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Belle Catherine
  • Текст добавлен: 3 октября 2016, 21:26

Текст книги "Belle Catherine"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Je ne suis pas chrétien ! avait-il dit sèchement sans paraître prendre garde à la mine scandalisée de ceux qui l'entouraient.

– Mais, reprit Catherine, tu nous as dit que, l'autre nuit, tu avais été enterrer tes amis dans l'enclos de l'église ?...

– Bien sûr. Ils y avaient droit. Eux croyaient, ils avaient reçu le baptême. Pas moi !

– Je verrai plus tard à te faire instruire, avait alors répondu Catherine sans insister davantage.

Mais, maintenant, tandis que la barque glissait sans bruit sur l'eau calme, elle songeait à tout cela tout en regardant le grand Normand à travers ses cils baissés. Gauthier lui inspirait de curieux sentiments. Elle le trouvait sympathique, mais il lui faisait un peu peur, moins à cause de sa force qu'à cause de son clair et indéchiffrable regard. Il semblait ne penser à rien, en ce moment ; pourtant la jeune femme avait la sensation presque physique qu'il écoutait de toutes ses forces les bruits décroissants de la ville. Les cris, le tohu-bohu des bourgeois et des petites gens claquant leurs volets, courant aux remparts pour colmater hâtivement quelques brèches anciennes, entassant des fagots, des bûches, apportant des pierres et de la poix pour la défense de leur cité ou sortant leurs armes de leurs greniers, le chant liturgique des moines de Saint-François sortis en procession pour une dernière bénédiction avant le combat et, dominant le tout, la voix tonnante de La Hire, tout cela s'estompait peu à peu. Le tintamarre de la guerre reculait pour faire place au bruissement de l'eau contre la coque, à la fuite d'un lapin dans les herbes folles, au sifflement d'un merle sur une branche et Catherine se laissait insensiblement gagner par ce calme qui grandissait autour d'elle, par la beauté de ce jour d'un printemps à son déclin. La rivière, d'une belle largeur à cet endroit, fuyait entre deux berges couvertes d'un fouillis de ronces, de pommiers sauvages, de merisiers et de petits chênes encore enfantins. Tout cela, sous le soleil, dégageait une bonne odeur saine de jeune végétation et d'humus plein de sève. Si chaque poussée de la perche n'eût accentué la distance qui la séparait d'Arnaud, si son âme n'eût été tellement ravagée d'angoisse et si désespérément attachée à l'homme qu'elle aimait, Catherine eût trouvé plaisir et repos dans cette silencieuse glissade sous les verts rameaux à travers lesquels se montraient de grands lambeaux de ciel indigo.

La Hire avait tracé, pour Catherine et son escorte, la route à suivre. Elle était facile, bien que jalonnée de dangers, car le pays que l'on allait traverser était encore en grande partie anglais. On devait remonter la rivière d'Eure jusqu'à Chartres.

La grande cité de Notre-Dame, la haute cité de foi où affluaient toujours les pèlerins, malgré la guerre, ou à cause d'elle, était une sûre étape avant la traversée des terres ravagées, incendiées, affamées et sans merci qui séparaient Chartres d'Orléans-la-Délivrée. Ce serait là le plus dur, le plus dangereux. Ensuite, il n'y aurait plus qu'à prendre la grande route liquide de la Loire et laisser filer le grand fleuve jusqu'aux tours de Champtocé. La Loire !... Que de souvenirs d'espoirs et de souffrances son seul nom rappelait à Catherine ! Une fois déjà, à grand-peine et grande misère, le large ruban d'eau l'avait menée auprès d'Arnaud et c'était à lui qu'une fois encore elle allait demander de les réunir. Bien sûr, Catherine n'aimait guère l'idée d'être l'hôte de l'inquiétant seigneur de Rais. Mais là où était la reine Yolande, danger ou félonie se pouvaient-ils craindre, ou seulement concevoir ? Non. Il fallait aller droit son chemin, le faire aussi bref que possible.

C'était la dernière épreuve, la dernière ! Ensuite rien ne la séparerait plus d'Arnaud. Elle serait bientôt sa femme... Sa femme ! Le mot seul la faisait défaillir de bonheur...

