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Belle Catherine
  • Текст добавлен: 3 октября 2016, 21:26

Текст книги "Belle Catherine"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Il a sa grand-mère !

– Elle est âgée, faible, solitaire elle aussi. Elle ne peut rien pour lui que pleurer sur son malheur. Catherine, c'est toi qui, maintenant, es la dernière des Montsalvy, leur unique espoir. Tu es brave, tu es forte... Tu sauras lutter pour ton fils, tu rebâtiras Montsalvy.

– Sans toi ? Je ne pourrai jamais ! Et toi, que deviendras-tu ?

– Moi ?

Il se détourna, fit quelques pas, alla jusqu'à la fenêtre ouverte, regarda un instant la vallée où éclatait le printemps, tendit le bras vers le sud.

Là-bas, dit-il, à mi-route entre ici et Montsalvy, les chanoines d'Aurillac ont élevé, jadis, une maladrerie où vivent ceux qui sont désormais mes frères. Ils étaient nombreux, autrefois, ils ne sont plus que quelques-uns, gardés par un bénédictin.

C'est là que je vais aller.

Une lourde peine emplit le cœur de Catherine.

– Toi, dans une léproserie ? Toi, avec...

Elle n'ajouta pas : avec ton orgueil, ta violence, ta fierté de race, toi la vie même, l'amant passionné de la guerre et des grands coups d'épée, condamné à la mort lente, la pire des morts ?... Mais la douleur de sa voix le disait. Arnaud le comprit et, tendrement, lui sourit.

– Oui ! Du moins je respirerai le même air que toi, je verrai, de loin et jusqu'au dernier souffle, les montagnes de mon pays, les arbres et le ciel que tu verras. Je serai mort pour toi, Catherine, mais peut– être n'auras-tu plus envie de t'en aller...

– Tu as pu croire que, maintenant...

– Non. Je sais que tu resteras. Promets-moi d'être pour Michel à la fois la mère et le père, de vivre pour lui comme tu aurais vécu pour moi, dis, le promets– tu ?

Aveuglée par les larmes, elle cacha sa figure dans ses mains pour ne plus voir, dans l'ogive de la fenêtre, cette mince silhouette noire qui semblait, déjà, ne plus appartenir à la terre. Des sanglots déchiraient sa poitrine, mais elle les retenait de toutes ses forces.

– Je t'aime... balbutia-t-elle. Je t'aime, Arnaud.

– Je t'aime, Catherine. Quand je ne serai plus qu'un monstre, qu'un déchet humain trop affreux pour affronter le regard des autres, je t'aimerai encore et le souvenir de notre amour, de sa lumière, m'aidera. Je voulais m'en aller chercher la mort quelque part, en pays infidèle, les armes à la main, mais, si c'est la volonté de Dieu, mieux vaut mourir ici, sur cette terre qui est mienne et à laquelle, un jour, je retournerai...

Sa voix semblait venir de loin, elle s'affaiblissait. Catherine laissa tomber ses mains, ouvrit les yeux et poussa un cri angoissé :

– Arnaud !

Mais il n'était plus là. Silencieusement, il avait quitté la pièce.

Ce soir-là, il fallut que Sara s'enfermât avec Catherine dans sa chambre, que Gauthier se couchât en travers de la porte. La jeune femme, oubliant la résignation qu'Arnaud l'avait suppliée de garder, voulait courir à la suite de son époux. Il était allé chercher refuge chez le bon curé de Carlat, car la nouvelle s'était répandue dans le village et dans le château comme une traînée de poudre, y semant la terreur. Le mal terrible avait frappé et chacun tremblait maintenant, des plus rudes soldats aux plus humbles bergers, cherchant à se rappeler quels contacts il avait pu avoir avec le réprouvé. Une rumeur était montée dans le soir, jusqu'aux murs du château. Les gens criaient, réclamant que le lépreux fût conduit sur l'heure à la maladrerie. Il avait fallu que le vieux curé se fâchât, jurât qu'il s'en irait avec Arnaud si l'on tentait quoi que ce soit contre lui. La peur était si grande que les paysans terrifiés eussent été capables de mettre le feu à toute maison qui l'eût recueilli. Seul, le presbytère, lieu sacré, pouvait échapper.

