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Belle Catherine
  • Текст добавлен: 3 октября 2016, 21:26

Текст книги "Belle Catherine"


Автор книги: Жюльетта Бенцони



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la jeune femme tourna vers elle un regard de somnambule qui traversait le corps vigoureux de la fidèle servante.

– Je suis lasse mais je ne pourrais dormir. Alors, à quoi bon ?

– À quoi bon ? s'insurgea Sara, mais à te reposer ! Va au moins t'étendre. Tu sais bien que, si monseigneur La Hire rentre cette nuit, tu entendras l'appel des cors pour obtenir l'ouverture des portes. Et puis, il te fera prévenir immédiatement. Enfin, moi je veillerai. Fais-moi plaisir. Va dormir un peu...

Pour lui faire plaisir, effectivement, après un dernier regard à la campagne brûlée dont la nuit cachait les blessures sous son épais manteau noir, Catherine se laissa guider jusqu'à la cellule qui avait été la sienne avant la folle équipée de Rouen.

Sara la dévêtit, la coucha, la borda comme un bébé, puis, tout en pliant soigneusement les vêtements que Catherine venait de quitter, en posant la coiffe de lin blanc sur une tête en bois à cet effet, annonça d'un ton bourru :

– Le seigneur de Rais est venu, un peu avant le salut, pour prendre de tes nouvelles. La mère Marie– Béatrice m'a fait prévenir et j'ai dit que tu dormais. La sainte abbesse ne pouvait pas mentir, mais moi je peux très bien... et je n'aime pas du tout la tête de cet homme-là !

– Tu as bien fait...

Sara posa un baiser dévotieux sur le front de Catherine et se retira sur la pointe des pieds, fermant la porte derrière elle.

Catherine demeura seule dans l'étroite pièce aux murs de laquelle la flamme hésitante de la chandelle mettait des ombres fugitives. Tout son être était concentré dans ses oreilles, qui cherchaient à démêler, dans le silence extérieur, le bruit lointain d'une troupe en marche. Mais, peu à peu, les besoins de son organisme exténué prirent le dessus, dominant son inquiétude et sa peine et, après de longues heures de veille, au moment même où les religieuses quittaient leur dure couche pour chanter matines à la chapelle, Catherine s'endormit.

Mais le sommeil ne lui apporta pas la paix. Au fond de son inconscience, elle retrouva, intactes, les heures de terreur et de joie des derniers jours. En un effrayant kaléidoscope elle revit l'infect trou de sa prison où s'allumaient, d'un seul coup, les flammes immenses du bûcher. Puis c'était le sac de cuir, ouvert devant elle et dans lequel des hommes noirs voulaient la jeter. Mais, cette fois, elle était seule. La silhouette d'Arnaud, entrevue un instant, se dissolvait dans l'ombre, malgré ses cris, malgré les efforts qu'elle faisait pour l'atteindre, pour l'étreindre... Les mains des bourreaux s'abattaient sur elle et, dans son rêve, elle tentait de crier, d'appeler celui qui, inexorablement, s'éloignait d'elle. Mais ses mains étaient liées et une force irrésistible la courbait vers la terre, vers le sac ouvert qui grandissait, grandissait au point d'atteindre les dimensions d'un tunnel gluant où elle s'engloutissait. Elle voulait appeler, sa voix n'était qu'un souffle impuissant, vaguement ridicule, et la terreur paralysait ses membres. Elle se sentit lancée dans un vide énorme et soudain, avec un grand cri, se réveilla, trempée de sueur. Sara, en chemise, une chandelle à la main, se penchait sur elle et la secouait, d'une main posée sur son épaule.

– Tu rêvais... Un mauvais rêve... Je t'ai entendue crier...

– Oui... Oh ! Sara, c'était horrible, je...

– Non, ne dis rien ! Il est inutile que les paroles recréent des images qui t'ont fait peur. Tu vas te rendormir et, moi, je vais rester auprès de toi. Les mauvais rêves ne reviendront plus.

