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Demain
  • Текст добавлен: 9 октября 2016, 16:57

Текст книги "Demain"


Автор книги: Guillaume Musso



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            Elle avait intégré le lycée hôtelier de Charleston qui proposait une formation solide en œnologie. Une fois son diplôme en poche, elle avait quitté sans regret son bled paumé. Direction New York ! Elle avait d’abord été serveuse dans un établissement modeste, puis chef de rang dans un restaurant à la mode de West Village. Elle travaillait alors jusqu’à seize heures par jour, servant à table, conseillant les vins et s’occupant du bar. Un jour, elle était tombée sur un drôle de client. Quelqu’un dont elle avait immédiatement reconnu le visage : son idole, Jonathan Lempereur. Celui que les critiques gastronomiques surnommaient le « Mozart de la gastronomie ». Le chef dirigeait un prestigieux restaurant de Manhattan : le fameux Imperator, considéré par certains comme la « meilleure table du monde ». L’Imperator était vraiment le saint des saints, accueillant chaque année des milliers de clients venus des quatre coins de la planète, et il fallait souvent attendre plus d’un an pour obtenir une réservation. Ce jour-là, Lempereur déjeunait avec sa femme. Incognito. À l’époque, il possédait déjà des restaurants dans le monde entier. C’était un type incroyablement jeune pour être à la tête d’un tel empire.

            Emma avait pris son courage à deux mains et avait osé aborder l’« idole ». Jonathan l’avait écoutée avec intérêt et, très vite, le déjeuner s’était transformé en entretien d’embauche. Le succès n’avait pas tourné la tête de Lempereur. Il était exigeant, mais humble, toujours à l’affût de nouveaux talents. Au moment de régler l’addition, il lui avait tendu sa carte en disant :

            – Vous commencez demain.

            Le lendemain, elle signait un contrat de chef sommelier adjoint à l’Imperator. Pendant trois ans, elle s’était formidablement bien entendue avec Jonathan. Lempereur avait une créativité débordante et la recherche de l’accord entre les mets et le vin avait toute sa place dans sa cuisine. Professionnellement, elle avait réalisé son rêve. L’année précédente, après une rupture conjugale, le chef français avait rendu son tablier. Le restaurant avait été repris, mais même si Jonathan Lempereur n’était plus aux fourneaux, son esprit continuait à imprégner les lieux, et les plats qu’il avait créés figuraient toujours à la carte.

            – Je vous remercie pour votre présence et j’espère que vous avez passé une bonne soirée, lança-t-elle pour mettre fin à la séance.

            Elle salua les clients, fit un rapide débriefing avec son assistant et récupéra ses affaires pour rentrer chez elle.

            *

            Emma prit l’ascenseur et en quelques secondes se retrouva au pied du Rockefeller Center. Il faisait nuit depuis longtemps. De la buée sortait de sa bouche. Le vent glacial qui balayait le parvis n’avait pas découragé les nombreux badauds se pressant contre les barrières pour photographier l’immense sapin de Noël qui dominait la patinoire. Haut d’une trentaine de mètres, l’arbre ployait sous les guirlandes électriques et les décorations. Le spectacle était impressionnant, mais donna le cafard à Emma. Ça avait beau être un cliché, le poids de la solitude était vraiment plus lourd lors des fêtes de fin d’année. Elle s’approcha du bord du trottoir, ajusta son bonnet et resserra son écharpe tout en scrutant les lumineux sur le toit des taxis, espérant, sans trop y croire, repérer une voiture libre. Malheureusement, c’était l’heure de pointe et tous les yellow cabsqui passaient devant elle avaient déjà chargé des passagers. Résignée, elle fendit la cohue et marcha d’un pas pressé jusqu’à l’angle de Lexington Avenue et de la 53 eRue. Elle s’engouffra dans la station de métro et prit la ligne E, direction downtown. C’était prévisible, le wagon était bondé et elle voyagea debout, comprimée par les autres usagers.