Pour la première fois, le vieux Jean de Cabanes s'était présenté chez Catherine. Il s'était incliné avec respect devant la jeune femme en deuil et lui avait annoncé que, le lendemain, l'homme contaminé serait conduit, selon la loi, à la maladrerie de Calves après l'ultime messe que, dans l'église du village, on dirait pour lui. Il voulait savoir si Mme de Montsalvy souhaitait assister à la cruelle cérémonie.

– Vous n'en doutez pas, je pense ? avait répondu Catherine durement.

Pour le revoir encore, pour être avec lui, fût-ce un instant encore, elle serait allée jusqu'en enfer.

Et maintenant, la nuit était venue. Les gens de Carlat s'étaient barricadés chez eux après avoir marqué d'une croix jaune la porte du presbytère. Les gardes étaient entassés dans le corps de garde, osant à peine surveiller les créneaux par peur, peut-être, de voir se lever dans les ténèbres la forme lugubre de la mort rouge. Les quelques sentinelles que les menaces de Kennedy avaient obligées de prendre leur garde grelottaient de peur aux créneaux. Debout à sa fenêtre, les bras croisés sur sa poitrine, Catherine regardait les ombres noires, cherchant à deviner, dans la seconde enceinte, la maison qui était le dernier refuge d'Arnaud. Ses yeux étaient secs, son front brûlait. Elle gardait maintenant un silence farouche.

Assise dans un fauteuil, à quelques pas d'elle, Isabelle de Montsalvy gardait le même silence. Les doigts pâles de la vieille dame égrenaient un chapelet. Catherine, elle, ne pouvait plus prier. Dieu était trop haut, trop loin pour que les misérables prières humaines pussent l'atteindre. Il avait accordé à Catherine le souhait né au plus fort de sa fièvre : revoir le bien-aimé, le toucher encore une fois. Mais de quel prix lui faisait-il payer cette faveur ?

Elle avait tout compris, maintenant, de l'inexplicable. Sara lui avait dit comment, une nuit, Arnaud était venu l'éveiller pour lui montrer, sur son bras nu, une large tache blanchâtre et grumeleuse qu'elle avait regardée avec terreur. C'était bien, comme il le craignait, une première trace de la maladie, le sceau maudit de la lèpre. Elle dit encore comment le jeune homme lui avait fait jurer de garder le silence. Il voulait tenter de détacher Catherine de lui pour qu'elle pût, plus tard, sans trop de regrets, s'en aller vers une autre vie. Mais il avait compté sans l'amour désespéré de la jeune femme, sans sa propre passion. Son plan généreux avait échoué et maintenant Catherine savait... comme Isabelle avait su, elle, une autre nuit, dans la chapelle !

Quand elle tournait la tête vers la vieille dame, Catherine s'étonnait presque de trouver sur son visage ravagé une douleur égale à la sienne. Une autre femme pouvait-elle donc souffrir autant qu'elle ?... Au fond de la nuit, une louve hurla.

C'était le temps des amours et la bête appelait son mâle. Catherine frissonna. Pour elle, c'en était fini du temps des amours... Il ne lui resterait plus que le devoir, austère, rigide, la seule occupation d'un cœur qui ne serait plus que cendres demain, quand...

Elle vieillirait, comme cette femme qui pleurait sans larmes auprès d'elle, seule, toute sa vie attachée à l'enfant qui, un jour, s'en irait, jusqu'à ce que vînt pour elle aussi le temps du repos.

Soudain, une immense pitié l'envahit pour cette vieille femme qui, marche après marche, avait gravi un affreux calvaire et n'en avait pas encore atteint la croix. Il y avait eu l'époux mourant quand elle était encore jeune, puis la mort atroce de Michel, le plus tendre et le plus doux de ses fils, son préféré. Et, maintenant, cette chose abominable ! Les rides creusées dans ce visage las y inscrivaient chacune de ses souffrances. Un cœur de femme pouvait-il, sans se briser tout à fait, sans perdre le courage de battre encore, endurer tant de douleurs ?