– Il faudrait pour cela que je retrouve Arnaud, fit Catherine prête à pleurer. Sinon... sinon ils ne me quitteront plus.

La nuit se termina sans autre incident. Le jour revint sans que La Hire et ses hommes eussent regagné Louviers.

L'impatience rongeait Catherine dont, en même temps, l'espoir s'amenuisait à mesure que les heures coulaient.

– S'il avait rejoint Arnaud, il serait déjà rentré.

– Pas sûr ! disait Sara pour la calmer. L'expédition a pu l'entraîner plus loin qu'il ne voulait.

Mais, malgré les paroles apaisantes et les encouragements de Sara, il fut impossible d'arracher Catherine du clocher.

Peut-être y fût-elle demeurée toute la nuit cette fois si, à l'heure où le soleil plonge derrière le moutonnement verdâtre des champs, un nuage de poussière ne s'était levé sur le chemin de l'ouest. Bientôt, les reflets fauves arrachés par les dernières flèches de lumière à l'acier des armes furent visibles parmi les vagues poudreuses. Quand elle put distinguer le pennon noir à la vigne d'argent, Catherine dégringola le raide escalier en colimaçon.

– Les voilà ! Ils reviennent ! cria-t-elle, insoucieuse de la sainteté du lieu.

Elle passa comme un boulet sous le nez de la mère Marie-Béatrice éberluée, bouscula la tourière et se retrouva dehors, Sara sur ses talons, dévalant la ruelle vers la porte de la ville, ses jupes retroussées à deux mains pour courir plus vite.

Elle arriva en vue des tours de garde juste comme le destrier de La Hire franchissait la herse relevée et se jeta presque dans les jambes du cheval.

– Alors ? Vous l'avez retrouvé ?

A grand-peine, le capitaine maintint la bête pour l'empêcher de heurter Catherine, mais jura effroyablement. Sous la ventaille relevée du casque, son visage soucieux était gris de poussière, chaque pli de la peau marqué en noir.

– Non, jeta-t-il durement, il n'est pas avec nous.

Mais, voyant Catherine, devenue blanche jusqu'aux

lèvres, chanceler, il eut honte de sa brutalité, sauta à bas de sa monture et bondit vers elle juste à temps pour la retenir, défaillante, dans ses bras et l'empêcher de glisser à terre.

Allons, vous n'allez pas encore me choir dans les bras ! Je ne l'ai pas retrouvé, mais je sais qu'il est vivant. C'est déjà ça, non ? Allez, venez ; on ne va pas s'expliquer ici, devant ces croquants.

Vivant ! Le mot ranima Catherine mieux qu'une paire de gifles. Elle regarda La Hire avec des yeux brillants d'espoir, se laissa entraîner jusqu'à la maison du Temple. Derrière eux s'étira la file lasse et sale des soldats. Le tout s'engouffra sous le porche noirci, emplit la cour. C'est seulement quand les hommes mirent pied à terre que Catherine s'aperçut qu'ils ramenaient un prisonnier.

La troupe serrée des chevaux avait empêché qu'elle le vît jusque-là. Pourtant, c'était un homme gigantesque, un de ces Normands blonds presque roux, charpentés comme une machine de siège et en qui se retrouvait, presque intact, l'héritage des vieux Vikings. Ses mains, liées de grosses cordes qui le reliaient à l'arçon du sergent Ferrant, étaient épaisses et rudes avec des poils frisés qui les poudraient d'or, mais on devinait que c'étaient là des mains habiles et intelligentes. Une mauvaise souquenille de toile déchirée couvrait mal un torse digne d'un ours, des épaules de bouvier sur lesquelles s'érigeait un visage couleur de brique aux traits incertains, mais sur le ton accentué duquel éclatait un regard gris clair, abrité d'épais sourcils broussailleux qui faisait irrésistiblement penser à une source vive cachée dans les herbes folles.

Le captif ne semblait pas autrement ému de sa situation critique. Il laissait reposer sur les choses et les gens un œil paisible et débonnaire, plus curieux qu'inquiet, mais qui s'alluma d'une flamme chaude en se posant sur Catherine.

