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Belle Catherine
  • Текст добавлен: 3 октября 2016, 21:26

Текст книги "Belle Catherine"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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Elle revoyait le corps inerte, encore maigre, la petite tête pâle sous la nappe fastueuse des cheveux fous, la tragique inconscience du regard... Elle avait lutté, pied à pied, nuit et jour, pour arracher l'enfant à la mort et à la folie. C'était le soir où Catherine avait tenté de sauver Michel de Montsalvy et où le père de l'enfant avait payé de sa vie la folle générosité de sa fille. Est-ce que tout allait recommencer et fallait-il que Catherine fût menée aux portes de la mort le jour où les Montsalvy entraient dans son existence comme le jour où les Montsalvy s'arrachaient d'elle ? Et, maintenant, la jeune femme blessée au plus sensible, au plus profond résisterait– elle à l'effondrement de sa vie ?

Cependant, Catherine, du fond des brumes de sa fièvre, remontait parfois à la surface de la conscience. Elle reconnaissait Sara et aussi une haute forme noire, dressée contre la colonne de son lit, une forme noire qui ne disait jamais rien et qui pleurait en la regardant. Et c'était cela qui l'étonnait le plus. Pourquoi donc la dame de Montsalvy pleurait-elle près de son lit ? Était– elle vraiment morte et allait-on la porter en terre ? L'idée lui en venait, apaisante et douce comme une gorgée d'eau fraîche. Et puis les démons reprenaient le dessus et Catherine sombrait de nouveau.

En réalité, cinq jours seulement coulèrent, entre la scène cruelle du chemin de ronde et le moment où Catherine reprit définitivement ses sens. Ses yeux s'ouvrirent sur une gloire de soleil et de ciel bleu qui à travers la fenêtre ouverte emplissait la chambre. Une main s'appuya sur son front et les choses se retrouvèrent comme elles étaient chaque fois qu'elle revenait à la vie : Isabelle de Montsalvy était debout au pied du lit, dans ses vêtements noirs.

– La fièvre est tombée, dit au chevet la voix de Sara où vibrait une joie.

– Dieu en soit loué ! répondit la silhouette noire, qui se pencha sur le lit à son tour.

Il se passa alors une chose invraisemblable, incompréhensible : Isabelle prit la main inerte de Catherine, abandonnée sur le drap, et la pressa contre ses lèvres. Puis elle se détourna et s'éloigna comme si elle craignait que sa vue ne blessât la malade. Un moment, Catherine aspira avec délices l'air tiède de sa chambre, laissa ses yeux s'emplir des éclats dorés du soleil, ses oreilles du gazouillis de Michel qui, dans son berceau, saluait à sa manière la beauté du jour et agitait ses menottes comme de minuscules oiseaux roses... Comme tout était beau et doux !...

Et puis, soudain, la notion des choses lui revint. Une vague amère de douleur emplit la jeune femme qui fit un effort désespéré pour se redresser. Sara, aussitôt, s'interposa :

– Reste tranquille, tu es trop faible...

– Arnaud!... balbutia-t-elle... Arnaud !... Où est– il ? Oh... je me souviens, je me souviens de tout maintenant ! Il ne m'aime plus... il ne m'a jamais aimée... C'est l'autre qu'il aime... c'est l'autre !

Sa voix montait vers un diapason aigu et Isabelle de Montsalvy inquiète, craignant une rechute, se rapprocha. Elle prit la main diaphane qui maintenant battait l'air comme l'aile d'une colombe affolée.

– Mon enfant, calmez-vous... Il ne faut pas penser, il ne faut pas parler. Il faut songer à vous, à votre fils.

Mais Catherine s'agrippait à sa main, en tirait assez de force pour se redresser à demi. Dans la masse rutilante de ses cheveux dénoués, son visage étroit se marquait de rouge fluide aux pommettes tandis que le regard prenait un éclat visionnaire.

– Il est parti, n'est-ce pas ? Dites-le-moi, je vous en supplie. Il est parti ? Oh... et puis. (Elle lâcha prise tout à coup, se laissa aller de nouveau sur les oreillers de lin.) Ne me répondez pas, ajouta-t-elle avec une poignante expression de douleur, je sais qu'il est parti ! Je le sens au vide qu'il y a là... Il est parti... avec elle !

