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Demain
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Текст книги "Demain"


Автор книги: Guillaume Musso



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            En poussant la porte de sa chambre d’hôtel, elle découvrit Romuald endormi devant son mur d’écrans, la tête posée sur ses bras croisés.

            Intriguée, elle regarda l’installation informatique en ouvrant de grands yeux. L’adolescent avait transformé la suite en un impressionnant QG de sécurité.

            Elle quitta la chambre sans bruit et retourna au bar de l’hôtel.

            À cette heure de la nuit, l’endroit ne comptait que quelques clients.

            Elle commanda une nouvelle caipiroska et la sirota en repensant à ce que lui avait raconté Joyce Wilkinson avant qu’elles ne se quittent.

            La première rencontre de Kate et de Nick.

 19

            L’Immortelle péruvienne

            Les paroles d’amour sont comme des flèches lancées par un chasseur. Le cerf qui les a reçues continue à courir et l’on ne sait pas tout de suite que la blessure est mortelle.

            Maurice MAGRE

            Dix-neuf ans plus tôt

            Février 1991

            Kate a seize ans – Nick a vingt-trois ans

            Le restaurant d’une station-service, près de St. Helens en Oregon.

            Il neige. La salle est presque vide. Un unique client termine ses œufs Benedict en jouant une partie sur un échiquier électronique. Derrière le comptoir, la très jeune serveuse écoute l’album Nevermindqui tourne dans le lecteur CD. Un livre de biologie ouvert devant les yeux, elle paraît pleinement absorbée par sa lecture même si son corps, lui, vibre discrètement au rythme des chansons.

            – Mademoiselle ! Pouvez-vous me resservir du café, s’il vous plaît ?

            Kate lève la tête de son manuel, s’empare de la cafetière qui chauffe sur son support et s’avance vers le client. Elle le sert tout en évitant de croiser son regard. Son attention se porte sur la partie d’échecs qu’il est en train de disputer. Elle se mord la langue, hésite à lui faire une remarque, à sortir du principe qu’elle s’est fixé : se tenir le plus possible éloignée des hommes. Finalement, alors qu’elle le voit prendre une pièce sur l’échiquier, elle franchit le pas et ordonne :

            – Reposez votre tour et oubliez le roque5.

            – Pardon ? demande Nick.

            Sa voix est mélodieuse et ensoleillée. Pour la première fois, elle le regarde vraiment. Il est habillé tout en noir, mais son visage est avenant et ses cheveux brillent comme du miel.

            – Sur ce coup, ce n’est pas une bonne idée de vouloir roquer, explique-t-elle, sûre d’elle. Déplacez plutôt votre cavalier en e7.

            – Et pourquoi donc ?

            – Vous en êtes au dixième coup, n’est-ce pas ?

            Nick regarde l’échiquier et acquiesce :

            – Exact.

            – Alors, cette configuration de jeu suit le modèle d’une partie célèbre : l’Immortelle péruvienne.

            – Jamais entendu parler.

            – C’est une partie très connue pourtant, remarque-t-elle avec une pointe de condescendance.

            Il s’amuse de l’audace de cette fille.

            – Éclairez ma lanterne.

            – Elle a été disputée en 1934 à Budapest par le grand maître péruvien Esteban Canal. Mat en quatorze coups en sacrifiant sa dame et deux tours.

            Il l’invite à s’asseoir d’un geste de la main.

            – Montrez-moi ça.

            Elle s’interroge, mais finit par prendre place devant lui et commence à bouger une pièce puis une autre, commentant ses coups à toute vitesse :

            – Donc si vous roquez, le pion de votre adversaire prendra le vôtre en b4, puis votre dame prendra sa tour en a1, d’accord ? Ensuite, son roi se déportera en d2 et là, vous n’avez pas le choix : votre dame doit prendre sa tour en h1. La sienne prend l’un de vos pions en c6, vous obligeant à prendre sa dame et la partie se termine par un mat lorsque le fou se déplace en a6.