Doucement, elle descendit vers Isabelle, posa une main timide sur son épaule. Les yeux décolorés, rougis de larmes se levèrent sur elle, pitoyables. Catherine avala sa salive, força sa voix, enrouée soudain, à sortir, mais ce ne fut qu'un murmure :

– Il vous reste Michel, fit-elle tout bas... et moi, si vous le voulez. Je ne sais pas dire ces choses et je n'ignore pas que vous ne m'avez jamais aimée. Pourtant... moi, je suis prête à vous donner tout le respect, toute la tendresse que je ne pourrai plus lui donner, à lui...

Elle avait présumé de ses forces. Son chagrin éclata. S'agenouillant devant la vieille dame, elle enfouit sa tête dans ses genoux... crispant ses doigts sur la robe noire. Mais, déjà, Isabelle de Montsalvy l'avait enveloppée de ses bras, serrée contre elle.

Bouleversée, Catherine sentit des larmes, chaudes et pressées, couler sur son front.

– Ma fille ! balbutia la vieille dame. Tu seras ma fille !

Elles demeurèrent un long moment embrassées, rapprochées par leur commun malheur comme aucune joie, aucune vie de gloire et d'orgueil n'aurait su le faire. Ils étaient loin, cette nuit, les dédains d'Isabelle pour l'humble boutique de Gaucher Legoix ! La douleur de la mère, celle de la femme s'unissaient pour n'en plus former qu'une seule, déchirante, mais les larmes mises en commun emportaient toutes les barrières et trempaient déjà le ciment d'une tendresse profonde.

La louve, dans les lointains du bois, hurla encore. Les bras d'Isabelle se serrèrent plus étroitement autour des épaules de Catherine qui s'était mise à trembler.

– Les loups ! souffla Catherine douloureusement. N'y a-t-il au monde que les loups qui aient le droit d'aimer ?

Les Écossais de Kennedy et les quelques soldats de la garnison, rangés face à face le long de la pente qui menait du château au village, formaient une haie rigide. La brise légère agitait les plumes des bonnets, les plaids bariolés des étrangers. Le soleil déjà haut arrachait des éclairs aux cuirasses, aux armes. Et tout cela eût pu composer le décor d'une fête, mais les visages tendus étaient graves et, en bas, dans le clocher à peigne de granit gris, les cloches de Carlat sonnaient en glas.

En franchissant le seuil du château, à pied, soutenant d'un bras la mère d'Arnaud, Catherine se raidit. Pour ces ultimes instants où elle pourrait le voir encore, elle voulait être brave. Il fallait qu'il fût fier d'elle, celui qui, en quittant le monde, laissait à ses faibles épaules une charge si lourde. Courageusement, elle releva son petit menton, serra les dents pour qu'il ne tremblât pas. Isabelle, épuisée, à bout de forces, trébucha. Elle la retint d'une main ferme.

– Courage, ma mère, chuchota-t-elle... Il faut en avoir... pour lui !

La vieille dame fit un effort héroïque, serra plus fort le bras de Catherine et se redressa. Les deux silhouettes noires s'avancèrent dans le glorieux soleil du matin sous lequel fumaient les campagnes et chantaient les oiseaux, inconscients du drame qui se jouait.

Derrière les deux femmes, Kennedy, appuyé sur sa grande épée, le vieux Cabanes étayant sur une lance ses mauvaises jambes, venaient, puis Gauthier et Sara. Tous ces visages étaient de pierre. Pas un son ne se faisait entendre. On eût pu entendre cogner les cœurs entre les lugubres battements de la cloche. Seul, Fortunat était absent. Le pauvre garçon n'avait pu supporter l'idée d'assister à ce qui allait venir. Il s'était enfermé, pour y pleurer, dans une salle basse.

A mesure qu'elle approchait de l'église, Catherine distinguait la masse confuse des paysans. Ils se tenaient serrés peureusement les uns contre les autres, à distance respectueuse de la sainte maison qui, pour cette heure, était impure. Il faudrait, tout à l'heure, brûler de l'encens, répandre l'eau sainte pour laver le saint lieu de la présence du lépreux. Mais tous, les hommes comme les femmes, les enfants comme les vieillards, étaient à genoux dans la poussière, tête basse, chantant à voix contenue les cantiques de la mort. Cela faisait un bourdonnement lugubre, le contrepoint de cette cloche funèbre qui ne cessait pas.