– Oui, murmura Sara d'une voix lourde, il est parti hier.

Catherine ne répondit pas. Elle s'efforçait de toutes ses faibles forces de retenir les sanglots qui montaient et qui, peut-

être, achèveraient de l'épuiser. Elle ferma les yeux.

– Il y a trop de lumière, Sara, murmura-t-elle. Cela me fait mal. Pourquoi donc le soleil brille-t-il ? Il est mon ennemi, lui aussi...

Derrière l'écran de ses paupières baissées, elle retrouvait pourtant ce soleil. Elle le voyait éclairer la course de deux cavaliers qui, côte à côte, suivaient un chemin vert, tout brillant de lumière, tout bruissant de chants d'oiseaux si nombreux que le pas des chevaux ne parvenait pas à les faire taire. Ce pas des chevaux, d'ailleurs, elle l'entendait... Il claquait sur le chemin, joyeusement, faisait voler les pierres dans la hâte de la fuite... Les deux cavaliers s'en allaient loin, fuyaient comme des malfaiteurs pour cacher un bonheur volé et maudit. Et le pas des chevaux, les pierres du chemin, tout cela venait cogner dans la tête encore douloureuse de la jeune femme... Sara la vit croiser ses mains, devenues transparentes en ces quelques jours, serrer l'endroit du cœur comme si elle voulait l'arracher de sa poitrine. Mais Sara ne pouvait pas savoir qu'un cœur brisé cela faisait si mal ! Le souffle de Catherine emplissait la chambre, fort et bruyant comme celui d'un coureur qui a fourni une longue étape à vive allure. Et Sara, désolée, l'entendit murmurer :

– Je voudrais tant le revoir... rien qu'une fois ! Entendre encore sa voix, sentir... encore une fois ses lèvres sur ma joue et puis mourir ! Rien qu'une fois...

Elle était si faible, si misérable dans son humble prière, cette pauvre enfant aux prises avec une douleur trop forte pour elle que Sara se laissa tomber près d'elle, l'enveloppa de ses bras et pressa sa joue contre la sienne.

– Mon tout petit... Ne te torture plus ! Essaie de guérir, pour ton petit... pour moi aussi ! Qu'est-ce qu'elle deviendrait sans toi, ta vieille Sara ? Il y a encore tant de choses au monde, tant de joies possibles pour toi. La vie n'est pas finie.

– Ma vie, c'était lui...

Jamais le respect de la parole donnée n'avait tant pesé à Sara. Elle mourait d'envie de dire ce qu'elle avait vu, durant ces cinq jours et ces cinq nuits : cet homme écrasé de douleur qui était demeuré sans bouger, des heures durant, dans l'embrasure d'une fenêtre, hors de vue de la malade, les yeux secs, les mains nouées, sans dormir, sans manger... tant que le danger n'était pas écarté. Et puis, quand enfin le mire venu d'Aurillac avait déclaré la jeune femme sauvée, Arnaud s'était levé et, sans se retourner, avait quitté la chambre. Une heure après, dans la gloire sanglante d'un crépuscule chargé de vents à venir, il quittait le château, menant en bride un autre cheval sur lequel Marie de Comborn, étroitement voilée, avait pris place. Confiant Catherine à sa belle-mère, Sara était allée sur la tour Noire pour les voir partir. Pas une seule fois, en descendant le raidillon, Arnaud ne s'était retourné vers celle qu'il emmenait et qui, tête baissée, ressemblait bien plus à une captive qu'à une femme heureuse... Mais tout cela, Sara ne pouvait pas le dire parce qu'il ne fallait pas que tant de souffrances fussent inutiles.

Longtemps, les deux femmes demeurèrent serrées l'une contre l'autre, mêlant leurs larmes. Catherine trouvait un apaisement à pleurer ainsi. L'amertume se dissolvait un peu dans les larmes et la blessure s'endormait. La tendresse maternelle de Sara, elle aussi, avait d'étranges vertus lénitives. La tête appuyée contre son vaste giron, Catherine se sentait momentanément à l'abri, comme une petite barque de pêche démâtée par la tempête et qui, par miracle, trouve un havre.