            Nick reste sidéré. Kate se lève et termine sa démonstration en précisant :

            – C’est un mat de Boden.

            Un peu vexé, il fixe l’échiquier, rejouant la partie dans sa tête.

            – Non, attendez ! Pourquoi ma dame doit-elle prendre sa tour ?

            Elle hausse les épaules.

            – Si c’est allé trop vite pour vous, refaites la partie au calme. Vous verrez que c’est la seule solution tenable.

            Surmontant le camouflet qu’il vient de subir, il lui propose de jouer une partie, mais elle jette un coup d’œil à sa montre et décline sa proposition.

            Il la regarde retourner derrière le comptoir alors que le patron du restaurant fait son apparition.

            – C’est bon, Kate, tu peux y aller, lance l’homme en lui tendant quatre billets de 10 dollars.

            La jeune fille empoche l’argent, défait son tablier, range son livre dans son sac et traverse la pièce pour sortir.

            Nick l’interpelle :

            – Allez, une petite partie à 10 dollars ! insiste-t-il en posant un billet sur la table. Je vous laisse les blancs !

            Kate regarde le billet, hésite un quart de seconde puis s’assoit et avance un pion.

            Nick sourit. Les premiers coups se jouent en peu de temps. Kate comprend rapidement qu’elle va gagner la partie et qu’elle peut même y arriver très vite, mais quelque chose en elle s’y refuse. Presque inconsciemment, elle fait l’impasse sur certains coups pour prolonger le moment. Pendant quelques instants, elle s’oblige à ne pas regarder par la fenêtre pour ne pas voir les flocons de neige qui tourbillonnent dans le ciel. Dehors, elle sait qu’il y a les brûlures du vent, les morsures du froid, la peur, l’incertitude. Elle sait que tôt ou tard, elle va devoir trouver le courage de les affronter, mais pour l’instant elle s’accorde une parenthèse avec ce chevalier noir aux cheveux d’or, bercée par la musique, dans la chaleur un peu poisseuse du restaurant.

            – Je reviens, lance Nick en se levant.

            Elle le regarde se diriger vers les toilettes. Il est de retour deux minutes plus tard et se ressert une tasse de café comme s’il était chez lui avant de revenir s’asseoir. Ils jouent tous les deux leurs coups de plus en plus lentement. Elle prolonge encore le plaisir cinq bonnes minutes avant de brusquer les choses. En trois coups, Nick se retrouve pris à la gorge.

            Échec et mat.

            – C’est fini, dit-elle d’un ton dur en empochant le billet sur la table.

            À son tour, elle se lève et attrape son sac.

            – Attendez ! réclame-t-il. Offrez-moi une revanche.

            – Non, c’est fini.

            Elle part en refermant la porte derrière elle. Il la suit du regard à travers la vitre. Ses dernières paroles résonnent en écho dans sa tête.

            C’est fini…

             Bordel, c’est qui, cette fille ? demande-t-il en avançant vers le comptoir.

            – J’en sais rien, répond le patron. Une Russe, je crois. Je l’ai embauchée ce matin.

            – Son nom ?

            – Me souviens plus. Un truc compliqué. Russe, quoi. Alors, elle se fait appeler « Kate ».

            – Kate, répète Nick dans un murmure, comme pour lui-même.

            Il hausse les sourcils, tire son portefeuille de la poche de son jean et laisse un billet pour régler l’addition. Puis il enfile son gros blouson, noue son écharpe et cherche ses clés de voiture d’abord dans la poche de son pantalon puis dans celle du blouson.

            – Merde !

            – Quoi ? demande le patron.

            – Elle m’a piqué mes clés de voiture !

