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Belle Catherine
  • Текст добавлен: 3 октября 2016, 21:26

Текст книги "Belle Catherine"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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– Où l'avez-vous trouvé pour qu'il soit dans cet état ? Dans une oubliette ?

– Presque ! Au fond d'une ignoble fosse où l'eau de la Loire suintait. Le sol de boue ne devait jamais sécher. Il était enchaîné à même le sol, les ceps aux pieds et aux mains, dans une obscurité complète. On lui passait sa nourriture...

enfin, ce qu'on appelait sa nourriture, par un trou. La porte était scellée. Il a fallu l'enfoncer. Le geôlier qui le gardait était une épouvantable brute, un bossu à la peau noire, fort comme un Turc, qu'il a fallu trois hommes solides pour maîtriser.

– Qu'en avez-vous fait ?

Que fait-on d'un rat ? On l'écrase. Je l'ai égorgé sur place et je l'ai laissé dans l'in-pace, avant d'emporter Montsalvy. Je vous avoue que tout d'abord j'ai cru qu'Arnaud était mort. Il ne bougeait pas. Mais j'ai vu qu'il respirait encore faiblement.

J'aurais tout donné, pour avoir un médecin sous la main. Un de mes hommes avait un peu étudié chez les moines. Il lui a fait prendre un peu de lait, un bouillon chaud, mais nous n'avions pas le temps de nous attarder plus longtemps. Il fallait faire vite. On l'a emballé du mieux qu'on a pu avec un manteau et je l'ai ramené sur mon cheval en le tenant comme un enfant, jusqu'aux abords de Bourges où j'ai trouvé, chez un métayer de maître Jacques, cette charrette, ce bois et cet accoutrement. Et Dieu m'est témoin, Catherine, que, tout au long de la route, j'ai tremblé de ne vous ramener qu'un cadavre. Il faudra que La Trémoille et sa clique paient pour avoir osé faire ça.

– Pour le moment, fit Catherine durement, il s'en tire avec un geôlier égorgé...

– ... vingt hommes d'armes abattus et un château en flammes ! acheva Xaintrailles tranquillement. Pour qui me prenez-vous ? On fait ce qu'on peut, que voulez-vous ? Mais j'avais beau être pressé, j'ai pris tout de même le temps de mettre le feu.

– Pardonnez-moi ! fit Catherine sans lever les yeux.

Deux valets apportaient à grand-peine le baquet à lessive dans lequel on plaça un drap et que l'on emplit d'eau chaude.

Pendant ce temps, maître Jacques, immobile, avait contemplé le rescapé sans mot dire. Ses yeux allaient du grand corps inerte au profil pur de Catherine qui se détachait sur la flamme des bougies, à ses longs cils qui mettaient sur sa joue des ombres si douces. Mahaut, de l'autre côté du lit, rencontra son regard et secoua les épaules.

– Il faudrait un médecin, dit-elle d'un ton de reproche. Et le plus vite sera le mieux.

Jacques Cœur tressaillit comme un homme que l'on éveille brutalement. Il se dirigea lentement vers la porte.

– J'y vais moi-même, dit-il seulement.

Il sortit, étouffant un soupir.

Pas une seule fois depuis qu'il était entré dans la chambre, Catherine n'avait paru s'apercevoir de sa présence. Elle avait rejoint, dans son univers de souffrances, cet homme à moitié mort qui n'était plus que l'ombre de lui-même...

Avec d'infinies précautions, Catherine, Xaintrailles et Sara enlevèrent Arnaud du lit et le plongèrent dans le baquet où Mahaut venait de jeter un plein flacon d'huile aromatique et un petit fagot de racines de guimauve. Le corps émacié dont la peau grise adhérait fortement à des muscles diminués disparut sous l'eau fumante. A ce moment, Arnaud ouvrit ses yeux qui apparurent rouges avec d'étranges taches. Ses lèvres remuèrent. Des sons indistincts en sortirent, tellement bizarres que Xaintrailles verdit.

– Sang du Christ ! gronda-t-il.

À deux mains il saisit la tête de son ami, l'obligea à ouvrir la bouche, regarda à l'intérieur, puis la lâcha avec un soupir de soulagement :

– J'ai eu peur, balbutia-t-il. J'ai cru qu'on lui avait coupé la langue.

