselle Lovenstein,
Je suis le nouveau propriétaire de votre MacBook.
Il reste quelques photos dans le disque dur de votre ancien ordinateur.
Voulez-vous que je vous les fasse parvenir ou puis-je les effacer ?
Dites-moi.
Bien à vous,
Matthew Shapiro
4
Strangers in the night
Je ne crois pas à la valeur des existences séparées. Aucun de nous n’est complet en lui seul.
Virginia WOOLF
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Objet :Re : Photos
Cher monsieur,
Je pense que vous vous trompez d’adresse. Si je possède bien un MacBook, je ne l’ai jamais vendu ! Les photos que vous avez en votre possession ne sont donc pas les miennes ; -)
Cordialement,
Emma
Emma Lovenstein
Chef Sommelier Adjoint
Imperator
30 Rockefeller Plaza New York, NY 10020
2 minutes plus tard.
C’est noté. Désolé pour cette erreur. Bonne soirée.
Matthew
P-S : Vous travaillez à l’Imperator ? Peut-être nous sommes-nous déjà croisés alors. Ma femme et moi y avons fêté notre premier anniversaire de rencontre !
45 secondes plus tard.
Vraiment ? À quelle date ?
1 minute plus tard.
Il y a un peu plus de quatre ans. Le 29 octobre.
30 secondes plus tard.
Quelques semaines avant mon arrivée alors ! J’espère que vous gardez un bon souvenir du restaurant.
1 minute plus tard.
Oui, excellent. Je me souviens même encore de certains plats : des cuisses de grenouille caramélisées, des ris de veau aux truffes et un macaron au riz au lait !
30 secondes plus tard.
Et les vins ? Les fromages ?
1 minute plus tard.
Je vais sans doute vous décevoir, Emma, mais pour être honnête, je ne bois pas de vin et je ne mange jamais de fromage…
1 minute plus tard.
Comme c’est triste ! Vous ne savez pas ce que vous perdez. Si vous revenez au restaurant, je vous ferai découvrir quelques bonnes bouteilles ! Vous vivez à New York, Matthew ?
30 secondes plus tard.
Non, à Boston. À Beacon Hill.
20 secondes plus tard.
C’est la porte à côté ! Invitez donc votre épouse à l’automne prochain pour fêter le cinquième anniversaire de votre rencontre !
3 minutes plus tard.
Ça sera difficile : ma femme est morte.
1 minute plus tard.
Je suis vraiment confuse.
Toutes mes excuses.
1 minute plus tard.
Vous ne pouviez pas savoir, Emma.
Bonne soirée.
*
D’un bond, Matthew se leva de sa chaise et s’éloigna de l’ordinateur. Voilà ce à quoi on s’exposait en discutant avec des inconnus sur Internet ! Quelle idée avait-il eue d’engager ce dialogue surréaliste ? Il effaça sans regret les photos et décapsula une nouvelle bouteille de Corona.
Si cette conversation l’avait contrarié, elle lui avait aussi aiguisé l’appétit ! Dans l’espace cuisine, il ouvrit le frigo pour constater qu’il était vide.
Logique, il ne va pas se remplir tout seul…lui murmura une petite voix.
En fouillant dans le congélateur, il dénicha tout de même une pizza qu’il enfourna dans le four à micro-ondes. Il régla le minuteur et retourna devant son écran. Il avait un nouveau message d’Emma Lovenstein…
*
Mince, quelle gaffeuse ! Mais comment aurais-je pu me douter que sa femme était morte ?se reprocha Emma.
Cet échange avait piqué sa curiosité. À tout hasard, elle tapa « Matthew Shapiro + Boston » sur Google. Les premiers résultats qui s’affichèrent renvoyaient au site officiel de l’université de Harvard. Intriguée, elle cliqua sur le premier lien et atterrit sur une courte biographie d’un des enseignants du département de philosophie. Apparemment, son mystérieux correspondant donnait des cours dans la prestigieuse faculté. Le CV du professeur était accompagné d’une photo. Si on en croyait le cliché, Shapiro était un beau brun, affichant une petite quarantaine et le charme racé d’un John Cassavetes. Elle hésita quelques secondes, puis laissa ses doigts courir sur le clavier :
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Vous avez dîné, Matthew ?
*
Matthew fronça les sourcils. Il n’aimait pas cette intrusion dans sa vie. Pourtant, il répondit du tac au tac :
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Si vous voulez tout savoir, une pizza est en train de décongeler dans mon micro-ondes.
