Текст книги "Belle Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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d'emmener le prisonnier et sortit. Au seuil, Gauthier se retourna.
– Ne vous tourmentez pas pour moi, dame Catherine. Oubliez-moi et suivez mon conseil : fuyez si vous le pouvez !
Figées sur place, Catherine et Sara le regardèrent disparaître. La porte se referma. Les yeux de Catherine, que la colère faisait presque noirs, tournèrent et rencontrèrent ceux de Sara.
– Voici donc l'homme dont tu me conseillais de me méfier ! dit-elle amèrement. Puis-je encore douter de sa loyauté ?
– Je reconnais qu'il vient d'agir en fidèle serviteurs... pour quelque raison sentimentale que ce soit, fit Sara qui tenait à ses opinions. Mais que vas-tu faire maintenant ? Savoir tout ce que cela veut dire ! s'écria-t-elle. Et je te jure que je n'attendrai pas une minute de plus pour essayer d'apprendre ce que l'on me réserve dans cette maison.
Fébrilement, avec des doigts qui s'énervaient, elle essayait de refaire les nattes qu'elle avait dénouées, mais elle n'y arrivait pas. La colère la faisait trembler.
– Laisse-moi faire ! coupa Sara en s'emparant des cheveux de la jeune femme. Je vais te coiffer puis tu changeras de robe. Autant te présenter avec le maximum de dignité... et non pas faite comme une zin– gara !
Catherine n'avait pas envie de sourire. Elle s'assit, très raide, pour permettre à Sara de refaire l'édifice de sa coiffure et de lui ôter la poussière du voyage. Mais tout le temps que dura l'opération Sara put voir les doigts minces de Catherine se croiser et se décroiser nerveusement sur ses genoux.
– Il faut que j'en aie le cœur net ! répétait-elle. Il faut que j'en aie le cœur net !
Quand les trompes du château cornèrent l'eau, Catherine était prête. Sara l'avait vêtue d'une robe de velours, coiffée de deux cornes de dentelle. Elle était, ainsi, très belle et un peu imposante. Elle s'échappa des mains habiles de Sara comme on se sauve et marcha vers la porte avec tant de décision que Sara ne put retenir un sourire.
– Tu as l'air d'un petit coq de combat, lui lança-t-elle.
– Et toi, gronda la jeune femme, tu as bien de la chance de pouvoir plaisanter en ce moment.
L'entrée de Catherine dans la grande salle où l'on avait dressé la table du souper interrompit le récit, à la fois cynégétique et passionné, qu'avec force gestes effectuait, pour Jean de Craon et Catherine de Rais, une grande femme maigre et grisonnante, au nez impérieux et qui offrait avec le vieux seigneur une incontestable ressemblance. Vêtue d'une robe de satin feuille-morte doublée d'or dont les manches traînaient à terre, elle mimait le vol d'un faucon de chasse et, en apercevant Catherine, demeura un instant les bras écartés.
– Bonjour, ma chère ! lança-t-elle aimablement. Heureuse de vous voir arrivée !
Après quoi elle reprit de plus belle le récit de sa chasse qui s'était soldée par deux hérons et six lièvres. Elle conclut enfin :
– Tout ceci pour vous dire qu'après une pareille journée je meurs de faim. Passons à table !
– Un moment ! coupa sèchement Catherine. Avant de passer à table, je désire savoir à quelle table je vais m'asseoir; celle de mes hôtes ou celle de mes geôliers ?
L'intrépide chasseresse qui n'était autre qu'Anne de Sillé, la grand-mère de Catherine de Rais que le vieux Craon avait épousée un an après le mariage de Gilles, considéra la jeune femme avec une véritable stupeur teintée d'une vague admiration.
– Par le ventre de ma mère ! commença-t-elle.
Mais le vieux Craon avait froncé les sourcils tandis
que sa lèvre inférieure s'allongeait en une lippe de mauvais augure.
– Des geôliers ? fit-il. Où diable avez-vous pris cela ?
Le ton était sec et la mine peu rassurante, mais Catherine était trop en colère pour se laisser intimider. Froidement, elle considéra le vieux seigneur.