Une exclamation d'horreur de Catherine lui répondit, mais la jeune femme ne le regardait pas. Lentement, elle passait sa main devant les yeux grands ouverts de son ami, puis releva sur Xaintrailles un regard qui s'affolait.

– On dirait... qu'il ne voit rien ! Ses yeux ne bougent même pas quand ma main s'approche.

– Je sais, répondit le capitaine sombrement. J'avais déjà eu cette impression plusieurs fois durant le trajet. Mais..., se hâta-t-il d'ajouter en voyant les larmes jaillir des prunelles violettes de la jeune femme, il ne faut pas vous affoler, ma mie.

Cela peut venir de l'état d'inconscience où il est. Il faut attendre un médecin.

Le bain dura un long moment. Peu à peu, l'eau moirée d'huile se polluait. La boue grasse, les fragments de tissu effiloché, la vermine abandonnaient le corps dont la peau, enfin, retrouvait une couleur plus humaine. Sur la poitrine et sur le dos apparaissaient clairement de longues raies tuméfiées où le sang perlait de nouveau.

– Que lui a-t-on fait ? demanda la vieille Mahaut, en jetant à Xaintrailles un coup d'œil accusateur.

Celui-ci détourna la tête, moucha d'une main mal assurée une chandelle qui fumait.

– Le fouet ! Plusieurs fois... répondit-il d'une voix rauque. La belle de La Trémoille sait se venger quand on la dédaigne. On l'a traité pire qu'une bête... et vous voyez le résultat de sa fidélité à son amour !

Catherine grinça des dents. D'un geste furieux, elle rejeta en arrière une mèche de cheveux qui lui tombait sur la joue et regarda Xaintrailles avec des yeux flambants.

– Elle me le paiera ! gronda-t-elle. Elle me paiera tout cela tôt ou tard, toutes ses souffrances à lui, toutes mes douleurs à moi ! Elle me les paiera au poids du sang et des larmes.

Elle tremblait comme une feuille, agenouillée auprès du baquet, les genoux dans une flaque d'eau et les mains agrippées au drap dont on l'avait garni pour que le bois rugueux ne blessât pas Arnaud. Doucement, Xaintrailles la releva et, un instant, la tint serrée contre lui, l'enveloppant de sa chaleur rassurante, comme s'il cherchait à lui communiquer sa propre force vitale.

– Laissez Montsalvy reprendre des forces, dit-il gravement. Il a toujours su régler ses comptes, vous devriez en savoir quelque chose. Il est des femmes qu'il faut combattre en homme !

Le nez dans la futaine déchirée du capitaine, Catherine renifla puis hoqueta, d'une toute petite voix qui donnait la mesure de son découragement :

– Mais vous voyez bien qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même...

– Vous n'en croyez rien... et moi non plus ! J'ai vu si souvent Arnaud à moitié mort, comme mes autres camarades d'ailleurs, que je ne le croirai à jamais détruit que lorsque je le verrai froid et roide. Et encore !

On venait de remettre Arnaud dûment séché dans son lit quand Jacques Cœur revint et annonça que le médecin arrivait.

Gauthier et deux valets emportaient le baquet plein d'eau sale et, maintenant qu'on l'avait couché dans les draps de lin blanc, la tragique maigreur du jeune homme ressortait plus que jamais. Dans le bain, Xaintrailles avait lui-même rasé son ami, restituant un visage hâve aux méplats creusés dont la chair réduite à fort peu de chose révélait l'ossature parfaite et accusait les minces cicatrices, traces d'anciens coups d'épée.

Il semblait ainsi plus jeune et, dans cette immobilité qui le faisait si semblable à quelque gisant de pierre, plus émouvant et plus désarmé. Sur la toile de fond de sa mémoire, Catherine, les yeux brouillés de larmes, revoyait le chevalier blessé de la route de Flandres. Ce soir-là, aussi, il était inerte et abattu, mais en pleine force, mais en pleine puissance. On sentait que, dans cette chair blessée, la vie bouillonnait et qu'au sortir de l'inconscience le guerrier reprendrait ses droits.