– Sara, dit Catherine au bout d'un moment, lorsque j'irai tout à fait bien, nous retournerons chez nous, à Dijon !

La gitane ne répondit pas. D'ailleurs, un bruit bizarre venait d'éclater dans la cour du château. Une étrange musique, stridente, aigrelette et insistante, quelque chose qui sentait le brouillard et la pluie. Cela ne ressemblait à rien, en fait de ligne mélodique, de ce que Catherine avait entendu jusque-là. C'était nasillard, guerrier. Cela écorchait les nerfs et, pourtant, il y avait là-dedans une sorte de vitalité. Surprise, malgré elle, Catherine tendit l'oreille.

– Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. On dirait des cabrettes comme celle dont jouait le pauvre Etienne, à Montsalvy...

Le nom passa difficilement. La voix de Catherine s'étrangla dessus. Sara alors, devinant ce qu'elle éprouvait, se hâta de répondre :

– Ce ne sont pas des cabrettes, mais cela y ressemble en effet. Les Écossais qui jouent de cet instrument l'appellent cornemuse. C'est une sorte de sac de peau d'où partent plusieurs tuyaux et les musiciens soufflent dedans. Leur musique est bizarre, mais l'on s'y fait plus qu'à leur aspect. Ils combattent jambes nues sous d'étranges jupes courtes et bariolées et leur air sauvage est terrifiant.

–; Des Écossais ? fit Catherine stupéfaite. Il y a des Écossais ici ?

– Depuis deux jours, reprit Sara, le nouveau capitaine envoyé par le comte Bernard est arrivé avec une petite troupe de ces hommes. Il est de là-bas, lui aussi.

A la cour du roi Charles, Catherine avait vu souvent de ces Écossais venus servir la France à la suite des Stuart et du connétable de Buchant, prédécesseur de Richemont... Arnaud les lui avait montrés et il y en avait dans la suite de Jehanne la Pucelle. Mais, soudain, Catherine se désintéressa de ces gens. Penser à eux, c'était encore penser à Arnaud, c'était rappeler les doux souvenirs qui, maintenant, étaient d'autant plus cruels. Mais, comme Sara continuait à parler du nouveau maître de Carlat, elle demanda pour en finir :

– Comment s'appelle-t-il ?

– Kennedy, répondit Sara. Messire Hugh Kennedy. Il a l'air sauvage lui aussi, mais c'est un vrai chevalier.

En bas, l'aigre musique des cornemuses s'éloignait jusqu'à n'être plus qu'une légère plainte. Une plainte qui, bientôt, s'éteignit elle aussi.

Le mal quitta Catherine aussi subitement qu'il s'était emparé d'elle. L'extrême fatigue lui avait facilité la route, le repos le vainquit. Deux jours après avoir repris conscience claire, la malade put quitter son lit et prendre place au coin du feu, dans une vaste chaise abondamment garnie de coussins. Mais comme, pour la vêtir, Sara lui offrait une robe couleur feuille morte, elle l'avait repoussée.

– Non ! Désormais, je ne porterai plus que du noir.

– Du noir ? Mais pourquoi ?

Un pâle sourire crispa plus qu'il ne détendit le pâle visage de la jeune femme.

– Je suis toujours la dame de Montsalvy, et, pourtant, je n'ai plus d'époux. Je ne puis donc être qu'en deuil. Donne-moi une robe noire.

Sara ne répliqua pas. Elle alla chercher le vêtement demandé songeant à part elle que la beauté de Catherine n'éclatait jamais autant que dans des atours noirs. Et ce fut, vêtue d'une robe de velours noir, coiffée de mousseline noire tombant d'un haut bourrelet du même velours que la jeune femme attendit le nouveau gouverneur de Carlat. Elle l'avait fait demander, non pour satisfaire une quelconque curiosité, mais simplement pour lui poser quelques questions concernant sa situation personnelle. Le chagrin, pendant un moment, devait faire trêve pour les réalités de l'existence et, celles-là, Catherine était trop habituée à les regarder en face pour les différer plus longtemps. D'ailleurs, il fallait, à tout prix, qu'elle fît quelque chose, qu'elle s'agitât d'une manière ou d'une autre. Si elle devait demeurer dans ce château, inactive, à regarder couler le temps, elle savait bien qu'elle deviendrait folle.