            *

            Le même jour

            Cinq heures plus tard

            Les coups frappés à la porte tirent Nick de son sommeil. Il ouvre les yeux, regarde autour de lui. Il lui faut quelques secondes pour se souvenir où il se trouve (dans la petite chambre d’un motel un peu glauque de l’Oregon) et pourquoi (parce qu’il a été assez con pour se faire piquer sa voiture par une gamine alors qu’il a une réunion décisive à San Francisco dans quelques heures…).

            – Oui ? demande-t-il en ouvrant la porte.

            – Monsieur Fitch ? Je suis Gabriel Alvarez, adjoint au bureau du shérif du comté de Columbia. Nous avons retrouvé votre voiture et votre voleuse.

            – Vraiment ? Puis-je la récupérer rapidement ? Je suis assez pressé et…

            – Venez, je vous emmène.

            *

            Le 4 × 4 du shérif adjoint traverse la nuit laborieusement. La neige a cessé, mais la route reste très glissante.

            – Qu’est-ce que vous êtes venu foutre dans notre bled ? grogne Gabriel Alvarez.

            – J’ai assisté à une convention de jeux vidéo à Seattle. Je faisais la route pour rentrer à San Francisco lorsqu’il a commencé à neiger et…

            – Les jeux vidéo, vraiment ? Mon gamin passe des heures devant ces trucs-là. Ça nous promet une belle génération de décérébrés.

            – Ça se discute, répond Nick prudemment. Et ma voiture ? Où l’avez-vous retrouvée ?

            – Planquée dans un sous-bois, dans une forêt à vingt bornes d’ici. La jeune fille dormait à l’intérieur.

            – Comment s’appelle-t-elle ?

            – Ekaterina Svatkovski. Elle a seize ans. D’après ce qu’elle nous a dit, elle habitait dans une caravane avec sa mère à Bellevue. La maman est morte il y a deux mois. La fille a refusé d’être placée en famille d’accueil et elle a fugué du foyer où on l’avait assignée. Depuis, elle squatte à droite à gauche.

            – Que va-t-il lui arriver ?

            – Rien de bon, j’en ai peur. Nous avons contacté les services sociaux, mais ça ne réglera pas le problème.

            – Je devrais peut-être retirer ma plainte ?

            – Vous faites ce que vous voulez.

            – Je pourrais lui parler ?

            – Si ça vous chante, mais je vous préviens : on l’a mise en cellule, histoire de la faire un peu flipper quand même…

            *

            Nick pousse la porte de la cellule.

            – Salut Caitlín. Brrr ! On se gèle les fesses ici.

            – Cassez-vous !

            – Doucement ! C’est quoi, ton problème ?

            – Ma mère est morte, mon père s’est tiré, je n’ai pas de fric, pas d’endroit où dormir : ça vous va, comme tableau ?

            Il s’assoit à côté d’elle sur le banc en bois accroché au mur de la cellule.

            – Pourquoi refuses-tu d’aller dans une famille ou dans un foyer ?

            – Laissez-moi ! crie-t-elle en lui donnant un coup dans l’épaule.

            Pour se défendre, il lui bloque les poings.

            – Calme-toi, bon sang !

            Elle le défie du regard et le repousse à l’extrémité du banc.

            – Mais qu’est-ce que tu comptes faire, au juste, par ce froid ? s’énerve-t-il. Zoner indéfiniment dans cette région pourrie ?

            – Lâchez-moi, putain.

            – Le flic m’a montré ton sac. J’ai vu tes manuels de biologie. Tu veux devenir médecin, c’est ça ?

            – Ouais et j’y arriverai.

            – Non. Pas si tu sèches les cours.

            Elle tourne la tête pour qu’il n’aperçoive pas les larmes qui lui montent aux yeux. Elle sait qu’il a raison. Elle a honte.

            – Laisse-moi t’aider, demande-t-il.

            – M’aider ? Pourquoi m’aideriez-vous ? On se connaît même pas !

            – C’est vrai, admit-il. Mais qu’est-ce que ça change ? Les personnes que je connais le mieux sont celles que je déteste le plus.

