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Demain
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 16:57

Текст книги "Demain"


Автор книги: Guillaume Musso



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            *

            Restaurant Le Numéro 5

            New York

            20 h 29

            – Eh bien, elle se fait attendre, ta princesse ! remarqua Vittorio en rejoignant son ami sur la mezzanine.

            – C’est vrai, admit Matthew.

            – Tu ne veux pas l’appeler ?

            – Nous n’avons pas échangé nos numéros.

            – Allez, ne t’inquiète pas : on est à Manhattan. Tu sais bien que nous autres, New-Yorkais, avons une conception élastique de la ponctualité…

            Matthew eut un sourire nerveux. À défaut de téléphoner à Emma, il rédigea un message pour lui signaler son arrivée :

            Chère Emma,

            Mon ami Vittorio tient absolument à vous faire goûter un vin de Toscane. Un sangiovese produit dans une petite propriété près de Sienne. Il est intarissable sur les vins italiens qu’il considère comme les meilleurs du monde. Venez vite lui rabattre son caquet !

            Matt.

            *

            Restaurant Le Numéro 5

            New York

            20 h 46

            Emma se sentait mortifiée. Ce type était un goujat ! Trois quarts d’heure de retard et pas un mail ou un appel au restaurant pour s’excuser !

            – Désirez-vous que j’essaie d’appeler Matthew sur son portable ? proposa Connie.

            La restauratrice avait perçu son trouble. Mal à l’aise, Emma bredouilla :

            – Je… je veux bien, oui.

            Connie composa le numéro de Matthew, mais tomba sur son répondeur.

            – Ne vous en faites pas, il va arriver. C’est sans doute à cause de la neige.

            Un léger « bip » signala l’arrivée d’un courrier électronique.

            Emma baissa les yeux vers son écran. C’était un message d’erreur de type « utilisateur inconnu » qui lui signalait que le mail qu’elle avait envoyé à Matthew n’avait pas pu être délivré.

            Étrange…

            Elle vérifia l’adresse et essaya un second envoi qui se solda par un nouvel échec.

            *

            Restaurant Le Numéro 5

            New York

            21 h 13

            – Je pense qu’elle ne viendra plus, lâcha Matthew en acceptant la bouteille de bière que lui tendait Vittorio.

            – Je ne sais quoi te dire, se désola son ami. La donna è mobile, qual piuma al vento2

            – Ça, on peut le dire, soupira-t-il.

            Il avait envoyé deux nouveaux mails à Emma et n’avait reçu aucune réponse. Il regarda sa montre et se leva.

            – Tu m’appelles un taxi pour l’aéroport ?

            – Tu es sûr que tu ne veux pas dormir à la maison ?

            – Non, je te remercie. Désolé de t’avoir bloqué une table pour rien. Tu embrasseras Connie pour moi.

            Matthew quitta le restaurant à 21 h 30 et fut à l’aéroport à 22 h 10. Il profita du trajet pour valider son vol retour. Il s’enregistra sur l’avant-dernier vol de la journée.

            Le moyen-courrier quitta New York à l’heure prévue et se posa à Boston à 00 h 23. À cette heure-ci, Logan tournait au ralenti. Matthew attrapa un taxi dès sa descente d’avion et fut de retour chez lui avant 1 heure du matin.

            Lorsqu’il poussa la porte de sa maison de Beacon Hill, April était déjà couchée. Il passa une tête dans la chambre de sa fille pour s’assurer qu’Emily dormait à poings fermés puis revint dans la cuisine. Il se servit un grand verre d’eau et, machinalement, alluma l’ordinateur portable qui était resté sur le comptoir du bar. En consultant sa messagerie, il remarqua qu’il avait un courrier d’Emma Lovenstein. Un courrier qui ne figurait étrangement que sur l’ordinateur et pas sur son téléphone.