L'Arnaud de ce soir semblait dormir d'un sommeil qui n'aurait pas de fin... et Catherine, désespérée, eût donné toutes les années qui pouvaient lui rester à vivre pour qu'il ouvrît les yeux et qu'il lui sourît.

L'entrée d'un nouveau personnage la tira de sa douloureuse contemplation. Non sans peine, car elle s'était si bien enfermée dans son navrant tête-à-tête que tous les autres assistants avaient disparu pour elle. À peine était-elle consciente de la silhouette rigide de Sara, assise au pied du lit, le dos contre une colonne, et du souffle rapide de Xaintrailles derrière son dos. Mais le nouveau venu avait de quoi éveiller l'attention la plus flottante. Long, maigre et un peu voûté, il avait un visage étroit et jaune sur lequel tranchaient d'épaisses lèvres rouges, un long nez en bec d'aigle et de petits yeux profondément enfoncés sous des sourcils

charbonneux. De longs cheveux bizarrement tressés en cadenettes tombaient sur les épaules maigres du personnage et rejoignaient une barbe noire qui semblait faite de copeaux d'ébène. Une robe noire élimée flottait autour de son corps et, sur cette robe, se détachait sinistre une rouelle jaune, à laquelle s'attacha, stupéfait, le regard de Catherine. Ce regard, le nouveau venu l'intercepta et eut un rire sec.

– Les enfants d'Israël vous font-ils peur, Madame ? Je jure n'avoir jamais fait mourir, ni réduire en poudre aucun petit enfant, si c'est là votre crainte...

La voix grave de Jacques Cœur s'éleva derrière lui avant que Catherine ait pu répondre :

– Rabbi Moshe ben Yehuda est le plus savant médecin de la ville. Il a étudié à l'université de Montpellier, dit le pelletier, nul ne saurait mieux que lui soigner mon hôte. Bien des fois, en ce qui me concerne, j'ai fait appel à lui car il est habile et sage.

– N'y a-t-il donc, en cette ville, aucun médecin chrétien ? intervint Xaintrailles avec une légère grimace. J'avais entendu que maître Aubert...

– Maître Aubert est un âne qui tuera votre ami plus sûrement que les bourreaux de La Trémoille. Après la médecine arabe, la science hébraïque est la plus puissante de notre temps. Elle a pris ses racines à Salerne où exerçait la fameuse Trotula.

Tandis que Jacques parlait, Moshe ben Yehuda, avec un haussement d'épaules, s'était approché du lit et considérait le malade avec des prunelles rétrécies.

– Il n'a pas sa connaissance, murmura Catherine. Parfois, il ouvre les yeux, mais il ne voit rien. Il balbutie des mots incompréhensibles et...

– Je sais ! coupa le médecin. Maître Cœur m'a tout expliqué. Laissez-moi l'examiner... Veuillez vous reculer.

À regret, Catherine s'écarta. Ce grand homme noir, penché sur Arnaud, lui semblait de mauvais augure et lui faisait peur.

Il avait tellement l'air d'un esprit funèbre ! Pourtant, elle fut bien obligée de lui reconnaître une extraordinaire habileté.

Ses longs doigts souples avaient parcouru rapidement tout le corps du blessé, s'attardant sur les écorchures tuméfiées laissées par le fouet et dont certaines suppuraient. D'une voix sourde, il réclama de l'eau pure dans un bassin, puis du vin.

Il fut servi dans l'instant. Sara et Mahaut étaient suspendues à ses lèvres presque autant que Catherine.

Dans l'eau, il lava ses doigts avant de les poser sur le visage d'Arnaud. Catherine le vit relever les paupières, examiner longuement les yeux abîmés. Il émit un léger sifflement.

– Est-ce que... c'est grave ? demanda-t-elle timidement.

– Je ne saurais vous dire. Plusieurs fois déjà, j'ai vu de ces cas de cécité chez des prisonniers. C'est une affection due, je crois, à la nourriture infecte des prisons. Hippocrate lui donnait le nom de Keratis.

– Cela veut-il dire... qu'il est aveugle pour toujours ? fit à son tour Xaintrailles d'une voix si chargée d'angoisse que Catherine, instinctivement, tendit une main vers lui. Mais Rabbi Moshe hochait ses cadenettes noires.

