Текст книги "Demain"
Автор книги: Guillaume Musso
Жанр:
Ненаучная фантастика
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Emma se mordit la lèvre d’excitation. C’était trop beau pour être vrai : le MIT avait ses locaux à Cambridge, à quelques dizaines de kilomètres seulement de Boston…
– Joyce était à la fac avec Kate, c’était sa meilleure amie, peut-être même sa voisine de chambre. Il faut que vous alliez l’interroger.
– Je veux bien, mais pourquoi répondrait-elle à mes questions ? Je n’ai pas les moyens pour la forcer à me répondre.
– Il faut lui faire peur. Les gens parlent à la police.
– Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je suis sommelière, pas flic.
– Ça, c’est un détail. Je peux vous faire une carte de police plus vraie que nature.
Emma secoua la tête.
– On est le 23 décembre. Joyce est certainement en vacances.
– Il n’y a qu’un moyen de le savoir, trancha l’adolescent.
Il s’était connecté sur le site de l’Institut du cerveau et composait sur son téléphone le numéro du standard.
– À vous de jouer, dit-il en tendant l’appareil à Emma.
– Brain and Memory Institute, que puis-je faire pour vous ? lui demanda la standardiste.
Emma s’éclaircit la gorge.
– Bonjour, pourrais-je avoir le poste du docteur Wilkinson ?
– De la part de qui ?
– Euh… sa mère, répondit-elle, prise au dépourvu.
– Ne quittez pas, je vous la passe.
Emma raccrocha dans la foulée.
– Au moins, on sait qu’elle se trouve à son travail, dit-elle en levant la main pour réclamer sa note de bar.
Puis elle demanda à Romuald :
– Tu étais sérieux pour cette carte de flic ?
Il hocha la tête.
– Il y a des imprimantes couleur de bonne qualité au Business Center. Rejoignez-moi là-bas dans cinq minutes.
Alors qu’il s’éclipsait, elle consulta sa messagerie. Toujours aucune réponse de Matthew à son courrier de ce matin. C’était étrange. En attendant l’addition, elle repensa à tous les événements qui avaient bouleversé sa vie ces derniers jours.
Comment ai-je pu me laisser entraîner dans ce tourbillon ?
Elle signa le reçu que lui tendait le serveur puis rejoignit Romuald.
*
Situé à côté de la réception, le Business Center était un grand espace aménagé de fauteuils et de compartiments cloisonnés, équipés d’ordinateurs, d’imprimantes et de fax. Emma découvrit Romuald qui travaillait dans l’un des box.
– Souriez ! demanda-t-il en braquant sur elle l’objectif de l’appareil photo intégré dans son téléphone. J’ai besoin de votre portrait. Vous préférez une carte du FBI ou de la BPD3 ?
– La BPD, c’est plus crédible.
– En tout cas, faudra penser à changer vos fringues. Vous ne faites pas trop flic, là.
– Tu sais ce qu’elles te disent, mes fringues ?
Elle s’assit à ses côtés et, tout en le regardant travailler, lui fit part de ses doutes :
– Peut-être qu’on fait complètement fausse route. Peut-être que Kate n’a absolument rien à se reprocher.
– Vous plaisantez ? Quelqu’un qui planque un demi-million de dollars en billets de banque dans un faux plafond a forcément quelque chose à se reprocher. Il faudrait savoir d’où vient cet argent et surtout ce qu’elle compte en faire.
– Qu’est-ce que tu proposes ?
– J’ai une petite idée, mais il me faudrait du matériel…
Elle décida de faire confiance au geek et lui tendit une de ses cartes de crédit.
– OK, achète ce que tu veux. Sors du liquide si nécessaire.
Puis elle souleva de nouveau la manche de son chemisier pour lire ce qu’elle avait écrit sur son avant-bras.
– Ah oui, il y a quelque chose sur lequel je voudrais que tu te renseignes. Kate tient un blog qui a pour nom Les Tribulations d’une Bostonienne. Le site recense des bonnes adresses de restos ou de boutiques. Jettes-y un œil. Quelque chose me paraît bizarre dans le ton ou la présentation…
– D’accord, je regarderai, promit-il en notant l’adresse.
Puis il lança l’impression de la fausse carte de police sur du papier cartonné et la découpa avec soin.