            Elle reste ferme.

            – Je vous ai dit non. Les gens ne vous aident jamais gratuitement. Je ne veux rien vous devoir.

            – Tu ne me devras rien.

            – On dit toujours ça au début…

            Il tire son échiquier de son sac et change de sujet.

            – Tu m’accordes ma revanche ?

            – Vous ne capitulez jamais, vous ! soupire-t-elle.

            – Je crois que c’est une qualité que tu possèdes aussi, Caitlín.

            – Arrêtez de m’appeler comme ça ! Qu’est-ce qu’on joue cette fois ?

            – Si tu gagnes, je me casse, propose-t-il.

            – Et si vousgagnez ?

            – Tu me laisses t’aider.

            Elle renifle. Il lui tend un mouchoir en papier.

            – OK, décide-t-elle. Après tout, si vous voulez une deuxième rouste… À vous les blancs.

            Il sourit, installe les pions sur l’échiquier et bouge sa première pièce. Elle fait de même.

            – C’est vrai qu’on se les gèle ici, dit-elle en grelottant.

            – Prends mon blouson, propose-t-il.

            Elle hausse les épaules.

            – Pas besoin.

            Il se lève et lui pose son cuir sur les épaules.

            Elle se blottit à l’intérieur et concède :

            – Ça pèse une tonne, ce truc, mais c’est super chaud.

            Ils reprennent leur partie. Alors qu’ils jouent en silence, elle se rend compte que la crainte et la méfiance sont en train de refluer. Pourtant, l’odeur de la peur est incrustée en elle depuis qu’elle est toute petite : peur que sa mère meure, peur qu’elles perdent leur logement, peur de se retrouver seule au monde…

            Elle ferme les yeux et prend une décision qui la déleste d’un poids : elle va perdre la partie. Elle va accepter de se laisser aider par ce chevalier venu de nulle part.

            Elle ne le sait pas encore, mais elle est en train de vivre un moment décisif de son existence.

            Dans les années qui vont suivre, elle se repassera des milliers de fois le film de sa première rencontre avec Nick Fitch. Le premier homme qu’elle aimera. Le seul. Chaque fois qu’elle aura besoin de courage ou qu’elle sentira sa détermination flancher, elle trouvera de la ressource en repensant à cet instant magique et inattendu où Nick a débarqué dans sa vie. Ce jour où elle décida qu’elle lui appartiendrait à tout jamais, « pour le meilleur et pour le pire, dans la richesse comme dans la pauvreté, dans la santé comme dans la maladie, dans la joie comme dans la peine. Jusqu’à ce que la mort les sépare ».

            – Échec et mat, dit-il en déplaçant sa dame.

            – D’accord, la deuxième manche est pour vous.

            Satisfait, il lui posa la main sur l’épaule.

            – Bon, écoute-moi bien, Caitlín : je vais retirer ma plainte et appeler mon avocat. D’ici là, je te demande de rester tranquille, OK ?

            – Votre avocat ?

            – Il va te sortir de là et t’éviter les foyers et les familles d’accueil. Il va s’arranger pour que tu aies le droit de poursuivre ta scolarité au St. Joseph College.

            – C’est quoi ?

            – Un petit lycée privé catholique tenu par des bonnes sœurs. J’y ai fait mes études. C’est l’endroit idéal si tu veux vraiment travailler.

            – Mais comment je vais faire pour…

            – Tu auras droit à trois années de cours, tous frais payés, la coupe-t-il. Tu seras logée, blanchie, nourrie. Tu n’auras à te préoccuper que de tes études. Si tu es sérieuse, ça te mènera jusqu’à l’école de médecine. Après, il y aura des bourses et ce sera à toi de te débrouiller. On est d’accord ?

            Elle acquiesce en silence puis demande :

            – Je ne vous devrai rien ?

            Il secoue la tête.