Lorsque Kennedy entra chez elle, elle se souvint de l'avoir déjà vu à la cour de Charles VII, car il était assez remarquable pour frapper une mémoire, même rétive. Il était presque aussi grand que Gauthier et roux comme lui, mais, alors que les cheveux du Normand étaient clairs avec des reflets de flamme, ceux de l'Écossais avaient la couleur rouge foncé du bois de poirier. Le visage était presque de la même nuance, tanné comme une brique vieillie. Les traits étaient épais, mais leur expression habituelle était la gaieté. Un nez légèrement retroussé, une paire d'yeux d'un | bleu de lin achevaient de prévenir en faveur du personnage. Pourtant, quand il souriait, montrant de belles dents blanches, les lèvres se retroussaient de façon suffisamment menaçante pour qu'on ne se fiât pas trop à sa bonne humeur. En fait, Hugh Kennedy, venu des hautes terres d'Écosse avec James Stuart, comte de Buchan et connétable de France, était un assez redoutable aventurier. Il avait combattu loyalement l'Anglais pour lequel il éprouvait une insurmontable répulsion et il continuait. Mais, après la rudesse de ses montagnes, le pays de France, tout misérable qu'il fût, lui semblait une terre suffisamment délectable pour qu'il souhaitât s'y installer. Les Stuart possédaient, au nord de Bourges, le fief d'Aubigny, par don royal, et tous les autres Écossais gravitaient autour. Ce qui valait aux bonnes gens des pays de Loire nombre d'incursions de Kennedy et de ses pareils, incursions dont ils se fussent aisément passés car cet ami de la France les malmenait aussi vigoureusement que l'envahisseur anglais.

Tout cela, Catherine le savait et se le remémorait tandis que le nouveau gouverneur, avec assez de grâce pour un homme aussi lourdement charpenté, s'inclinait devant elle en balayant le dallage des plumes de héron de son bonnet plat. Il portait l'étrange costume de son pays : chausses collantes dont le joyeux quadrillage vert, rouge et noir se répétait sur la grande écharpe de laine qui barrait la cuirasse cabossée et s'attachait à l'épaule par une lourde plaque d'argent ciselé. Un.

pourpoint de buffle supportait cette cuirasse et drapait des épaules de taille respectable. Le ceinturon supportait une dague longue comme un glaive romain et un curieux sac fait de peau de chèvre. En entrant chez Catherine, Kennedy avait déposé dans un coin son arme traditionnelle, la claymore, cette gigantesque épée à deux mains dont le nom, hurlé dans les batailles, servait de cri de ralliement. Malgré sa taille et son poids, Kennedy maniait sa claymore d'une seule main et avec une déconcertante aisance.

– Je n'espérais pas, Madame, avoir, en venant ici, le bonheur "de revoir la plus belle dame de France, sinon je serais venu beaucoup plus vite.

Il parlait un français rapide, extraordinairement aisé et presque sans accent. Sans doute y avait-il longtemps qu'il s'occupait des paysans de France ! Catherine ébaucha un sourire qui n'atteignit pas ses yeux.

– Merci du compliment, Seigneur. Pardonnez-moi de n'avoir pas réclamé plus tôt votre visite. Ma santé...

– Je sais, Madame. Ne vous excusez pas. C'est moi qui suis heureux du privilège que vous voulez bien m'accorder.

Doublement heureux puisque je constate que vous allez mieux. Mes hommes chanteront, ce soir, à la chapelle, un Te Deumen votre honneur.

En l'écoutant, Catherine reprenait un peu d'espoir. Elle avait craint de voir surgir une sorte de geôlier implacable, mais les procédés de l'Écossais semblaient annoncer qu'il n'userait pas de rigueur avec elle. Elle croisa ses doigts en les serrant très fort, du geste qui lui était familier, désigna un siège à son visiteur, puis :

– J'ignore, sire Kennedy, ce que vous ont dit le comte Bernard, en vous envoyant ici, et messire de Montsalvy en vous y accueillant, mais je voudrais savoir quelle doit être ma vie à l'avenir ; suis-je prisonnière ?