30 secondes plus tard.
Bon, laissez tomber la pizza congelée, Matthew.
Voici ce que je vous propose à la place.
Vous connaissez Zellig Food, la grande épicerie fine de Charles Street ? Leurs stands de fromage et de charcuterie sont fabuleux.
Si vous voulez passer une soirée gourmande, allez donc leur rendre visite.
Faites votre marché parmi leurs savoureux fromages de chèvre. Choisissez par exemple une de leurs spécialités aux figues ou au wasabi. Oui, je sais, le mélange peut surprendre, mais accompagné d’un sauvignon blanc de la Loire – mettons un sancerre ou un pouilly-fumé – l’accord sera parfait.
Je vous conseille aussi de goûter à leur pâté en croûte au foie gras et à la pistache qui se mariera parfaitement avec les tanins veloutés d’un bourgogne de la côte de Nuits. Si vous trouvez un gevrey-chambertin de 2006, jetez-vous dessus !
Voilà mes suggestions. Vous verrez, c’est meilleur que la pizza surgelée…
Emma
P-S : Je viens de vérifier sur Internet : de Beacon Hill, vous pouvez même aller à Zellig Food à pied, mais dépêchez-vous, le magasin ferme à 22 heures…
Matthew secoua la tête devant son écran. Personne ne s’était préoccupé de son bien-être depuis si longtemps… Puis il se reprit et s’insurgea aussitôt. De quel droit cette Emma Lovenstein se permettait-elle de lui dicter son emploi du temps de la soirée ?
Agacé, il quitta sa messagerie électronique pour lancer son navigateur. Cédant à la curiosité, il tapa « Emma Lovenstein + sommelière » et lança la recherche. Il cliqua sur la première occurrence : un article en ligne de la revue Wine Spectator. Le papier datait de l’année dernière. Intitulé « Dix jeunes talents à suivre », il brossait le portrait de la nouvelle génération de sommeliers. Étonnamment, la majorité de ces « jeunes talents » étaient des femmes. L’avant-dernier portrait était celui d’Emma. Il était illustré d’un cliché tout en profondeur, pris dans la cave high-tech du restaurant Imperator. Matthew zooma sur la photo pour l’agrandir. Aucun doute possible : la jeune sommelière de l’article était bien la même personne que la femme qu’il avait aperçue sur les clichés de vacances trouvés sur le disque dur de l’ordinateur. Une jolie brune aux yeux rieurs et au sourire malicieux.
Étrange…Pourquoi avait-elle prétendu que cet ordinateur ne lui appartenait pas ? Gêne ? Pudeur ? C’était probable, mais, dans ce cas, pourquoi avait-elle poursuivi leur conversation ?
Le bruit du minuteur annonça la fin de la cuisson de la pizza.
Au lieu de se lever, Matthew décrocha son téléphone pour appeler ses voisins. Il demanda si leur fille Elizabeth était disponible pour veiller sur Emily pendant une petite demi-heure. Il avait une course à faire chez Zellig Food et il devait partir tout de suite : le magasin fermait ses portes à 22 heures…
*
Boston
Quartier de Back Bay
1 heure du matin
Le pub vibrait au rythme des basses d’un tube electro-dance. April joua des coudes pour s’extraire de la foule du Gun Shot et fumer une cigarette.
Oups, je suis un peu pompette, moi…songea-t-elle en trébuchant sur la bordure du trottoir. L’air frais de la nuit lui fit du bien. Elle avait trop bu, trop dansé, trop dragué. Elle rajusta la bretelle de son soutien-gorge en regardant sa montre. Il était déjà tard. Avec son portable, elle commanda une voiture auprès d’une compagnie de taxis puis porta une cigarette à ses lèvres tout en cherchant du feu dans son sac.
Où est passé ce fichu briquet ?
– C’est ça que tu cherches ? demanda une voix derrière elle.
April se retourna et découvrit une jeune femme blonde au sourire lumineux. Julia, la fille qu’elle n’avait cessé de dévorer des yeux pendant toute la soirée et qui n’avait répondu à aucune de ses avances. Cheveux courts californiens, regard pétillant, silhouette gracieuse de sylphide juchée sur des escarpins stratosphériques : tout à fait le genre d’April.
– Tu l’as oublié sur le comptoir, expliqua la jeune femme en faisant jaillir une flamme d’un briquet en nacre et en laque rose.