– Qui peut savoir ? Certains sont restés aveugles, d'autres ont retrouvé la vue, parfois dans un délai assez bref. Grâce au Très-Haut, je sais comment soigner avec les meilleures chances de réussite.

Tout en parlant, il s'était déjà mis à l'ouvrage. Toutes les blessures furent lavées soigneusement avec du vin, puis enduites d'un onguent fait de graisse de mouton, de poudre d'encens et de térébenthine lavée, enfin bandées de toile fine.

Sur les yeux malades, Rabbi Moshe ben Yehuda appliqua un cataplasme de feuilles de belladone et d'huile de palme, en recommandant de le changer tous les jours.

Nourrissez-le de lait de chèvre et de miel, dit-il enfin quand il eut fini. Veillez à le tenir dans une parfaite propreté. S'il souffre, donnez-lui quelques grains de pavot, je vous laisserai tout ce qu'il faut. Enfin, priez Yahweh qu'il vous prenne en pitié car Lui seul peut tout, car Lui seul est le maître de la vie et de la mort.

– Mais, dit Catherine, qui s'était glissée au chevet d'Arnaud dès que le médecin l'avait abandonné et avait pris l'une de ses mains dans les siennes, vous reviendrez le voir chaque jour, n'est-ce pas ?

Rabbi Moshe eut un sourire amer et ne répondit pas. Ce fut Jacques Cœur qui, d'une voix gênée, répliqua :

– Malheureusement, cette visite n'aura pas de seconde. Rabbi Moshe doit quitter notre ville cette nuit... avec tous ses coreligionnaires ! L'ordre du Roi est formel : au lever du soleil tous les Juifs doivent avoir franchi les murailles sous peine de mort. Déjà, j'ai retardé Rabbi Moshe qui était prêt à partir !

Un silence de mort accueillit ces paroles. Lentement, Catherine s'était relevée et regardait tour à tour Jacques Cœur et le médecin.

– Mais... pourquoi cet ordre ?

La voix mordante de Xaintrailles lui répondit :

– Parce que La Trémoille n'a jamais assez d'or ! Il a réussi à obtenir enfin, à ce que je vois, cet édit frappant les Juifs.

On les chasse, mais, bien entendu, on ne chasse pas leur or. Ils doivent partir sans rien emporter de leurs biens. Demain, les coffres de La Trémoille seront pleins ! Et je suppose que, lorsqu'il les aura vidés, il s'attaquera à d'autres : les Lombards par exemple.

Cette nouvelle, qui ne la touchait qu'indirectement, fut cependant pour Catherine la goutte d'eau du vase trop plein. Ses nerfs lâchèrent d'un seul coup. Secouée de sanglots convulsifs, elle s'abattit au pied du lit en poussant des cris inarticulés.

Tout son corps tremblait et se tordait, raidi par instants en une sorte de crampe douloureuse. Sara s'était précipitée sur elle et tentait de la relever, mais en vain. Elle avait agrippé l'une des colonnes du lit et s'y cramponnait de toutes ses forces.

On l'entendit gémir :

La Trémoille !... La Trémoille !... Je ne veux plus... entendre ce nom-là !... Je ne veux plus... Jamais... Plus jamais ! Plus jamais La Trémoille ! Il va nous dévorer tous... Arrêtez-le ! Mais arrêtez-le donc ! Vous ne voyez pas comme il ricane dans l'ombré... Arrêtez !

Posant vivement la besace qu'il avait reprise, le médecin était venu s'agenouiller auprès de la jeune femme. Il avait pris sa tête entre ses mains et la massait doucement en murmurant, en langue hébraïque, des paroles d'apaisement ou d'exorcisme. A cet instant, Catherine paraissait se débattre avec un démon intérieur, mais, peu à peu, sous les mains souples de Rabbi Moshe, elle se calmait. Son corps se détendit, des flots de larmes jaillirent de ses yeux et, insensiblement, sa respiration s'apaisa.

– Ceci est trop pour elle ! fit la voix calme de maître Jacques, elle a déjà tant souffert du fait de cet homme.

– Elle n'est pas la seule, malheureusement, dit Xaintrailles sombrement. Dans tout le royaume on souffre et on pleure parce que La Trémoille existe...