– Mon Dieu ! murmura Isabelle. Mon Dieu, donnez-moi la force !

Sous le voile épais, semblable au sien, qui couvrait le visage de la pauvre mère, Catherine devina les larmes, lutta pour retenir les siennes. Elle hâta le pas pour franchir les dernières toises de la pente, contourna l'église, passa le vieux porche.

Elle n'avait pas eu un regard pour les paysans agenouillés. Avec leur terreur, ils lui répugnaient et soulevaient en même temps sa colère. Elle ne voulait pas les voir et eux regardaient par en dessous cette femme, que l'on disait si belle, et qui semblait traîner, dans les plis de sa robe noire, toute la douleur du monde.

L'église n'était pas grande, mais elle parut à Catherine un long tunnel au fond duquel brillaient des lumières jaunes. Des chandelles brûlaient à l'autel où le vieux curé, sous la chasuble noire des funérailles, attendait debout, le dos tourné au tabernacle. Devant lui, au bas des marches, un homme vêtu de noir était agenouillé. Le cœur de Catherine manqua un battement, puis se mit à cogner comme un fou. Elle prit dans sa main les mains jointes d'Isabelle, les serra si fort que la vieille dame gémit. Lentement, elle la guida vers le banc des seigneurs, l'y fit asseoir, mais se redressa, s'obligeant à regarder l'homme à genoux.

Arnaud eut-il conscience du poids de ce regard accroché à lui ? Il se détourna légèrement. Catherine, les lèvres tremblantes, entrevit son profil fier. Allait-il se retourner complètement, la regarder ? Non... Il ramenait son regard vers l'autel. Sans doute refusait-il de laisser son courage s'amollir.

– Mon amour !... balbutia tout bas Catherine... Mon pauvre amour !

La voix cassée du prêtre s'élevait maintenant, frêle et pitoyable, tandis que le sacristain, un paysan blême aux gestes maladroits, disposait deux cierges de chaque côté d'Arnaud.

Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpétua luceat eis...

Comme dans un songe affreux, Catherine suivit sans voir, écouta sans entendre, se dérouler cette messe de funérailles d'un mort vivant. Tout à l'heure, Arnaud de Montsalvy aurait cessé d'exister aussi sûrement que si la main du bourreau avait tranché sa tête. Il ne serait plus qu'un inconnu cloîtré dans une ladrerie, un être encore vivant mais sans nom, sans humanité, un peu de chair souffrante derrière des portes qui ne s'ouvriraient plus pour lui. Et elle... elle serait veuve ! Un mouvement de révolte s'empara d'elle. Elle eut envie de se ruer, tout à coup, au milieu de cette messe sacrilège, d'arracher cet homme qu'elle adorait à toutes ces mains peureuses comme, jadis, elle avait tenté d'arracher Michel, son frère, à la populace parisienne. Oui, c'était cela... courir à lui, prendre sa main, fuir ! Mais il n'y avait plus l'astuce joyeuse de Landry, ni le solide bon sens de Barnabé. Personne ne l'aiderait, personne ne comprendrait... Gauthier peut-être ?... Mais le géant était resté au-dehors de l'église où il n'entrait jamais et ces paysans formaient une masse compacte. Jamais Arnaud et elle ne pourraient franchir ce mur vivants... D'ailleurs, accepterait-il de la suivre, lui qui avait mis tout son amour à la protéger de lui– même ?

La conscience de sa faiblesse faillit abattre le courage de Catherine. Des larmes brûlantes montèrent à ses yeux. D'un geste enfantin, elle étendit une de ses mains devant elle, la regarda avec horreur, comme pour lui reprocher sa faiblesse.

Des mains qui n'avaient pas su retenir l'amour, qui n'avaient pas su deviner, sur le corps de l'homme aimé, les symptômes du mal terrible, contracté sans doute dans l'infecte geôle où l'avait tenu La Trémoille.