– J'ai pris cela dans le simple fait qu'une heure à peine après mon arrivée j'ai vu arrêter sous mes yeux mon écuyer, au mépris de toutes les lois de l'hospitalité.
– Cet homme a frappé un sergent de la garnison. C'est, il me semble, un geste suffisamment discourtois pour mériter une sanction.
Je l'eusse prise moi-même si son geste n'eût été motivé par de bien étranges paroles. On l'a empêché de s'occuper de nos montures sous prétexte qu'elles étaient désormais votre propriété et que, d'ailleurs, je ne risquais pas d'en avoir besoin, étant ici pour beaucoup plus longtemps que je ne l'imaginais. N'importe quel serviteur un peu dévoué se fût rebellé devant pareille prétention, Messire, et, si vous voulez mon sentiment, votre sergent n'a eu que ce qu'il méritait...
Jean de Craon haussa les épaules.
– Les hommes d'armes ne sont pas toujours très intelligents, fit-il maussade. Il ne faut pas attacher d'importance à ce qu'ils disent.
– Dans ce cas, il y a pour vous un moyen bien simple, Messire, de me prouver votre bonne volonté. Faites relâcher mon écuyer, faites préparer mes mules ; je vous ferai ensuite toutes les excuses que vous voudrez... et je partirai dès ce soir avec mes serviteurs.
– Non !
Le mot claqua dans le silence tendu qui avait suivi les derniers mots de Catherine. La jeune femme était consciente des respirations retenues des deux femmes, de leurs yeux inquiets allant d'elle-même au vieux sire. Sa gorge se contracta sous le choc. Elle avala péniblement sa salive mais ne broncha pas. Elle parvint même à sourire dédaigneusement.
– Comment dites-vous cela, Messire ? Vous avez, en vérité, une bien curieuse façon de concevoir l'hospitalité ! C'est donc que je suis prisonnière ?
Claudiquant légèrement, Jean de Craon s'avança vers la jeune femme, demeurée toute droite, dans sa robe noire, au seuil de la porte. Quand il parla, sa voix s'était adoucie considérablement.
Comprenez-moi bien, dame Catherine, puisque aussi bien il faut parler net et mettre les choses au point. Ce château appartient à mon petit-fils. Il en est le maître et pour tous ceux qui vivent entre ses murs... même pour moi, c'est sa volonté, et sa volonté seule, qui fait ici la loi. J'ai reçu, vous concernant, des ordres précis : sous aucun prétexte, vous ne devez quitter Champtocé avant son retour. Non, ne me demandez pas pourquoi, je l'ignore ! Tout ce que je sais, c'est que Gilles compte vous trouver ici lorsqu'il reviendra de la guerre et je ne le décevrai pas. Au surplus, rassurez-vous, votre attente, sans doute, sera courte. Les combats qui se déroulent actuellement au nord de Paris sont trop violents pour qu'une trêve n'intervienne pas avant l'hiver. L'Anglais, plus que nous-mêmes encore, a besoin de souffler. Gilles reviendra bientôt. Et... ne doit-il pas ramener quelqu'un de particulièrement cher à votre cœur ?
Une soudaine bouffée de chaleur monta au visage de Catherine. Sa colère devant l'injuste emprisonnement de Gauthier lui avait, un court instant, fait oublier Arnaud et elle s'en voulait comme d'une profanation. Mais la pensée de l'homme qu'elle aimait la détendit un peu. Il était bien vrai qu'Arnaud devait venir ici tout droit et son cœur s'affolait de joie à la seule idée de le revoir, d'entendre sa voix. Si elle partait, ce revoir serait éloigné du temps qu'il faudrait au jeune homme pour la rejoindre.
Sans qu'elle s'en doutât, Jean de Craon suivait sur son visage le cheminement de la pensée. Quand elle releva les yeux vers lui, il offrit son poing fermé avec une galanterie surannée.
– Vous voyez bien qu'il vous faut être raisonnable. Venez-vous à table ?
Mais elle ne posa pas sa main sur celle qu'on lui offrait.
– C'est bien, dit-elle enfin avec peine. Je resterai. Mais, au moins, faites-moi rendre Gauthier...