– Qui est-ce ? demanda la jeune femme tandis que les gens d'armes poussaient l'homme entravé dans la grande salle.

Est-ce que je sais ? fit La Hire avec un haussement d'épaules. Nous l'avons trouvé assommé dans le cellier de votre fameuse maisonnette. Il avait un tonnelet d'eau-de-vie sous un bras. Quelque pillard anglais sans doute ! Depuis que nous sommes revenus en Normandie, les Godons ont de plus en plus de mal à se faire payer les redevances par les paysans, et ils se payent comme ils peuvent.

La voix de l'homme retentit, si puissante que la paix de la grande salle en vola en éclats et résonna comme une voûte de cathédrale.

– Je ne suis pas anglais mais bon normand et fidèle sujet du roi Charles.

– Hum ! grogna La Hire. Tu parles notre langue, c'est déjà ça. Comment t'appelles-tu ?

– Gauthier ! Gauthier le Bûcheron, mais on m'appelle Gauthier Malencontre.

– Pourquoi donc ?

L'homme des forêts eut un rire brusque.

– Parce que, quand j'ai en main la bonne cognée que vous ne m'avez pas laissé loisir de reprendre, il ne fait pas bon me rencontrer au coin d'un bois. J'en vaux dix, Sire capitaine, sans me faire honneur excessif !

– Explique-toi. Que faisais-tu dans cette maison ? Qui t'avait assommé ?

– Moi tout seul ! Jusqu'ici vous ne m'avez pas laissé parler. Maintenant, je veux bien vous dire ce que je sais...

puisque vous êtes capitaine du Roi. Je vous avais pris pour un routier. C'est pour ça que je me méfiais.

La Hire haussa les épaules, mais ne put réprimer une grimace. Routier, il l'était bien un peu, quand la guerre chômait. Il faut bien faire son métier quand on est taillé pour ça ! Mais les états d'âme de La Hire n'intéressaient pas Catherine qui bouillait d'impatience. Elle attaqua elle-même le prisonnier :

– Que faisiez-vous dans cette maison ? Savez– vous ce qui s'est passé ?

– Oui, fit l'homme sombrement.

Il jeta sur Catherine un vif coup d'œil, puis continua :

Magloire et Guillemette, les malheureux qui habitaient la chaumière, étaient mes cousins. Je venais quelquefois chez eux, quand la faim se faisait trop dure, dans les bois. Ils étaient bons et secourables et jamais un pauvre ne s'adressait à eux en vain. J'étais chez eux, où j'avais dormi, quand un homme est venu, l'autre matin. Il était mal vêtu, mais il avait l'air d'un chevalier. Un de ces airs... qui ne trompent pas. Il a tendu une pièce d'or à Guillemette en demandant si elle avait un peu de lait. Cet or anglais, ça lui a paru bizarre à Guillemette, elle a posé des questions. Mais il ne voulait rien dire, le voyageur. Il a seulement dit qu'il n'était pas d'ici, qu'il avait travaillé à Rouen et qu'il repartait dans son pays. Il y avait quelque chose dans sa voix qui disait qu'il ne mentait pas. Pourtant, cette hauteur instinctive qu'il avait en lui, c'était bizarre. Guillemette s'est laissé convaincre. L'or, c'est si rare ! Elle allait sortir pour aller à l'étable chercher le lait quand ils sont entrés... les autres... les puants, les loups écorcheurs ! En causant, on ne les avait pas entendus approcher.

La Hire empoigna l'homme par sa souquenille et se mit à le secouer avec rage.

– Qui étaient-ils ? Est-ce que tu les connais ?

Mais, malgré sa force et les mains attachées du prisonnier, La Hire n'était pas de taille contre le géant. D'un brusque mouvement d'épaules Gauthier Malencontre se débarrassa de lui.

– Sûr que je les connais ! J'ai vu la bannière. Celle de Richard Venables, l'écorcheur anglais, un charognard pire que Satan son maître. Il tient son repaire aux caves crayeuses d'Orival et dans les vieilles ruines de Robert le Diable. Ah, ça n'a pas été beau à voir... Pauvre Guillemette !... pauvre Magloire !