            – Non seulement tu ne me devras rien, mais tu n’entendras plus jamais parler de moi.

            – Pourquoi faites-vous ça ?

            – Pour que tu ne puisses pas dire qu’on ne t’a pas donné ta chance, répond-il comme une évidence.

            Il range l’échiquier dans son sac, se lève pour partir et regarde sa montre.

            – Je suis en retard, Caitlín, on m’attend à San Francisco. Heureux d’avoir croisé ta route. Prends soin de toi.

            Il s’en va en lui laissant son blouson. Oubli volontaire ou acte manqué, elle le gardera toute sa vie.

            1– Boisson proche du « lait de poule », réalisée à base de lait, de sucre, d’œufs, de crème et de rhum.

            2– Doctor of Medicine.

            3– Boston Police Department.

            4– Hôpital universitaire du Maryland.

            5– Aux échecs, le roque est un mouvement permettant, en un seul coup, de déplacer la tour et le roi pour mettre ce dernier à l’abri.


Cinquième partie

            Le choix du mal


            Sixième jour

 20

            Mémoire vive

            Les hommes préfèrent les blondes parce que les blondes savent ce que les hommes préfèrent.

            Marilyn MONROE

            Boston

            24 décembre 2010

            7 h 46

            Le soleil s’était levé sur Boston, projetant ses rayons dans la chambre d’hôtel et faisant miroiter la surface métallique des étagères. Ébloui par le reflet, Romuald porta la main devant ses yeux et tourna brutalement le visage pour fuir la luminosité.

            Il lui fallut un bon moment pour émerger. Il avait la gorge sèche, le nez bouché et des fourmis dans les bras. En se mettant debout, il constata que tous ses membres étaient ankylosés. Il fit quelques pas pour attraper la bouteille d’eau minérale posée sur la table basse, mais trébucha lourdement sur son sac de voyage et s’étala de tout son long. Vexé, il se releva et chercha ses lunettes en tâtonnant.

            Sa monture sur le nez, il constata qu’Emma n’était pas dans la chambre. Il regarda sa montre et s’alarma. Il ne voulait surtout pas manquer l’arrivée de Kate à l’hôpital.

            D’une pression sur une touche du clavier, il activa ses écrans et pianota quelques lignes de code pour faire apparaître les images des caméras de surveillance du parking extérieur.

            Puis il appela Emma.

            – Bien dormi, tête de blatte ? demanda-t-elle en haletant.

            – Où êtes-vous ?

            – Au dernier étage, dans la salle de sport. Toi aussi, tu ferais bien de bouger un peu pour brûler ta graisse.

            – Pas le temps, éluda-t-il. Si votre enquête vous intéresse toujours, vous feriez bien de rappliquer tout de suite.

            – C’est bon, j’arrive.

            L’adolescent se gratta la tête en scrutant les images.

            En quelques manipulations, il prit le contrôle des caméras. Désormais, il pouvait non seulement accéder aux prises de vue, mais aussi zoomer et orienter les appareils selon son bon vouloir. Il balaya ainsi toute la surface de la zone de stationnement en plein air : la voiture de Kate n’était pas encore arrivée.

            Une bouteille d’eau dans la main, une serviette autour du cou, Emma fit son entrée dans la pièce.

            – Du nouveau ? demanda-t-elle en poussant la porte.

            – Pas encore, mais c’est bientôt l’heure. Et de votre côté ?

            Emma épongea la sueur sur son visage avant de raconter à l’adolescent le détail de ses investigations de la veille. Romuald écouta la jeune femme avec intérêt, tout en gardant un œil sur ses moniteurs. Soudain, il l’interrompit.

            – Ce type, c’est le mari de Kate, non ? fit-il en désignant un homme qui garait sa moto.

            Emma s’approcha de l’écran. Le geek avait raison. Matthew était en train d’installer un cadenas autour d’une vieille Triumph.

            – Qu’est-ce qu’il fait là, seul ?