Pour être atténué, le refus de Craon n'en fut pas moins catégorique.
– Je ne puis, dame Catherine ! Les lois de ce château sont sévères et formelles. Quiconque frappe un homme de sa garde doit passer en jugement... en jugement équitable, rassurez-vous ! Quand Gilles est ici, il tient chaque semaine son banc seigneurial et lui seul peut juger d'un fait qui concerne ses hommes d'armes.
Tout ce que je peux vous promettre, c'est que ce Gauthier ne sera pas maltraité, qu'il sera nourri convenablement et détenu en prison honnête. Pour lui aussi, l'attente sera brève.
Il n'y avait rien à ajouter à cela. Catherine le comprit. Elle était momentanément vaincue et décida d'en accepter l'apparence. Mais la révolte grondait en elle et, ramassant gracieusement, à deux mains, les longs plis de velours de sa robe, elle se dirigea vers la table servie, passant, hautaine et fière, devant Craon qui, lentement, laissa retomber sa main.
Des écuyers s'avançaient, portant des bassins pleins d'eau et des serviettes de lin blanc. Les convives prirent place en silence sur un seul côté de la longue table et se livrèrent aux ablutions rituelles. Puis le chapelain qui venait d'entrer marmotta un rapide bénédicité ; après quoi les premiers plats firent leur apparition. Anne de Craon dévorait littéralement, en femme que le grand air a creusée, mais, de temps en temps, elle coulait vers Catherine un regard intrigué, non dépourvu de sympathie. Elle devait aimer les caractères bien trempés. La jeune femme, cependant, touchait à peine aux mets qui lui étaient servis. Bien droite sur son siège, les yeux au loin, elle roulait machinalement entre ses doigts une boulette de pain, essayant, de toute sa volonté, de lutter contre l'angoisse insidieuse qui se glissait en elle. C'était au souvenir d'Arnaud qu'elle se raccrochait éperdument. Arnaud et sa force, Arnaud et son invincible courage, Arnaud, la meilleure lame de France avec le connétable de Richemont, Arnaud... et son caractère impossible, son rire éclatant, son orgueil intraitable, mais aussi ses baisers fous, ses mains tendres et les mots passionnés qu'il savait si bien lui dire. Lui saurait la défendre, la protéger lorsqu'il serait là. Les murs, si fort soient-ils, ne sauraient la retenir quand Arnaud serait auprès d'elle. Qui oserait s'opposer à la volonté d'un Montsalvy ?
Cependant, Anne de Craon s'étirait et bâillait sans retenue.
– Eh bien, moi, je vais dormir. Je veux, à l'aube, courir le sanglier. Barthélémy a relevé des traces de solitaire de l'autre côté de la Rosne.
La vieille dame trempa ses mains dans le bassin d'or que lui tendait un page, les essuya à une serviette rouge puis, sans plus s'occuper de son invitée forcée, prit le bras de son époux et se dirigea vers la porte. Sa petite-fille la suivit et Catherine leur emboîta le pas. Mais, comme elles quittaient la zone très éclairée de la longue table et marchaient côte à côte, Catherine sentit qu'une main effleurait la sienne dans les plis épais de sa robe et glissait entre ses doigts un petit billet étroitement plié. Elle eut un coup au cœur, une soudaine bouffée de joie et se hâta de refermer la main sur le message. Au seuil de la salle, on échangea gravement des révérences, des souhaits de bonne nuit. Puis, précédé de porteurs de flambeaux, chacun des convives de cet étrange dîner rentra chez soi.
A peine la porte de sa chambre refermée sur elle, Catherine se précipita vers le candélabre où brûlaient des bougies neuves, déplia le billet et se pencha pour lire. Le billet était court, sans signature, mais Catherine n'en avait pas besoin.
« Demain, venez à la chapelle vers l'heure de tierce Vous êtes en danger. Brûlez ce billet. »
Une sueur froide glissa brusquement le long du dos de la jeune femme. Elle eut la sensation aiguë d'une menace et tout, autour d'elle, lui parut subitement hostile. Son regard effrayé se porta tout naturellement sur le mur de sa chambre et s'agrandit tandis qu'elle sursautait. Dans la lumière mouvante des chandelles, les personnages de la tapisserie avaient l'air de prendre vie. Le mur grouillait d'hommes en armes, de glaives brandis sous lesquels tombaient des enfants au maillot.