– Tenez, lieutenant, dit-il fièrement en tendant à Emma le précieux sésame.
Elle hocha la tête en constatant la qualité du travail de l’adolescent puis glissa la carte dans son portefeuille.
– On reste en contact, OK ? Tu ne fais pas de conneries et tu m’appelles si tu as un problème.
– Capito, répondit-il en lui adressant un clin d’œil et en agitant son téléphone.
*
Sur Boylston Street, la neige tombait toujours à un rythme soutenu, ralentissant la circulation. Mais les Bostoniens n’étaient pas décidés à abdiquer devant les éléments. Armés de pelles, les gardiens dégageaient l’entrée des immeubles pendant que les employés municipaux salaient la chaussée et régulaient le trafic.
Il y avait un centre commercial à proximité du Four Seasons. Emma y effectua un shopping express : un jean, des bottines, un pull à col roulé en cachemire, une veste en cuir.
Dans la cabine d’essayage, elle regarda sa métamorphose, se demandant si elle était crédible.
– Lieutenant Emma Lovenstein, police de Boston ! fit-elle en présentant sa carte au miroir.
17
Le garçon aux écrans
Notre liberté se bâtit sur ce qu’autrui ignore de nos existences.
Alexandre SOLJENITSYNE
Boston, 2010
19 h 15
Les flocons de neige s’accumulaient sur les lunettes de Romuald.
L’adolescent retira sa monture et frotta ses verres avec la manche de son pull. Il remit la paire sur son nez pour constater qu’il y voyait à peine plus clair. Avec ou sans lunettes, le monde lui apparaissait toujours embué, obscur, compliqué.
L’histoire de ma vie…
Pour une fois, il essaya d’agir avec ordre. En venant de l’aéroport, il avait repéré le bâtiment d’une grande enseigne informatique, un gigantesque cube transparent posé sur Boylston Street. C’est là qu’il devait se rendre. Le trottoir menaçait de se transformer en patinoire. Il glissa plusieurs fois et se rattrapa de justesse d’abord à un réverbère, puis à un panneau de signalisation. Enfin, il arriva devant l’immense façade de verre qui s’élevait sur trois niveaux. À deux jours de Noël, le magasin était ouvert jusqu’à minuit. Il ressemblait à une fourmilière. La foule pressante et compacte faillit faire renoncer le geek. Comme chaque fois qu’il se retrouvait dans ce type de situation, il éprouva une brusque montée d’angoisse. Son cœur pulsa dans sa poitrine et une coulée de sueur lui glaça les flancs. Pris d’un début de vertige, il tenta de s’extraire de cette marée humaine en empruntant l’escalier en plexiglas, point névralgique du magasin, qui reliait les trois étages.
En prenant de la hauteur, il respira un peu mieux et parvint progressivement à calmer son anxiété. Il rejoignit la file d’attente et patienta de longues minutes avant qu’un vendeur ne s’occupe de lui. Une fois le contact établi, l’adolescent sut se montrer convaincant : non seulement il savait ce qu’il voulait, mais il bénéficiait en plus d’un crédit presque illimité. Il choisit donc l’ordinateur le plus puissant, acheta plusieurs écrans ainsi que de nombreux périphériques, des câbles et des rallonges. Tout ce dont il avait toujours rêvé. Après avoir vérifié la validité de sa carte de paiement, le magasin accepta – au vu du montant de sa commande et de la proximité de l’hôtel – de lui livrer dans l’heure tous ses achats.
Fier d’avoir mené à bien la première partie de sa mission, Romuald retourna à pied au Four Seasons. Arrivé dans la suite, il appela le room service, commanda un burger Rossini aux truffes, une forêt noire et un Coca light pour se donner bonne conscience.
Une fois le matériel informatique réceptionné, il posa son baladeur sur les enceintes, programma une playlist appropriée (Led Zep, Blue Oyster Cult, Weezer…) et passa toute la soirée à configurer ses appareils.
Là, dans la chaleur de la chambre, protégé par le bourdonnement des machines, il était dans son univers. Il aimait les ordinateurs, les gadgets, la bouffe et s’offrir de longues échappées solitaires dans des bouquins de science-fiction ou de fantasy. Bien sûr, souvent, il se sentait seul. Très seul. La tristesse montait brusquement comme une vague venue de loin, le prenant à la gorge et le menant au bord des larmes.