            *

            Restaurant Le Numéro 5

            New York

            21 h 29

            Emma referma la porte du restaurant et monta dans le taxi que lui avait appelé Connie. Le vent s’était calmé, mais la neige qui tombait à un rythme régulier commençait à tenir au sol. Dans la voiture, elle essaya de repousser les pensées négatives qui l’assaillaient, mais la colère était plus forte. Elle se sentait humiliée et trahie. Elle s’en voulait de s’être fait piéger une nouvelle fois par un homme ; d’avoir cru à de belles paroles ; d’avoir été si naïve. En arrivant dans le hall du 50 North Plaza, elle prit les escaliers pour descendre au sous-sol de la résidence. La buanderie collective était déserte, triste et glauque. Elle parcourut les couloirs grisâtres aux murs défraîchis pour rejoindre le local à poubelles dans la partie la plus sombre et la plus sordide de l’édifice. De rage, elle brisa les deux talons de ses escarpins et les projeta dans l’un des containers métalliques. Après avoir été déchiré à mains nues, le manteau hors de prix connut le même sort.

            En pleurs, elle prit l’ascenseur jusqu’à son appartement. Elle ouvrit la porte, ignora les jappements de son chien et se déshabilla avant de se précipiter sous une douche glacée. De nouveau, elle sentait monter en elle cette envie irrépressible de se faire du mal, de retourner contre elle cette violence qui l’envahissait tout entière. Elle souffrait tant de ne pas être maître de ses émotions. C’était épuisant et terrifiant. Comment pouvait-elle en quelques minutes passer de l’exaltation à un état dépressif ? Alterner en si peu de temps la joie la plus intense et les idées les plus noires ?

            Claquant des dents, elle sortit de la cabine de verre, s’emmitoufla dans son peignoir, prit un somnifère dans l’armoire à pharmacie et se réfugia dans son lit. Malgré le comprimé, Emma ne parvint pas à trouver le sommeil. Elle gigota dans tous les sens, cherchant une position satisfaisante pour s’endormir, puis, résignée, se mit à fixer désespérément le plafond. Il était clair qu’elle était trop énervée pour s’endormir. N’en pouvant plus, vers 1 heure du matin, elle alluma son ordinateur portable pour envoyer un dernier courrier à l’homme qui avait gâché sa soirée. Furieuse, elle souleva la coque ornée d’un autocollant représentant une jolie Ève stylisée.

            *

            Atterré, Matthew prit connaissance du mail envoyé par Emma.

            De :Emma Lovenstein

            À :Matthew Shapiro

            Objet :Sale mec

            Contrairement à ce que vous m’avez fait croire, vous n’avez aucune courtoisie, aucune éducation. Ne m’écrivez plus, ne m’envoyez plus de message.

            De :Matthew Shapiro

            À :Emma Lovenstein

            Objet :Re : Sale mec

            Mais de quoi parlez-vous, Emma ? Je vous ai attendue toute la soirée au restaurant ! Et je vous ai envoyé deux courriers auxquels vous n’avez pas répondu !

            C’est ça, foutez-vous de moi ! À quoi vous jouez, là ? Prenez au moins la peine d’inventer une excuse bidon : le froid, la neige. Vous avez le choix…

            La neige ? Je ne comprends pas ce que vous me reprochez, Emma. C’est quand même vous qui m’avez posé un lapin !

            J’étais au rendez-vous, Matthew. Je vous ai attendu toute la soirée. Et je n’ai eu aucun mail de vous !

            Alors vous avez dû vous tromper de restaurant.

            Non. Il n’y a qu’un seul restaurant Le Numéro 5 dans l’East Village. J’ai même parlé à votre amie Connie, la femme de Vittorio.

            Vous mentez : Connie n’était pas au restaurant ce soir !

            Bien sûr qu’elle y était ! Elle est jolie, brune, les cheveux courts et elle est enceinte d’au moins huit mois !

            Vous racontez n’importe quoi. Ça fait presque un an que Connie a accouché !