La Trémoille ! L'épaisse silhouette du gros chambellan évoquée dans cette église perdue alluma en Catherine la soif de vengeance. Elle ne savait pas combien de temps elle résisterait à sa douleur d'amour, mais cet homme, qui était cause de tous leurs malheurs, qui les avait poursuivis d'une haine implacable et stupide, celui-là, il faudrait qu'il paie, qu'il paie très cher pour que Montsalvy puisse revivre, pour qu'un avenir ensoleillé s'ouvrît devant Michel et pour qu'elle-même pût enfin mourir apaisée.

– Je te jure, fit-elle entre ses dents serrées, je jure de te venger ! Devant Dieu qui m'entend, j'en fais le serment solennel !

La messe était finie. Le prêtre maintenant disait l'absoute. Les nuages de l'encens entouraient l'homme agenouillé qui, déjà, pour tous, avait cessé de vivre. Puis l'eau sainte tomba sur lui et la dernière bénédiction. Et, soudain, le cœur de Catherine tressaillit de souffrance. La voix d'Arnaud s'élevait sous la voûte noircie. Il chantait et c'était le chant de sa propre mort.

– Aie pitié de moi, Seigneur, dans ta grande bonté ! En ta miséricorde immense, efface mon forfait. Lave-moi, lave-moi encore de mon iniquité, purifie– moi de mon péché, car je connais ma faute, et mon péché, toujours, est devant moi !

Détourne ta face de mes fautes et que tressaillent les os que tu as brisés...

Jamais encore elle ne l'avait entendu chanter. Sa voix, grave et profonde, avait une beauté poignante qui bouleversait l'âme. C'était l'adieu désespéré à la vie d'un homme qui l'aimait passionnément... Les oreilles de Catherine s'emplirent d'un bourdonnement d'orage. Une nausée lui monta aux lèvres. Elle sentit qu'elle allait s'évanouir et se cramponna au banc de bois grossier, si mal équarri qu'une écharde pénétra dans son doigt. La douleur la ranima... Auprès d'elle, la mère sanglotait sans retenue, écroulée des deux genoux à même la pierre du sol.

Catherine ne voyait plus clair. Les larmes doublaient le voile noir, brouillant tout. Elle devina plus qu'elle ne la vit la silhouette d'Arnaud qui s'était levé et qui, chantant toujours, s'avançait maintenant, seul vers la sortie. Alors, elle arracha son voile, offrant à l'homme qui s'en allait son visage nu et ruisselant comme un dernier cadeau, un visage dont aucune mèche dorée n'adoucissait le masque douloureux. Seule, la flèche noire du hennin couronnait l'ovale mince et pur.

Fasciné, malgré lui, par ces yeux trop grands, ce visage trop nu, Arnaud s'arrêta. Le chant mourut sur ses lèvres. Son regard ardent plongea, une dernière fois, dans les beaux yeux noyés, mais il ne dit rien. Il était si près d'elle que Catherine l'entendit respirer fortement... Il fit un pas, il allait passer devant elle. Alors, elle dénoua ce qu'elle avait apporté depuis le château, serré dans un voile. Sur le pauvre dallage disjoint de l'église, un flot d'or vivant se répandit, coula brillant, soyeux, jusqu'aux pieds d'Arnaud : la chevelure de Catherine, l'éblouissante parure dont elle avait été si fière, qu'un prince avait célébrée et que lui-même avait tant aimée... Quand l'aube de ce jour de malheur s'était levée, elle l'avait tranchée, impitoyablement, avec la dague même qui avait tué Marie de Comborn.