Il était mal à l’aise partout, jamais vraiment à sa place, incapable de paraître décontracté. Ses parents et la psy qui le suivait lui répétaient souvent qu’il fallait qu’il « aille vers les autres », qu’il « pratique un sport », qu’il « se fasse des copains et des copines ». Parfois, pour leur faire plaisir, il consentait à quelques efforts qui ne portaient jamais leurs fruits. Il se méfiait trop des gens, de leur regard, de leur jugement, des coups qu’ils étaient capables de lui infliger. Il attendait alors qu’on lui tire quelques flèches et retournait se protéger derrière cette carapace qu’il s’était forgée depuis l’enfance.
Il acheva la mise au point de son installation en terminant son Coca. Il était à la fois excité et désorienté par la situation. Que faisait-il là, à Boston, à six mille kilomètres de chez lui, dans la suite improbable d’un hôtel de luxe avec une femme qu’il connaissait à peine et qui affirmait recevoir des mails du futur ?
Il s’était simplement laissé guider par son instinct. Il avait reconnu en Emma une sorte de grande sœur peut-être aussi paumée et seule que lui. Il devinait que, derrière ses piques, elle avait bon cœur. Surtout, il la sentait proche de la rupture et, pour la première fois de sa vie, il avait l’impression qu’il pouvait être utile à quelqu’un. Même s’il était le seul à le savoir, il sentait qu’il y avait en lui une force et une intelligence qui ne demandaient qu’à s’exprimer.
À présent, ses doigts couraient sur le clavier comme des fantassins à l’assaut d’une citadelle ennemie.
À New York, il avait vu son ami Jarod pénétrer furtivement dans le premier niveau du Domain Awareness System, le système de surveillance globale de la ville qui exploitait en temps réel les caméras de Manhattan. Il en avait retenu quelques manipulations. Assez pour s’attaquer à sa propre cible : le système informatique du Massachusetts General Hospital.
La bataille fut longue, mais à force d’acharnement, il parvint à prendre le contrôle de l’Intranet et de toutes les caméras de surveillance du centre hospitalier. Il poursuivit son piratage en obtenant les autorisations pour accéder aux données médicales des patients ainsi qu’au dossier professionnel et à l’emploi du temps de tous les membres du personnel.
Mécaniquement, il vérifia celui de Kate. La chirurgienne avait fini sa journée et ne reprenait son service que le lendemain matin à huit heures : la matinée dans le bâtiment principal du Heart Center, l’après-midi et la soirée au Children’s Hospital de Jamaica Plain dans la banlieue sud-ouest de Boston.
Romuald fit un effort pour se rappeler ce que lui avait raconté Emma : c’était bien en sortant du parking de l’hôpital pour enfants que Kate devait être percutée par le camion de livraison de farine. En suivant le même « mode opératoire », il ne lui fallut qu’un quart d’heure pour pirater le système informatique de l’antenne de l’établissement. Il passa près d’une heure à se balader de caméra en caméra pour « prendre possession » des lieux, puis se souvint du blog de Kate qu’Emma lui avait demandé de consulter.
Il se connecta donc aux Tribulations d’une Bostonienne.Il s’agissait d’un blog amateur, une sorte de catalogue de bonnes adresses conseillées par la chirurgienne. On y trouvait principalement des recommandations de restaurants, de cafés ou de magasins, chaque article étant illustré d’un ou de plusieurs clichés. Romuald passa une demi-heure à parcourir les billets dans l’ordre de leur publication. Au cours de sa lecture, quelque chose le frappa : l’hétérogénéité du ton des billets. Certains étaient très écrits, d’autres rédigés dans un style beaucoup plus relâché et truffé de fautes d’orthographe. Difficile de croire que c’était la même personne qui avait composé tous ces textes. D’autre part, comment une femme comme Kate – qui ne vivait que pour son travail – trouvait-elle le temps de s’offrir autant d’escapades ?
En approfondissant ses recherches, l’adolescent découvrit que les textes du site n’étaient en réalité que des « copiés /collés » d’autres blogs. Kate s’était visiblement contentée de dupliquer les articles d’autres auteurs.