            Malgré les secousses, elle extirpa son téléphone et relut le SMS qu’elle connaissait pourtant par cœur.

            Je suis de passage à New York cette semaine. On dîne

            ensemble ce soir ?

            Tu me manques.

            François

            Va te faire foutre, sale connard. Je ne suis pas à ta disposition !fulmina-t-elle en ne quittant pas l’écran des yeux.

            François était l’héritier d’un important vignoble du Bordelais. Elle l’avait rencontré deux ans plus tôt lors d’un voyage de découverte des cépages français. Il ne lui avait pas caché qu’il était marié et père de deux enfants, mais elle avait néanmoins répondu à ses avances. Emma avait prolongé son voyage en France et ils avaient passé une semaine de rêve à parcourir les routes du vin de la région : la célèbre « route du Médoc » sur la piste des grands crus classés et des châteaux, la « route des coteaux » avec ses églises romanes et ses sites archéologiques, les bastides et les abbayes de l’Entre-Deux-Mers, le village médiéval de Saint-Émilion… Par la suite, ils s’étaient revus à New York, au gré des déplacements professionnels de François. Ils avaient même passé une autre semaine de vacances à Hawaï. Deux ans d’une relation épisodique, passionnelle et destructrice. Deux ans d’attente déçue. Chaque fois qu’ils se retrouvaient, François promettait qu’il était sur le point de quitter sa femme. Elle ne le croyait pas vraiment, bien entendu, mais elle l’avait dans la peau, alors…

            Et puis un jour, tandis qu’ils devaient partir en week-end, François lui avait envoyé un message pour lui dire qu’il aimait encore sa femme et qu’il souhaitait mettre fin à leur relation. Plusieurs fois déjà dans sa vie, Emma avait flirté avec les limites – boulimie, anorexie, scarifications –, et l’annonce de cette rupture ouvrit un gouffre en elle.

            Un sentiment profond de vide l’avait alors dévastée. Ses lignes de fracture s’étaient creusées, ses zones de fragilité avaient contaminé tout son être. Soudain, l’existence n’avait plus rien à lui offrir et la vie lui avait semblé n’être que douleur. Pour faire taire cette souffrance, elle n’avait trouvé comme solution que de s’allonger dans sa baignoire et de se taillader les poignets. Deux profonds coups de cutter à chaque bras. Ce n’était pas un appel à l’aide, ce n’était pas du cinéma. Cette crise suicidaire avait été brutale, déclenchée par cette déception amoureuse, mais le mal venait de plus loin. Emma voulait que sa vie s’arrête, et elle aurait réussi si son imbécile de frère n’avait choisi ce moment pour débarquer dans son appartement, lui reprochant de n’avoir pas payé ce mois-ci la maison de retraite de leur père.

            En repensant à cet épisode, Emma sentit un long frisson glacer son échine. La rame de métro arriva à la station de la 42 eRue, terminal des bus. Là, le wagon se vida et elle put enfin trouver une place. Elle venait de s’asseoir lorsque son portable vibra. François insistait :

            Je t’en supplie, chérie, réponds-moi. Laissons-nous une

            nouvelle chance. Fais-moi un signe. S’il te plaît.

            Tu me manques tellement.

            Ton François

            Emma ferma les yeux et respira lentement. Son ancien amant était un manipulateur égoïste et inconstant. Il savait user de sa séduction pour se composer un personnage de héros au grand cœur et assurer son emprise sur elle. Il était capable de lui faire perdre tout contrôle. Il savait cruellement profiter de ses faiblesses et de son manque de confiance en elle. Il s’engouffrait dans ses failles, grattait ses cicatrices. Surtout, il avait l’art de farder la réalité pour présenter les choses à son avantage, quitte à la faire passer pour une mythomane.