– Parce que tu les as regardé égorger sans broncher ?

Non mais, gronda l'autre, une lueur mauvaise au fond des yeux. Faudrait voir à ne pas m'insulter ! Il a quatre hommes en moins, le Venables, à l'heure qu'il est, grâce à moi tout seul. Seulement, ils se sont mis à dix pour m'avoir. Ils m'ont à demi assommé, ligoté... et j'ai fait le mort, ça valait mieux puisque je ne pouvais servir à rien. Je fais ça très bien...

Seulement, ce que j'ai enduré, vous n'avez pas idée. Ficelé comme un saucisson et les yeux presque fermés par les coups, j'ai quand même tout vu... et tout entendu. Ce qui était pire ! Oh, il a aussi fait du bon travail, l'homme à la pièce d'or. Il avait empoigné un banc et il tapait sur les routiers à tour de bras. Ça n'a pas empêché qu'ils l'ont eu, lui aussi. Il s'est retrouvé ficelé à côté de moi, mais bien évanoui, lui, avec au front une bosse qui enflait à vue d'œil et tournait au noir.

C'était une bonne chose au fond... Il ne les a pas entendus hurler, lui, la petite Guillemette et le pauvre Magloire... Moi, j'ai cru devenir fou et j'ai remercié Dieu quand ils se sont tus et que j'ai compris qu'ils étaient morts.

Il s'arrêta un instant, eut un mouvement d'épaules comme s'il cherchait à essuyer la sueur qui ruisselait sur son visage.

Sans un mot Catherine s'approcha et, d'un pan de son voile, épongea le malheureux qui la regarda avec une expression de gratitude infinie.

– Merci, belle dame !...

– Je vous en prie, coupa Catherine en reculant, continuez ! Qu'est-il advenu de messire de Montsalvy... Je veux dire : celui que vous appelez l'homme à la pièce d'or ?

– Ah, je savais bien que c'était un seigneur ! s'écria Gauthier d'un air de triomphe. Venables aussi, d'ailleurs, l'a su tout de suite. Quand... tout a été fini, je l'ai entendu ordonner à deux de ses hommes de l'emmener pour tâcher d'en tirer rançon.

– Comment se fait-il qu'ils t'aient laissé, toi ? fit La Hire goguenard ; un gaillard comme toi, ça vaut de l'or.

Je vous l'ai dit, ils m'ont cru mort. En partant ils ont enflammé une botte de paille sous la table, pensant que tout allait griller, moi avec, mais dès qu'ils ont eu le dos tourné j'ai brûlé les cordes qui me liaient, j'ai éteint le feu... et puis, je me suis sauvé.

– Sauvé ? s'étonna Catherine, mais pourquoi ?

De .nouveau, il se tourna vers elle, avec des yeux

où brillaient des larmes.

– Faut comprendre, dame ! Je les aimais bien, tous les deux... et de les voir comme ça... c'était plus que je n'en pouvais endurer. J'ai couru droit devant moi, jusqu'à mon bois, les deux mains sur mes oreilles parce que je croyais toujours entendre leurs cris d'agonie. Toute la journée, je suis resté sous les branches, à pleurer, à trembler... Mais, après, j'ai eu honte... J'y suis retourné parce que j'avais encore quelque chose à faire. Pauvres ! Ils avaient bien droit à un coin de terre bénie après leur martyre. Alors je les ai emballés de mon mieux dans deux couvertures, je les ai chargés sur mes épaules quand la nuit a été là et je suis allé les enterrer dans l'enclos des morts, au chevet de l'église du village.

– ... et tu es revenu pour voir si les routiers de Venables n'avaient pas laissé quelque chose, fit La Hire sarcastique.

Malencontre tourna vers lui un visage si congestionné par la fureur qu'il était presque violet.