Mais dans quel but ?
Cette fois, il séchait. Il consacra encore quelques minutes à lire les commentaires du blog. Celui-ci n’était pas très fréquenté, même si un certain « Jonas21 », un visiteur assidu du site, laissait un bref commentaire à chaque article : « intéressant, nous aimerions en savoir davantage », « nous connaissions déjà cet endroit », « restaurant sans intérêt », « nous nous sommes régalés, bravo pour vos conseils ! ».
Romuald écrasa un bâillement. Tout cela devenait trop obscur pour lui. À tout hasard, il envoya à Jarod, son ami informaticien, le lien du blog accompagné d’une petite note lui demandant de vérifier s’il ne trouvait rien d’étrange dans le site. Il lui dit que c’était urgent et lui promit la somme de 1 000 dollars pour son travail.
Il était plus de 1 heure du matin lorsqu’il s’endormit devant ses écrans.
18
Lieutenant Lovenstein
A woman is like a teabag, you never know how strong she is until she gets into hot water.
Eleanor ROOSEVELT
Boston, 2010
Avec sa structure en double hélice qui brillait dans la nuit, l’immeuble de verre de l’Institut du cerveau et de la mémoire ressemblait à une gigantesque molécule d’ADN.
Les portes vitrées du bâtiment s’ouvrirent dans un souffle puissant. Emma s’avança vers l’accueil avec assurance.
– Lieutenant Lovenstein, police de Boston, annonça-t-elle en dégainant sa carte.
– Que puis-je pour vous, lieutenant ?
Emma demanda à s’entretenir avec Joyce Wilkinson.
– Je vais prévenir le professeur, répondit l’hôtesse en décrochant son téléphone. Je vous laisse patienter.
Un peu nerveuse, Emma ouvrit la fermeture éclair de son blouson et fit quelques pas dans le hall dont les murs opalescents et laiteux donnaient l’impression de déambuler dans un vaisseau spatial. De chaque côté des parois, des panneaux lumineux mettaient en scène l’histoire récente de l’institut tout entier dédié à l’étude de l’organe le plus mystérieux et fascinant qui soit.
Le cerveau humain…
Le projet de l’établissement de neuroscience était clair : regrouper certains des plus grands chercheurs de la planète pour faire avancer la connaissance des maladies du système nerveux (Alzheimer, schizophrénie, maladie de Parkinson…).
– Lieutenant, si vous voulez bien me suivre.
Emma emboîta le pas à la réceptionniste.
Un ascenseur silencieux en forme de capsule vitrée les conduisit jusqu’au dernier étage de la tour. Au bout d’un couloir de verre se trouvait un espace tout en transparence : le lieu de travail de Joyce Wilkinson.
La scientifique leva les yeux de son ordinateur portable lorsque Emma franchit la porte de son bureau.
– Entrez donc, lieutenant. Je vous en prie, dit-elle en désignant de la main le siège devant elle.
Comme les photos le laissaient deviner, Joyce Wilkinson était d’origine indienne. Sa peau mate et ses cheveux de jais coupés court contrastaient avec le regard clair et rieur qui luisait derrière ses fines lunettes à monture translucide.
Emma lui montra sa carte sans ciller.
– Je vous remercie de m’accorder quelques minutes de votre temps, professeur.
Joyce hocha la tête. Sous sa blouse ouverte, elle était vêtue simplement d’un pantalon de toile kaki et d’un pull à grosses mailles qui lui donnait l’allure presque enfantine d’un garçon manqué. Son visage carré et juvénile attirait la sympathie.
Avant de s’asseoir, Emma jeta un regard circulaire à la pièce. Les murs étaient tapissés d’écrans plats sur lesquels s’étalaient des dizaines de plans de coupe de cerveaux humains.
– On dirait des toiles d’Andy Warhol, remarqua-t-elle en faisant référence aux couleurs vives des marqueurs d’activité cérébrale qui rendaient les clichés « vivants », presque gais.
Joyce expliqua :
– Il s’agit d’une étude médicale réalisée en Amérique du Sud sur plusieurs milliers de personnes d’une famille élargie dont les membres ont une prédisposition héréditaire à développer la maladie d’Alzheimer.
– Et quelles sont ses conclusions ?