            Avant de cliquer sur le pavé tactile pour envoyer le message, Matthew leva la tête de son écran. Cette discussion virait au dialogue de sourds. Emma paraissait être de bonne foi, mais ses arguments n’avaient aucun sens. Rien n’était rationnel dans sa démonstration.

            Il prit une gorgée d’eau et se frotta les paupières.

            Cette référence à la neige, à la grossesse de Connie…

            Il fronça les sourcils et examina avec attention tous les courriers qu’Emma lui avait envoyés depuis la veille. Soudain, quelque chose le stupéfia – un détail qui n’en était pas un – et une idée folle lui traversa l’esprit. Il demanda :

            Quelle date sommes-nous aujourd’hui, Emma ?

            Vous le savez très bien : le 20 décembre.

            De quelle année ?

            Continuez de vous foutre de ma g…

            Dites-moi de quelle année, s’il vous plaît !

            Ce mec est fou, pensa-t-elle en crispant les doigts sur le clavier. Par acquit de conscience, elle vérifia néanmoins les mails de Matthew. Tous étaient datés de décembre… 2011. Un an plus tard, jour pour jour, par rapport à aujourd’hui…

            *

            Saisie d’effroi, elle éteignit son ordinateur.

            Elle mit plusieurs minutes pour oser formuler mentalement la situation.

            Elle vivait en 2010.

            Matthew vivait en 2011.

            Et pour une raison qui lui échappait, leur ordinateur portable semblait être leur seul moyen de communication.

            1– Citation attribuée à Laure Conan, romancière canadienne-française.

            2– La femme est changeante, telle une plume au vent…

Deuxième partie

            Les parallèles


            Troisième jour

 7

            Les parallèles

            La peur ne peut se passer de l’espoir et l’espoir de la peur.

            Baruch SPINOZA

            Le lendemain

            21 décembre

            En se levant, le jour suivant, Emma et Matthew eurent le même réflexe : ils consultèrent fébrilement leur boîte mail et furent soulagés de n’y trouver aucun message.

            – Papa, on va voir mes cadeaux de Noël, ce matin ? demanda Emily en déboulant dans la cuisine comme un boulet de canon pour se jeter dans ses bras.

            Il la hissa sur le tabouret à côté de lui.

            – D’abord, on dit bonjour, la reprit Matthew.

            – B’jour papa, marmonna-t-elle en se frottant les yeux.

            Il se pencha pour l’embrasser. Elle insista :

            – Alors on ira, dis ? Tu m’avais promis !

            – D’accord, chérie. On va repérer tes cadeaux dans les magasins pour que tu puisses écrire ta lettre au père Noël.

            Le rite du père Noël…Fallait-il maintenir Emily dans l’illusion et la crédulité ? Il n’avait pas d’avis tranché sur la question. Généralement, il n’aimait pas mentir à sa fille et, de ce point de vue, ne plus croire au père Noël constituait un pas vers l’âge adulte et la formation d’une pensée rationnelle. Mais d’un autre côté, il était peut-être un peu tôt pour la priver de cette magie. Suite au traumatisme de la mort de Kate, Emily avait vécu une année très difficile. Faire perdurer la croyance au merveilleux pouvait avoir un effet bénéfique sur le moral de la petite fille. En cette période de fêtes, Matthew avait donc décidé de prolonger la parenthèse féerique et de remettre à l’année prochaine la révélation de ce « grand secret ».

            – Qui veut du yaourt aux céréales ? demanda joyeusement April en descendant l’escalier.

            – Moi ! Moi ! lança Emily en sautant de son tabouret et en se précipitant pour embrasser la jeune femme.

            Elle l’attrapa au vol et lui fit un câlin.

            – Tu viens avec nous au magasin de jouets ? demanda Emily.

            – April travaille aujourd’hui, lança Matthew.