            Pour ne pas être tentée de répondre, elle éteignit son portable. Elle avait consacré trop d’efforts pour se défaire de son emprise. Elle refusait de retomber dans son piège juste parce qu’elle se sentait seule à l’approche de Noël.

            Car son pire ennemi n’était pas François. Son pire ennemi, c’était elle-même. Elle ne pouvait se résoudre à vivre sans passion. Derrière son côté lisse et drôle, elle connaissait son impulsivité, son instabilité émotionnelle qui, lorsqu’elles prenaient le dessus, la plongeaient alternativement dans des périodes de profonde dépression et d’euphorie incontrôlable.

            Elle se méfiait de sa terreur de l’abandon qui pouvait la faire basculer à tout moment et sombrer dans l’autodestruction. Sa vie affective était jonchée de relations douloureuses. En amour, elle avait trop donné à des personnes qui ne le méritaient pas. Des sales types comme François. Mais il y avait en elle quelque chose qu’elle ne comprenait pas, qu’elle ne maîtrisait pas. Une force obscure, une addiction la poussant dans les bras d’hommes qui n’étaient pas libres. Elle recherchait sans discernement une sorte de fusion, sachant très bien qu’au fond ces relations ne lui apporteraient ni la sécurité ni la stabilité auxquelles elle aspirait tant. Mais elle insistait et, avec dégoût, elle se faisait la complice de leurs infidélités, brisant des ménages, même si c’était contraire à ses valeurs et à ses aspirations.

            Heureusement, la psychothérapie qu’elle suivait depuis quelques mois l’avait aidée à prendre du recul et à se méfier de ses émotions. Désormais, elle savait qu’elle devait penser à se protéger et à se tenir éloignée des individus néfastes.

            Elle arriva au terminal de la ligne : la station World Trade Center. Ce quartier du sud de la ville avait été complètement dévasté par les attentats. Aujourd’hui, il était toujours en travaux, mais bientôt, plusieurs tours de verre et d’acier domineraient la skyline new-yorkaise. Un symbole de la capacité de Manhattan à sortir plus fort de toutes les épreuves, pensa Emma en montant les escaliers pour rejoindre Greenwich Street.

            Un exemple à méditer…

            Elle marcha d’un pas vif jusqu’au croisement de Harrison Street et s’engagea sur l’esplanade d’un complexe d’habitations constitué de hauts bâtiments de brique marron construits au début des années 1970, lorsque TriBeCa n’était qu’une zone industrielle recouverte d’entrepôts. Elle composa le code d’entrée et poussa des deux bras une lourde porte en fonte.

            Pendant longtemps, le 50 North Plaza avait abrité des centaines d’appartements à loyers modérés dans ses trois tours de quarante étages. Aujourd’hui, les prix avaient flambé dans le quartier et l’immeuble allait être rénové. En attendant, le hall avait une allure triste et délabrée : murs décrépis, éclairage terne, propreté douteuse. Emma prit le courrier dans sa boîte aux lettres et emprunta l’un des ascenseurs pour rejoindre l’avant-dernier étage où se trouvait son appartement.

            – Clovis !

            À peine avait-elle franchi le seuil que déjà son chien rebondissait devant elle, lui faisant fête.

            – Laisse-moi au moins refermer la porte ! se plaignit-elle en caressant la peau ample du shar-pei qui ondulait en plis secs et durs.

            Elle posa son sac et joua quelques minutes avec le chien. Elle aimait sa silhouette compacte et robuste, sa truffe épaisse, ses yeux francs enfoncés dans sa tête en triangle, son air gentiment boudeur.

            – Toi, au moins, tu me seras toujours fidèle !

            Comme pour le remercier, elle lui servit un gros bol de croquettes.

