Текст книги "Demain"
Автор книги: Guillaume Musso
Жанр:
Ненаучная фантастика
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Bien que la configuration de la route n’autorise pas de pointes de vitesse, ces deux dernières années, trois motards y avaient trouvé la mort. La faute aux glissières de sécurité métalliques qui bordaient la route et dont les associations de motocyclistes n’avaient pas manqué de dénoncer la dangerosité. En cause, la distance séparant le rail du sol : un espace vide de cinquante centimètres qui pouvait aisément se transformer en guillotine si, après une glissade, le motard passait malencontreusement sous le rail. À quelques mois d’intervalle, deux hommes avaient ainsi vu avec horreur leur casque se coincer dans l’interstice de la glissière, tandis qu’un autre avait percuté de plein fouet l’un des poteaux de ces rails de sécurité. Ces trois décès au même endroit avaient interpellé l’équipe municipale. Un débat s’était alors engagé pour savoir comment améliorer la sécurité de ce tronçon. En attendant, la municipalité avait dégagé sa responsabilité en interdisant cette route aux motos.
Mais qui respectait vraiment cette interdiction ?
D’après Kate, pas son mari…
Oleg baissa la visière de son casque. Il jeta un coup d’œil dans son rétroviseur et déboîta pour dépasser une file de camions. La multiplication des panneaux indicateurs annonçait la proximité de la ville. Il redoubla d’attention pour ne pas louper la sortie 26 en direction de Storrow Drive. Comme lui indiquait son GPS, il suivit l’expressway qui longeait la Charles River jusqu’à l’embranchement de Beacon Street. Il prit la direction de Copley Square, attrapa Mount Vernon Street et arriva à Louisburg Square. Il gara sa moto sous les arbres de la place, enleva son casque et mit une cigarette entre ses lèvres. Il retourna ses poches, mais fut incapable de retrouver sa boîte d’allumettes. Frustré de ne pas pouvoir s’en griller une, il regarda d’un œil mauvais la fenêtre que lui avait indiquée Kate Shapiro.
À travers la vitre, par intermittence, il distinguait la silhouette d’un homme et d’une petite fille.
C’était fâcheux pour lui, mais dans moins de vingt minutes, cet homme serait mort.
*
– Ils sont beaux, mes dessins ? demanda Emily en tendant à son père trois plaquettes cartonnées.
Matt les regarda attentivement : au milieu d’une symphonie de couleurs chaudes jaillies de la pointe de feutres, on distinguait nettement les rennes qui tiraient le traîneau du père Noël, une princesse et un bonhomme de neige. Plutôt pas mal pour une petite fille de trois ans et demi.
– C’est magnifique, chérie ! s’enthousiasma-t-il en lui caressant les cheveux. Maman sera contente de voir que tu as si bien illustré nos menus. Tu vas les placer sur la table ?
Emily acquiesça et se précipita dans la partie salle à manger pour grimper sur une chaise et disposer dans chacune des trois assiettes le menu de cette soirée spéciale, constitué des plats préférés de sa mère :
Carpaccio de Saint-Jacques rafraîchi au caviar
Soupe d’artichauts accompagnée de sa petite brioche à la truffe
Huîtres Rockefeller
Cocotte de homard du Maine et ses pommes de terre rattes de Noirmoutier
Tarte aux noix de pécan et au chocolat
– Fais attention de ne pas tomber ! lança Matthew en la surveillant de loin.
Il s’essuya les mains sur son tablier tout en récapitulant dans sa tête les ingrédients de la farce pour garnir ses huîtres Rockefeller : ail, beurre, persil, estragon, échalote, bacon, chapelure, huile d’olive, poivre de Cayenne…
Matt regarda la pendule. À présent, Kate n’allait plus tarder. Il vérifia qu’il avait bien mis au frais la bouteille de champagne qu’il gardait pour l’occasion, se demanda s’il devait commencer à préchauffer le four, contrôla la cuisson de ses pommes de terre…
– Papa, j’ai faim ! se plaignit Emily.
Il leva les yeux. La petite fille était retournée jouer au pied du sapin.
– Dans quelques minutes, chérie, assura-t-il.
Les guirlandes qui scintillaient déclinaient des variations de rose, d’argent et de bleu, créant un halo féerique autour de sa fille qui la faisait ressembler à une princesse.