April se rapprocha pour allumer sa cigarette. Hypnotisée par la peau diaphane, la bouche sensuelle et les traits délicats de celle qui lui faisait face, elle sentit un désir fébrile éclore au creux de son ventre.
– On ne s’entend plus parler à l’intérieur, remarqua Julia.
– C’est vrai. Cette musique, ce n’est plus de mon âge, plaisanta April.
Un appel de phares attira l’attention des deux fêtardes.
– C’est mon taxi, expliqua April en désignant la voiture qui s’arrêtait devant le pub. Si tu veux en profiter…
Pendant quelques secondes, Julia fit mine d’hésiter. C’était elle qui menait le jeu et elle le savait.
– D’accord, c’est sympa. Ça ne te fera pas un gros détour. J’habite juste à côté, sur Pembroke Street.
Les deux femmes montèrent à l’arrière du véhicule. Tandis que le taxi quittait les quais de la Charles River, Julia posa délicatement la tête sur l’épaule d’April, qui eut terriblement envie de l’embrasser. Elle n’en fit rien, gênée par le regard insistant de leur chauffeur.
Si tu crois que tu vas pouvoir te rincer l’œil comme ça…le défia-t-elle en fixant le rétroviseur.
Le trajet fut rapide et, moins de cinq minutes plus tard, la voiture s’immobilisa au milieu d’une ruelle bordée d’arbres.
– Si tu veux monter prendre un verre… proposa négligemment Julia. Une de mes anciennes copines de fac m’a envoyé une boisson à la pulpe d’aloès. Un truc étonnant qu’elle fabrique elle-même ! Tu vas adorer.
April esquissa un sourire, ravie de l’invitation ; pourtant, au moment décisif, quelque chose la retint. Une inquiétude sourde qui la taraudait et contrebalançait son désir. Cette Julia lui avait vraiment tapé dans l’œil, mais elle se faisait du souci pour Matthew. En début de soirée, lorsqu’elle l’avait quitté, il lui avait paru particulièrement déprimé, peut-être même sur le point de commettre une bêtise… C’était sans doute absurde, mais elle ne pouvait s’enlever cette idée de la tête. Elle se voyait rentrer à la maison pour le trouver pendu à une poutre ou dans un coma médicamenteux.
– Écoute, ça aurait été avec plaisir, mais là, je ne peux pas, bredouilla-t-elle.
– D’accord, j’ai compris… se vexa Julia.
– Non, attends ! Donne-moi ton numéro. On pourrait…
Trop tard. La jolie blonde avait déjà refermé la portière.
Et merde…
April soupira puis demanda au chauffeur de la conduire à l’angle de Mount Vernon et de Willow Street. Pendant tout le trajet, elle se rongea les sangs. Elle ne connaissait Matthew que depuis un an, mais elle s’était vraiment attachée à lui et à la petite Emily. Si elle était touchée par sa détresse, elle ne savait malheureusement pas comment l’aider : Matthew portait à sa femme une telle dévotion qu’April ne voyait pas comment une autre prétendante pourrait, à court terme, trouver une place dans sa vie. Kate était brillante, belle, jeune, altruiste. Quelle femme est capable de rivaliser avec une chirurgienne cardiaque au physique de mannequin ?
La voiture arriva au pied de la townhouse. April régla sa course et ouvrit la porte de la maison en essayant de ne pas faire trop de bruit. Elle pensait trouver Matthew en train de ronfler, affalé sur le canapé, assommé par son cocktail de bière et d’anxiolytiques. Au lieu de ça, elle le découvrit tranquillement installé derrière l’écran de son nouvel ordinateur. Sa tête dodelinait au rythme d’un air de jazz et un sourire guilleret éclairait son visage.
– Déjà rentrée ? s’étonna-t-il.
– Ben ça va, cache ta joie de me revoir ! lui répondit-elle, soulagée.
Sur l’îlot de la cuisine, elle repéra les bouteilles de vin entamées ainsi que les restes de fromages fins et de pâté en croûte.
– On ne se refuse rien, à ce que je vois ! Tu es sorti faire des courses ? Je croyais pourtant que tu ne voulais pas quitter ta tanière.
– J’en avais assez de manger des surgelés, se justifia-t-il maladroitement.
Elle le regarda d’un air dubitatif et s’avança vers lui.
– Tu t’amuses bien avec ton nouveau jouet, le taquina-t-elle en se penchant sur son épaule.