            L’appartement était petit – à peine 40 mètres carrés –, mais il avait du charme : parquet clair en bois brut, murs de briques apparentes, grande baie vitrée. La cuisine ouverte s’articulait autour d’un comptoir en grès noir et de trois tabourets en métal brossé. Quant au « salon », il était envahi de livres classés sur des étagères. Fictions américaines et européennes, essais sur le cinéma, ouvrages sur le vin et la gastronomie. L’immeuble avait quantité de défauts : une vieille plomberie, des dégâts des eaux récurrents, une buanderie infestée de souris, des ascenseurs toujours en panne, une climatisation défectueuse, des murs si fins qu’ils tremblaient pendant les orages et ne laissaient rien ignorer de l’intimité des voisins. Mais la vue était envoûtante et dégagée, dominant le fleuve et offrant des perspectives à couper le souffle sur Lower Manhattan. En enfilade, on voyait la succession des buildings illuminés, des quais de l’Hudson et des embarcations qui glissaient sur le fleuve.

            Emma retira manteau et écharpe, pendit son tailleur sur un mannequin, enfila un vieux jean et un tee-shirt trop large des Yankees avant de rentrer dans la salle de bains se démaquiller.

            Le miroir lui renvoya l’image d’une jeune femme de trente-trois ans aux cheveux bruns légèrement ondulés, au regard vert clair et au nez pointu sur lequel s’égrenaient quelques taches de rousseur. Dans ses (très) bons jours, on pouvait lui trouver une vague ressemblance avec Kate Beckinsale ou Evangeline Lilly, mais aujourd’hui n’était pas un bon jour. Ultime effort pour ne pas se laisser envahir par la tristesse, elle adressa au miroir une grimace moqueuse. Elle ôta ses lentilles de contact qui lui piquaient les yeux, chaussa sa paire de lunettes de myope et gagna la cuisine pour se préparer du thé.

            Brrr, ça caille ici, frissonna-t-elle en s’emmitouflant dans un plaid et en augmentant la puissance du radiateur. Comme l’eau tardait à bouillir, elle s’installa sur l’un des tabourets du bar et ouvrit son ordinateur portable posé sur le comptoir.

            Elle mourait de faim. Elle se connecta au site d’un restaurant japonais qui livrait à domicile et se commanda une soupe miso ainsi qu’un assortiment de sushis, de makis et de sashimis.

            Elle reçut un e-mail de confirmation, vérifia sa commande et l’heure de livraison, puis en profita pour parcourir ses autres messages, redoutant un courrier de son ancien amant.

            Heureusement, il n’y avait pas de message de François.

            Mais il y avait un autre courrier, énigmatique, écrit par un certain Matthew Shapiro.

            Un homme dont elle n’avait jamais entendu parler auparavant.

            Et qui allait bouleverser sa vie…

 3

            Le message

            Quand la souffrance est ce que l’on connaît le mieux, y renoncer est une épreuve.

            Michela MARZANO

            Boston

            Quartier de Beacon Hill

            20 heures

            – Maman ne va pas revenir, hein, papa ? demanda Emily en boutonnant son pyjama.

            – Non, elle ne reviendra jamais,confirma Matthew en prenant sa fille dans ses bras.

            – Ce n’est pas juste, se plaignit la gamine d’une voix tremblante.

            – Non, ce n’est pas juste. La vie est comme ça, parfois, répondit-il abruptement en la hissant sur son lit.

            La petite pièce mansardée était chaleureuse et accueillante, et elle évitait les tons mièvres ou pastel qu’on trouvait trop souvent dans les chambres d’enfant. Lorsque Matthew et Kate avaient restauré la maison, ils avaient cherché à restituer pour chaque pièce le cachet d’origine. Pour celle-ci, ils avaient abattu une cloison, décapé et ciré le vieux parquet pour lui redonner son lustre ancien, et chiné des meubles d’époque : lit en bois brut, commode cérusée, fauteuil habillé de chanvre, cheval à bascule, coffre à jouets en cuir et en laiton.

            Matthew caressa la joue d’Emily en lui adressant un regard qu’il espérait rassurant.