            – Mais on est dimanche ! remarqua la petite fille.

            – C’est le dernier week-end avant Noël, expliqua April. On est ouverts tous les jours pour que les adultes puissent eux aussi faire leurs cadeaux, mais je ne vais à la galerie qu’à partir de midi, donc je peux vous accompagner ce matin.

            – Génial ! Et tu peux me préparer un grand mug de chocolat chaud avec des mini-marshmallows ?

            – Si papa est d’accord…

            Matthew ne s’opposa pas à cette sucrerie. April lui fit un clin d’œil et alluma la radio en préparant le petit déjeuner.

            – Alors, cette soirée ? demanda-t-elle.

            – Un fiasco, murmura-t-il en glissant une capsule de café dans la machine à expresso.

            Il jeta un coup d’œil à Emily. En attendant son cacao, elle jouait avec sa tablette tactile, dézinguant des cochons verts avec ses Angry Birds. À voix basse, Matthew raconta à sa colocataire son invraisemblable aventure de la veille.

            – Ça sent mauvais, cette histoire, reconnut-elle. Qu’est-ce que tu comptes faire ?

            – Rien, justement. Oublier cette déconvenue en espérant ne plus recevoir de message de cette femme.

            – Je t’avais prévenu : le badinage sur Internet, c’est trop dangereux.

            – T’es gonflée ! C’est quand même toi qui m’as encouragé à l’inviter au restaurant !

            – Pour ne pas vivre dans l’illusion, justement ! Reconnais que c’était un peu trop beau pour être vrai, cette femme qui avait le même humour que toi, qui partageait exactement tes goûts et qui est parvenue si vite à te faire baisser la garde au mépris de toute prudence.

            – J’aurais dû me méfier davantage, concéda-t-il.

            Comme pour remuer le couteau dans la plaie et attiser son inquiétude, April lui raconta une série de faits divers glauques liés à des escroqueries sur la Toile. Des histoires sordides de personnes crédules qui avaient cru rencontrer en ligne l’élu de leur cœur avant de réaliser, un peu tard, qu’elles étaient tombées dans un traquenard visant à leur extorquer des fonds.

            – Soit cette fille est folle, soit elle a des intentions néfastes, reprit-elle. Dans les deux cas, elle s’est obligatoirement renseignée sur toi pour te piéger avec autant de facilité. Ou alors, c’est quelqu’un qui te connaît bien et qui opère sous une fausse identité.

            Une de mes élèves ?se demanda Matthew.

            Il se rappela soudain un épisode dramatique survenu l’année précédente à l’Emmanuel College, une université catholique de Boston. Croyant bavarder en ligne avec son petit copain, une étudiante avait accepté de se dévêtir et de se caresser devant sa webcam. Manque de chance, ce n’était pas son fiancé qui se trouvait derrière la caméra, mais quelqu’un qui avait usurpé son profil. Le salopard avait enregistré la scène pour faire chanter la jeune fille. Il lui avait réclamé une forte somme d’argent pour ne pas diffuser la vidéo. Pour rendre sa menace crédible, il avait envoyé dans la nuit des extraits du film à certains des contacts de l’étudiante. Écrasée par la honte et terrifiée par les conséquences de son geste, elle avait été retrouvée pendue dans sa chambre le lendemain matin…

            Le souvenir de cette tragédie provoqua chez Matthew un frisson d’effroi. Une coulée de sueur lui glaça l’échine.

            Je ne me suis pas suffisamment méfié !se reprocha-t-il de nouveau. À bien y réfléchir, il aurait aimé que cette femme soit seulementune arnaqueuse, mais il penchait plutôt pour une malade mentale. Quelqu’un qui croit vivre en 2010 est forcémenttrès dérangé.

            Donc potentiellement dangereux.