– Un capitaine du Roi, ça devrait comprendre certaines choses ! Oui, je suis revenu parce que je savais où Magloire cachait son tonnelet d'eau-de-vie et que je voulais me saouler, vous entendez ? me saouler à en crever pour ne plus entendre les cris de Guillemette... c'est même comme ça que je me suis assommé à une poutre !

Un silence suivit. La Hire, les mains nouées au dos, arpentait la salle basse dont les dalles claquaient sous ses semelles de fer. Pendant ce temps, Catherine continuait d'examiner l'étrange bûcheron. Une instinctive sympathie l'entraînait vers cet homme qui lui avait parlé d'Arnaud. Mais, brusquement, La Hire s'arrêtait devant Gauthier.

Tu es sûr que tu as tout dit... et que tu as dit la vérité ? Ton histoire me paraît louche. J'ai bonne envie de te faire mettre à la torture.

Le bûcheron haussa ses massives épaules et lui éclata de rire au nez.

– Si ça vous amuse, faut pas vous gêner, Messire. Mais j'aime autant vous dire que le bourreau qui fera dire à Gauthier Malencontre autre chose que la vérité vraie, il n'est pas encore né !

On ne narguait pas La Hire sans inconvénient. Le capitaine devint pourpre et hurla :

– Maudit maraud, nous verrons bien si tu te moqueras de moi au bout d'une corde. Qu'on le pende !

– Non !

Instinctivement, Catherine s'était jetée devant l'homme ligoté et, les bras écartés, lui faisait de son corps un rempart.

Elle avait crié, mais, plus doucement, elle répéta :

– Non, Messire... Ce serait une cruauté inutile. Moi, je crois ce qu'il dit. On ne ment pas avec le regard de cet homme. Pourquoi d'ailleurs mentirait– il ? Il n'a rien fait qui mérite la potence et il peut nous être tellement utile ! Ne disiez-vous pas tout à l'heure qu'il valait son pesant d'or ?

– Je n'aime pas que l'on se moque de moi.

– Il ne s'est pas moqué de vous. Je vous en supplie, seigneur La Hire, au nom de l'amitié que vous avez pour Arnaud, ne tuez pas cet homme. Laissez– le-moi... je vous le demande.

Pas plus que les autres, La Hire n'avait la force d'âme nécessaire pour résister à Catherine quand elle demandait quelque chose d'une certaine manière. Il lui jeta un coup d'œil vif, puis un autre regard, plein de rancune celui-là, à son prisonnier et, finalement, haussant les épaules, sortit de la salle à grands pas en criant :

– Faites-en ce que vous voulez et grand bien vous fasse ! Il est à vous.

Quelques instants plus tard, délivré de ses liens, le gigantesque bûcheron mettait humblement genou à terre devant Catherine.

– Dame... je vous dois la vie. Faites-en ce que vous voudrez, mais laissez-moi vous servir. Même une belle dame a toujours besoin d'un chien fidèle.

Cette nuit-là, Catherine dormit d'un sommeil assez calme. Elle était plus tranquille pour Arnaud, savait que, même si son sort actuel n'était guère enviable, sa vie ne risquerait rien tant que le bandit qui le retenait captif espérerait en tirer quelque chose. Et puis, dès l'aube sonnée, La Hire partirait avec une partie des troupes de Louviers pour aller enfumer le renard dans sa tanière et lui arracher son prisonnier. En qui mieux qu'en l'irascible capitaine pouvait-elle placer sa confiance et remettre la vie d'Arnaud ?

Avant de se retirer pour la nuit, Catherine avait confié Gauthier au jardinier du couvent, non sans s'attirer quelques remarques acerbes de Sara.

– Qu'est-ce que nous allons faire de ce grand sauvage ? avait ronchonné la digne femme. Il est un peu grand pour un page, un peu malodorant pour un valet, un peu rustre pour servir une dame de qualité et, de toute façon, beaucoup trop encombrant !

– Mais il constitue une sérieuse protection et j'ai le pressentiment que nous en aurons besoin. Quant à être sauvage...

c'est bien la première fois, depuis que je te connais, que je t'entends prononcer ce mot-là avec réprobation. Nous renions nos origines, ma bonne Sara?