Un sourire amer se figea sur le visage du pelletier tandis que sa voix se chargeait d'un peu de dédain.

– Et les capitaines, les hommes d'armes tolèrent cela ? Combien de temps encore, Messire, vous et vos pareils laisseront-ils le champ libre à ce misérable ?

– Pas plus qu'il ne faudra, maître Jacques, soyez-en bien certain ! répondit rudement le capitaine. Le temps de réunir assez de chasseurs pour forcer le sanglier dans sa bauge. Pour l'heure, les chasseurs sont dispersés, il leur faut revenir des quatre horizons.

Le malaise de Catherine avait pris fin. Appuyée au bras de Sara, elle se relevait, un peu honteuse de s'être ainsi laissée aller. Mahaut voulut l'envoyer au lit, mais elle refusa.

– Je vais mieux maintenant. Je vais demeurer auprès de lui. Cette nuit, je ne pourrai pas dormir, je le sens. S'il allait...

Elle n'osa pas formuler complètement sa crainte de ne pas être là si Arnaud s'éteignait dans la nuit, mais Xaintrailles, lui, avait compris.

– Je veillerai avec vous, Catherine. La mort n'osera pas l'arracher d'entre nous deux.

Toute la nuit, Catherine, Sara et Xaintrailles se relayèrent au chevet d'Arnaud, écoutant son souffle, épiant le moindre signe d'affaiblissement. Deux ou trois fois, la respiration du blessé s'arrêta et, aussitôt, le cœur de Catherine manqua un battement. Malgré sa fatigue, elle passa des heures à genoux, priant éperdument quand Sara ou Xaintrailles veillaient à leur tour. Cette nuit avait pris pour elle une valeur de symbole. Dans son désespoir et son angoisse, elle avait fini par se persuader de l'importance primordiale de ces heures qui s'écoulaient si lentement. « S'il vit encore au lever du jour, pensait-elle, il sera sauvé... » Mais vivrait-il encore lorsque le soleil reviendrait éclairer la terre ? Avant de partir, Rabbi Moshe n'avait pas caché que l'extrême faiblesse d'Arnaud constituait le plus grand danger. Il lui avait fait absorber quelques cuillerées de lait mélangé d'un peu de miel, puis, pour lui assurer un repos à peu près calme, une infusion de pavot, mais c'était l'inertie absolue du blessé qui affolait le plus Catherine. Il suffisait de si peu de chose, semblait-il, pour éteindre la petite flamme de vie qui brûlait encore dans cet homme épuisé.

Xaintrailles non plus n'avait guère dormi. Assis sur un escabeau, les coudes aux genoux et les mains nouées, il était resté des heures immobile, les yeux fixés sur son ami. De temps en temps, il parlait, comme s'il avait besoin de paroles pour s'encourager et s'obliger à l'espoir.

– Il s'en tirera, disait-il avec une conviction qu'il puisait en lui-même. Il ne peut pas ne pas s'en tirer. Rappelez-vous Compiègne, Catherine. Là aussi, nous l'avions cru mort !

Mais, parfois aussi, il fermait les veux et les frottait de ses deux poings. Pour empêcher les larmes de paraître ou bien parce qu'il ne pouvait plus endurer la vision de ce corps inerte, de ce visage aux yeux bandés. Au-dehors, en contrepoint sinistre, il y avait le piétinement de ceux que l'on chassait et qui, alourdis du peu qu'ils avaient eu permission d'emporter, se dirigeaient vers la porte Ornoise. Combien atteindraient Beaucaire ou Carpentras, les villes du Sud où la colonie hébraïque était puissante et tolérée ?

Les coqs chantèrent bien avant que le jour parût. Les cloches du couvent des Jacobins sonnèrent prime, puis, insensiblement, le ciel se fit moins noir. Enfin, du côté de l'orient, une bande claire apparut sur l'horizon et grandit de plus en plus jusqu'à effacer complètement la nuit. Sur le rempart, une trompette sonna annonçant l'ouverture des portes et la relève de la garde... Au même instant, Arnaud bougea.