Sous leurs sourcils circonflexes, les yeux de Kennedy s'arrondirent comme deux billes bleues.

– Prisonnière ? Pourquoi donc ? Votre époux, que je connais depuis longtemps, m'a confié cette forteresse et vous-même en me disant qu'il lui fallait s'absenter pour de longs mois. J'aurai donc, Madame, l'honneur de défendre Carlat et le bonheur de veiller sur vous.

– Parfait ! dit Catherine. Puisque vous ne semblez, Messire, avoir en seule vue que ma satisfaction, je pense donc faire prochainement un petit voyage. Vous chargerez-vous de mes équipages ?

Elle avait trouvé, pour cette ultime question, un sourire charmant. Mais il n'eut pas sa contrepartie. Au contraire, Kennedy sembla perdre d'un seul coup toute sa joie de vivre. Les lignes de son visage tombèrent et un gros sillon se creusa dans son front.

– Gracieuse dame, dit-il avec un effort visible... C'est la seule chose que je ne puisse vous accorder. Sous aucun prétexte vous ne devez quitter Carlat... à moins que ce ne soit pour Montsalvy où, dans ce cas, je devrai vous remettre aux mains du vénérable père abbé, avec deux hommes de confiance pour veiller sur vous.

Les mains de Catherine se crispèrent sur les accoudoirs sculptés de son fauteuil. Ses yeux lancèrent des éclairs.

– Savez-vous bien, Messire, ce que vous dites... et à qui vous le dites ?

– À la femme d'un ami ! soupira l'Écossais. Donc à quelqu'un qui, m'étant confié, m'est plus cher que ma propre famille. Même si je dois, en gémissant, déchaîner votre courroux, j'accomplirai le devoir que m'a imposé Montsalvy et ne faillirai point à la parole donnée. Voyez-vous, votre époux est mon frère d'armes...

Encore ! L'irritation gonfla les minces narines de la jeune femme. Trouverait-elle toujours, devant elle, cette invraisemblable solidarité des hommes ? Ils se tenaient les uns les autres comme les doigts d'une seule main et rien, apparemment, ne pouvait rompre cette puissante magie. Une fois de plus, elle était prisonnière et, cette fois, dans sa propre demeure. Il faudrait, sans doute, user de ruse... à moins que la force pure ? L'Écossais était vigoureux, mais de quel homme son fidèle Normand ne viendrait-il pas à bout ?

Avec infiniment de grâce, Catherine se tourna sur son siège, appela Sara d'un geste de la main.

– Va me chercher Gauthier, dit-elle avec une inquiétante douceur. J'ai à lui parler.

– Pardonnez-moi, Madame, répondit la gitane, mais Gauthier est parti chasser ce matin à l'aube.

– Chasser ? Avec quelle permission ?

Ce fut le gouverneur qui se chargea de la réponse.

– Avec la mienne, gracieuse dame. En arrivant, l'autre soir, mes gens ont tué un ours. La femelle, folle de colère, était lâchée sur le pays et, déjà, un homme a été tué. Votre serviteur... un homme extraordinaire entre nous, m'a demandé de le laisser mener seul la chasse. À l'entendre il sait comme personne tuer les ours. Et j'avoue que je le crois volontiers.

Catherine soupira. La passion de Gauthier Malencontre pour la chasse, elle la connaissait bien. L'ancien forestier ne pouvait pas repérer, sous bois, la trace d'un animal quel qu'il fût sans se comporter comme un vieux cheval de bataille qui entend la trompette. Elle éprouva un peu d'humeur en songeant que, délivré des soucis de sa santé à elle, il n'avait rien trouvé de mieux que s'en aller courir les grands chemins.

– Eh bien, mais vous avez eu raison, Messire. Mon écuyer est un homme des bois, il n'aime que le grand air, les grands espaces et c'est un remarquable chasseur. Souhaitons qu'il rencontre l'ourse...

Elle tendit la main pour marquer que l'audience était finie. Kennedy ne s'y trompa pas, prit cette main et y posa ses lèvres.

– N'avez-vous plus rien à me demander ? Hormis vous laisser errer sur les routes sans surveillance, il j n'est rien que je sois prêt à faire pour vous et...