            – Sa femme ne va pas tarder, devina Emma.

            Effectivement, moins d’une minute plus tard, le vieux cabriolet Mazda franchit la barrière du parking pour venir se garer à côté de la moto.

            – Tu peux zoomer ?

            Romuald s’exécuta et l’image du roadster rouge envahit toute la surface de l’écran. Avec sa carrosserie aux formes arrondies, ses sièges-baquets, ses phares escamotables et ses poignées chromées, le véhicule avait une silhouette reconnaissable entre mille. On en voyait moins aujourd’hui, mais Emma se souvenait que, dans les années 1990, des centaines de milliers de ces modèles avaient envahi les routes du monde entier.

            Kate ouvrit la portière, s’extirpa du cabriolet et se dirigea vers son mari.

            – Bon sang ! lâcha Emma en pointant l’écran. Regarde ça !

            Romuald retira ses lunettes de myope et colla son visage à quelques centimètres du moniteur.

            Vêtue d’un élégant trench-coat cintré, la chirurgienne avançait vers Matthew.

            Dans la main gauche, elle tenait un lourd sac de sport rouge et blanc.

            *

            Battu par les vents, le parking brillait sous le soleil. Un grand camion de collecte de sang orné du signe de la Croix-Rouge stationnait au milieu de l’asphalte sous une haute banderole :

            Donner peut sauver une vie

            Matthew souffla dans ses mains pour se réchauffer.

            – Tu tiens vraiment à m’infliger une prise de sang de bon matin ? soupira-t-il à l’adresse de sa femme.

            – Bien sûr ! Je l’ai fait hier, assura Kate. Aujourd’hui, c’est ton tour.

            – Mais tu sais que j’ai toujours eu peur des aiguilles !

            – Arrête ton cinéma, chéri ! Tu peux bien faire ça pour moi une fois tous les six mois ! Tu sais très bien que c’est mon service qui organise cette opération avec la Croix-Rouge. C’est la moindre des choses que nous donnions l’exemple pour inciter les autres membres du personnel de l’hôpital.

            – Mais moi, je ne travaille pas ici !

            – Allez, Matt, on se dépêche et ensuite, on se paie un bon petit déj’ à la cafétéria. Tu me diras des nouvelles de leurs pancakes au sirop d’érable.

            – Dans ce cas, sourit-il, difficile de refuser.

            Main dans la main, ils montèrent les marches de l’unité mobile.

            L’intérieur du camion était aménagé confortablement. Le chauffage tournait à plein régime. Branchée sur une station locale, la radio diffusait des chants de Noël.

            – Hello Mary, lança Kate à la secrétaire assise derrière le petit bureau de l’espace d’accueil.

            – Bonjour, docteur Shapiro.

            Cela faisait plusieurs années que Matt et Kate donnaient leur sang à la Croix-Rouge. L’employée n’eut qu’à entrer leur nom dans son logiciel pour faire apparaître leur dossier. Le couple put donc accéder rapidement à la zone de collecte qui comprenait quatre sièges donneurs.

            – Ça va, Vaughn ? demanda Kate en saluant son collègue. Tu connais mon mari, n’est-ce pas ?

            Le médecin responsable de l’unité acquiesça et salua le couple.

            – Matthew te trouve trop brutal, plaisanta Kate. À vrai dire, il préfère que ce soit moi qui lui plante des aiguilles dans la peau. C’est même comme ça que l’on s’est connus !

            – Bon, je vous laisse, les tourtereaux, proposa Vaughn sans savoir vraiment comment il devait prendre la chose. Je vais me payer un café. Préviens-moi lorsque vous aurez terminé.

            Alors que le médecin s’éclipsait, Matthew retira son manteau et se laissa tomber dans l’un des fauteuils inclinables.

            – Je ne savais pas que l’on avait ce genre de jeux, plaisanta-t-il en remontant la manche de sa chemise.