Cette pensée lui fit chaud au cœur et lui montra soudain la vie sous d'autres couleurs. Elle sourit aux rives fraîches, à Sara qui la regarda avec étonnement, puis envoya à Gauthier la fin de son sourire.

– Quelle belle journée ! dit-elle presque joyeusement.

Mais le grand Normand ne sourit pas. Sourcils froncés, il regardait quelque chose au loin vers l'amont de la rivière.

Ne louez la journée que lorsqu'elle est finie, marmotta-t-il entre ses dents, l'épée que lorsqu'elle a frappé, la f...

– Pourquoi t'arrêtes-tu ? fit Catherine. Qu'allais– tu dire : la femme ?

– En effet, Dame. Mais la fin de ce vieil adage danois ne vous plairait sans doute pas. Au surplus, l'heure n'est pas à la discussion.

Catherine se retourna, suivant la direction de sa main tendue, et retint une exclamation. Au même instant, des cris s'élevèrent sur la rivière. Des femmes surgirent des fourrés et se mirent à courir de toutes leurs forces. C'étaient des lavandières que les hautes herbes avaient cachées jusque-là et qui, maintenant, fuyaient devant un ennemi invisible. Leurs robes de toile bleue, relevées dans la ceinture, montraient leurs jambes nues, roses encore au sortir de l'eau fraîche dans laquelle, sur des pierres, elles avaient foulé le linge, et déjà, dans l'ardeur de la course, les chevelures croulaient sur les épaules, échappées des béguins de toile.

– Mais pourquoi courent-elles ? demanda Catherine.

Personne ne lui répondit. Trois soldats en hoquetons verts venaient d'apparaître, lancés à leur poursuite, au détour d'un chemin forestier. Gauthier, d'un mouvement brusque, fit virer le bateau qui s'enfonça profondément dans la vase et les roseaux de la berge.

– Des Anglais ! souffla-t-il tandis que, déjà, sa main pesait sur le dos de Catherine l'obligeant à s'aplatir au fond de la barque. Cachez-vous... Et vous aussi, jeta-t-il hargneusement à Sara qui avait feint de ne pas l'entendre, vous n'êtes pas assez vieille pour ne pas risquer...

Il n'en dit pas plus. Sara grogna mais se coucha auprès de Catherine. Cependant, le Normand, au lieu de les rejoindre, enjambait le bordage, se coulait dans l'eau sans le moindre clapotis, aussi souplement qu'une loutre qui plonge. Sara releva la tête, le vit dans l'eau jusqu'à !a taille, la main sur sa hache.

– Ah ça !... mais où allez-vous ?

– Voir si je peux quelque chose pour ces femmes. Elles sont normandes comme moi.

– Ouais ! répliqua la tsigane. Et vous croyez qu'on va rester là, nous deux, dans ce trou de musaraigne ? Nagez, je vous suis de loin !

Et aussitôt redressée, la grande femme avait saisi la perche, l'enfonçait dans l'eau et d'une vigoureuse poussée au fond arrachait le bateau à la vase. Gauthier n'avait pas insisté. Il s'était mis à la nage, le fond ne permettant pas de marcher, et se dirigeait rapidement vers une petite crique d'où venaient maintenant des cris aigus et des jurons. Le géant nageait comme un poisson. Son corps puissant fendait l'eau avec la sûreté, la rapidité d'une couleuvre d'eau et Sara avait du mal à le suivre. Agenouillée à l'avant, le cou tendu, Catherine regardait passionnément. Son séjour à Rouen l'avait familiarisée avec les uniformes anglais et elle n'avait même pas peur. Simplement, elle était curieuse de voir ce que son étrange garde du corps allait faire.