Arnaud blêmit et chancela. Une larme roula le long de sa joue creusée, se perdit dans le daim noir de son pourpoint. Il ferma les yeux et Catherine crut qu'il allait tomber. Mais non !... Lentement, il mit un genou en terre, ramassa à pleines mains la masse de cheveux dorés, puis, la serrant contre son cœur comme un trésor, il se releva et marcha sans se retourner vers l'ogive lumineuse de la porte. Quand il apparut au jour, le soleil fit étinceler la moisson d'amour qu'il emportait. Saisis de terreur, les paysans reculèrent encore, mais il ne les voyait pas. Un sourire aux lèvres, les yeux levés vers le ciel bleu, il ne voyait même pas, au détour du chemin, le moine en robe brune qui l'attendait, portant le camail rouge et la robe grise marquée d'un cœur rouge et aussi la crécelle qui allaient être les vêtements du lépreux et tout son équipement guerrier. Plus d'épées scintillantes, plus d'habits somptueux, rien que cette livrée de misère et cette crécelle qui signalait, de loin, l'approche des réprouvés. Les cloches de l'église s'étaient remises à sonner le glas...

Oubliant Isabelle, Catherine s'était traînée plus qu'elle n'avait marché jusqu'au porche, s'y agrippait... Ses jambes tremblaient, elle les sentait fléchir, mais une main vigoureuse la remit debout.

– Tenez bon, dame Catherine ! fit la voix enrouée de Gauthier... Pas devant ces gens !

Mais elle non plus ne voyait rien, que la silhouette noire de l'homme qui s'en allait, du soleil plein les mains. Sur le rempart, pour étouffer le son sinistre des cloches, une trompette sonna et, aussitôt, tout au long du rocher, les cornemuses entamèrent un chant triste et lent où, pourtant, résonnaient encore les rumeurs de la guerre. C'était le dernier adieu de Kennedy à son compagnon d'armes.

Là-bas, Arnaud avait rejoint le moine. L'appel des cornemuses le fit se retourner une dernière fois. Il regarda le village, le château sur son éperon orgueilleux, puis le visage gris et pitoyable du bénédictin.

– Adieu la vie !... murmura-t-il, adieu l'amour !...

Mon -fils, dit doucement le moine, songez à Dieu !...

Mais pour lui aussi, Dieu était trop loin. Une fureur désespérée s'empara d'Arnaud. Sa voix s'enfla, si fort que l'écho la renvoya aux quatre horizons de la vallée.

– Adieu, Catherine ! cria-t-il.

Cette voix... la voix de son amour, pouvait-elle, l'épouse solitaire, la laisser sans réponse ? La même révolte suprême qui avait arraché cette plainte immense à la gorge d'Arnaud passa dans l'âme de Catherine. Elle s'arracha des mains de Gauthier, s'élança sur le chemin rocailleux, tendant follement les bras vers celui que le moine emmenait.

– Non ! hurla-t-elle. Pas adieu !... Pas adieu !

Elle buta contre une pierre, tomba à genoux dans

la poussière, les bras toujours tendus. Mais le moine et le lépreux avaient franchi le tournant du sentier... Le chemin était vide.

Juliette Benzoni par Juliette Benzoni

J'ai failli naître sous la tour Eiffel, ma mère ayant tout juste eu le temps avant l'événement de quitter le Champs– de-Mars pour regagner l'avenue de La Bourdonnais où mes parents habitaient alors, mais c'est à Saint-Germain-des-Prés que s'est passée toute mon enfance, dans la maison où vécurent Mérimée, Corot et Ampère, en face de celle où mourut Oscar Wilde. Le fantôme de Canterville et la Vénus d'Ille sont pour moi des amis de jeunesse, mais j'ai toujours préféré les énormes chahuts des étudiants des Beaux-arts qui envahissaient la rue en moyenne une fois par jour.

Nos voisins s'appelaient Dunoyer de Segonzac, Louis Jouvet, le maréchal Lyautey, la marquise de La Fayette et les Duncan, une étonnante tribu hippie avant la lettre qui adoptait les modes Peaux-Rouges dans l'espoir de retrouver la pureté grecque.

Quant à ma famille, elle se composait normalement de mon père, un industriel, ma mère, bridgeuse acharnée, ma jeune sœur, sans qualification précise, et mon grand-père, redoutable septuagénaire à moustaches fleurant la pipe et le cognac. C'était un vieux mécréant nourri au lait de Jaurès et qui avait dans ses jeunes années, humé avec délices la poudre des canons de la Commune.