– Je vais te prendre en photo à côté du sapin, et je vais l’envoyer à maman pour la faire venir plus vite, décida-t-il.
Il venait de se saisir de son téléphone lorsque celui-ci vibra dans ses mains.
C’était sa femme.
25
Dans la vallée des ombres
L’adversité, tel un vent furieux, nous empêche d’aller où nous voulons, nous dépouille et nous laisse face à nous-mêmes tels que nous sommes, et non tels que nous pensions être.
Arthur GOLDEN
24 décembre 2010
Jamaica Plain (banlieue de Boston)
20 h 59
La chambre d’hôpital baignait dans une lumière blanche. En attente d’une greffe, Nick Fitch était plongé dans le coma. Désormais, la vie de l’homme d’affaires ne tenait plus qu’au respirateur artificiel branché à côté du lit. Kate plissa les paupières, vérifia l’enchevêtrement de perfusions, les constantes et la bonne marche de l’électrocardiographe. Puis elle se pencha et déposa un rapide baiser sur la bouche de son amant.
À tout à l’heure. Ne t’inquiète pas. Je m’occupe de tout.
Elle ferma les yeux pour puiser dans ses réserves d’énergie, puis respira profondément, retira sa blouse blanche et sortit de la chambre.
Surtout ne pas flancher. Suivre le plan.
Elle prit l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée et salua les rares collègues qu’elle croisa dans le couloir qui menait aux urgences.
Ne pas perdre de temps.
Comme elle s’y attendait, l’hôpital était calme. À part les plaies par couteau à huîtres, le soir du réveillon de Noël était toujours beaucoup moins agité que celui du 31 décembre. Même la salle de repos, malgré ses décorations, paraissait frappée d’une sorte de langueur.
Dans son casier, Kate récupéra son manteau, son sac et son téléphone portable. Son premier appel fut pour son mari. Elle lui parla tout en continuant à marcher, remontant le long corridor translucide qui conduisait au parking, jouant à la perfection son rôle d’épouse modèle, anticipant parfaitement chaque réaction de Matt.
– Hello, chéri. Je sors à l’instant de l’hôpital, mais ma voiture est encore en rade sur le parking ! mentit-elle. Comme toujours, c’est toi qui avais raison : il faut vraiment que je me débarrasse de cette guimbarde.
– Je te l’ai dit mille fois… remarqua Matthew.
– Mais j’y suis tellement attachée, à mon vieux coupé Mazda ! Tu sais que c’est la première voiture que j’ai pu me payer lorsque j’étais étudiante.
– C’était dans les années 1990, mon cœur, et à l’époque, c’était déjà une « seconde main »…
– Je vais essayer d’attraper un métro.
– Tu plaisantes ? Dans le coin, à cette heure-ci, c’est trop dangereux. Je prends ma moto et je viens te chercher.
– Non, il fait vraiment très froid. Il tombe un mélange de pluie et de neige, c’est pas prudent, Matt !
Elle savait très bien qu’il allait insister. Elle le laissa jouer son rôle d’homme protecteur avant de lui « céder ».
– D’accord, mais fais attention, alors ! Je t’attends, dit-elle en franchissant les portes automatiques.
Elle raccrocha et sortit sur le parking.
Le froid lui mordit le visage, mais elle ne le sentit pas.
*
21 h 03
Sameer Naraheyem tourna la clé de contact de son camion-citerne et quitta le site de la minoterie AllWheat, à l’ouest de la zone industrielle de Jamaica Plain.
Il effectuait sa dernière livraison avant de rentrer rejoindre sa femme, Sajani. La journée avait été longue et pénible. Sameer ne devait normalement pas travailler en cette veille de Noël, mais son patron lui avait téléphoné en catastrophe en début de matinée pour lui demander de remplacer au pied levé un chauffeur qui manquait à l’appel. Bien que lui et son épouse aient prévu de passer la journée en famille, Sameer n’avait pas osé refuser la « proposition » de son chef. Avec la crise économique et la grossesse de Sajani, ce n’était pas le moment de risquer de perdre son emploi.
Il n’empêche que c’est galère…
Il regarda l’horloge de son tableau de bord.
Faut pas que je traîne !
Il devait livrer sa cargaison de farine dans une usine de Quincy, au sud de Boston, avant 22 heures.
Sameer accéléra légèrement, flirtant avec la limite autorisée.