Dans les pas des tueurs, des femmes agenouillées tendaient des bras désespérés.
1. Neuf heures du matin.
L'une d'elles, la gorge ouverte d'un coup de glaive, basculait en arrière, les yeux révulsés. Partout du sang, des bouches ouvertes sur des cris silencieux, mais que Catherine crut entendre. Toute la tapisserie s'était mise à vivre !
Sara, qui dormait sur un escabeau dans l'ombre du lit, s'éveilla tout à coup et s'effraya de la pâleur de Catherine, de ses lèvres tremblantes, de son maintien rigide et de son regard halluciné. Elle poussa une exclamation.
– Seigneur ! Qu'est-ce que tu as ?
Catherine frissonna. Son regard s'arracha de la scène de meurtre pour revenir à Sara. Elle lui tendit le billet qu'elle avait gardé dans sa main.
– Tiens, lis ! dit-elle d'un ton morne. C'est toi qui avais raison, nous n'aurions jamais dû venir ici. J'ai bien peur que nous ne soyons tombées dans un affreux guêpier.
La bohémienne lut avec application, épelant chaque mot à mi-voix, puis elle rendit le morceau de parchemin.
– Nous en sortirons peut-être plus aisément que tu ne crois. Si je ne me trompe, il y a là quelqu'un qui songe à nous aider. Qui est-ce ?
– La dame de Rais. Elle est timide, silencieuse, et paraît terrorisée. Mais il est difficile de savoir ce qu'elle pense. Si seulement je pouvais savoir de quoi elle a peur...
Une voix craintive qui semblait venir des profondeurs de la cheminée fit retourner les deux femmes.
– Elle a peur de son mari, comme nous tous ici. Elle a peur de monseigneur Gilles.
Une très jeune fille, mince et rougissante, vêtue comme une servante, surgit de l'ombre créée par le large manteau de pierre. Son bonnet retenait difficilement une épaisse chevelure blond foncé et elle tordait entre ses doigts son tablier bleu.
Catherine vit que ses yeux étaient pleins de larmes... Soudain, avant qu'elle ait pu prévenir son geste, la petite servante s'était jetée à ses pieds et avait noué les bras autour de ses jambes.
– Pardonnez-moi, Madame... mais j'ai trop peur, voilà des jours que j'ai peur ! Je me suis cachée ici pour vous supplier de m'emmener avec vous. Car vous allez partir, n'est-ce pas, vous n'allez pas rester dans ce château de malheur ?
– Je voudrais bien partir, fit Catherine en essayant de détacher les mains crispées de la petite, mais je crains d'être prisonnière. Allons, relève-toi, calme-toi ! De quoi as-tu si peur puisque monseigneur Gilles n'est pas ici ?
– Il n'est pas ici mais il va revenir ! Vous ne savez pas quel homme c'est que le seigneur à la Barbe Bleue ! C'est un monstre !
– Le seigneur à la Barbe Bleue ? coupa Sara. Quel drôle de nom !...
– Il lui va si bien ! fit la jeune fille toujours agenouillée. Sur ses terres, nous sommes nombreux à l'appeler ainsi quand les hommes d'armes ne peuvent pas nous entendre. Il est dur, cruel et faux... Il prend ce qui lui plaît, sans souci des souffrances qu'il cause.
Doucement mais fermement, Catherine avait relevé la petite servante et l'avait fait asseoir sur un coffre. Elle s'assit auprès d'elle.
– Comment t'appelles-tu ? Comment es-tu venue ici ?
– Je m'appelle Guillemette, Madame, et je suis de Villemoisan, un gros village au nord de ce château. Les hommes de monseigneur Gilles m'ont enlevée l'an passé pour me conduire ici, avec deux autres fillettes du village. Nous devions servir la dame de Rais, mais j'ai vite compris que c'était son époux que nous devions servir. Il était revenu au château pour quelques jours. Jeannette et Denise, mes deux compagnes, sont mortes toutes les deux peu après notre arrivée...