– Je ne renie pas mes origines, mais j'ai le droit de ne pas danser de joie à l'idée d'avoir désormais ce grand escogriffe à nos trousses.

– Par les temps où nous vivons, un homme comme lui peut être utile, fit Catherine d'un ton si tranchant que Sara n'insista pas et se contenta de marmonner : Après tout, ça te regarde !...

La nuit, donc, avait été paisible, mais dès les premières lueurs de l'aube une agitation insolite s'empara de la petite cité.

Une rumeur, des bruits de course, des cris vinrent bientôt éveiller les calmes échos du couvent au moment où la longue théorie blanche des nonnes sortait de la chapelle et se rendait au réfectoire.

Catherine et Sara, portant toutes deux un voile sur la tête, un missel dans les mains, venaient derrière avec la mère supérieure. Jamais Catherine n'avait suivi plus distraitement la messe. Depuis l'Évangile, depuis que les premiers bruits avaient éclaté, son esprit avait été tendu vers l'extérieur et elle avait dû faire appel à tout son sang-froid pour ne pas quitter sa place et courir au-dehors. Un monde de pensées s'agitait dans sa tête et elle se demandait si, d'aventure, La Hire n'avait pas tenté une expédition nocturne contre Venables... Si c'était lui qui revenait et causait ce tintamarre !... S'il ramenait Arnaud ?... Vite Missa Estavait fait à la jeune femme l'effet d'une libération et c'était avec soulagement qu'elle avait franchi les portes de la chapelle, tout en déplorant la solennité hors de saison de cette marche processionnelle vers le réfectoire. Les nonnes étaient-elles à ce point détachées du monde que ce qui se passait hors de leurs murailles ne les intéressait pas ? Pourtant, tout en suivant la galerie aux minces colonnettes de pierre du cloître, la mère Marie– Béatrice tendait l'oreille. Le vacarme enflait autour de l'îlot silencieux de l'abbaye. On pouvait distinguer maintenant des clameurs

: « Aux remparts !... Aux armes ! »

L'abbesse se tourna vers la prieure :

– Allez jusqu'à la porterie, mère Agnès des Anges, et voyez d'où vient ce tintamarre. Je gage que nous allons être attaqués...

La religieuse s'inclina et courut vers l'autre extrémité du jardin. Mais elle n'eut pas le temps d'atteindre la porterie. La tourière, de son côté, accourait par les allées tracées entre les massifs de petit buis et de plan tes médicinales. Elle était rouge d'émotion et sa cornette était de travers.

– Messire de Vignolles est là, ma Mère, dit-elle précipitamment après une courte révérence. Il dit que l'Anglais approche et qu'il désire parler d'urgence à Mme de Brazey.

Mère Marie-Béatrice fronça les sourcils. Elle n'aimait guère ces perpétuelles incursions des soldats dans son couvent où elles entretenaient une atmosphère de fièvre très peu compatible avec le recueillement.

Catherine allait intervenir, se jeter vers le visiteur, mais la supérieure, d'un geste ferme, la retint par le bras et la rejeta derrière elle.

– Messire de Vignolles ne peut-il nous laisser prier en paix, au moins le dimanche ? fit-elle avec humeur. C'est un couvent ici, et non pas la grande salle de quelque château féodal. Il semblerait que...

Elle n'eut pas le loisir d'en dire davantage. Un pas rapide et ferré faisait sonner les dalles du cloître et la voix forte de La Hire éclatait tandis que les nonnes fuyaient de tous côtés en poussant des cris effarouchés. Le capitaine marcha droit à la supérieure dont le visage devenait écarlate dans l'étroite ouverture de sa guimpe de toile.

– Ma Mère, je n'ai pas beaucoup de temps pour discuter, encore moins pour les délicatesses. L'ennemi approche. Si vous n'entendez pas le vacarme que fait le peuple de cette ville en courant aux remparts, c'est que vos murs sont solides ou bien que vous êtes dure d'oreille. Il faut que je parle sur l'heure à la dame de Brazey. Veuillez la faire prévenir et dire en même temps à sa servante de préparer ses bagages. Il faut qu'avant un quart d'heure elle ait quitté cette ville ! J'attends!