À cause de cela, il était plutôt mal vu de la famille, et aussi, parce qu'il entretenait sournoisement une « créature ». Laquelle gourgandine avait d'ailleurs le mauvais goût de se prénommer « Juliette » ! Le souvenir que je garde de mon grand-père est un souvenir en chapeau melon. Il ne le quittait pratiquement jamais et je crois bien qu'on l'a enterré avec.

J'avais aussi une grand-mère maternelle, habituellement cantonnée à Reims, cité royale d'où elle sortait le moins possible. Elle n'en sortit même plus du tout et renonça finalement à toute visite dans la capitale car un matin de juin, se rendant à la messe de 6

heures à Saint-Germain-des-Prés, elle rencontra, rue Bonaparte, un individu peint en vert, chaudement vêtu d'une timbale attachée à la taille par une ficelle et d'une paire de paillons à Champagne en guise de pantoufles, rentrant tant bien que mal du bal des Quat'zarts, point culminant des études aux Beaux-arts et grande soirée artistique, annuelle et très déshabillée, des futurs peintres, sculpteurs et architectes français. Ma grand-mère avait alors bouclé sa valise et disparu définitivement de l'horizon parisien.

Le choix de mes établissements scolaires marqua, chez mes parents, une double et contradictoire tendance à un snobisme invétéré uni à une tentative de démocratie parfaitement hypocrite. On me mit d'abord au « cours » élégant des demoiselles Désir, institution des plus collet monté, malgré son patronyme surprenant, et fréquentée par les jeunes sœurs de la comtesse de Paris.

Malheureusement, le cours nommé Désir ne me réussit pas. Habituée à dévorer tout ce qui me tombait sous la main dans la bibliothèque familiale, j'avais lu, à neuf ans, Notre-Dame de Paris,et m'en étais vantée en toute innocence. Fut-ce à cause des gambades d'Esmeralda ou des machinations libidineuses de Claude Frollo, toujours est-il que l'événement causa un aussi gros scandale que si je m'étais déclarée abonnée à la Vie parisienne.On m'en retira donc pour m'introduire au lycée Fénelon dans des classes bondées comme le métro à 6 heures du soir (c'était le début de l'enseignement gratuit). J'y fis ce que je pus, c'est-à-dire pas grand-chose.

Fort heureusement, le retentissant procès en Cour d'Assises d'une ancienne élève du lycée (l'affaire Violette Nozière) donna si fort à penser à ma famille qu'elle me parachuta toute affaire cessante dans une maison plus calme et tout de même mieux fréquentée ; l'aristocratique collège d'Hulst, rue de Varenne où je devais rester jusqu'à ce que baccalauréat s'ensuive. J'y pris l'horreur des mathématiques, la passion de l'histoire et des lettres, le goût de l'amitié et un léger penchant pour la politique grâce auquel, dans les années 1936-1937, je me retrouvai plusieurs fois au commissariat de police du quartier pour lacération d'affiches sur la voie publique.

De là, je passai à l'Institut catholique où j'entamai nonchalamment une licence. La guerre vint mettre un terme à ma dolce vitapersonnelle. Mon père en mourut. Quant à moi, après un passage météorique comme auxiliaire à la Préfecture de la Seine où je fis surtout connaissance avec la magnifique bibliothèque cachée sous les toits de l'Hôtel de Ville, je me retrouvai mariée à un médecin de Dijon, le docteur Maurice Gallois, enfouie jusqu'au cou dans la bonne société bourguignonne et bientôt mère de deux enfants.

Tandis que mon époux partageait son temps entre ses malades et les différents maquis de la région pour effectuer des missions n'ayant avec la médecine que d'assez lointains rapports, je passai des heures dans les bibliothèques, étudiant l'histoire de la Bourgogne au Moyen Âge.

C'est au cours de ces études que je découvris la légende de l'ordre de la Toison d'Or qui devait, plus tard, donner naissance à la série des Catherine.