Matthew referma son écran d’un coup sec. Mal à l’aise, il chercha à cacher les photos qu’il avait récupérées dans la corbeille de l’ordinateur et qu’il venait d’imprimer. Mais April fut plus rapide que lui et s’en empara.
– Elle est mignonne, jugea-t-elle en examinant les clichés d’Emma. C’est qui ?
– La sommelière d’un grand restaurant new-yorkais.
– Et cette musique, c’est quoi ? Je croyais que tu n’aimais pas le jazz.
– C’est Keith Jarrett, le Köln Concert. Tu savais que la musique pouvait avoir une influence sur la dégustation du vin ? Des chercheurs ont montré que certains morceaux de jazz stimulaient des parties du cerveau qui permettaient de mieux appréhender les qualités des grands crus. C’est dingue, non ?
– Passionnant. C’est ta nouvelle copine qui te l’a dit ?
– Ce n’est pas ma « copine ». Ne sois pas ridicule, April.
La jeune femme pointa vers Matthew un doigt accusateur.
– Dire que tu m’as fait louper le coup du siècle parce que je me faisais du souci pour toi !
– Je te remercie de ta sollicitude, mais je ne t’ai rien demandé.
Elle continua en élevant la voix :
– Je t’imaginais dépressif et suicidaire alors que tu faisais la nouba en dégustant des grands crus avec une fille rencontrée sur Internet !
– Attends, tu me fais quoi, là ? Une crise de jalousie ?
La belle galeriste se servit un verre de vin et mit plusieurs minutes avant de retrouver son calme.
– Bon, c’est qui, cette femme ?
Après s’être un peu fait prier, Matthew accepta de lui raconter sa soirée, depuis la découverte des photos sur le disque dur de l’ordinateur jusqu’à cet étrange fil de conversation qui s’était instauré entre Emma et lui. Par touches, pendant presque trois heures, ils avaient balayé un large spectre de sujets à travers des dizaines d’e-mails. Ils avaient partagé leur passion pour Cary Grant, Marilyn Monroe, Billy Wilder, Gustav Klimt, la Vénus de Milo, Breakfast at Tiffany’set The Shop Around the Corner. Ils avaient refait les débats séculaires : Beatles contre Rolling Stones, Audrey contre Katharine Hepburn, Red Sox contre Yankees, Frank Sinatra contre Dean Martin. Ils s’étaient affrontés autour de Lost in Translation, film « infiniment surestimé » pour Matthew, « chef-d’œuvre indépassable » pour Emma. Ils s’étaient demandé quelle nouvelle de Stefan Zweig était la plus réussie, lequel des tableaux d’Edward Hopper les touchait le plus, quelle était la meilleure chanson de l’album Unpluggedde Nirvana. Chacun avait avancé ses arguments pour savoir si Jane Eyreétait un meilleur livre qu’ Orgueil et Préjugés,si lire un roman sur un iPad était aussi agréable que de tourner les pages d’un ouvrage imprimé, si Off the Wallétait supérieur à Thriller, si Mad Menétait la meilleure série du moment, si la version acoustique de Laylavalait la version originale, si Get Yer Ya-Ya’s Out !était le meilleur album live de tous les temps, si…
– Bon, ça va, j’ai compris, le coupa April. Et à part ça, tous les deux, vous vous êtes accordé une petite séance de cybersexe ?
– Non, ça va pas ! s’écria-t-il, outré. On discute, c’est tout.
– Bien sûr…
Matthew secoua la tête. Il n’aimait pas la tournure que prenait cette conversation.
– Et qui te dit que c’est vraiment cette jolie brunette qui se trouve derrière son écran ? demanda April. L’usurpation d’identité, c’est commun sur Internet. Sans le savoir, tu discutes peut-être depuis trois heures avec un papy bedonnant de quatre-vingts ans…
– Tu as vraiment décidé de gâcher ma soirée…
– Au contraire, je suis heureuse de te voir reprendre du poil de la bête, mais je ne voudrais pas que tu sois déçu et que tu t’investisses trop si cette personne n’est pas réellement celle que tu crois.
– Qu’est-ce que tu suggères ?
– De ne pas trop attendre pour la rencontrer. Pourquoi ne l’invites-tu pas au restaurant ?
Il secoua la tête.
– Tu es folle, c’est beaucoup trop tôt ! Elle va croire que…
– Elle ne va rien croire du tout ! Il faut battre le fer tant qu’il est chaud. C’est comme ça que ça marche, aujourd’hui. On voit bien que ça fait très longtemps que tu n’as plus participé au jeu de la séduction.