– Elle montre que les signes précurseurs de la maladie apparaissent plus de vingt ans avant les premiers symptômes.
Emma approcha très près d’un des clichés. Elle eut une pensée pour son père, en phase terminale de la maladie, hospitalisé dans une institution du New Hampshire. Comme en écho à ses réflexions, Joyce lui confia :
– Mon père adoptif a développé une forme précoce de la maladie. Ça a bousillé mon enfance, mais ça a aussi déterminé ma vocation.
La « flic » poursuivit l’échange :
– Le cerveau… Tout se passe là-dedans, n’est-ce pas ? fit-elle en désignant son crâne. Des signaux électriques, des connexions entre groupes de neurones…
– Oui, répondit Joyce en souriant. Le cerveau gouverne nos décisions et détermine nos comportements et nos jugements. Il établit la conscience que nous avons de notre entourage et de nous-mêmes et va jusqu’à régler notre façon de tomber amoureux !
Elle avait une voix chaude, légèrement rauque. Un charme puissant. Le médecin hocha la tête en se balançant dans son fauteuil.
– C’est un sujet passionnant, mais ce n’est pas pour discuter de ça que vous êtes venue me voir, n’est-ce pas, lieutenant ?
– En effet. Je suis ici car la BPD mène actuellement une investigation dans laquelle apparaît le nom de Kate Shapiro.
Joyce marqua une vraie surprise.
– Kate ? Que lui reprochez-vous ?
– Sans doute rien de grave, assura Emma. Kate n’est pas la personne principale visée par notre enquête. Je ne peux vous en dire plus pour l’instant, mais je vous remercie pour votre collaboration.
– Comment puis-je vous aider ?
– En répondant à quelques questions. Quand avez-vous rencontré Kate pour la première fois ?
– Eh bien, c’était en… en 1993, affirma-t-elle en comptant sur ses doigts. Nous étions toutes les deux élèves en première année du JMP.
– Le JMP ?
– Le Joint Medical Programde l’université de Berkeley. Il s’agit d’un cursus médical de cinq ans parmi les plus sélectifs du pays. Trois ans de master en sciences sur le campus suivis de deux ans de stage dans différents hôpitaux de Californie.
– À l’université, vous étiez sa meilleure amie, n’est-ce pas ?
Joyce plissa les yeux en silence, laissant les souvenirs remonter lentement du passé.
– Oui, c’est certain. Nous avons partagé la même chambre pendant trois ans à Berkeley avant de louer un petit appartement à San Francisco pendant deux ans. Ensuite, nous avons déménagé à Baltimore pour y débuter notre résidanat.
– Comment était Kate à l’époque ?
La neurologue haussa les épaules.
– Comme aujourd’hui, j’imagine : belle, ambitieuse, intelligente, dotée d’une volonté de fer… Vraiment très douée. Je n’ai jamais vu quelqu’un capable de travailler aussi vite et aussi longtemps. Je me souviens qu’elle dormait très peu et avait une capacité de concentration incroyable. C’était sans doute la meilleure élève de notre promotion.
– D’où venait-elle ?
– D’un petit lycée catholique du Maine dont j’ai oublié le nom. Avant Kate, jamais personne de cet établissement n’avait été admis au JMP. Je me souviens que son score au test d’intégration de l’école avait été le plus élevé depuis la mise en place de l’examen. Et je suis prête à parier que personne ne l’a battu aujourd’hui.
– Comment êtes-vous devenues amies ?
Joyce écarta les mains.
– J’imagine que la maladie de nos parents nous a rapprochées. Kate avait perdu sa mère des suites d’une sclérose en plaques. Nous étions toutes les deux décidées à consacrer notre vie à lutter contre les maladies neurodégénératives.
Emma fronça les sourcils.
– C’est bien ce que vous avez fait vous, mais pas Kate. Elle est devenue chirurgienne cardiaque.
– Oui, elle a changé brutalement de voie en 1999, au milieu de notre deuxième année à Baltimore.
– Vous voulez dire qu’elle a arrêté son résidanat de neurologie en deuxième année pour se réorienter en chirurgie ?
– C’est ça : comme c’était une très bonne élève, John-Hopkins4 a accepté de la transférer en cours d’année pour intégrer le résidanat de chirurgie.