Il n'acheva pas. Poussée violemment de l'extérieur, la porte de la chambre venait de taper rudement contre le mur.

Gauthier, sale à faire peur et rouge d'avoir trop couru, apparut au seuil, portant sur son épaule un étrange paquet.

Catherine vit, pendant devant la poitrine du géant, de longs cheveux noirs, un visage verdâtre aux yeux clos.

Au seuil, le géant s'arrêta un instant, regarda tour à tour Kennedy encore courbé et Catherine, si droite et si pâle dans son fauteuil. Puis, remontant son fardeau sur son dos, il marcha droit à la jeune femme. Avant qu'elle ait pu seulement dire un mot, il avait fait glisser à terre, jusqu'à ses pieds, le cadavre de Marie de Comborn.

– J'ai trouvé ça près du lit de la rivière, dit-il rudement, dans un fourré où on aurait pu chercher longtemps. L'aurait fallu le plein été et l'odeur de charogne pour qu'on ait l'idée d'y aller voir.

Pétrifiée, Catherine regardait les serpents de cheveux noirs qui se tordaient sur le dallage jusqu'à ses pantoufles de velours. Les yeux de Marie, fixés par la mort, étaient emplis à la fois d'horreur et de fureur. Elle était morte comme elle avait vécu, en pleine colère, haïssant le ciel et la terre sans doute. Sur son corsage, à l'endroit du cœur, une grande tache brune avait séché. Kennedy, éberlué, regardait tantôt le cadavre, tantôt Gauthier qui se tenait auprès, jambes écartées, bras croisés, mais son sang-froid britannique reprit le dessus.

– Euh ! fit-il pointant un doigt vers le corps. Il me semble que ce n'est pas l'ourse ?

– C'était une sorcière ! cracha le Normand. Que les Nornes infernales aient son esprit damné !

Mais Catherine se penchait sur son ennemie morte, examinait le visage où la décomposition mettait des taches violettes, relevait les lèvres bleues sur les gencives. La mort prêtait à Marie de Comborn un affreux visage devant lequel Catherine frissonna. Instinctivement, elle se signa et demeura là, à genoux, sans pouvoir ni se relever, ni faire un geste.

Pourtant, elle regarda Gauthier.

– Qui l'a tuée ? En as-tu une idée ?

Pour toute réponse, il tira de sa tunique de cuir une dague à lame longue, encore tachée de sang séché, qu'il jeta sur les genoux de la jeune femme.

– Elle avait ça dans la poitrine, dame Catherine. Celui qui a frappé savait qu'il faisait justice !

Sur le velours noir de sa robe, Catherine vit luire, à peine terni par trois nuits dans l'humidité des bois, l'épervier d'argent des Montsalvy. Ses yeux s'agrandirent. La dernière fois qu'elle avait vu cette arme, c'était entre les doigts d'Arnaud, sur le chemin de ronde... il jouait avec en lui disant qu'il aimait sa cousine et voulait partir avec elle. Pourtant, Marie était là, morte, et c'était la dague des Montsalvy qui l'avait tuée !

– Arnaud !... souffla-t-elle. Je rêve !... Cela ne peut pas être lui !

– Si ! affirma Sara qui s'était approchée. C'est lui qui l'a tuée, n'en doute pas.

– Mais pourquoi ? Il m'a dit lui-même qu'il l'aimait...

Sara hocha la tête, prit des mains de Catherine la dague sanglante et la tourna un instant entre ses doigts bruns.

– Non, dit-elle doucement, il ne l'a jamais aimée ! Il a voulu que tu le croies ! Mais sans doute lui faisait-elle trop horreur pour qu'il pût longtemps supporter sa vue ! Il n'a pas eu le courage d'attendre plus longtemps ! Il a frappé.

D'un bond, Catherine, ressuscitée, se redressa. Elle empoigna Sara aux épaules et, mue par une force secrète, se mit à la secouer avec violence.

– Que m'as-tu caché ? Que savais-tu ? Que taisais-tu pendant que je mourais de désespoir ? Pourquoi cette comédie atroce qui m'a rendue folle ? Mais parle, parle ! Je saurai bien t'arracher les paroles de la gorge, même si je dois...