Perplexe, Matthew marqua un temps de réflexion. Il sentait que la maîtrise de la situation lui échappait. Il ne voulait pas brusquer les choses, ni céder à un emballement. Après tout, il ne connaissait pas vraimentcette Emma Lovenstein. Mais il était forcé de reconnaître qu’il y avait eu entre eux une connexion, un plaisir mutuel à échanger, quelques heures de répit au milieu de la tristesse du quotidien. Il aimait aussi le côté romanesque de leur rencontre, le rôle qu’y avait joué le hasard ou peut-être même… le destin.
– Invite-la le plus tôt possible, conseilla de nouveau April. Si tu as besoin de moi, je garderai Emily.
Elle écrasa un bâillement et regarda sa montre.
– J’ai trop bu, je vais me coucher, prévint-elle en lui faisant un signe de main.
Matthew lui rendit son salut en la regardant monter l’escalier. Dès qu’il se retrouva seul, il ouvrit l’ordinateur et s’empressa de cliquer sur le bouton pour rafraîchir sa messagerie. Il n’avait pas de nouveau courrier d’Emma. Peut-être s’était-elle lassée. Peut-être qu’April avait raison. Peut-être ne fallait-il pas trop attendre.
Il décida d’en avoir le cœur net.
De :Matthew Shapiro
À :Emma Lovenstein
Objet :Invitation
Êtes-vous toujours devant votre ordinateur, Emma ?
1 minute plus tard.
Je suis dans mon lit, Matthew, mais mon ordinateur portable est posé à côté de moi.
J’ai téléchargé votre Antimanuel de philosophiesur ma liseuse et je le dévore. Je ne savais pas que Cicéron signifiait « pois chiche » en latin ; -)
Comme sous l’emprise d’une force invisible, Matthew osa l’impensable.
45 secondes plus tard.
J’ai une proposition à vous faire, Emma.
Je connais un petit restaurant italien dans l’East Village – Le Numéro 5 – au sud de Tompkins Square Park. Il est tenu par Vittorio Bartoletti et sa femme qui sont tous les deux des amis d’enfance. Je vais dîner chez eux chaque fois que je me rends à New York, principalement pour participer au cycle de conférences de la Morgan Library.
Je ne sais pas ce que vaut leur carte des vins, mais si vous aimez les arancini à la bolognaise, les lasagnes au four, les tagliatelles au ragoût et les cannoli siciliens, alors cette adresse devrait vous plaire.
Accepteriez-vous d’aller y dîner avec moi ?
30 secondes plus tard.
J’en serais ravie, Matthew. Quand venez-vous à New York la prochaine fois ?
30 secondes plus tard.
La prochaine conférence est programmée au 15 janvier, mais peut-être pourrions-nous nous voir avant.
Pourquoi pas demain soir ? 20 heures ?
*
Demain…
Demain !
DEMAIN !
Emma avait envie de faire des bonds dans son lit. C’était trop beau pour être vrai !
– Tu entends ça, Clovis ? Un type canon et intelligent veut m’inviter à dîner ! Un prof de philo sexy a craqué sur moi ! annonça-t-elle avec emphase au chien qui sommeillait au pied de son lit.
S’il en fallait plus pour émouvoir le shar-pei, celui-ci émit néanmoins un grognement de courtoisie.
Emma exultait. Elle avait passé une soirée aussi parfaite qu’inattendue. En quelques courriels, Matthew Shapiro avait remis du soleil et de la confiance dans sa vie. Et demain soir, elle le rencontrerait en chair et en os. Sauf que demain soir… elle travaillait.
Soudain inquiète, Emma se redressa sur son oreiller et manqua de renverser sa tasse de verveine. C’était la grande contrainte de son métier : elle ne disposait pas de ses soirées. Il lui restait encore des congés à prendre, mais elle ne pouvait pas les poser du jour au lendemain. La procédure était complexe et, dans la restauration, le mois de décembre était très chargé.
Elle réfléchit un instant et décida de ne pas s’en faire. Elle demanderait à un de ses collègues de la remplacer pour le service du soir. C’était compliqué, mais jouable. Dans tous les cas, il était hors de question qu’elle rate son « rendez-vous galant », comme aurait dit sa grand-mère.
C’est donc avec un grand sourire qu’elle rédigea le dernier mail de la soirée :
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Objet :Re : Invitation
C’est entendu, Matthew. Je ferai en sorte de me libérer.