            – Tu veux que je te lise une histoire, chérie ?

            Les yeux baissés, elle secoua la tête tristement.

            – Non, ça va.

            Il grimaça. Depuis quelques semaines, il sentait sa fille très angoissée, comme s’il lui avait transmis son propre stress, et cette constatation le culpabilisait. Devant elle, il s’employait pourtant à masquer sa peine et son angoisse, mais ça ne fonctionnait pas : les enfants avaient un sixième sens pour détecter ce genre de choses. Matthew avait beau se raisonner, il était tout entier dévoré par une inquiétude : la peur irrationnelle de perdre sa fille après avoir perdu sa femme. Il était désormais convaincu que le danger était partout et cette crainte le conduisait à surprotéger Emily au risque de l’étouffer et de lui faire perdre de sa confiance en elle.

            La vérité, c’est qu’il était un père dépassé. Dans les premières semaines, il avait été déstabilisé par la quasi-indifférence affichée par Emily. À l’époque, l’enfant semblait imperméable à la douleur, comme si elle ne comprenait pas vraiment que sa mère était morte. À l’hôpital, la psychologue qui suivait la petite fille avait toutefois expliqué à Matthew que ce comportement n’était pas anormal. Pour se protéger, certains enfants gardaient volontairement à distance un événement traumatique, attendant inconsciemment de se sentir plus solides pour pouvoir s’y confronter.

            Les questions sur la mort étaient venues plus tard. Pendant quelques mois, Matthew avait fait face en s’aidant des conseils de la psy, d’albums dessinés et de métaphores. Mais les interrogations d’Emily se faisaient désormais plus concrètes, plongeant son père dans l’embarras et le poussant dans ses retranchements. Comment une enfant de quatre ans et demi se représente-t-elle la mort ? Il ne savait pas quel vocabulaire utiliser, n’était pas certain des mots qu’elle était en âge de comprendre. La psychologue lui avait conseillé de ne pas s’inquiéter, lui expliquant qu’en grandissant Emily prendrait davantage conscience du caractère définitif de la disparition de sa mère. D’après elle, ces interrogations étaient saines. Elles permettaient de sortir du silence, d’éviter les tabous et, à terme, de se libérer de la peur.

            Mais Emily était visiblement loin d’avoir atteint cette phase libératrice. Au contraire, tous les soirs, à l’heure du coucher, elle ressassait les mêmes angoisses et les mêmes questions aux réponses douloureuses.

            – Allez, au lit !

            Pensive, la petite fille se glissa sous la couverture.

            – Grand-mère dit que maman est au ciel… commença-t-elle.

            – Maman n’est pas au ciel, grand-mère dit des bêtises, la coupa Matthew en maudissant sa mère.

            Kate n’avait pas de famille. Lui s’était éloigné très tôt de ses parents, deux égoïstes qui passaient une retraite tranquille à Miami et qui n’avaient pas pris la mesure de son chagrin. Ils n’avaient jamais vraiment aimé Kate, lui reprochant de faire passer sa carrière avant sa famille. Un comble pour des parents qui n’avaient jamais pensé qu’à eux-mêmes ! Le premier mois qui avait suivi la disparition de Kate, ils étaient bien venus à Boston pour le soutenir et s’occuper d’Emily, mais cette sollicitude n’avait pas duré. Désormais, ils se contentaient de téléphoner une fois par semaine pour prendre des nouvelles et pour raconter ce genre d’inepties à leur petite-fille.

            Cela le mettait hors de lui ! Il n’était pas question qu’il accepte l’hypocrisie de la religion. Il ne croyait pas en Dieu, n’y avait jamais cru, et ce n’était pas la mort de sa femme qui allait changer les choses ! Pour lui, être « philosophe » impliquait une forme d’athéisme, et c’était une vision qu’il partageait avec Kate. La mort marquait la fin de tout. Il n’y avait rien d’autre, pas d’après, juste le vide, le néant total et absolu. Il lui était inconcevable, même pour rassurer sa fille, de la bercer d’une illusion à laquelle il n’adhérait pas.