Malgré sa colère, elle s'arrêta, réalisant ce qu'elle avait failli dire et honteuse en proportion. Oui, elle avait failli menacer Sara, sa vieille Sara, sa plus fidèle amie, de la torture ! Quelle folie allumait donc dans son sang le seul nom d'Arnaud pour la conduire ainsi aux limites de la sauvagerie ! Sara avait baissé la tête, comme une coupable.

Fais ce que tu veux, murmura-t-elle. Je n'ai pas le droit de parler... J'ai juré sur la Madone et sur le salut de mon âme.

– Et vous avez tenu parole, Sara... Merci !

Au son de cette voix nouvelle, Catherine poussa un cri et se retourna. Mais elle dut empoigner le dossier de son fauteuil pour ne pas s'écrouler de tout son long. Au seuil de la porte, pâle et mince dans ses vêtements de daim noir, Arnaud de Montsalvy venait d'apparaître... Le cri s'étrangla dans la gorge de sa femme. Elle croyait voir un spectre. Mais le spectre vivait... Il avançait, lentement, vers elle et, dans ses yeux sombres, il y avait tout l'amour d'autrefois. Jamais il ne l'avait regardée avec cette tendresse désespérée.

– Toi ! souffla-t-elle. C'est toi ! Dieu m'a exaucée ! Il a permis que je te revoie !

Parce qu'il était là, plus rien ne comptait pour elle, tout avait disparu : le décor de cette chambre où elle avait agonisé d'amour, Gauthier, l'Écossais, Sara et même la triste dépouille de son ennemie. Il n'y avait plus que lui seul... lui, l'homme qu'elle aimait pardessus tout ! Qu'importaient les autres ?

Elle allait s'élancer vers lui, les bras tendus, folle de bonheur comme elle avait failli devenir folle de chagrin, mais, cette fois encore, il l'arrêta.

– Non, mon amour... ne t'approche pas ! Tu ne dois plus me toucher, plus jamais. Messieurs, voulez– vous nous laisser ? Merci à vous de ce que vous avez fait.

De nouveau, Kennedy balaya le sol de sa plume de héron, Gauthier mit un genou en terre, plantant son regard gris dans celui, si triste, de l'homme qu'en cette minute, enfin, il reconnaissait pour son seigneur.

– Messire Arnaud, dit-il, vous avez fait justice ? Pardonnez-moi d'avoir douté de vous. Désormais, je suis votre serviteur !

– Merci, fit Montsalvy mélancoliquement. Mais ton service sera bref. Et je regrette, mon camarade, de ne pouvoir, cette fois, te tendre la main.

Kennedy et Gauthier sortirent. Sara quitta la pièce pour retrouver Michel confié à sa grand-mère. Catherine et Arnaud demeurèrent seuls, face à face. La jeune femme dévorait des yeux son époux.

– Pourquoi, commença-t-elle d'une voix étranglée, pourquoi dis-tu que je ne dois... plus jamais te toucher ? Et cette abominable comédie ? Pourquoi m'avoir fait croire à ton amour pour une femme que tu haïssais, pourquoi m'avoir tant fait souffrir ?

– Il fallait que je le fasse. Il fallait qu'à tout prix je te détache de moi. Je n'ai plus le droit de t'aimer, Catherine... et pourtant jamais je ne t'ai autant aimée.

Elle ferma les yeux pour mieux goûter la divine musique de ces mots qu'elle avait bien cru ne plus jamais entendre.

Dieu tout-puissant ! Dieu de miséricorde ! Il l'aimait toujours ! Il brûlait toujours de cette passion qui la dévorait ellemême ! Mais pourquoi alors ces étranges paroles, pourquoi l'écarter de lui si obstinément ? Ce mystère qui les enveloppait tous deux depuis de si longs jours, Catherine sentait bien qu'elle allait le percer, mais, maintenant, il lui faisait peur et elle tremblait au seuil comme aux abords d'un gouffre.

– Tu n'as plus le droit de m'aimer ? répéta-t-elle péniblement. Mais qui pourrait t'en empêcher ?