            – Ne me dis pas que ça ne t’excite pas un peu, dit-elle en enfilant des gants stériles.

            Kate désinfecta le bras de son mari à l’aide d’un coton imbibé d’alcool. Elle plaça ensuite un garrot autour de son biceps pour faire saillir une veine dans le creux du coude.

            – Serre le poing.

            Matthew s’exécuta et détourna les yeux pour ne pas apercevoir l’aiguille qui s’enfonçait.

            – C’est quoi, ce sac ? interrogea-t-il en pointant du menton le baluchon rouge. Je ne l’ai jamais vu.

            – Mon survêtement et mes baskets, répondit Kate en ajustant la poche en plastique qui commençait à se remplir de sang.

            – Tu te remets au sport ?

            – Oui, j’irai peut-être à la salle de l’hôpital entre midi et treize heures. Il faut vraiment que je refasse de la gym. Tu as vu mes fesses ?

            – Moi, je les aime, tes fesses !

            *

            Emma se rongeait les ongles.

            – Bordel, pourquoi prend-elle le risque de se balader avec un sac contenant 500 000 dollars ?

            – Vous pensez que son mari est au courant ?

            Emma secoua la tête.

            – Je ne crois pas.

            Le visage baissé, Romuald tournait nerveusement dans la pièce.

            – Si elle sort avec le fric, ce n’est sûrement pas pour faire un dépôt bancaire.

            Il revint s’asseoir à côté d’Emma et ils scrutèrent l’écran en silence jusqu’à ce qu’ils aperçoivent le couple sortir du camion.

            Grâce au système de vidéosurveillance, ils suivirent les Shapiro dans le hall et les couloirs de l’hôpital jusqu’à la cafétéria.

            – Dommage qu’on ne puisse pas entendre ce qu’ils se disent, remarqua Emma.

            – Vous n’êtes jamais contente, vous ! grogna Romuald en prenant la remarque pour un reproche.

            – En tout cas, Kate a toujours l’argent, nota Emma en désignant le sac de sport que la chirurgienne avait posé sur une chaise à côté d’elle.

            Pendant un bon quart d’heure, ils restèrent suspendus à l’écran. Mais ils ne virent rien de plus qu’un couple en train de prendre leur petit déjeuner.

            – Ils me donnent faim, avec leurs pancakes, se désola l’adolescent comme s’il n’avait plus mangé depuis trois jours.

            Emma s’exaspéra.

            – Tu sais qu’il existe d’autres centres d’intérêt dans la vie que la bouffe et les ordinateurs ?

            Romuald se mordit la langue puis orienta la conversation vers un autre sujet.

            – On a vraiment l’impression qu’ils sont amoureux. Difficile de croire qu’elle a un amant, non ?

            – C’est vrai, concéda Emma, elle fait bien semblant…

            Au bout d’un quart d’heure, le couple se leva. Kate et son mari s’embrassèrent amoureusement et quittèrent la cafétéria chacun de son côté.

            Matthew récupéra sa moto sur le parking, tandis que Kate passa par le vestiaire des chirurgiens – où elle laissa le sac de sport dans son casier – avant de monter au bloc opératoire.

            Romuald consulta l’emploi du temps de la chirurgienne qu’il avait téléchargé sur le serveur.

            – Elle commence sa journée avec le remplacement d’une valve cardiaque et enchaîne ensuite sur un anévrisme de l’aorte thoracique. Vous voulez rester pour regarder ?

            – Non, merci. Il ne se passera plus rien jusqu’à midi et j’ai déjà vu tous les épisodes d’ Urgenceset de Grey’s Anatomy.

            – Moi, ça m’a donné faim, ces pancakes, répéta Romuald avec candeur.

            – C’est un message subliminal pour que je te paie un petit déj’ ? sourit Emma.

            – Peut-être, fit le geek en haussant les épaules, satisfait d’avoir été démasqué.