– Mais... de quoi ? demanda Catherine en baissant le ton instinctivement.
Monseigneur Gilles et ses hommes se sont amusés d'elles. On a retrouvé Jeannette dans la paille de l'écurie... étranglée.
Quant à Denise, c'est au pied du donjon que les lavandières l'ont découverte un matin, les reins brisés.
– Et toi ? Comment as-tu échappé ?
Guillemette eut un sourire tremblant et se mit à
pleurer."
– Moi, on m'a trouvée trop maigre... et puis le maître est parti avant d'avoir eu le temps. Mais il a promis de s'occuper de moi quand il reviendrait. Vous voyez bien qu'il faut m'emmener... Si je reste ici, moi aussi, je mourrai. Et je voudrais tant rentrer chez nous ! Je vous en conjure, Madame, si vous fuyez, laissez-moi vous suivre. Vous êtes ma seule chance...
– Mais, pauvrette, je ne sais même pas si je pourrai fuir moi-même. Je suis prisonnière autant que toi...
– Je sais bien. Pourtant, vous avez une chance, vous... dans ce billet que vous venez de lire !
Catherine se leva et fit quelques pas dans la chambre, tournant et retournant entre ses doigts le morceau de parchemin.
Son visage était sombre, mais, au fond d'elle-même, la voix tenace de l'espoir s'était levée. La dame de Rais devait connaître à fond ce château, savoir comment il était possible d'y entrer ou d'en sortir. Il y avait certainement des souterrains, des passages cachés... Elle revint à Guillemette et posa la main sur son épaule.
– Écoute, dit-elle gentiment, je te promets de t'emmener si je trouve un moyen de fuir. Viens demain vers le milieu du jour. Je te dirai si quelque chose a été décidé... mais il ne faut pas nourrir trop grand espoir, tu sais ?
Le visage de la petite servante s'illumina. Les yeux avaient séché comme par enchantement. Elle adressa à Catherine un rayonnant sourire puis, se baissant vivement, posa ses lèvres sur la main de la jeune femme.
– Merci ! Oh, merci, gracieuse dame ! Toute ma vie je vous bénirai et je prierai pour vous ! Je vous servirai, si vous voulez de moi, je vous suivrai partout comme un chien si c'est votre bon plaisir.
– Mon bon plaisir, pour le moment, coupa Catherine avec un sourire, c'est que tu te calmes et que tu t'en ailles bien vite d'ici ! On pourrait te chercher...
Mais déjà, avec une rapide révérence, Guillemette, légère comme un oiseau délivré, s'était glissée hors de la chambre.
Sara et Catherine, demeurées seules, se regardèrent. Lentement, Catherine alla tendre à la flamme d'une chandelle le billet de la dame de Rais. Sara haussa les épaules.
– Que vas-tu faire de cette gamine épouvantée ?
– Comment veux-tu que je le sache ? Je lui ai donné un peu d'espoir, elle est plus calme. Demain, peut-être, je répondrai à ta question. Viens m'aider à me déshabiller. Autant essayer de dormir.
Catherine procéda en silence à sa toilette de nuit, s'enfermant dans ses pensées comme le faisait Sara elle-même. Manié par les mains expertes de la bohémienne, le peigne d'argent passait et repassait dans les longues mèches dorées. Sara adorait s'occuper des cheveux de Catherine. Elle avait pour les soigner des gestes doux et presque dévotieux. Elle était fière de cette royale parure, infiniment plus que sa propriétaire qui, parfois, trouvait un peu longues les séances de coiffure.
– La dame à la Toison d'Or... murmura Sara. Tes cheveux sont chaque jour plus beaux ! Monseigneur Philippe, sans doute, penserait comme moi.
– Voilà un nom que je ne veux plus entendre, coupa Catherine sèchement. Le duc de Bourgogne n'est plus pour moi que le duc de Bourgogne ; un ennemi ! Et je ne veux pas porter le nom de cette Toison d'Or dont il est si fier...