            – Si elle n’est pas au ciel, elle est où, alors ? insista l’enfant.

            – Son corps est au cimetière, tu le sais bien. Mais son amour, lui, n’est pas mort, concéda-t-il. Il est toujours dans nos cœurs et dans notre mémoire. On peut continuer à entretenir son souvenir en parlant d’elle, en se rappelant les bons moments passés ensemble, en regardant des photos et en allant nous recueillir sur sa tombe.

            Emily hocha la tête, loin d’être convaincue.

            – Tu vas mourir toi aussi, n’est-ce pas ?

            – Comme tout le monde, admit-il, mais…

            – Mais si tu meurs, qui s’occupera de moi ? paniqua-t-elle.

            Il la serra très fort dans ses bras.

            – Je ne vais pas mourir demain, chérie ! Je ne vais pas mourir avant cent ans. Je te le promets !

            « Je te le promets », répéta-t-il en sachant pourtant très bien que cette promesse ne reposait que sur du vent.

            Le câlin se prolongea encore quelques minutes. Puis Matthew borda Emily et éteignit les lumières à l’exception de la veilleuse suspendue au-dessus du lit. Avant d’entrebâiller la porte, il embrassa une dernière fois sa fille en lui promettant qu’April passerait lui dire bonne nuit.

            *

            Matthew descendit l’escalier qui débouchait dans le salon. Le rez-de-chaussée de la demeure baignait dans une lumière tamisée. Il vivait depuis trois ans dans cette maison de brique rouge à l’angle de Mount Vernon Street et de Willow Street. Une jolie townhouseà la porte blanche massive et aux volets en bois sombre, dont la vue donnait sur Louisburg Square.

            Il se pencha à la fenêtre et observa les guirlandes électriques qui clignotaient, accrochées aux grilles du parc. Toute sa vie, Kate avait rêvé d’habiter dans le cœur historique de Boston. Une petite enclave préservée, avec ses maisons victoriennes, ses trottoirs pavés et ses ruelles fleuries bordées d’arbres et d’antiques lampadaires à gaz. Un endroit magique qui donnait l’impression que le temps s’était arrêté, figeant les demeures dans un charme chic et désuet. Un cadre de vie qui n’était pas à la portée de la bourse d’un médecin exerçant en hôpital universitaire et d’un prof de fac qui venait à peine de solder le remboursement de son prêt étudiant ! Mais il en fallait davantage pour décourager Kate. Pendant des mois, elle avait parcouru les commerces du quartier, placardant partout des affichettes. Alors qu’elle s’apprêtait à déménager en maison de retraite, une vieille dame était tombée sur son annonce. Cette riche Bostonienne détestait les agents immobiliers et préférait vendre « de particulier à particulier » la maison dans laquelle elle avait passé toute sa vie. Kate avait dû lui plaire, car elle avait miraculeusement accepté de revoir son prix à la baisse, assortissant néanmoins son offre d’un ultimatum. Ils avaient eu vingt-quatre heures pour se décider. Même avec un important rabais, la somme restait conséquente. C’était l’engagement d’une vie, mais portés par leur amour et leur foi en l’avenir, Matthew et Kate avaient franchi le pas, s’étaient endettés pour trente ans et avaient passé tous leurs week-ends le nez dans le plâtre et la peinture. Eux qui n’avaient jamais bricolé de leur vie étaient devenus des « spécialistes » de la plomberie, de la restauration du parquet et du montage de circuits électriques encastrés.

            Kate et lui avaient développé un rapport presque charnel avec la vieille demeure. Leur domicile était leur abri intime, là où ils avaient prévu d’élever leurs enfants, là où ils avaient envisagé de vieillir. A shelter from the storm2, comme le chantait Bob Dylan.