            Il fit la liste de toutes les choses qu’il lui avait confiées : son nom, la rue dans laquelle il habitait, l’université où il enseignait. Elle savait aussi qu’il avait une enfant de quatre ans et demi, qu’il faisait son jogging dans le parc les mardi et jeudi matin, que sa fille fréquentait l’école Montessori, dans quelles circonstances il avait perdu sa femme…

            Elle savait tout…Suffisamment en tout cas si elle voulait lui nuire ou l’agresser. Ou faire du mal à Emily. En se livrant ainsi, il avait soudain l’impression d’avoir mis en péril une partie de son existence.

            Non, tu es parano, se raisonna-t-il. Vraisemblablement, il n’entendrait plus parler de cette Emma Lovenstein et, à l’avenir, cette mésaventure lui servirait de leçon. Il mit sur un plateau la tasse que lui tendait April et décida d’oublier définitivement cette histoire.

            – Viens t’asseoir, chérie, ton chocolat est prêt.

            *

            – Souriez !

            Une heure plus tard, April faisait des photos d’Emily et de Matthew devant l’entrée de Toys Bazaar, l’une des institutions de la ville.

            Situé à l’angle de Copley Square et de Clarendon Street, le Bazaar était le temple du jouet à Boston. À quelques jours de Noël, l’ambiance battait son plein : animations, musique, distribution de bonbons… Emily donna une main à son père et l’autre à April. Des deux côtés de la porte à battants, des portiers habillés en personnages sortis de Max et les Maximonstresles accueillirent en leur offrant des sucettes. Ils parcoururent les premiers rayons avec émerveillement. Si les étages du magasin étaient réservés aux appareils high-tech (consoles, figurines à reconnaissance vocale, jeux électroniques…), le rez-de-chaussée faisait, lui, la part belle aux jouets traditionnels : peluches, constructions en bois, LEGO, poupons…

            Emily écarquillait les yeux devant les animaux en peluche grandeur nature.

            – C’est doux ! s’émerveilla-t-elle en caressant une girafe haute de six mètres.

            C’était indéniable : l’endroit était magique, spectaculaire et faisait rapidement retomber en enfance. April s’extasia un long moment devant l’impressionnante collection de poupées Barbie, tandis que Matthew resta bouche bée en apercevant un train électrique géant dont les rails serpentaient sur plusieurs dizaines de mètres.

            Il laissa Emily courir encore quelques minutes entre les rayons, puis il s’agenouilla pour se mettre au niveau de la petite fille.

            – Bon, tu connais les règles : tu peux choisir deux cadeaux, mais ils doivent rentrer dans ta chambre.

            – Donc, pas la girafe, devina Emily en se pinçant la lèvre.

            – Tu as tout compris, chérie.

            Accompagnée d’April, la petite fille passa un temps fou à choisir un teddy bearparmi la centaine de modèles proposés. D’un air distrait, Matthew déambula dans l’espace où étaient exposés des modèles métalliques de type Meccano puis échangea quelques mots avec un magicien qui enchaînait des tours devant l’escalator. Même de loin, il gardait toujours un œil sur sa fille, heureux de la voir si enthousiaste. Mais ces moments de bonheur ravivaient la douleur de la perte de Kate. Il ressentait une telle injustice de ne pas pouvoir partager ces instants avec elle. Il s’apprêtait à rejoindre April lorsque son téléphone sonna. Le numéro de Vittorio Bartoletti s’afficha sur l’écran. Il décrocha et essaya de couvrir de sa voix le brouhaha ambiant.

            – Salut, Vittorio.

            – Bonjour, Matt. Où es-tu, là, dans une pouponnière ?

            – En pleines courses de Noël, mon vieux.

            – Tu préfères me rappeler ?

            – Donne-moi deux minutes.

            De loin, il adressa un signe à April pour la prévenir qu’il sortait fumer une cigarette, puis il quitta le magasin et traversa la rue pour rejoindre Copley Square.