Elle s'interrompit. Au-dehors, un cri horrible venait d'éclater, un véritable hurlement d'agonie. Pétrifiées, les deux femmes se regardèrent, pâlissantes.
– Qu'est-ce que cela? chuchota Catherine d'une voix enrouée. Va voir...
Sara prit une chandelle, courut vers la porte et s'engouffra dans le couloir. Des bruits de voix se faisaient entendre au-dehors, des appels, des ordres brefs et les échos de pieds lourdement chaussés qui couraient. Catherine, le cœur battant encore au souvenir de l'horrible cri, était demeurée clouée sur son tabouret, écoutant intensément. Au bout de quelques minutes, Sara revint. Elle était blanche jusqu'aux lèvres et semblait sur le point de défaillir. Catherine la vit s'appuyer au chambranle de la porte et vaciller comme si elle allait s'évanouir. Ses lèvres s'agitaient sans qu'un son en sortît.
La jeune femme bondit, prit Sara par la taille et l'amena doucement jusqu'au tabouret qu'elle venait de quitter. Puis elle alla remplir un gobelet à une aiguière d'étain posée près d'une cuvette. Les dents de la bohémienne claquaient et ses yeux semblaient avoir doublé de volume. De grands plis verdâtres s'étaient creusés le long de ses lèvres. Elle but quelques gorgées d'eau, eut un long frisson...
– Mon Dieu ! souffla Catherine, tu me fais peur ! Qu'as-tu vu ? Que s'est-il passé ? Ce cri...
– Guillemette ! balbutia Sara. On vient de trouver son corps disloqué dans la cour. Elle... elle est tombée du chemin de ronde !
Le gobelet d'étain échappa des mains de Catherine et roula jusqu'à la cheminée.
Un certain remue-ménage dans le château tira Catherine du sommeil fiévreux dans lequel elle avait fini par sombrer aux dernières heures de la nuit. Durant des heures, elle était restée blottie auprès de Sara, dans le grand lit, osant à peine respirer, l'oreille tendue vers les moindres bruits du dehors, les nerfs tellement crispés que le simple cri des grenouilles dans les roseaux de l'étang proche les écorchait comme une râpe. Jamais, de toute sa vie, elle n'avait eu si peur !... Mais, finalement, la fatigue avait eu raison de sa frayeur.
Le bruit augmentant dans la cour, Catherine sauta à bas du lit en escaladant Sara qui dormait, effondrée plutôt que couchée en plein travers. Pieds nus, elle courut à la fenêtre. Comme toutes celles du logis, elle donnait sur la grande cour d'honneur. Catherine tira le volet de bois plein, cligna des yeux dans le jour levant, poussa l'un des quatre petits vitraux armoriés et se pencha. Des cavaliers, des mules de bât et une nuée de serviteurs entouraient une grande litière dans laquelle une imposante nourrice en robe écarlate, bonnet et tablier blancs, portant dans ses bras une petite fille d'environ dix-huit mois, était en train de s'installer. Quelques instants plus tard, Catherine de Rais apparut sur le perron. Elle portait la même robe grise que la veille sous une longue cape assortie. Un double bourrelet de velours bleu d'où pendait un voile léger la coiffait. Elle avait les yeux rouges et les traits tirés.
Sans jeter un regard aux fenêtres du château, elle prit place dans la litière dont un valet releva le marchepied et referma la portière. Aussitôt, le cortège s'ébranla. De son observatoire, Catherine, le cœur serré, vit la troupe franchir la voûte basse qui faisait communiquer la cour d'honneur avec la basse-cour. En quelques instants, tout disparut. Il n'y eut plus que trois valets qui balayaient les dalles...
Lentement, Catherine referma la fenêtre. En revenant vers son lit, elle vit que Sara était éveillée et la regardait, appuyée sur un coude.
– Qu'est-ce que c'était ? demanda-t-elle en étouffant un bâillement.
La jeune femme se laissa tomber lourdement sur le lit.
– C'était, dit-elle, notre dernier espoir qui s'en allait ! Je viens de voir la dame de Rais quitter le château avec armes et bagages. Mais certainement pas de son plein gré !