Il n’imaginait pas que, dans quelques minutes, il allait tuer quelqu’un avec son camion…
*
21 h 05
Kate avança dans les travées du parking en plein air pour rejoindre sa voiture. En arrivant devant l’emplacement 66, elle découvrit avec stupéfaction qu’il était vide. On lui avait volé son coupé !
C’est pas vrai !
Elle avait garé la voiture à sa place habituelle, lorsqu’elle était arrivée en début d’après-midi, elle en était certaine !
Elle sentit la colère la gagner et hésita sur la marche à suivre. Il fallait qu’elle appelle le tueur à gages pour lui donner son feu vert avant que Matt quitte la maison. Mais la réussite de son plan tenait aussi au fait qu’elle soit la première sur les lieux de l’« accident ».
Elle voulait à tout prix superviser l’arrivée des secours et profiter habilement des sous-effectifs de Noël. Dans un premier temps, elle comptait jouer sur son double statut de médecin et d’épouse de la victime. Elle exigerait de garder le corps de Matthew « sous surveillance » jusqu’à l’hôpital, précipiterait l’angiographie qui devrait attester de sa mort cérébrale, s’assurerait elle-même que son cœur soit maintenu artificiellement en état de fonctionner, et réglerait rapidement les problèmes de consentement de dons d’organes. Ce matin, elle n’avait pas oublié de vérifier que le portefeuille de son mari contenait bien la carte de donneur d’organes qu’elle l’avait convaincu d’obtenir trois ans plus tôt. Elle savait que ce serait à elle que le corps médical poserait la question et demanderait de prendre une décision : son mari entretenait des relations lointaines avec ses parents qui vivaient en Floride et n’avait pas d’autre famille à Boston.
Son plan réussirait à condition que les choses aillent très vite. Une fois que le principe du prélèvement serait acté, le laboratoire procéderait à un bilan sérologique et établirait un état des organes grâce à l’imagerie médicale. Autant d’examens qui les orienteraient vers des receveurs potentiels et compatibles. Nick figurait sur la liste prioritaire, la « liste écarlate » et serait identifié immédiatement. Depuis deux mois, elle guettait les plannings des équipes et, comme elle ne pourrait opérer Nick elle-même, elle s’était assurée que le chirurgien cardiaque de garde cette nuit était un des cadors de l’hôpital.
Depuis des jours, des mois, des années, elle avait toutplanifié.
Sauf qu’on lui volerait sa voiture sur ce putain de parking…
Ne pas perdre son calme.
Kate n’avait pas envisagé ce genre de difficulté, mais elle devait garder son sang-froid. Comme aux échecs. Elle repensa à cette phrase de Tartacover, un maître de la discipline : Latactique consiste à savoir ce qu’il faut faire quand il y a quelque chose à faire. Lastratégie consiste à savoir ce qu’il faut faire quand il n’y a rien à faire.
Elle rejoignit au pas de course la guérite qui abritait le vigile chargé de garder le parking et signala le vol de son véhicule.
– C’est impossible, m’dame. J’suis de service depuis midi. Je connais par cœur votre cabriolet et je peux vous assurer qu’il est pas sorti de l’enceinte de l’hôpital.
– Vous voyez bien pourtant qu’il n’est plus là !
– Alors, c’est qu’vous l’avez garé ailleurs ! Ça arrive tous les jours. La semaine dernière, le docteur Stern croyait aussi qu’on lui avait volé sa Porsche alors qu’il était venu travailler en taxi !
– Mais je ne suis pas folle, enfin !
– J’ai pas dit ça, docteur ! J’vais jeter un œil aux niveaux inférieurs, affirma-t-il en désignant les moniteurs des caméras de surveillance.
C’est ça…
Kate avait déjà tourné les talons lorsque la voix du gardien l’interpella.
– Il est ici, vot’ coupé, m’dame. Au niveau – 3, place 125 ! annonça-t-il en désignant son écran, le visage barré d’un sourire victorieux, l’air de dire : Ces médecins, tous des cons…
Kate délaissa les ascenseurs et se rua dans les escaliers qui menaient aux parkings souterrains.
Cet imbécile de gardien avait raison. Le coupé Mazda était garé au dernier niveau.
Comment était-ce possible ? Elle avait une place à son nom en surface. Elle n’était même jamaisvenue ici. Quelqu’un avait déplacé sa voiture, c’était certain. Mais pourquoi ? Cela avait-il un rapport avec le trousseau de clés qu’elle avait perdu en début de semaine ? Les questions se bousculèrent dans sa tête, mais elle choisit de les ignorer.