            Plantée d’arbres et organisée autour d’une fontaine, la place était connue pour ses contrastes architecturaux. Tous les touristes y prenaient la même fascinante photo : les arcs, les portiques et les vitraux de Trinity Church qui se reflétaient sur les vitres en miroir de la Hancock Tower, le plus haut gratte-ciel de la ville. En ce dimanche ensoleillé, l’endroit était animé, mais beaucoup plus calme que le magasin. Matthew s’assit sur un banc et rappela son ami.

            – Alors, Vittorio, comment va Paul ? Son otite ?

            – Ça va mieux, merci. Et toi, tu te remets de ta drôle de soirée ?

            – Je l’ai déjà oubliée.

            – En fait, c’est pour ça que je t’appelle. Ce matin, j’ai raconté à Connie ta mésaventure et elle a été très troublée.

            – Vraiment ?

            – Elle s’est brusquement souvenue de quelque chose. Il y a environ un an, un soir où je n’étais pas au restaurant, Connie a accueilli une jeune femme au Numéro 5. Une fille qui prétendait avoir rendez-vous avec toi. Elle t’a attendu pendant plus d’une heure, mais tu n’es jamais venu.

            Matthew sentit brusquement le sang affluer à ses tempes.

            – Mais pourquoi ne m’en a-t-elle jamais parlé ?

            – C’est arrivé quelques jours seulement avant l’accident de Kate. Connie avait prévu de t’appeler pour te mettre au courant, mais la mort de ta femme a rendu l’incident anecdotique. Elle l’avait même oublié jusqu’à ce que je lui en reparle ce matin.

            – Tu sais à quoi ressemblait cette femme ?

            – D’après Connie, c’était une New-Yorkaise d’une trentaine d’années, plutôt jolie et élégante. Connie est chez sa mère avec Paul, mais je lui ai demandé de t’appeler dans l’après-midi. Elle t’en dira davantage.

            – Tu as un moyen de connaître la date exacte où cette femme est venue dîner ?

            – Écoute, je suis dans ma voiture, en route vers le restaurant. Je vais essayer de retrouver la réservation sur notre base de données. Connie se souvient que c’était le soir où son cousin de Hawaï était venu dîner.

            – Merci, Vittorio. J’attends que tu me rappelles. C’est vraiment important.

            *

            New York

            Restaurant Imperator

            Service de midi

            La main d’Emma trembla légèrement en versant le vin blanc dans des verres cristallins en forme de losange.

            – Madame, monsieur, pour accompagner vos cuisses de grenouille caramélisées et leurs févettes sautées à l’ail dans leur chapelure de pain d’épice, je vous propose un vin de la vallée du Rhône : un condrieu de 2008, cépage viognier.

            La jeune femme déglutit pour s’éclaircir la voix. Il n’y avait pas que sa main qui tremblait. Tout en elle vacillait. La soirée de la veille l’avait totalement ébranlée. Elle n’avait presque pas dormi de la nuit et des brûlures d’estomac violentes remontaient le long de son œsophage.

            – Vous pouvez percevoir la belle vivacité du condrieu, équilibré, tendu. C’est un vin aromatique, exubérant et floral.

            Elle termina le service de la table puis fit un signe à son assistant pour l’avertir qu’elle avait besoin d’une pause.

            Prise de vertige, elle s’éclipsa de la salle et s’enferma dans les toilettes. Elle était fébrile, elle transpirait, un bourdonnement continu et douloureux lui vrillait le crâne. Des giclées d’acide enflammaient son tube digestif. Pourquoi avait-elle si mal ? Pourquoi se sentait-elle si fragile ? Si épuisée ? Elle avait besoin de sommeil. Lorsqu’elle était fatiguée, tout s’accélérait dans sa tête. Des pensées négatives l’assaillaient presque sans répit, la faisant basculer hors de la réalité dans un monde fantasmagorique et effrayant.