Quand vint le temps de la moisson, Catherine cherchait toujours un moyen de quitter Champtocé avant le retour de Gilles de Rais. Mais à mesure que les jours passaient, son espoir s'amincissait et, peu à peu, elle se résignait à l'affrontement inévitable.
Aucun messager n'avait franchi le pont-levis depuis qu'elle était arrivée et elle demeurait dans une ignorance complète des événements extérieurs. Gilles avait-il pu enlever Arnaud de Montsalvy à Richard Venables ou bien le capitaine était-il toujours prisonnier de l'Anglais ? Sara prétendait que, si les combats continuaient, il était impossible qu'Arnaud rejoignît Catherine avant la trêve que l'on espérait. Si grand que fût son amour pour elle, il avait trop la guerre dans le sang et aussi le souci de son devoir pour n'avoir pas demandé à reprendre aussitôt sa place parmi les capitaines de Charles VII.
– De toute façon, par messire de Rais, quand il reviendra, tu sauras à quoi t'en tenir, disait la bohémienne pour calmer les angoisses de Catherine, angoisses qui grandissaient avec le temps et avec un fait nouveau qui était advenu dans les derniers jours de juillet, le dimanche qui marquait la fête de la Gerbe.
Ce jour-là, on célébrait la fin des moissons et, traditionnellement, les paysans en cortège étaient venus au château, portant le Javelot, la dernière gerbe, enrubannée et fleurie afin de l'offrir à la châtelaine. Catherine de Rais étant dans sa terre de Pouzauges, c'était l'intrépide Anne de Sillé qui avait reçu la javelle fleurie et offert, dans la basse-cour, le repas traditionnel. Pour la circonstance, elle avait invité Catherine à présider avec elle la fête champêtre.
– Il faut vous distraire un peu, lui avait-elle dit, et puisque mon noble époux ne vous accorde pas le plaisir de la chasse, prenez au moins celui-là qui vous vient trouver dans l'enceinte même du château.
Sous ses airs très peu féminins, Anne de Craon n'avait pas une âme méchante. Pour rien au monde elle ne se fût opposée à son redoutable époux. L'idée ne lui en serait même pas venue, mais les joues pâlies de Catherine, ses yeux que marquait, depuis quelques jours, un large cerne violet, l'inquiétaient. Elle aimait trop, pour son compte personnel, les folles chevauchées au grand air et par tous les temps pour ne pas plaindre une jeune femme contrainte à la claustration entre les murs d'une forteresse. Aussi, quand elle ne rentrait pas de ses perpétuelles chasses trop épuisée pour avoir même le courage de lever le petit doigt, faisait-elle de son mieux pour distraire son invitée forcée.
– Je ne me sens guère le cœur à me réjouir, Madame, avait répondu Catherine.
Mais la châtelaine n'avait rien voulu entendre.
Corbleu, ma chère, secouez-vous un peu ! Vous ne passerez pas votre vie dans ce vieux castel. J'ignore ce que vous veut Gilles, mais il est trop préoccupé de lui-même pour se soucier longtemps d'une femme... si belle soit-elle. Venez voir s'empiffrer, chanter et danser nos paysans. Ces gaillards braillent comme des gorets ce qu'ils prennent pour des mélodies, mais ils dansent les caroles avec beaucoup de conviction et boivent comme des trous.
Par certains côtés, la chasseresse rappelait à Catherine sa vieille amie Ermengarde de Châteauvillain ; même énergie épuisante, même autoritarisme intransigeant, même outrecuidante santé physique et même appétit de vivre. C'était peut-
être pour cela qu'elle avait accepté de l'accompagner au banquet, flanquée de Sara. Peut-être aussi parce que, depuis la mort étrange de Guillemette, la petite servante, aucun fait aussi inquiétant n'était intervenu dans la vie quotidienne du château. Mais, au moment où elle pénétrait dans l'immense basse-cour délimitée par la première enceinte de murailles, là où de longues tables avaient été dressées sur des tréteaux couverts de nappes blanches et de fleurs des champs, où des cochons et des moutons entiers cuisaient sur des feux de branchages, elle avait dû s'agripper soudainement au bras de Sara. Était-ce l'odeur des viandes fortement épicées ou celle des tonneaux de vin et de cidre que les sommeliers mettaient en perce, ou encore les relents, toujours présents, des porcheries, étables et écuries proches ? Elle vit soudain le décor tournoyer autour d'elle, le sol se dérober sous ses pieds tandis qu'une nausée la secouait tout entière. Son visage blanchit, vira au vert... Sara poussa un cri.