Merci pour cette agréable soirée.
À demain soir donc !
Dormez bien.
P-S : J’adore les lasagnes et les arancini…
Et le tiramisu aussi !
1– Gravure japonaise érotique.
2– Un abri de la tempête.
3– Massachusetts General Hospital : grand hôpital public universitaire de Boston.
Deuxième jour
5
Entre eux deux
Même pour jouer son propre rôle, il faut se maquiller.
Stanislaw Jerzy LEC
Le lendemain
Boston
12 h 15
Matthew ferma la porte derrière lui et descendit la volée de marches qui séparait la maison de la rue.
S’il avait plu la nuit précédente, le soleil inondait à présent les ruelles de Beacon Hill. Des odeurs de sous-bois flottaient sur Louisburg Square et des rayons orangés rehaussaient les couleurs automnales du parc. Son sac besace en bandoulière, il chaussa un casque aérodynamique, enfourcha son vélo et donna quelques coups de pédale en sifflotant pour rejoindre Pinckney Street. Depuis quand n’avait-il pas eu le cœur aussi léger ? Pendant un an, il avait vécu comme un spectre, mais ce matin, il s’était réveillé avec l’esprit clair. Il avait donné trois heures de cours de soutien à l’université et avait plaisanté avec ses élèves, retrouvant le plaisir d’enseigner dans la bonne humeur.
La main de fer s’était desserrée dans son ventre. Il sentait la vie qui tourbillonnait autour de lui et, de nouveau, il avait l’impression de prendre part à ce mouvement. Grisé par cette sensation retrouvée, il prit de la vitesse et négocia harmonieusement le virage qui obliquait vers Brimmer Street. Le vent soufflait sur son visage. Il accéléra encore en apercevant le Public Garden, faisant corps avec son vélo, fendant l’air dans un sentiment enivrant de liberté. Il savoura cet instant, longea le parc en roue libre, jusqu’à ce qu’il tourne à droite pour rejoindre Newbury Street.
Bordée de cafés chic, de galeries d’art et de boutiques de mode, l’artère était l’un des endroits les plus courus de Back Bay. Par beau temps, ses terrasses étaient prises d’assaut au moment du déjeuner. Matthew attacha son vélo devant une élégante brownstoneen grès sombre dont le rez-de-chaussée avait été aménagé en restaurant. Le Bistro 66 était sa cantine lorsqu’il déjeunait avec April. Il restait une place à l’extérieur qu’il s’empressa d’occuper après avoir fait un signe au serveur. Une fois assis, il tira son nouvel ordinateur portable de son sac et se connecta au réseau Wi-Fi de l’établissement. En quelques clics, il réserva un billet d’avion pour New York sur le site de Delta Airlines. Le vol de 17 h 15 lui permettait de se poser à JFK à 19 heures. Juste à temps pour être à l’heure à son dîner avec Emma. Dans la foulée, il appela Le Numéro 5 et tomba sur son amie Connie. Ils ne s’étaient plus vus depuis longtemps. Elle était ravie de l’avoir au bout du fil et avait mille choses à lui raconter, mais c’était le rush du déjeuner et l’un de ses serveurs était malade. Elle nota sa réservation et se réjouit de pouvoir lui parler plus tranquillement le soir même.
– Cette place est prise, jeune homme ?
Matthew raccrocha et adressa un clin d’œil à April.
– Elle est libre et n’attend que vous.
Elle s’installa sous le panneau radiant qui chauffait la terrasse et leva la main pour commander un verre de pinot gris et une assiette de crab cakes.
– Qu’est-ce que tu prends ?
– Une petite salade Caesar et une eau plate.
– Tu t’es mis au régime ?
– Je me réserve pour ce soir. Je dîne au restaurant.
– Sérieusement ? Tu as invité ta belle sommelière ? Félicitations, Matt, je suis fière de toi !
On leur apporta leurs boissons. April leva son verre et ils trinquèrent de bon cœur.
– Au fait, tu as prévu de porter quelle tenue ? demanda-t-elle d’un ton inquiet.
Matthew haussa les épaules.
– Eh bien, rien de spécial. Je pensais y aller comme ça.
Elle fronça les sourcils et le détailla des pieds à la tête.
– Avec un pantalon baggy trop large, un vieux sweat à capuche, des Converse d’ado et une parka militaire ? Tu plaisantes, j’espère ! Sans parler de ta tignasse touffue et de ta barbe d’homme de Neandertal.