– Quelle était la raison de ce changement ?
– Aujourd’hui encore, je serais incapable de vous le dire. C’est d’ailleurs à partir de cette date que nos chemins ont pris des directions différentes et que nos relations se sont distendues.
Emma insista.
– En réfléchissant, vous ne voyez vraiment pas ce qui a pu déclencher cette décision ?
– C’était il y a plus de dix ans. Nous n’avions que vingt-quatre ans à l’époque. Et puis, en médecine, il n’est pas rare que les étudiants changent d’orientation en cours de route.
– Tout de même, il s’agissait ici de l’engagement d’une vie. Vous disiez que Kate était déterminée à faire une carrière en neurologie.
– Je sais bien, acta Joyce. Quelque chose d’important s’est manifestement passé dans sa vie cette année-là, mais je ne saurais pas vous dire quoi.
Emma s’empara d’un stylo qui traînait sur le bureau et marqua la date « 1999 » sur son avant-bras suivie de la question : « quel événement dans la vie de Kate ? »
– Vous voulez un papier, lieutenant ?
Emma déclina la proposition et poursuivit son « interrogatoire » :
– Kate sortait avec des types, à l’époque ?
– Elle dégageait une sorte de beauté magnétique qui faisait qu’elle était très courtisée. De façon plus prosaïque : tous les mecs bavaient devant elle et rêvaient de la mettre dans leur lit.
– Vous ne répondez pas à ma question, insista Emma. Qui fréquentait-elle ?
Gênée, Joyce essayait apparemment de protéger l’intimité de son ancienne amie.
– C’est du ressort de sa vie privée, non ?
Pour lever ses scrupules, Emma précisa sa question :
– Elle sortait avec Nick Fitch, c’est ça ?
Joyce laissa échapper un imperceptible soupir de soulagement. Satisfaite de ne pas avoir trahi le secret de Kate, elle s’autorisa à la confidence :
– C’est vrai, Nick était le grand amour de Kate.
– Depuis quand sortaient-ils ensemble ? demanda Emma pour profiter de la brèche.
– Dès l’âge de dix-neuf ans. Nous étions en deuxième année à Berkeley lorsque Fitch est venu donner une conférence sur le campus. Kate l’avait déjà rencontré auparavant. Elle est donc allée lui parler après le séminaire et ils ont commencé à se fréquenter. Leur histoire d’amour a commencé en 1994. Fitch était déjà une légende à l’époque. Il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans et avait gagné beaucoup d’argent dans l’industrie du jeu vidéo. À l’époque, dans le milieu du logiciel libre, Unicorn était déjà dans toutes les bouches.
– Qui était au courant de leur relation ?
– Très peu de monde. Personne même, à mon avis, à part la mère de Nick et moi. Fitch a toujours été très discret sur sa vie personnelle. Un vrai parano. Vous ne trouverez aucune photo ni aucun film où on les voit ensemble. Nick y veillait.
– D’où vient cette parano ?
– Je n’en ai pas la moindre idée. En tout cas, c’est quelque chose de très ancré en lui.
Emma marqua une courte pause. Cette parano cadrait mal avec le film qu’elle avait réalisé le matin même sur son téléphone. Pourquoi Kate et Nick s’étaient-ils rencontrés dans un pub où n’importe qui aurait pu les voir ?
– Combien de temps a duré leur liaison ?
– Plusieurs années, mais c’était une relation en pointillé. « Suis-moi, je te fuis ; fuis-moi, je te suis. » Vous voyez le genre ?
– Très bien, malheureusement, souffla Emma.
Joyce sourit puis poursuivit :
– D’après ce qu’elle me confiait, Kate souffrait beaucoup de l’inconstance de Nick. Elle lui reprochait son manque d’engagement. Un jour, il pouvait se montrer très épris, mais redevenait distant dès le lendemain. Ils ont rompu plusieurs fois, mais ils finissaient toujours par se remettre ensemble. Elle était vraiment accro et elle aurait fait n’importe quoi pour lui, y compris cette stupide opération de chirurgie esthétique.
Emma ressentit un picotement dans le ventre. Elle avait vu juste…
– C’était en quelle année ?
De nouveau, Joyce compta sur ses doigts.