– Qu'est-ce que tu as, Catherine ? Mais elle se trouve mal... à l'aide !
Déjà Anne de Craon qui les précédait avec plusieurs de ses dames d'atour revenait pour aider Sara à soutenir la jeune femme et s'écriait, en passant un bras autour de sa taille :
– Il faut l'étendre... tenez, sur cette banquette d'herbe. Dame Aliénor, allez me quérir de l'eau fraîche et vous, Marie, courez au château. Dites que l'on apporte une civière. Mais courez donc ! empotée que vous êtes !
Les deux dames d'atour partirent comme des flèches pour exécuter les ordres de la châtelaine. Celle-ci, cependant, se penchait sur Catherine, étendue dans l'herbe, et scrutait son visage immobile et cireux. Elle braqua soudain sur Sara son regard impérieux.
– Pourquoi ne m'avez-vous pas dit qu'elle était enceinte ?
– Enceinte ? fit Sara ahurie. Mais je ne vois pas...
Sara, en effet, ne savait pas ce qui s'était passé dans la barque après la nuit de la fuite.
– De qui ? fit Anne en riant. C'est ça que vous voulez dire ? Sur ce sujet, ma fille, votre maîtresse doit en savoir plus long. Et ne me regardez pas avec ces yeux ronds. Voici Aliénor qui revient, inutile de lui mettre la puce à l'oreille. C'est la pire bavarde de toute la province ! C'est même pour cela que je la garde, ajouta la vieille dame en riant. Elle me distrait !
Peu à peu, Catherine reprenait ses esprits sous les compresses d'eau fraîche qu'Anne de Craon lui appliquait sur le front. Elle respirait plus librement et la vague nauséeuse se retirait, la laissant étrangement faible.
Et soudain, elle comprit ce qui lui arrivait. Elle rougit et, tout d'abord, éprouva une sorte de crainte. Se trouver amoindrie physiquement quand elle avait tellement besoin de toutes ses forces l'inquiétait, mais ce ne fut qu'un instant.
Une subite bouffée de joie l'envahit quand elle réalisa que l'enfant qu'elle portait était aussi celui d'Arnaud. Le FILS
D'ARNAUD ! Car ce ne pouvait être qu'un fils, aussi beau, aussi vaillant que son père... et peut-être d'aussi mauvais caractère, mais cette idée la fit sourire. Ainsi, l'élan d'amour qui les avait jetés l'un vers l'autre, au fond de la petite barque où ils avaient trouvé refuge après avoir faussé compagnie à la mort, ce premier instant de liberté vraie et de bonheur sans alliage allait avoir un prolongement de chair et de sang ? Rien de plus merveilleux pouvait-il arriver pour l'unir plus étroitement à celui qu'elle aimait si passionnément : un petit enfant ? Un instant, sa pensée retourna vers l'enfant qu'elle avait perdu, le petit Philippe, qui était mort loin d'elle, dans les bras d'Ermengarde de Châteauvillain. Le remords, longtemps, l'avait poursuivie. Elle s'était reproché durement de n'avoir pas suffisamment veillé sur lui, de l'avoir délaissé pour une existence fastueuse, encore qu'il eût trouvé auprès d'Ermengarde tout l'amour dont il avait pu avoir besoin. Et elle s'était demandé pourquoi elle put demeurer si longtemps loin de lui. Peut-être parce qu'elle n'éprouvait pas d'amour vrai pour le père... Le petit Philippe, par droit de naissance, portait dans ses veines enfantines le sang royal de France. C'était trop haut pour elle, trop imposant, et elle comprenait maintenant que, pour elle, l'enfant était surtout, avant tout, le fils du duc de Bourgogne.