Ses mains tâtèrent le drap qui le couvrait, puis s'élevèrent, grandes ouvertes, tendues en avant avec le geste instinctif des aveugles. Debout de chaque côté du lit, n'osant respirer, Catherine et Xaintrailles regardaient. Le cœur de la jeune femme lui faisait mal tant il battait fort contre ses côtes. Le charme n'allait-il pas se rompre si elle faisait un geste ? Mais les lèvres d'Arnaud bougeaient. Il balbutia, comme du fond d'un rêve :

– La nuit !... toujours la nuit !

La poitrine oppressée de Catherine se dégonfla d'un seul coup. Elle saisit l'une de ces mains errantes, la serra contre son cœur et, se penchant, demanda doucement :

– Peux-tu m'entendre, Arnaud ? C'est moi... C'est Catherine.

– Catherine ?

Brusquement les mâchoires du blessé se crispèrent et il arracha sa main de celles qui le tenaient.

Que me voulez-vous encore ? souffla-t-il. Quel nouveau piège me tendez-vous ?... Ne savez-vous pas... que c'est du temps perdu ?... Ce n'est pas vous que j'aime !... Vous, je vous méprise. Vous... me répugnez !

Vidée d'un seul coup de tout son sang, Catherine chancela. Mais, par-dessus le lit, son regard croisa celui de Xaintrailles et y lut l'ombre d'un sourire.

– Il vous prend pour une autre ! dit-il. L'aimable épouse de La Trémoille s'appelle aussi Catherine, vous le savez bien, et elle a dû lui rendre quelques visites dans sa prison. Laissez-moi faire.

A son tour, il se penchait sur son ami, posant ses grandes mains sur les épaules osseuses.

– Entends-moi, Montsalvy !... Tu es en sûreté ! Ta prison est loin. Tu me reconnais bien, moi ?... Je suis Xaintrailles, ton frère d'armes, ton ami... Tu m'entends ?...

Mais la tête d'Arnaud glissait sur le côté tandis que ses lèvres ne laissaient plus échapper que des paroles sans suite.

L'instant de lucidité avait été bref. Déjà, les ténèbres avaient repris possession de l'esprit du blessé. Xaintrailles se redressa et, prévenant la plainte de Catherine, braqua sur elle un regard farouche.

– Il ne nous entend plus, mais ce n'est qu'un passage. Il retrouvera bientôt ses sens.

Il contourna le lit, saisit Catherine par les épaules, refusant de voir les larmes qui roulaient sur ses joues.

– Je vous défends de désespérer, vous m'entendez, Catherine ! À nous deux, nous le sauverons ou bien je me fais moine ! Séchez vos larmes, allez dormir, vous ne tenez plus debout ! D'autres vous relayeront. Moi, je vais rentrer chez moi, mais je reviendrai ce soir... Eh, vous, là !

L'apostrophe finale s'adressait à Sara qui était allée jusqu'à la cuisine et apparaissait sur le seuil avec un pot de lait. Le ton cavalier du gentilhomme lui fit froncer les sourcils.

– Je m'appelle Sara, Messire !

– Sara, si vous voulez ! Tâchez de vous occuper de votre maîtresse ! Couchez-la, de force s'il le faut !

Et puis allez me chercher ce grand diable qui a l'air d'une tour de siège et mettez-le de faction auprès du capitaine de Montsalvy.

Sur ces énergiques paroles, Xaintrailles embrassa Catherine et disparut en faisant de son mieux pour réprimer ses habituelles façons tempétueuses. Mais il ne put s'empêcher de faire claquer la porte. Sara haussa les épaules, tendit à Catherine la tasse de lait et bougonna :

– Qu'est-ce qu'il s'imagine, celui-là ? Je n'ai jamais eu besoin de lui pour savoir comment je devais te soigner ! Mais, pour le reste, il a raison. Messire de Montsalvy ne peut avoir de meilleur gardien que Gauthier. Je le crois capable d'arrêter un escadron à lui tout seul.

– Tu crois que nous pourrions craindre quelque chose, ici ?

– On peut toujours craindre ! Tu penses bien que La Trémoille cherchera à retrouver son prisonnier et à tirer vengeance des dégâts faits à son château. Le seigneur Xaintrailles manque un peu de discrétion et n'y entend pas grand-chose en matière de déguisement. Malgré ses haillons et sa barbe, il sent le chef de guerre à plein nez et je me demande même comment les soldats de l'enceinte s'y sont trompés. Ils devaient être ivres, ou myopes !