Elle regarda son téléphone : « réseau indisponible ». Normal, elle était au sous-sol.
Elle déverrouilla sa voiture, mit le contact et quitta le parking souterrain. Une fois en surface, elle fonça jusqu’à la sortie. Avant de se lancer sur la route, elle passa un bref appel à Oleg Tarassov pour lui donner enfin son feu vert.
Lorsqu’elle se fondit dans la circulation, elle aperçut dans son rétroviseur un gros camion-citerne qui tournait au coin de l’avenue dans le sens inverse au sien.
*
Ancienne zone industrielle de Windham
21 h 08
Le local frigorifique était plongé dans le noir.
Romuald craqua une nouvelle allumette sortie de la boîte qu’il était parvenu à voler au tueur lorsque celui-ci l’avait passé à tabac. Naïvement, il avait cru qu’elle pourrait lui être utile, mais il n’y avait rien à brûler dans l’entrepôt glacial. Les palettes en bois entreposées étaient bien trop humides pour prendre feu.
La petite tige de bois s’enflamma, produisant une faible lueur qui ne brilla que quelques secondes.
Puis la pièce retomba dans le noir complet.
Un froid mortel enveloppait l’adolescent, le prenant à la gorge, figeant son visage, paralysant son nez et ses oreilles. Un souffle glacé brûlait ses mains, s’infiltrant partout dans son corps et pénétrant ses os jusqu’à la moelle. Un ennemi invisible contre lequel il ne pouvait pas lutter.
Après s’être d’abord accéléré, son rythme cardiaque était maintenant devenu beaucoup plus faible. Les tremblements et la peur se couplaient à une terrible fatigue. Progressivement, il sentait ses forces le quitter. Il s’épuisait. Pour ne pas tomber dans un état léthargique, il s’était fixé comme but de craquer une allumette toutes les dix minutes environ et il se raccrochait à ce cérémonial.
Ses pieds et ses jambes étaient raides, comme tétanisés. En cours de biologie, il avait appris que, pour combattre l’hypothermie, le sang quittait les extrémités de son corps pour préserver les deux sanctuaires qu’étaient le cœur et le cerveau.
Son esprit était embrouillé, proche de la perte de connaissance. Il aurait été incapable d’ouvrir la bouche ou de parler, et il pensait au ralenti. Il avait les bronches encombrées, mais n’avait même plus la force de tousser. À peine celle de continuer à respirer.
Dans aucun de ses cauchemars, il n’avait pensé que le froid puisse être si intense. Et le cascadeur avait vu juste : le plus terrifiant était bien d’avoir conscience que personne ne viendrait vous secourir. Savoir que vous alliez crever seul, dans le noir, emporté par une souffrance atroce.
*
Boston, Beacon Hill
21 h 09
Moins d’une minute après avoir raccroché, Oleg Tarassov aperçut Matthew Shapiro en train de descendre la volée de marches du perron. Le Russe enfila son casque et ses gants sans quitter des yeux le jeune professeur. Il le regarda enfourcher sa moto et son œil d’expert fut sensible au modèle : une Triumph Tiger Cub de la fin des années 1950, magnifiquement restaurée avec son phare rond, sa selle basse et ses chromes rutilants.
Il laissa Shapiro prendre un peu d’avance, mit les gaz de sa Harley et partit dans son sillage.
*
21 h 11
Pressé de retrouver sa femme, Matthew traversait la ville à toute allure. Un quartier qu’il connaissait comme sa poche, un trajet qu’il avait effectué des centaines de fois. Charles Street, Beacon Street, Arlington Street… Malgré la pluie fine mélangée à la neige, sa vieille moto collait à l’asphalte et tenait bien la route. Il accéléra encore dans Columbus, l’immense artère rectiligne qui reliait le centre au South End, à Roxbury et à l’est de Jamaica Plain. Il était encore tôt, mais la ville était déserte. L’éclairage des décorations se superposait à celui des bureaux et des magasins. Des anges argentés s’accrochaient aux lampadaires, des guirlandes d’étoiles brillaient de mille feux et d’étranges disques phosphorescents enserraient les arbres, créant une atmosphère futuriste.