            Secouée par une convulsion, elle se pencha au-dessus de la cuvette pour y vomir son petit déjeuner et resta plus d’une minute dans cette position, essayant de reprendre son souffle. Cette histoire de courrier électronique en provenance du futur l’effrayait. Nous étions en décembre 2010. Elle ne pouvait pas correspondre avec un homme qui vivait en décembre 2011 ! Donc cet homme était soit un malade mental, soit quelqu’un avec de mauvaises intentions. Dans les deux cas, c’était une menace. Pour elle et pour sa propre santé mentale. Elle en avait assez de tomber sur des fêlés. Cette fois, c’en était trop ! Ses derniers mois, son état s’était stabilisé, mais aujourd’hui, elle se sentait replonger dans l’angoisse. Elle aurait eu besoin de médicaments pour retrouver un peu de calme. Elle aurait eu besoin d’en parler à sa psychiatre, mais même Margaret Wood faisait défection, partie en vacances de Noël à Aspen.

            Merde !

            Elle se releva et se regarda dans le miroir, les mains appuyées des deux côtés du lavabo. Un filet de bile pendait à ses lèvres. Elle l’essuya avec une serviette en papier et se passa un peu d’eau sur le visage. Elle devait se raisonner et reprendre ses esprits. Cet homme ne pouvait rien contre elle. S’il essayait de la recontacter, elle ignorerait ses messages. S’il insistait, elle préviendrait la police. Et s’il essayait de s’approcher d’elle, elle saurait comment le recevoir : elle portait toujours dans son sac un pistolet à impulsion électrique. Avec sa couleur rose bonbon, son Taser ressemblait davantage à un sex-toy qu’à une arme d’autodéfense, mais il restait diablement efficace. Un peu rassérénée, Emma prit une profonde respiration, se recoiffa et retourna travailler.

            *

            Boston

            – Je peux avoir un lobster roll1 avec des frites ? demanda Emily.

            – Plutôt avec une salade, proposa Matthew.

            – Bah pourquoi ? C’est meilleur, les frites !

            – OK, concéda-t-il, mais dans ce cas, pas de dessert. On est bien d’accord ?

            – On est bien d’accord, approuva la petite fille en essayant de faire un clin d’œil à son père.

            Matthew valida la commande auprès du serveur et lui rendit le menu. Ils étaient attablés à la terrasse du Bistro 66 sur Newbury Street. Après leur virée au magasin de jouets, April les avait abandonnés pour rejoindre sa galerie. Matthew était heureux de voir qu’Emily avait encore des étoiles dans les yeux. Il lui demanda quels étaient les cadeaux qu’elle voulait mentionner dans sa lettre au père Noël. Emily sortit l’iPad de son mini-sac à dos et demanda si on ne pouvait pas plutôt envoyer un mail au père Noël, mais Matthew s’y refusa. Cette propension à mettre de la technologie dans toutes les dimensions de la vie quotidienne avait de plus en plus tendance à l’agacer. Surtout aujourd’hui !

            On venait de leur apporter leur sandwich au homard lorsque son téléphone sonna. C’était Vittorio. Connie n’était toujours pas rentrée, mais il avait fait des recherches de son côté et retrouvé le jour exact où était venue la jeune femme qui prétendait avoir rendez-vous avec lui.

            – Hier, ça faisait exactement un an : le 20 décembre 2010.

            Matthew ferma les yeux et soupira. Le cauchemar continuait.

            – Mais ce n’est pas tout, continua le restaurateur. Figure-toi que j’ai un film où on la voit !

            – Qui ?

            – Cette femme.

            – C’est une blague ?

            – Je t’explique : en novembre de l’année dernière, notre restaurant a été dévalisé et saccagé à deux reprises, dans la nuit, à quelques jours d’intervalle.

            – Je m’en souviens. Tu pensais que c’était un coup des frères Mancini.