            Mais à présent que Kate était morte, quel était le sens de tout cela ? L’endroit était lourd de souvenirs encore à vif. Les meubles, la décoration et même certaines odeurs qui continuaient à flotter dans l’air (bougies parfumées, pots-pourris, bâtonnets d’encens) étaient rattachés à la personnalité de Kate. Tout cela donnait sans cesse à Matthew l’impression que sa femme hantait la maison. Malgré ça, il ne s’était senti ni la volonté ni le courage de déménager. Dans cette période d’instabilité, la townhouseconstituait l’un de ses derniers repères.

            Mais seule une partie de la maison était figée dans le souvenir. Le dernier étage était aujourd’hui égayé par la présence d’April qui louait une belle chambre, une salle de bains, un grand dressing et un petit bureau. À l’étage du dessous se trouvaient la propre chambre de Matthew, celle d’Emily et celle de l’enfant qu’ils avaient prévu d’avoir très bientôt avec Kate… Quant au rez-de-chaussée, il était aménagé comme un loft avec un grand salon et une cuisine ouverte.

            Matthew sortit de sa torpeur et cligna plusieurs fois des yeux pour chasser ces pensées douloureuses. Il passa dans la cuisine, le lieu où ils aimaient tant autrefois prendre leur petit déjeuner et se retrouver le soir pour se raconter leur journée, attablés côte à côte derrière le comptoir. Du frigo, il sortit un pack de bière blonde. Il décapsula une bouteille et prit une nouvelle barrette d’anxiolytique qu’il fit passer avec une lampée d’alcool. Le cocktail Corona/médocs. Il ne connaissait pas de meilleur remède pour s’abrutir et trouver rapidement le sommeil.

            – Hé, beau gosse, fais attention avec ce genre de mélange, ça peut être dangereux ! l’interpella April en descendant l’escalier.

            Elle s’était changée pour sortir et, comme à son habitude, elle était somptueuse.

            Chaussée sur des talons vertigineux, elle arborait avec un naturel déconcertant un ensemble excentrique, mais chic, à tendance fétichiste : haut transparent à liseré bordeaux, short en cuir verni, collants opaques et cardigan sombre aux manches cloutées. Elle avait noué ses cheveux en chignon, mis un fond de teint nacré qui faisait ressortir son rouge à lèvres couleur sang.

            – Tu ne veux pas m’accompagner ? Je vais au Gun Shot, le nouveau pub près des quais. Leur tête de porc en friture est une vraie tuerie. Et leur mojito, je ne t’en parle même pas. En ce moment, c’est là que sortent les plus belles filles de la ville.

            – Et Emily, je la laisse seule dans sa chambre ?

            April balaya l’objection.

            – On peut demander à la fille des voisins. Elle ne se fait jamais prier pour jouer les baby-sitters.

            Matthew secoua la tête.

            – Je n’ai pas envie que ma gosse de quatre ans et demi se réveille dans une heure après un cauchemar pour découvrir que son père l’a abandonnée pour aller boire des mojitos dans un bar pour lesbiennes satanistes.

            Agacée, April réajusta son long bracelet manchette griffé d’arabesques pourpres.

            – Le Gun Shot n’est pas un bar pour lesbiennes, s’énerva-t-elle. Et puis, je suis sérieuse, Matt, ça te ferait du bien de sortir, de voir du monde, d’essayer de nouveau de plaire aux femmes, de faire l’amour…

            – Mais comment veux-tu que je retombe amoureux ? Ma femme…

            – Je ne te parle pas de sentiments, coupa-t-elle. Je te parle de baise ! De corps à corps, d’allégresse, de plaisir des sens. Je peux te présenter des copines. Des filles ouvertes qui ne cherchent qu’à s’amuser un peu.

            Il la regarda comme une étrangère.