Bientôt, la crique fut en vue, une anse d'eau vert sombre sous l'ombrage de grands pins dont les branches s'étendaient, raides et noires, au-dessus de la rivière. Sara abrita la barque dans un buisson de lys d'eau d'où il était possible de voir sans être vu. Les Anglais étaient là, tournant le dos au courant. Quatre hommes qui tentaient de maîtriser deux filles dont les cris d'angoisse emplissaient l'air. L'une d'elles, déjà immobilisée, hurlait sous un gigantesque archer roux qui, d'une main appliquée brutalement sur son visage, lui plaquait la tête au sol et de l'autre arrachait sa robe. Les trois autres étaient occupés à ficeler les mains de sa compagne à deux troncs de pins et riaient si fort que leurs éclats couvraient presque les cris de leur victime.

Catherine vit Gauthier prendre pied à la berge, se dresser dans l'eau, lentement, pour ne pas révéler sa présence. Sa main descendit jusqu'à sa ceinture,

empoigna la hache, fit un geste rapide tandis qu'un véritable hurlement s'arrachait de sa gorge. La hache fila avec un sifflement sinistre et alla se planter juste entre les deux épaules de l'archer roux. Le rugissement de douleur de l'homme et le cri de Gauthier firent retourner les trois autres, mais déjà le géant avait pris pied sur l'herbe courte de la berge et, tirant vivement une dague dissimulée sous sa tunique, faisait face, attendant le choc. D'où elles étaient, les deux femmes pouvaient voir les faces rouges et sauvages des trois soldats. Ils avaient tiré leur glaive et marchaient à petits pas sur l'homme seul, comptant visiblement en avoir raison sans peine. Lui, acculé à la rivière, semblait un sanglier en face des chasseurs. Brusquement, le choc eut lieu. Les soldats, d'un même mouvement, bondirent sur Gauthier l'épée haute, et Sara reprit sa perche.

– S'il a le dessous, nous fuirons aussi vite que nous pourrons, souffla-t-elle.

– Il n'aura pas le dessous, répondit Catherine avec un geste d'impatience. Tiens-toi tranquille ! Regarde !

En effet, le grand Normand, comme un bœuf secoue des mouches, se débarrassait de ses agresseurs avec une rapidité qui tenait du miracle. Il en avait déséquilibré un en l'attirant brusquement à lui, et, profitant de la surprise des deux autres, l'avait vivement poignardé avant de le jeter comme un projectile dans les jambes des deux autres qui, atteints, roulèrent à terre. Gauthier ne perdit pas une seconde. Rapide comme l'éclair, il sauta sur l'un d'eux. De nouveau, la dague disparut dans une gorge. Tout de suite redressé, il voulut s'attaquer au dernier, mais celui-ci n'avait pas demandé son reste. À

peine sur pied, il avait pris la fuite et courait maintenant à travers champs, sautant les talus comme un cabri.

Autour du Normand, il y avait trois cadavres. Le grand archer roux agonisait. Une large tache rouge s'étendait sur sa tunique verte. Mais la fille qu'il tenait ne criait plus. Les mains convulsives de l'Anglais, nouées à sa gorge, achevaient de l'étrangler. En revanche, l'autre était vivante. Toujours attachée, elle attendait calmement qu'on vînt la délivrer. Catherine entendit qu'elle disait quelque chose, mais ne comprit pas le sens des paroles. Gauthier se pencha, coupa les cordes et la femme se redressa. Sa robe avait été tellement malmenée qu'elle pendait, en longues bandes déchirées, autour de ses hanches. Seuls, ses longs cheveux couleur de blé mûr couvraient ses épaules et sa gorge pleine, mais elle semblait n'avoir cure de sa nudité. Stupéfaite, Catherine la vit s'avancer vers le Normand, se glisser contre lui et se hausser sur la pointe des pieds jusqu'à ce que leurs lèvres se touchassent.

– Oh ! fit Sara suffoquée. C'est trop fort !

– Pourquoi ? répondit Catherine. Chacun remercie comme il peut !

– C'est entendu, mais regarde-les... regarde cette fille : elle s'offre, ma parole !