            – Oui, ils n’ont jamais accepté que nous leur fassions concurrence, mais je ne suis jamais parvenu à le prouver. Bref, à cette époque, les flics comme notre assureur nous avaient recommandé de nous équiper en vidéosurveillance. Pendant environ trois mois, des caméras ont fonctionné vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tout était enregistré, transmis à un serveur et archivé sur des disques durs.

            – Et tu as réussi à mettre la main sur les images de la soirée du 20 décembre ?

            – Tout juste. Et j’ai même retrouvé la fille. C’est la seule à être arrivée non accompagnée ce soir-là.

            – C’est inespéré, Vittorio ! Tu peux m’en envoyer une copie ?

            – Le mail est déjà parti, mon pote.

            Matthew raccrocha et sortit l’ordinateur portable de son sac besace pour le connecter au réseau Wi-Fi du Bistro 66. Toujours aucune nouvelle d’Emma Lovenstein, mais le mail de Vittorio lui était bien parvenu. La vidéo était volumineuse et mit un temps fou pour se charger.

            – Je peux avoir un soufflé au chocolat, s’il te plaît, papa ?

            – Non, chérie, on a dit : pas de dessert. Finis ton sandwich.

            Matthew lança la vidéo en plein écran. Sans surprise, l’image avait le grain épais et terne d’une caméra de surveillance. La séquence qu’avait isolée Vittorio durait moins de deux minutes. La caméra était fixée en hauteur dans un coin de la salle principale. Une horloge digitale incrustée en bas de l’image montrait qu’à 20 h 01 une jeune femme élégamment vêtue avait poussé la porte du restaurant. On la voyait brièvement discuter avec Connie avant de sortir du cadre. Un écran de neige indiquait que l’on avait coupé la scène qui reprenait une heure et demie plus tard, à 21 h 29 exactement. On y voyait distinctement la même femme quitter le restaurant sans s’attarder. Puis l’image se brouilla et le film s’arrêta. Matthew relança la séquence et appuya sur PAUSE pour figer le moment précis où la jeune femme pénétrait dans le restaurant. Il n’y avait aucun doute. Si dingue que cela puisse paraître, il s’agissait bien d’Emma Lovenstein.

            – Remets ton manteau, chérie, on s’en va.

            Matthew sortit de sa poche trois billets de 20 dollars et quitta le restaurant sans attendre sa monnaie.

            *

            – J’ai une course urgente à faire, April. Il faudrait que tu me prêtes ta voiture et que tu me gardes Emily pendant une heure ou deux.

            Avec sa fille dans les bras, Matthew venait de faire irruption dans la galerie tenue par sa colocataire. Les murs de la salle d’exposition étaient tapissés d’estampes japonaises érotiques et de photos libertines prises dans des lieux de plaisir au début du XX esiècle. L’espace était occupé par des statues africaines sans équivoque, par une exposition d’étuis péniens et par des sculptures modernes aux formes phalliques démesurées. Même si le lieu n’avait rien à voir avec un sex-shop, ce n’était un endroit ni pour les âmes prudes ni pour les enfants.

            Matthew traversa donc la salle au pas de course pour mettre Emily « à l’abri » dans le bureau d’April.

            – Tu vas être bien sage et tu vas m’attendre ici, d’accord, chérie ?

            – Non ! Je veux rentrer à la maison !

            Il sortit la tablette tactile de son sac à dos et proposa à sa fille :

            – Tu veux voir un film ? Les Aristochats ? Rox et Rouky ?

            – Non, c’est nul, ça ! Je veux voir Game of Thrones !

            – Pas question, c’est trop violent. Ce n’est pas une série pour les petites filles.

            Emily baissa la tête et partit dans une crise de larmes. Matthew se massa les tempes. Il avait la migraine et sa fille était fatiguée, excitée d’avoir couru dans tous les sens chez Toys Bazaar. Elle avait besoin de faire une sieste, tranquille dans son lit. Pas de regarder une série pour adultes dans l’antichambre d’un porno-land.


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