– Le mal que je porte en moi, ma mie ! Le mal que j'aurais tant voulu te cacher parce que je craignais, par-dessus tout, de te faire horreur. Mais j'ai compris que je craignais plus encore ta haine, ton mépris. J'ai eu peur, si peur, que tu t'en ailles, que tu retournes vers l'autre ! Cela... te savoir dans ses mains, imaginer ton corps entre ses bras, ta bouche contre la sienne... cela, c'était l'enfer ! Je ne pouvais pas l'endurer. Mieux valait revenir... mieux valait tout te dire !

– Mais quoi ? Pour l'amour de Dieu, pour l'amour de notre amour, Arnaud, parle ! Je peux tout endurer... tout plutôt que te perdre.

– Et pourtant, Catherine, tu m'as déjà perdu ! C'est la mort que je porte et, mort, je le suis déjà plus qu'à demi.

– Mais que dis-tu ? Es-tu fou ? As-tu perdu l'esprit ? Mort ?

Brusquement, il lui tourna le dos comme s'il ne pouvait plus supporter l'angoisse du tendre visage.

– Mieux vaudrait pour moi l'être tout à fait et Dieu m'eût fait grande miséricorde s'il avait permis que je tombe, comme tant d'autres, dans la boue d'Azincourt ou sous les murs d'Orléans...

Catherine, tendue comme une corde d'arc, cria :

– Parle... par pitié !

Alors, il parla. Quatre mots, quatre mots terribles qui, durant des mois, allaient hanter les rêves de Catherine, l'éveiller en sursaut baignée d'une sueur d'agonie et s'enfler encore aux échos vides d'une chambre déserte.

– Je suis lépreux !... LEPREUX !

Puis il se retourna, la regarda, étouffa une exclamation de douleur. Jamais il ne lui avait vu ce visage de crucifiée. Elle avait fermé les yeux et de lourdes larmes roulaient lentement sur les joues pâles. Debout, très droite, les mains devant sa bouche, elle semblait ne se soutenir que par quelque prodige. Elle était si fragile, si désarmée, qu'instinctivement il tendit les bras... les laissa retomber presque aussitôt. Même cette dernière joie, pleurer ensemble, l'un contre l'autre, leur était refusée... Elle haletait doucement, à petits coups, comme la biche forcée qui n'a plus d'espérance. Il l'entendit murmurer :

– Ce n'est... pas possible ! Pas possible !

Le cri d'un oiseau qui rayait le ciel d'un vol rapide vint meubler le silence, fit entrer dans cette chambre le souffle de la terre, l'appel de la réalité. Catherine ouvrit les yeux et Arnaud, qui, ravagé d'angoisse, avait guetté le moment où les douces prunelles violettes se poseraient de nouveau sur lui, sentit son cœur fondre. Il n'y avait, dans leur profondeur chaude, ni dégoût, ni horreur... rien qu'un amour sans plus de limites que le grand ciel bleu. Les belles lèvres rondes s'entrouvrirent pour un sourire lumineux de tendresse.

– Que m'importe ? dit-elle doucement. La mort nous a guettés, jour après jour, depuis des années, qu'importe la façon dont elle nous emportera? Ton mal sera le mien ; si tu es lépreux, je serai lépreuse, là où tu iras, j'irai et quel que soit le destin qui nous attend, il sera le bienvenu s'il nous laisse ensemble ! Ensemble, Arnaud, toi et moi, pour toujours...

réprouvés, retranchés du monde, maudits et frappés d'anathème, mais ensemble !

Sa beauté, transfigurée par son amour, avait à cet instant pris un tel éclat qu'Arnaud, ébloui, ferma les yeux à son tour.

Il ne la vit pas ouvrir les bras, courir à lui. C'est seulement quand elle fut tout contre lui, qu'elle glissa ses bras autour de son cou qu'il revint sur terre, voulut la repousser, mais elle tenait bon, lui imposant le supplice délicieux et terrible d'avoir, si près des lèvres, le doux visage aimé.

– Ma douce, murmura-t-il d'une voix brisée, ce n'est pas possible ! S'il n'y avait au monde que toi et moi j'ouvrirais mes bras et, n'écoutant que mon égoïste amour, je t'emporterais dans un lieu si écarté, si désert que nul, jamais, ne nous y retrouverait. Mais il y a notre enfant. Michel ne peut demeurer seul au monde.


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