C'était vrai, et Catherine, malgré elle, fronça les sourcils. La fille blonde était belle ; son corps rose avait la pureté, la plénitude d'un marbre et, en voyant les mains de l'homme se poser sur ses hanches, la jeune femme sentit une boule se nouer dans sa gorge. Mais elle s'était méprise sur le geste. Le géant, simplement, écartait de lui celle qu'il avait sauvée, posait un baiser rapide sur le bout de son nez et, sans se retourner, revenait à la rivière dans laquelle, sans une hésitation, il se jeta. Catherine entendit l'appel de celle qu'il avait quittée, vit le geste dérisoire de ses bras pour retenir l'homme.

Mais les bras retombèrent, la paysanne haussa les épaules et disparut bientôt sous le couvert des arbres.

– Allons-y ! fit Sara en lançant le bateau dans le courant.

Quelques secondes plus tard, Gauthier se hissait sur le plat-bord, ruisselant, haletant. Il adressa à Catherine un sourire qui découvrit ses fortes dents blanches.

– Voilà ! c'est fini. Nous pouvons repartir.

Mais la langue de Sara la démangeait. Elle ne pouvait plus retenir ce qu'elle avait envie de dire.

– Bravo ! dit-elle ironiquement. Mais pourquoi donc n'avoir pas accepté le beau cadeau qu'on vous offrait ?

L'homme regardait toujours Catherine et ce fut à elle, qui ne demandait rien, qu'il répondit :

– Pour ne pas vous faire attendre.

– Sinon ? demanda la jeune femme.

– Sinon... pourquoi pas ? Il faut prendre de la vie ce qu'elle offre, quand elle l'offre.

– A merveille ! s'écria Sara outrée. Et les quatre cadavres ne vous auraient pas gênés, j'imagine.

Cette fois, Gauthier Malencontre daigna s'adresser à elle. Il laissa peser sur la bohémienne un regard lourd et grave.

– L'amour est frère de la mort. Dans les temps cruels qui sont les nôtres, ils sont les seules choses qui comptent.

Il avait repris la conduite de l'embarcation et, de nouveau, le bateau glissait sous le treillage vert des arbres. Pendant un long moment, on voyagea en silence. Serrées l'une contre l'autre, à l'avant du bateau, les deux femmes semblaient plongées dans leurs pensées profondes. Mais Catherine voulait encore savoir quelque chose. Elle se retourna.

– Tout à l'heure, dit-elle, quand les Anglais ont sauté sur toi, tu as poussé un cri... on aurait dit un appel, un nom !...

– C'en était un. Les vieux guerriers venus du Nord par la route des cygnes et dont je porte le sang dans mes veines poussaient ce cri au moment du combat.

– Tu n'es pas chevalier pourtant, pas même soldat !... remarqua la jeune femme avec un inconscient dédain qui n'échappa pas-à l'ancien bûcheron.

Mon sang en est-il moins pur ? Les fils des anciens rois de la mer ne sont pas tous dans des châteaux et je sais plus d'un noble dont les ancêtres peinaient sous le fouet des Vikings. Moi je descends d'un grand chef qui se nommait Bjorn-Côtes-de-Fer, ajouta– t-il en frappant du poing sa poitrine qui résonna comme un tambour, et j'ai le droit d'invoquer Odin à l'heure de la bataille !

– Odin ?

– Le dieu des combats ! Je vous ai dit que je n'étais pas chrétien.

Et, pour bien marquer qu'il n'avait pas envie d'en dire davantage, le grand Normand se mit à fredonner. Catherine se détourna. Son regard rencontra celui de Sara. Elles n'échangèrent pas une parole, mais, dans les yeux sombres de son amie, la jeune femme n'avait pas lu, cette fois, la colère ou l'indignation. Rien que de l'étonnement et une sorte d'admiration.

Un martin-pêcheur fila en criant au-dessus d'eux et piqua dans une flaque de soleil. Le bateau continua de glisser en paix.

Quand le jour baissa, Gauthier se mit à la recherche d'un coin pour passer la nuit. Les émotions de la journée avaient rompu les deux femmes et lui-même sentait la lassitude venir. Il finit par découvrir une petite grève non loin d'un moulin en ruine, qu'une véritable vague de végétation couvrait presque complètement.

– Là, dit-il, nous serons à l'abri.