En approchant des quartiers périphériques, les illuminations se firent plus rares. Matthew sentit sa moto tanguer en négociant à trop vive allure le carrefour giratoire situé en amont de la gare de Jackson Square. Il parvint sans difficulté à la stabiliser, puis il contourna la gare et s’engagea sur « la corniche », la rampe en béton entre Rope Street et Connoly Avenue, la rue dans laquelle se trouvait l’hôpital de Kate. En théorie, ce raccourci était interdit aux motos, mais il n’avait jamais vu aucun flic verbaliser à cet endroit. Néanmoins, il roula prudemment à cause du sol instable. Un peu avant d’aborder un virage en épingle, il remarqua dans son rétroviseur un autre motard qui le collait d’un peu trop près, juché sur une énorme Harley customisée.
Le phare l’aveugla.
Pas envie de faire la course, pensa-t-il en ralentissant et en serrant à droite pour se laisser dépasser. Le cruiser déboîta pour le doubler, mais au dernier moment se rabattit violemment. La roue avant de la Harley heurta la roue arrière de la Triumph et la déséquilibra. Surpris par la violence du choc, Matthew perdit le contrôle de sa moto.
Dans un ultime réflexe, il tourna son guidon et bloqua la roue arrière pour coucher sa moto qui glissa sur le bitume détrempé et vint s’encastrer dans les rails des barrières métalliques. Éjecté de la Triumph, Matthew roula sur le sol. Son casque frappa plusieurs fois la route et l’une de ses jambes heurta latéralement le poteau qui soutenait les glissières avant qu’il ne s’immobilise. Il mit une dizaine de secondes avant de comprendre ce qui lui arrivait. Toujours à terre, il chercha à se mettre debout, mais hurla de douleur. Sa jambe droite était cassée. Il s’appuya contre la glissière, enleva son casque. Lorsque son visage fut à l’air libre, Matthew vit le conducteur du chopper se précipiter sur lui, armé d’une batte de baseball.
L’homme avait déjà déclenché son mouvement, prêt à lui briser les cervicales…
*
Les deux dards d’un Taser harponnèrent le Russe derrière la nuque, délivrant une décharge électrique qui le sidéra. Il s’effondra brutalement, comme foudroyé par un éclair.
Vêtue d’une paire de leggings noirs et d’un blouson en cuir, Emma profita de la paralysie du tueur pour le désarmer.
– Ça va ? demanda-t-elle en se précipitant vers Matthew.
Il leva les yeux vers cette femme au visage recouvert d’un passe-montagne sombre, qui avait surgi de nulle part pour lui sauver la vie.
– Mais… qu’est-ce qui se passe ?
– C’est votre femme ! cria Emma. Elle cherche à vous tuer !
– Quoi ? Mais vous délirez ! Qui êtes-vous ?
Emma n’eut pas le temps de répondre.
Deux phares ronds et brillants trouèrent la nuit. Le coupé Mazda de Kate se gara à côté de la Harley Davidson. La chirurgienne sortit de la voiture et évalua la situation d’un regard froid.
Rien ne se passait comme prévu.
– Chérie ! appela Matthew.
Kate ne le regarda même pas. Elle se demandait seulement qui était cette femme aux allures de Catwoman qui venait de faire échouer son plan.
Prendre les problèmes les uns après les autres.
Elle se pencha vers Tarassov et aperçut les dards du Taser plantés dans sa nuque. Le système nerveux paralysé, le tueur gisait sur le goudron, peinant à reprendre ses esprits. En fouillant dans la poche intérieure du blouson d’Oleg, elle trouva ce qu’elle cherchait : un Glock 17 en polymères muni de son chargeur. Kate arma le pistolet automatique et fit feu en direction d’Emma, pour la forcer à battre en retraite. Le bras tendu, perpendiculaire au corps, les doigts crispés sur la détente, Kate s’avançait vers son mari.
Je peux encore sauver Nick. Une balle dans la tête de Matthew le tuera, mais préservera son cœur.
– Kate, qu’est-ce que tu fais, chérie ? Qu’est-ce que tu…
– Tais-toi ! hurla-t-elle. Ne m’appelle pas chérie ! Tu ne me connais pas. Tu ne sais rien de moi. RIEN !
Je finirai mes jours en prison, mais Nick vivra…
Le visage de la belle chirurgienne s’était métamorphosé. Il avait perdu sa grâce et sa beauté pour n’être plus qu’un masque de porcelaine, blanc et froid. Seuls ses yeux étaient en feu, brûlants d’une flamme furieuse. Comme un robot, elle continuait d’avancer vers son mari.