Sous les pieds de Catherine, la maison s'éveillait. Des pas faisaient grincer les escaliers et, de la cuisine, on entendait remuer les chaudrons. La porte d'entrée s'ouvrit et retomba. Quelqu'un sortait. Macée sans doute qui s'en allait à la messe.

Dans son lit, Arnaud semblait dormir ! Catherine accepta enfin d'aller en faire autant.

Pendant cinq jours et cinq nuits, Catherine ne quitta pas la chambre d'Arnaud. Elle avait fait jeter un matelas dans un coin et dormait là, deux ou trois heures, quand, vraiment, son corps lui refusait tout service. Sara demeurait près d'elle continuellement et chaque soir, à la nuit tombée, Xaintrailles revenait, aussi discrètement qu'il pouvait, pour que l'on ne s'étonnât pas de ses visites assidues au pelletier. Quant à Gauthier, s'il passait ses nuits couché en travers de la porte, il n'entrait dans la chambre que lorsqu'on le demandait. Encore ne semblait-il y entrer qu'à regret et ne s'attardait-il jamais.

Il se précipitait pour exécuter le moindre des ordres de Catherine, mais jamais plus il ne souriait et l'on n'entendait presque jamais sa voix. Ce fut Sara qui établit le diagnostic de cet étrange comportement.

– Il est jaloux ! dit-elle.

Jaloux ? C'était bien possible ! Catherine, un instant, en éprouva quelque contrariété, mais, durant ces jours chargés d'angoisse, elle ne pouvait s'intéresser longtemps à quelqu'un d'autre qu'Arnaud et ne releva même pas le propos. Elle et Xaintrailles livraient contre la mort un combat sans merci, avec l'aide de Sara et de la vieille Mahaut. Les Cœur, avec un tact infini, ne se montraient que deux fois le jour pour prendre des nouvelles. Autour du drame qui se jouait dans la chambre du second, la maison poursuivait sa vie habituelle, tout unie et sans reliefs car il s'agissait avant tout de ne pas attirer l'attention. Pour plus de sûreté, Jacques Cœur avait même fait partir le poète Alain Chartier pour l'une de ses fermes. Il s'était mis à courtiser une petite servante et cela pouvait être dangereux.

La fièvre ne lâchait pas prise, secouant le corps émacié d'Arnaud qui passait tour à tour d'un délire presque frénétique à une torpeur totale, d'une épuisante lutte contre d'invisibles ennemis à une tragique immobilité où sa respiration même devenait difficilement perceptible. Il demeurait alors étendu sur son lit, les narines pincées. Dans ces moments-là, Catherine, le cœur serré, croyait la dernière heure venue et regrettait les fureurs du délire. Elle l'entourait de soins incessants, renouvelant chaque jour le cataplasme d'herbes sur les yeux malades et remerciant Dieu quand, avec une peine infinie, elle avait réussi à faire absorber au blessé un peu de nourriture.

Outre l'état d'Arnaud, elle avait un autre sujet d'angoisse. Le coup de force de Xaintrailles contre le château de Sully avait eu, bien entendu, des répercussions. Heureusement pour le capitaine aux cheveux rouges, La Trémoille ignorait qui avait tué ses hommes et incendié son domaine, Xaintrailles ayant pris bien soin de bannir, pour sa troupe et pour lui-même, tout signe distinctif. Pour tout le monde, un chef de bande avait surpris la défense du château et en avait arraché un prisonnier sur l'identité duquel le chambellan demeurait étrangement discret.

– Mais, confia Xaintrailles à Catherine, si La Trémoille n'a pas la certitude que le coup vient de moi, du moins s'en doute-t-il, et je peux m'attendre à n'importe quel traquenard. C'est pourquoi, chaque soir, je ne sors de chez moi que déguisé en valet et ne viens ici qu'après une station chez une dame de mes amies dont la maison possède une heureuse issue habilement dissimulée par laquelle je repasse avant de rentrer.