            – Très bien, je n’insiste pas, dit-elle en boutonnant son cardigan. Mais tu ne t’es jamais demandé ce que Kate penserait ?

            – Je ne comprends pas.

            – Si elle pouvait te voir de là-haut, qu’est-ce qu’elle penserait de ton comportement ?

            – Il n’y a pas de là-haut ! Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !

            Elle réfuta l’argument.

            – Peu importe. Je vais te dire ce qu’elle penserait, moi : elle aimerait te voir avancer, elle aimerait que tu te secoues, que tu te donnes au moins une chance de retrouver le goût de vivre.

            Il sentit monter la colère en lui.

            – Comment peux-tu parler en son nom ? Tu ne la connaissais pas ! Tu ne l’as même jamais rencontrée !

            – C’est vrai, admit April, mais je pense que, d’une certaine façon, tu te complais dans la douleur et que tu l’entretiens, car ta douleur est le dernier lien qui te rattache encore à Kate et…

            – Arrête avec ta psychologie de magazine féminin ! s’emporta-t-il.

            Vexée, elle ne prit pas la peine de lui répondre et sortit en claquant la porte derrière elle.

            *

            Resté seul, Matthew trouva refuge sur son canapé. Il but au goulot une bouteille de bière, puis il s’allongea et se massa les paupières.

            Bordel…

            Il n’avait aucune envie de refaire l’amour, aucune envie de caresser un autre corps ou d’embrasser un autre visage. Il avait besoin d’être seul. Il ne cherchait personne pour le comprendre, personne pour le consoler. Il voulait juste cuver sa douleur, avec pour seuls compagnons son fidèle tube de médocs et sa chère Corona.

            Dès qu’il ferma les yeux, les images défilèrent dans sa tête comme un film qu’il avait déjà visionné des centaines de fois. La nuit du 24 au 25 décembre 2010. Ce soir-là, Kate était de garde jusqu’à 21 heures au Children’s Hospital de Jamaica Plain, l’annexe du MGH3 spécialisée en pédiatrie. Kate l’avait appelé à la fin de son service.

            – Ma voiture est encore en rade sur le parking de l’hôpital, chéri. Comme toujours, c’est toi qui avais raison : il faut vraiment que je me débarrasse de cette guimbarde.

            – Je te l’ai dit mille fois…

            – Mais j’y suis tellement attachée à ce vieux coupé Mazda ! Tu sais que c’est la première voiture que j’ai pu me payer lorsque j’étais étudiante !

            – C’était dans les années 1990, mon cœur, et à l’époque, c’était déjà une « seconde main »…

            – Je vais essayer d’attraper un métro.

            – Tu plaisantes ? Dans le coin, à cette heure-ci, c’est trop dangereux. Je prends ma moto et je viens te chercher.

            – Non, il fait vraiment très froid. Il tombe un mélange de pluie et de neige, c’est pas prudent, Matt !

            Comme il insistait, elle avait fini par céder.

            – D’accord, mais fais attention, alors !

            Ses dernières paroles avant de raccrocher.

            Matthew avait enfourché sa Triumph. Alors qu’il venait de quitter Beacon Hill, Kate avait dû réussir à faire démarrer le moteur de la petite Mazda. Car à 21 h 07, un camion qui livrait de la farine dans les boulangeries du centre-ville l’avait percutée de plein fouet alors qu’elle sortait du parking de l’hôpital.

            Propulsée contre le mur d’enceinte, la voiture avait fait un tonneau avant d’atterrir sur le toit. Malheureusement, le camion s’était renversé à son tour sur le trottoir, écrasant de tout son poids le véhicule. Lorsque Matthew était arrivé à l’hôpital, les pompiers s’activaient pour essayer de désincarcérer le corps de Kate, prisonnier d’un piège de tôles compressées. Il avait fallu plus d’une heure aux secours pour l’évacuer sur le MGH où elle était décédée dans la nuit des suites de ses blessures.


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