– J’aimerais bien t’expliquer, Matt, mais tu ne pourrais pas comprendre.
Emma s’était repliée sur le bord opposé de la route. En plissant les yeux, elle aperçut le cascadeur qui essayait désespérément de se mettre debout. C’est alors qu’elle remarqua le holster à boutons-pressions attaché à la cheville de Tarassov. Un déclic se fit dans sa tête. Elle rampa jusqu’à lui et arracha le Smith & Wesson 36 de son étui. Elle joignit les mains autour de la crosse et tendit le bras pour avoir Kate dans sa ligne de tir.
Pas le temps de se poser de questions.
Le canon du Glock de Kate était pointé sur le crâne de son mari, celui d’Emma tendu en direction de la chirurgienne. Les deux femmes étaient prêtes à faire feu.
Emma pria pour ne pas trembler.
Elle appuya la première sur la détente.
*
Touchée à la poitrine, Kate tomba en arrière. Son corps bascula au-dessus de la glissière de sécurité et dévala le versant abrupt du ravin.
*
Un long silence, presque irréel, succéda au coup de feu.
Projetée au sol par la violence du recul, Emma resta plusieurs secondes tremblante, choquée, sans voix.
Oleg Tarassov avait réussi à se mettre debout difficilement et avait compris qu’il avait tout intérêt à quitter les lieux. Sans casque, il remonta sur la Harley, mit les gaz et s’enfuit dans le sens opposé à celui par lequel il était arrivé.
C’est au bout de cinquante mètres, au croisement, que le camion de farine de Sameer Naraheyem le percuta de plein fouet.
*
Emma reprit ses esprits. Elle vit Matthew, à quelques mètres d’elle, prostré, en état de choc. Mais en vie.
Romuald !
Elle courut jusqu’à l’épave de la moto et arracha le GPS fixé par un scratch doublé d’une puissante ventouse. Puis elle revint sur ses pas et grimpa dans la voiture de Kate.
*
À l’intérieur de l’habitacle, elle enleva son passe-montagne et consulta le système de géolocalisation. Comme elle l’espérait, l’appareil avait gardé en mémoire les derniers trajets effectués par le tueur. Elle mit le contact et quitta « la corniche » dans un crissement de pneus.
Boston était désert. Elle rejoignit l’I-93 par le nord et roula sur l’autoroute au mépris de toutes les règles de sécurité ou de prudence. Elle se foutait des limitations de vitesse, des patrouilles, du danger. Rien n’avait d’importance à part Romuald.
Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé…
Elle conduisit pied au plancher pendant une demi-heure puis sortit de l’autoroute au niveau de Windham, à la frontière du Massachusetts et du New Hampshire. Elle se laissa guider par le GPS, empruntant des routes secondaires jusqu’à buter sur l’enceinte d’une ancienne zone industrielle.
Et maintenant ?
Emma regarda l’écran du navigateur : le repère marquant la zone d’arrivée n’était pas loin, mais inaccessible en voiture. Elle laissa ses phares allumés et descendit du véhicule. Cette partie de la route était totalement plongée dans l’obscurité. Elle ne voyait pas grand-chose, hormis une haute clôture qui s’élevait devant elle. Elle décida d’escalader le grillage à mains nues. En passant de l’autre côté du treillis, un bout de fil de fer, affûté comme un couteau, s’enfonça dans le haut de son bras et lui déchira la chair sur au moins cinq centimètres.
La douleur la fit chanceler. Elle sentit le sang couler sous son pull et son blouson, mais refusa de s’apitoyer sur son sort. Elle se laissa tomber et roula sur le sol. Puis elle se releva et courut pour grimper au sommet d’un talus, d’où elle parvint à distinguer la ville fantôme. Les anciennes usines et les entrepôts désaffectés s’étendaient à perte de vue. Le lieu était surréaliste. Un véritable décor de film d’épouvante. Quelques wagons rouillaient le long d’une vieille voie de chemin de fer. Le vent hurlait, faisant grincer les installations métalliques. Des silhouettes déformées menaçaient de jaillir derrière chaque baraquement. Une vallée des ombres qui devait s’étendre sur cinq ou six hectares.
Comment retrouver Romuald dans ce labyrinthe de ferrailles et de tôles ?