Xaintrailles prenait un plaisir évident à berner le gros chambellan et ce plaisir-là inquiétait Catherine. Sa vie et celle d'Arnaud n'étaient-elles pas l'enjeu de cette mortelle partie de cache-cache ? Et où, en cas de besoin, dissimuler le blessé inconscient si la maison des Cœur devenait suspecte ? Dans une cave ? Lorsque le délire s'emparait d'Arnaud, il poussait des cris à percer les plafonds et il fallait calfeutrer la chambre pour ne pas intriguer les passants.

Mais, à l'aube du sixième jour, tandis qu'agenouillée dans un coin de la chambre, devant une image de Notre-Dame, Catherine priait de tout son cœur, la tête dans les mains, et que Xaintrailles, debout au pied du lit, s'étirait comme un grand chat avant de se préparer à repartir, une voix faible mais nette vint couper l'oraison de la jeune femme et fit tressaillir le capitaine.

– Tu portes la barbe, maintenant ? Tu sais que tu es affreux comme ça ?

Un cri étouffé jaillit de la gorge de Catherine qui bondit de son prie-Dieu. Légèrement soulevé sur ses avant-bras, Arnaud regardait son ami avec un sourire pâle mais résolument moqueur. Il avait arraché le bandage de ses yeux qui étaient encore rouges, mais qui, apparemment, voyaient clair. Xaintrailles, son regard brun étincelant de joie, fit une grimace comique.

– Il paraît que tu as décidé de rejoindre le monde des vivants, tout compte fait, dit-il d'une voix qui s'enrouait d'émotion maîtrisée à grand-peine. On était pourtant bien tranquilles, comme ça, n'est-ce pas, Catherine ?

– Catherine ?

Le blessé tournait la tête vers l'endroit que regardait Xaintrailles, mais déjà, riant et sanglotant tout à la fois, la jeune femme s'abattait à genoux près du lit. Incapable d'articuler même une syllabe, elle saisit la main d'Arnaud et l'appuya contre sa joue inondée de larmes, couvrant, entre deux sanglots, cette main de baisers.

– Ma mie ! balbutia Montsalvy bouleversé. Ma douce Catherine !... Par quel miracle ? Dieu a donc permis que je te revoie ? Je n'ai donc pas, en vain, crié vers lui du fond de ma prison ? Tu es là ? C'est bien toi ?... Tu n'es pas un rêve, dis

? Tu es bien réelle...

Dans un terrible effort, il tentait de se redresser encore pour l'attirer à lui tandis que de grosses larmes roulaient sur son visage émacié. Jamais Catherine ne l'avait vu pleurer, l'orgueilleux Montsalvy, et ces humbles larmes, qui donnaient la mesure de son amour pour elle, lui parurent cent fois plus précieuses que les plus riches présents. Il pleurait de joie, pour elle, à cause d'elle ! Bouleversée de tendresse, elle se coula contre lui, entourant de ses bras les épaules, à l'ossature saillante, appuyant sa bouche tremblante à la joue d'Arnaud.

– Je suis aussi réelle que toi, mon amour. Le ciel, une fois encore, a fait pour nous un miracle... Et maintenant, personne, jamais, ne pourra nous séparer...

– C'est à souhaiter ! grogna Xaintrailles un peu vexé de se voir abandonné. Tudieu ! Vit-on jamais amour plus traversé que le vôtre ?

Mais c'était peine perdue. Arnaud ne l'écoutait pas. Il avait saisi le visage de Catherine et le couvrait de baisers désordonnés, émaillés de mots absurdes et tendres. Ses mains, tremblant d'une joie démente, s'attachaient à la jeune femme, glissant des joues lisses aux tresses sages, suivant le contour du cou, des épaules comme si elles cherchaient à refaire connaissance avec ce corps trop longtemps désiré, presque oublié. Catherine, à la fois heureuse et confuse à cause du regard amicalement goguenard de Xaintrailles, se défendait doucement.

– Tu es plus belle que jamais, murmura le blessé d'une voix rauque.

Soudain, il l'écarta de lui.

– Laisse-moi te regarder, pria-t-il. J'ai tant supplié le ciel de te rendre à moi, au moins un instant, avant d'en finir avec la vie. C'était de ça, vois-tu, que j'avais le plus peur dans ma prison, c'était de crever là, comme une bête malade, sans avoir revu tes yeux, sans avoir tenu une dernière fois dans mes mains tes beaux cheveux, ton corps...


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