Personne ne répondit tant il semblait normal qu'il prît la direction des opérations. Pourtant, depuis que la lumière s'était mise à décliner, l'humeur de Sara semblait, elle aussi, s'assombrir. Durant toute la dernière heure de navigation, elle avait tenu son regard fixé sur la pointe avant de la barque et n'avait sonné mot. Une fois que l'on eut pris pied sur le sable et que Gauthier les eut quittées pour une rapide reconnaissance autour du moulin ruiné, Catherine en fit l'observation à la gitane.

– Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi fais-tu cette mine ?

– Je ne suis pas tranquille, répliqua Sara, et, maintenant que la nuit vient, mon absence de tranquillité n'est pas loin de la peur toute simple.

– Et pourquoi donc ? Que crains-tu ? Avec un homme comme Gauthier, je crois bien que nous ne risquons rien.

Sara haussa nerveusement les épaules et vint s'asseoir-sur le sable auprès de Catherine, ses bras retenant ses jupes autour de ses genoux.

– C'est justement de lui que j'ai peur.

Catherine sursauta et regarda son amie avec stupeur.

– Pour le coup, tu es folle.

– Crois-tu ? riposta Sara avec une violence contenue. Que sais-tu de cet homme, de son passé ? Exactement ce qu'il t'a dit et que tu as cru comme article de foi. Mais s'il était autre ? On dirait bien des choses pour sauver sa peau. Après tout, c'est peut-être lui qui avait massacré, pour les voler, ces malheureux paysans.

– Je ne crois pas ça ! s'écria Catherine violemment.

– Moins haut, veux-tu, il peut revenir et il est inutile de l'exciter. Nous ne sommes pas riches, mais le peu d'or que tu possèdes et nos quelques hardes représentent une fortune pour un homme de cette sorte. Nous sommes livrées à lui comme des agneaux à l'écorcherie. Il peut profiter de la nuit pour nous voler, nous tuer... ou pire encore !

– Pire ? fit Catherine les yeux ronds. Je ne vois pas ce qui pourrait nous arriver de pire que la mort.

– À moi non, mais à toi, si... Tu ne sais pas comme ce sauvage te regarde quand tu ne le vois pas. Moi je l'ai vu, et l'expression de son visage ne m'a pas rassurée. Je n'ai jamais vu le désir aussi clairement exprimé.

Malgré son empire sur elle-même, Catherine se sentit rougir. Peut-être, parce qu'elle se sentait vaguement coupable. En effet, elle n'avait pas été sans surprendre certains regards, mais elle avait refusé d'y ajouter d'importance. Son orgueil se rebellait à l'idée qu'un rustre comme Gauthier pût voir en elle une simple femme. Et si sa voix vibra d'une colère contenue en répondant, c'était moins contre Sara que contre elle– même.

– Et quand cela serait ? Je sais me défendre, Sara, je ne suis plus une enfant.

– Il y a des moments où je me le demande.

Sara eut le dernier mot. Le bruit d'un pas lourd

écrasant des broussailles fit taire les deux femmes. Gauthier revenait. Il ne parut pas s'apercevoir de leur air gêné et alla s'étendre un peu plus loin.

– Tout est tranquille ! dit-il. Mais je vais quand même veiller une partie de la nuit. Vous, la femme noire, je vous réveillerai pour me relayer deux ou trois heures avant le jour...

La « femme noire » faillit se rebiffer, mais une envie de rire fronçait le nez de Catherine, et elle ravala les paroles acerbes. Après tout, le temps n'était pas si éloigné où, pour le cercle pouilleux du roi de Thune, le sinistre chef des cours des miracles parisiennes, elle était Sara-la-Noire. Gauthier avait vu juste.