            – Eh bien, tu as gagné, parce que moi aussi j’ai faim et j’ai deux mots à te dire.

            *

            Vêtu d’une veste à carreaux et arborant une barbe de hipster, le serveur apporta sur la table deux cappuccinos dont la mousse formait un cœur couleur crème qui tourbillonnait à la surface.

            Emma et Romuald s’étaient installés dans un petit café branché de Boylston Street, à deux pas de leur hôtel.

            Avec ses plantes vertes, ses tables vintage, ses bancs en bois brut et ses lampes rétro, l’endroit dégageait au premier abord une atmosphère presque pastorale.

            Emma mélangea son Bircher müesli avec un yaourt tout en regardant, non sans une certaine tendresse, Romuald qui versait consciencieusement la moitié du pot de sirop d’érable sur ses pancakes.

            – Il faut que tu m’expliques quelque chose, Romuald.

            – Tout cheu que fous foudrez, promit-il la bouche pleine.

            – Qu’est-ce que tu es venu faire aux États-Unis ?

            Il avala son morceau de pancake qu’il fit passer avec une grande gorgée de cappuccino.

            – Je vous l’ai déjà dit : j’ai suivi ma petite amie qui est venue travailler à New York comme fille au pair…

            – … et qui t’a laissé tomber en arrivant, oui, c’est ce que tu m’as dit. Mais nous savons tous les deux que c’est faux, n’est-ce pas ?

            – Bien sûr que c’est vrai ! s’insurgea-t-il.

            – Admettons, dit-elle, mais pourquoi ne donnes-tu pas de nouvelles à tes parents ?

            – Je leur en donne, répondit le jeune homme en fixant son assiette.

            – Non, ce n’est pas vrai. Je les ai appelés cette nuit. Ils se faisaient un sang d’encre. Tu ne leur as plus téléphoné depuis trois semaines.

            – Mais… comment avez-vous trouvé leur numéro ?

            – Oh, ça va, hein ? Si tu crois qu’il n’y a que toi qui sais te servir d’un ordinateur !

            – Vous n’aviez pas le droit, lui reprocha-t-il.

            – Au moins, je les ai rassurés. Et tant qu’on y est, dis-moi une chose : pourquoi es-tu resté à New York, si cette fille t’a réellement laissé tomber ? Pourquoi tu n’es pas rentré en France pour reprendre le lycée ?

            – Parce que j’en avais marre de Beaune, et marre de mes parents, vous ne pouvez pas comprendre ça ?

            – Si, très bien, mais quitte à être aux États-Unis, tu aurais pu voyager, voir du pays, trouver un job plus fun et enrichissant. C’était à ta portée, tu es malin. Au lieu de ça, tu as passé quinze jours à végéter dans un stage à l’Imperator à faire quelque chose que tu n’aimais pas. Pourquoi ?

            – Lâchez-moi avec vos questions. Vous n’êtes pas flic.

            – Si, je le suis un peu depuis que j’ai cette belle carte que tu m’as fabriquée. Et comme tout bon flic qui se respecte, j’ai encore une question : qu’est-ce que tu es allé faire dimanche dernier à Scarsdale chez Michele Berkovic, la directrice générale de l’Imperator ?

            Il secoua la tête.

            – Je n’ai jamais foutu les pieds là-bas.

            – Arrête de me prendre pour une conne, le menaça-telle en posant sur la table le billet de train qu’elle avait trouvé dans sa poche.

            – Vous avez fouillé ? Vous n’avez pas le droit !

            – Ah bon, et qu’est-ce que tu fais d’autre, toi, planqué derrière tes écrans et tes caméras ? Tu passes tes journées à fouiller dans la vie des gens. À les observer, à violer leur vie privée.

            – Mais moi, je le fais pour vous aider, se défendit-il.

            – Moi aussi, je veux t’aider. Pourquoi es-tu allé chez Michele Berkovic ?


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