– Romuald ! Romuald ! cria-t-elle plusieurs fois, mais le vent et la neige emportèrent ses cris dans le néant.
Elle chercha des yeux un indice ou un détail qui puisse l’orienter, mais on n’y voyait pas à trois mètres.
Chassant les flocons qui s’accrochaient à son visage, se servant de son téléphone portable comme d’une lampe-torche, elle courut à perdre haleine, face au vent, remontant vers le nord-est de la zone industrielle. Tarassov avait sans doute cherché l’endroit le plus éloigné de la route pour entreposer sa voiture. Soudain, un bruit la fit s’arrêter. Elle venait de marcher sur du gravier. Elle éclaira le sol en reprenant son souffle.
Un chemin montait jusqu’à un gigantesque entrepôt.
Elle avança de quelques pas pour éclairer un panneau recouvert de rouille :
ABATTOIRS RÉGIONAUX
COMTÉ DE HILLSBOROUGH
Elle reprit sa course jusqu’au bâtiment principal. Là, elle remarqua des traces de pneus qui commençaient à être recouvertes par la neige. Son cœur bondit dans sa poitrine. On était venu ici récemment.
Elle poussa de toutes ses forces la haute porte coulissante qui donnait accès au local et la referma sur elle pour ne pas laisser le vent s’engouffrer.
– Romuald !
L’endroit était plongé dans le noir, mais un bruit de chauffage ou de climatisation bourdonnait.
Emma actionna un interrupteur et une lumière blafarde se répandit, découvrant un entrepôt presque vide aux murs de béton brut.
Au milieu du bâtiment, elle reconnut le pick-up bordeaux du cascadeur.
Elle s’approcha de la camionnette et regarda à l’intérieur.
Personne.
Elle regretta de ne pas avoir emporté avec elle le petit revolver compact du cascadeur.
– Romuald ?
Au bout de la pièce principale, un couloir en forme de coude débouchait sur une enfilade de portes en ferraille. La première donnait sur une pièce vide. Les autres étaient verrouillées. Elle ferma les yeux, mais son découragement dura moins d’une seconde.
En partant, le tueur avait pris soin de tout éteindre. Sauf…
Le souffle du générateur !
Elle revint sur ses pas pour tenter d’identifier la source du bruit. Le ronronnement provenait d’une salle frigorifique. Elle tambourina contre la paroi métallique.
– Romuald ?
Non, c’est impossible. Pas là…
– Romuald ? C’est moi, Emma, tu m’entends ?
Elle essaya d’ouvrir la porte, mais en vain. En se baissant, elle remarqua une pièce en acier brossé en forme de gouvernail. Elle la tourna à fond et la porte du local réfrigéré s’ouvrit.
Accueillie par un souffle polaire, elle se rua à l’intérieur.
– Romuald !
À la lueur de son téléphone, au milieu de l’obscurité, elle aperçut la capuche en fourrure de la parka de l’adolescent.
Elle se précipita sur lui. Il était couché, inanimé. Mobilisant toutes ses forces, elle le tira pour l’extraire du frigo mortel et le ramena à l’air ambiant. Elle mit son téléphone sur haut-parleur, appela le 911 et demanda une ambulance d’urgence pour prendre en charge un patient atteint d’hypothermie.
En attendant les secours, elle chercha une respiration qu’elle ne trouva pas, un pouls qu’elle était trop nerveuse pour capter. La peau de Romuald était livide, bleutée, cadavérique.
Merde !
Elle n’avait pas la moindre couverture pour le réchauffer. Alors lui revinrent en mémoire les gestes de survie qu’elle avait appris quelques mois plus tôt, lors d’un stage qu’avaient dû suivre tous les employés de l’Imperator. Un truc que sur le moment elle avait trouvé débile et sans intérêt, n’imaginant pas un seul instant que cela lui serait peut-être utile un jour. Heureusement, les manipulations qu’elle avait faites sur un mannequin lui revenaient à présent avec acuité. Elle allongea l’adolescent bien droit, se plaça à genoux à côté de son thorax, releva son pull et posa la paume de sa main droite sur la partie inférieure du sternum. Elle plaça sa deuxième main au-dessus de la première. Les bras tendus, elle appuya de tout son poids, enfonçant ses mains dans la poitrine de Romuald, puis se redressa avant de reprendre le cycle de compression et de relâchement pour faire circuler le sang dans le corps de l’adolescent.