En silence, on mangea un peu de pain et de fromage, don des religieuses de Louviers, puis les deux femmes s'étendirent sur le sable, enroulées dans leurs manteaux, tandis que Gauthier allait s'asseoir un peu plus loin sur une grosse pierre. De sa place, Catherine pouvait voir sa silhouette accroupie se détachant sur le bleu sombre du ciel, semblable à quelque lion méditatif. Il ne bougeait pas plus qu'une souche ; pourtant la jeune femme sentit un frisson parcourir sa peau. En se rappelant le bref combat de l'après-midi, elle se dit que Sara avait peut-être raison, que l'homme, avec sa force terrible et sa science du combat, pouvait être dangereux. Mais, peu à peu, sa peur s'apaisa. Là-bas, à mi-voix, le Normand chantait. La langue qu'il employait était inconnue de Catherine et elle ne comprenait rien de ce qu'il disait, mais il y avait une sorte de grandeur sauvage et rude dans ce chant dont les couplets s'achevaient comme une plainte.

Elle était si bien envoûtée par la bizarre mélodie que le cri désagréable d'un oiseau nocturne éclatant près d'elle ne rompit pas l'enchantement. D'ailleurs, peu à peu, le sommeil appesantissait ses paupières. Bercée par la chanson monotone du géant, elle rejoignit dans le sommeil Sara, que ses inquiétudes n'empêchaient pas de ronfler avec ardeur. Et la nuit s'écoula sans incident...

Au matin, pourtant, comme ils allaient se remettre en route et que Sara, un peu plus loin, baignait sa figure dans la rivière, Catherine s'approcha de Gauthier.

– Je t'ai entendu chanter, hier soir, mais je n'ai pas compris une parole.

– C'était la langue des vieux Normands, vous ne pouviez pas comprendre. On appelait ce chant la Saga d'Harald le Vaillant.

– Et que disaient ces paroles ?

Gauthier se détourna pour détacher la corde du bateau du tronc où il l'avait nouée, puis, sans regarder Catherine, répondit :

– Elles disent : « Je suis né dans le haut pays, là où retentissent les arcs ; mes vaisseaux sont l'effroi des peuples, j'ai fait craquer leurs quilles sur la cime cachée des écueils, loin de la dernière habitation des hommes ; j'ai creusé de larges sillons dans les mers... et cependant une fille de Russie me dédaigne. »

Quand la voix lente du Normand s'éteignit, Catherine ne répliqua rien. Elle s'enveloppa de son manteau et, les joues en feu, alla s'asseoir au fond du bateau. Décidément, il lui faudrait surveiller plus étroitement les gestes de Gauthier !

Après quatre jours de voyage, un soir, à l'heure où le soleil se couchait dans son lit moiré d'or, les tours de Chartres crevèrent l'horizon de leurs flèches noires. L'Eure, sous le bateau, courait plus gonflée, plus bleue et plus blanche, plus resserrée aussi entre des talus jaillissant de folle végétation qui tranchaient comme une fourrure sur le velours ocre de la grande plaine brûlée. Le grand chemin liquide s'était fait sentier et le voyage au fil de l'eau s'achevait. Sans grand-peine, il faut le dire. La fatigue avait été minime pour les deux femmes et l'on avait mangé à sa faim. La terrible hache de Malencontre savait aussi atteindre le gibier à la course et le forestier connaissait la vie des bois et des champs comme personne.

Sous les murailles brunes de la vieille cité des Carnutes, l'Eure se divisait en plusieurs bras dont l'un se glissait sous les courtines par une voûte fortement grillée pour alimenter les tanneries et les moulins, et l'autre emplissait le large fossé ceinturant la ville. Gauthier tira la barque au sec sur une petite grève de terre brune, à l'à-pic d'une des grosses tours qui défendaient la porte Drouaise.

– Je vais tâcher de la vendre ou de la troquer contre une mule, dit-il tandis que les deux femmes mettaient pied à terre.

Catherine leva la tête, abritant ses yeux de sa main contre la lumière violente, pour regarder, brillantes et pointues sur le bleu dur du ciel, les poivrières d'ardoise et aussi, accrochée à la muraille au-dessus de la herse de vieux chêne noirci, la statue dorée de la Vierge, son enfant dans les bras. Mais, plus haut encore, sur le mur, claquait l'étendard rouge où rampaient les léopards d'Angleterre. D'un geste de la tête, elle désigna la grande étoffe pourpre et or à son compagnon.

– Que faisons-nous ? La ville est anglaise, mais nous avons besoin de manger... de nous reposer un peu, de trouver des montures. Je sais bien que nous n'avons guère d'apparence, mais nous n'avons pas non plus de sauf-conduit.