Quelques années après la Libération, je perdis mon mari disparu en quelques minutes d'une crise d'angine de poitrine. J'avais trente ans et il me fallait envisager de travailler si je voulais pouvoir élever mes enfants comme je le souhaitais et conserver un certain niveau de vie. Mais, dans une ville de province, passer du statut de femme dite « du monde » à celui de travailleur salarié, est un exploit difficile et plutôt mal vu. Mon mari avait de la famille au Maroc. Je m'y rendis et entrai à la rédaction publicitaire d'un poste de radio : Radio-Internationale.

Ce n'était pas une situation extraordinaire. Le Maroc, d'ailleurs, vivait les derniers jours du protectorat et il était difficile de s'y créer une situation stable. Mais j'y fis la connaissance d'un officier, le capitaine Benzoni et l'épousai quelques semaines avant son départ pour l'Indochine où il devait rejoindre, à Hué, le 6e Régiment de Spahis marocains.

Mais, à cause de l'incertitude des lendemains marocains, mon mari souhaitait me voir demeurer à Paris, auprès de ma famille tandis qu'il s'éloignerait. C'est alors que je me lançai dans le journalisme. Depuis toujours, j'avais été fascinée par ce métier, et à quinze ans, j'avais émis le désir de m'y consacrer, mais mon père m'avait découragée alléguant une foule de prétextes mais évitant prudemment le seul réel : le journalisme était mal porté chez les jeunes filles, à une certaine époque et dans un certain milieu.

Je travaillai simultanément pour l'Histoire pour tous,pour le Journal du Dimanche,qui était le septième jour de France-Soiret pour

Confidencesoù j'écrivis de nombreux articles historiques (je les écris toujours d'ailleurs, ce sont les Confidences de l'Histoire).J'y ajoutai, par la suite, un courrier de l'Histoire qui me valut de bons moments et d'autres moins bons. Qui dira jamais la grande détresse de l'historien aux prises avec une meute avide de connaître ses ancêtres ? Mon courrier débordait, et déborde toujours, de lettres de ce type.

« Je m'appelle Bidule mais une vieille tante m'a dit que l'un de mes ancêtres qui était noble a supprimé (ou vendu, ou cédé ou bazardé n'importe comment...) la particule et le titre à la Révolution. Pouvez-vous m'aider à les retrouver ?... »

Ah ! cette Révolution, avec ses émigrés, ses cachettes, sa clandestinité ! Elle est le grand recours d'une foule de républicains bon teint auxquels elle permet de rêver qu'ils ont eu des ancêtres « nés » dont les talons rouges foulaient hardiment les parquets de Versailles. Quant à moi, je dois faire face quotidiennement à une foule assoiffée d'honneurs enfuis et de châteaux écroulés.

Pendant que je faisais mes premières armes dans le journalisme de salon (je fréquentais beaucoup les artistes, les écrivains et les vedettes de cinéma) et dans la petite histoire, celles de la France tournaient mal en Extrême-Orient et l'Indochine me rendait mon mari en fort mauvais état mais ayant tout de même échappé de justesse au piège de Dien– Bien-Phu. Il fallut un an pour lui rendre la santé, après quoi, il put réintégrer le ministère des Armées comme ingénieur d'armement, poste qu'il occupe toujours.

En même temps, il se lançait dans la politique locale au service du général de Gaulle. Ce n'était pas une nouveauté : depuis qu'il avait rejoint, à Londres, les F.F.L. puis, plus tard, au Tchad, la 2e D.B. il était un fidèle du Général.

Président de nombreuses sociétés, il est actuellement maire– adjoint de notre ville de Saint-Mandé.

Quant à moi, une grande émission télévisée me fit mieux connaître et décida un éditeur, le mien, à me demander un roman historique. Ce fut II suffit d'un amour...le premier de la série Catherine.Depuis, je n'ai pas cessé d'en écrire et c'est, je pense, une maladie qui ne me quittera pas de sitôt.

Ce que j'appellerai l'« aventure Catherine » a commencé d'une drôle de façon. Je sortais tout juste des projecteurs de la télévision où je m'étais vaillamment battue pour la plus grande gloire de la Renaissance italienne et je commençais mes séries d'articles historiques, lorsque je fus convoquée, un beau matin, par le secrétaire général de l'agence de presse OPERA MUNDI, Gérald Gauthier, au siège social de ladite agence.


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