– Pendant l’été 1998, à la fin de notre première année de résidanat, quelques mois donc avant que Kate change de spécialité.
– Pour vous, elle a fait cette opération pour plaire à Fitch ?
– Oui, ça me semble évident. À cette époque, Kate ne comprenait pas pourquoi Nick la repoussait. Elle n’avait plus confiance en elle. Cette opération, c’était un geste désespéré.
Emma changea de sujet.
– Jusqu’à quand Kate et Nick se sont-ils fréquentés ?
Joyce secoua la tête.
– Je n’en sais strictement rien. Comme je vous l’ai dit, nous nous sommes perdues de vue lorsque Kate a changé de filière. On s’envoyait un e-mail de temps à autre, mais c’en était fini des confidences. Après Baltimore, elle est revenue à San Francisco pour terminer son résidanat, puis elle a suivi une formation de chirurgie cardiaque à New York. Il y a cinq ans, elle a conclu sa spécialisation par un clinicat en transplantation cardiaque à Boston et, dans la foulée, elle a réussi à obtenir un poste de titulaire au MGH.
Emma prit la balle au bond.
– Vous vous êtes donc retrouvées toutes les deux dans la même ville au même moment ?
– À peu près. J’ai rejoint le Brain Institute il y a trois ans et demi.
– J’imagine qu’à votre arrivée ici vous avez cherché à revoir votre amie…
Légèrement mal à l’aise, Joyce attendit quelques secondes avant de répondre.
– Oui, je l’ai contactée et nous avons pris un verre dans un café de Back Bay. C’était quelques mois après son accouchement. Elle m’a dit qu’elle était très heureuse, très satisfaite de sa vie de famille et très amoureuse de son mari, un prof de philo de Harvard.
– Vous l’avez crue ?
– Je n’avais aucune raison de ne pas le faire.
– Vous avez reparlé de Nick ?
– Non, ce n’était pas le moment. Elle venait de se marier et d’avoir un enfant. Je n’allais pas remuer le passé.
– Vous vous êtes revues par la suite ?
– Je lui ai proposé, mais elle n’a jamais répondu à mes e-mails ou à mes coups de fil. Au bout d’un moment, j’ai abandonné.
Joyce poussa un soupir et le silence retomba dans la pièce. Emma tourna la tête vers la fenêtre. En plissant les yeux, elle distingua la rivière, noire et sombre, qui coulait en contrebas.
– Très bien. Merci de votre coopération, dit-elle en se levant.
Joyce se leva à son tour.
– Je vous raccompagne, lieutenant.
Emma suivit la scientifique dans le couloir puis dans l’ascenseur.
– Vous ne pouvez vraiment pas me dire ce que l’on reproche à Kate ? insista Joyce en appuyant sur le bouton pour se rendre au rez-de-chaussée.
– C’est encore trop tôt, je suis désolée. Je vous demanderai également de ne parler à personne de notre entretien.
– Comme vous voulez. J’espère sincèrement qu’il n’est rien arrivé de grave, mais quoi que Kate ait pu faire, il y a une chose que vous devez bien comprendre : lorsqu’elle entreprend quelque chose, elle le fait avec intelligence et détermination. Et elle va jusqu’au bout. Elle n’a qu’une seule faille, qu’un seul point faible.
– L’amour ?
– Sans aucun doute. Kate disait elle-même que lorsqu’elle était amoureuse, elle sentait son âme russe se réveiller et qu’elle était capable des plus grands excès. Croyez-moi, ce n’était pas une plaisanterie.
Joyce lui tendit sa carte alors qu’elles arrivaient dans le hall de l’institut.
– Si vous avez besoin d’autres renseignements, n’hésitez pas, lieutenant.
– Merci. Une dernière question : est-ce que Kate aurait été capable de faire quelque chose pour se venger de Nick ?
Joyce ouvrit les mains dans un geste d’impuissance. Les deux femmes continuèrent à discuter une bonne demi-heure dans la lumière laiteuse du Brain Institute.
Enfin, Emma sortit dans la nuit. Il était tard. La neige avait cessé de tomber, mais un froid polaire figeait le campus.
Pas le moindre taxi à l’horizon. Elle marcha jusqu’à la station Kendall/MIT et rentra en métro jusqu’à Boston.