Mais le grand Normand ne l'écoutait pas. Un gros pli creusé entre ses sourcils couleur de paille, les prunelles rétrécies, il examinait attentivement la muraille et, d'instant en instant, son expression se faisait plus grave. Tellement que la jeune femme prit peur. Depuis le début de leur voyage, elle avait appris à respecter les avis autant que la force, l'adresse et la rapidité de décision de cet étrange garçon qu'elle s'était attaché, mais sans cesser de le surveiller.

– Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle, baissant instinctivement la voix.

– Rien, apparemment. Mais ce silence étrange, ces murailles vides, cette porte sans gardes. On dirait que la ville est abandonnée. Et, regardez !

Sa main se tendait vers le sommet de la colline, vers le jet de pierre, formidable et pur de la cathédrale aux tours jumelles auprès duquel se tassait, comme un gros chien, le donjon carré du vieux château comtal. Plantée entre les merlons usés du couronnement, une étamine noire s'agitait, sinistre, au bout de sa hampe.

– Quelqu'un est mort, dit Sara qui les avait rejoints. Quelqu'un d'important.

Gauthier ne répondit pas. Il marchait déjà, à grands pas, vers le pont-levis. Les deux femmes le suivirent. Ils atteignirent le pont, le franchirent et, devant eux, grimpant vers le palais épiscopal, la vieille rue Porte– Drouaise s'étendit, avec ses gros pavés inégaux, ses enseignes de fer découpé peintes de couleurs vives, ses maisons de bois penchées et comme agenouillées sous le poids des grands toits bruns, mais vide... d'un vide tragique et inquiétant.

Les trois voyageurs s'avancèrent, plus lentement. Cette rue privée de vie les impressionnait malgré eux et ils marchaient presque sur la pointe des pieds. Toutes les portes étaient fermées, tous les volets clos, aucune forme humaine ne se montrait, même les deux auberges semblaient abandonnées. À mi-chemin de la pente, près d'un puits qui arrondissait sa margelle moussue sous trois volutes de fer forgé, on voyait mieux encore : deux portes enclouées, barrées de fortes planches que de gros clous maintenaient de chaque côté. Ces deux portes firent pâlir en même temps Sara et Gauthier tandis que Catherine les contemplait sans comprendre.

Soudain, le silence se peupla. De quelque part sur la colline, sanctifiée par les pèlerinages de dix siècles, jaillit un chant religieux psalmodié par des voix rudes et profondes, des moines sans doute, qui marchaient en procession car le chant voyageait. Ce fut Catherine la première qui l'identifia.

– Le Dies lrae...fit-elle d'une voix qui s'étranglait.

– Continuons, fit Gauthier entre ses dents, il faut savoir !

Un peu plus haut, la rue faisait un coude marqué par l'enseigne, ornée de trois étriers et d'une mollette, d'un maître éperonner. De ce coin, la vue portait jusqu'au palais épiscopal devant lequel il se passait quelque chose d'insolite.

Quelques soldats en cuirasses et chapeaux de fer, armés de longues piques, étaient occupés à attiser un bûcher qui dégageait une fumée épaisse et noire. Ces soldats avaient le bas du visage masqué d'un linge. Auprès d'eux, surveillant leur travail, se tenait un personnage bizarre, tout vêtu de cuir et dont la tête ornée d'un masque à long bec pointu semblait celle d'un oiseau.

L'homme au bec d'oiseau, qui n'était rien d'autre qu'un médecin, tenait d'une main une baguette de coudrier et de l'autre un sac de toile. Il en tirait de grosses poignées d'une poudre verdâtre qu'il jetait dans les flammes. La fumée de cette poudre avait une odeur piquante, aromatique, qui luttait contre l'odeur atroce du bûcher dans lequel plusieurs cadavres entassés se consumaient. D'autres corps gisaient sur la place, attendant leur tour. Des prisonniers enchaînés et masqués comme les soldats, des ribauds en guenilles les apportaient et, de temps en temps, en jetaient un dans les flammes. Le bûcher venait d'être allumé, sans doute, et crachait d'épaisses volutes noires, écœurantes.

Mais le spectacle fit dresser les cheveux sur la tête des trois arrivants. Ils avaient compris pourquoi la ville était déserte, pourquoi les murailles étaient vides, pourquoi les portes n'étaient pas gardées et pourquoi un drapeau noir flottait sur le palais des anciens comtes de Chartres : la pire des calamités s'était abattue sur la cité de Dieu. La mort noire régnait dans les rues. Chartres avait la peste !

D'une maison-Dieu toute proche, transformée en lazaret, une nouvelle troupe de ribauds sortait, traînant au bout de crochets des corps gonflés et noircis par le terrible mal. Cette vue emporta ce qui restait du courage de Catherine. La panique lui serra le ventre, mais galvanisa ses jambes. Tournant les talons, avec un cri de terreur, elle se mit à courir vers la porte Drouaise, retroussant sa robe à deux mains, aiguillonnée par une peur qui la dépassait, la jetait en avant, sourde, aveugle à tout, en proie à l'idée fixe d'échapper à cette enceinte, à ces murs qui retenaient prisonnier le mal mortel. Sortir, sortir vite, retrouver l'herbe verte, l'eau claire, un soleil que la fumée ne fit pas noir ! Derrière elle, Sara et Gauthier faisaient de leur mieux pour la rejoindre, butant comme elle aux pavés que la rivière, seule, avait arrondis.

Mais la lumière dorée qui, tout à l'heure, passait sous l'arc de pierre bruni et ciré par le temps, avait été chassée. A la place, bouchant le chemin de l'espace libre, apparaissait le bois rugueux du pont relevé. Et la course éperdue de Catherine vint se briser sur la herse baissée aux barreaux de laquelle elle accrocha ses mains tremblantes, appuya son visage en pleurs.

– La porte ! hoqueta-t-elle, ils ont fermé la porte !

A ses cris, un soldat au visage invisible sortit du

corps de garde bien clos, vint à elle et tenta de l'arracher de la grille.

– Défendu de sortir ! Ordre du gouverneur ! Plus personne ! Ordre aussi de l'évêque, sire Jean de Fétigny Il s'exprimait lentement, cherchant ses mots, gêné par son accent d'outre-manche. Mais Catherine exaspérée tenta de secouer la herse, écorchant ses mains aux ais de bois qui la formaient.

– Mais je veux sortir ! Je vous dis que je veux sortir ! Je ne veux pas rester là... Je ne veux pas !

– Il faut pourtant, fit le soldat patiemment. Le gouverneur l'a dit : plus personne, sous peine de la corde !

Gauthier et Sara avaient rejoint Catherine et la tsigane détacha doucement Catherine et l'enveloppa de ses bras. Le géant réfléchissait en caressant son menton orné d'un épais chaume rougeoyant car, bien entendu, ce menton n'avait pas vu le rasoir depuis la maison du jardinier.

– Qu'allons-nous faire ? demanda Sara.

– Chercher un moyen d'en sortir, répondit-il en haussant les épaules. Je n'ai pas envie d'attendre que la mort noire fasse de moi un cadavre pourrissant qu'on jettera au feu avec un croc de boucher. Et vous ?

– Cette question ! fit Sara avec un regard meurtrier. Mais comment sortir ?

– Il faut y réfléchir, répliqua Gauthier en assurant sur son épaule lé ballot dans lequel se trouvait la plus grande partie des possessions des deux femmes.

Sara, elle, portait un autre paquet, plus petit, qui contenait un peu de linge. L'or que l'on possédait était dans une poche cousue à l'envers de la chemise de Catherine. De sa main libre, le géant saisit le bras de Catherine pour l'aider à marcher.

– Venez ! Et ne pleurez plus, dame Catherine. Je trouverai bien un trou dans ces murailles pour vous faire quitter la ville. Pour l'instant, il faut manger, car vous ne tiendrez pas longtemps sans nourriture, vous reposer quelque part et puis attendre la nuit. Pendant ce temps, je ferai le tour des remparts.


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