Mère Marie-Béatrice allait sans doute discuter, mais, juste à cet instant, Catherine, incapable de se contenir plus longtemps, se glissa entre elle et le capitaine.

– Me voici, Messire ! Ne criez pas si fort et d'abord sachez ceci : je ne partirai pas d'ici avant d'avoir retrouvé Arnaud.

– Alors, Madame, s'emporta immédiatement La Hire, vous avez une bonne chance de ne jamais le retrouver et de terminer votre vie ici. Écoutez-moi car je n'ai pas de temps à perdre ! J'ai cette ville à défendre et je ne peux pas ergoter pendant des heures pour vous convaincre. J'ai reconnu la bannière du chef qui approche de cette cité. C'est celle de John Fitz-Allan Maltravers, comte d'Arundel, un rude homme de guerre, croyez-m'en, et je ne suis aucunement sûr d'en avoir raison. J'ai peu de troupes, lui semble en avoir et, si vous montez sur le rempart, vous pourrez voir à l'horizon une fumée noire. C'est Pont-de-1'Arche qui brûle. Peut-être nous faudra-t-il évacuer Louviers en la laissant à la merci du vainqueur...

– Comment osez-vous dire cela ? s'écria Catherine en saisissant le bras de l'abbesse. Vous abandonneriez la ville ?

Mais les habitants, les religieuses ?

– C'est la fortune de la guerre, ma fille, dit doucement mère Marie-Béatrice. Nous autres, épouses du Seigneur, avons peu à craindre des Anglais qui, comme nous, sont chrétiens. La soumission opportune de la ville pourra peut-être lui éviter le pire. L'Anglais manque d'argent et de vivres. Il ne peut s'offrir le luxe de nous réduire en cendres !

– Il s'est gêné pour Pont-de-1'Arche, peut-être ?

– Assez discuté ! coupa La Hire avec impatience. Vous allez partir, dame Catherine, parce que je ne peux plus assurer votre sécurité et que vous seriez une charge pour moi... je suis soldat, pas dame de compagnie.

La colère et l'angoisse conjuguées emportèrent Catherine.

– Vraiment ? Vous êtes soldat et vous voulez m'envoyer sur les routes ? Et pour aller où, je vous prie ? Ét Arnaud, Arnaud aux mains de Venables ? Vous l'oubliez ?

– Je n'oublie rien. Pour lui, je me sépare de vingt hommes, ce qui est énorme quand l'ennemi avance. Le maréchal de Rais va profiter de ce que Maltravers immobilisera devant nos murs un fort contingent d'Anglais pour l'arracher à ce brigand. Quant à vous, votre place est auprès de la reine Yolande dont vous êtes dame de parage. La Reine est au château de Champtocé, chez messire de Rais, où elle a de fort importants entretiens avec le duc de Bretagne. Vous allez la rejoindre en Anjou. C'est là que Rais conduira Montsalvy, dès qu'il l'aura repris, par l'or ou par les armes, à Richard Venables.

Cette fois, Catherine avait écouté La Hire sans l'interrompre, s'assombrissant à mesure qu'il parlait. Finalement, elle secoua la tête.

– Je regrette. Je reste ! Je n'ai pas confiance en messire de Rais.

La patience de La Hire était à bout. L'appel d'une trompette au-dehors avait achevé d'user le peu qui lui en restait. Sans souci du saint lieu, il se mit à hurler :

– Moi non plus ! Mais il est de notre bord, il n'a aucun intérêt à nous trahir ; d'ailleurs il ne l'oserait pas ! De plus, ni vous ni moi n'avons le choix. C'est la guerre, Madame, et Montsalvy, s'il était là, serait le premier à vous le dire et à vous vouloir en sûreté.

– En sûreté ? Sur les routes ? fit Catherine avec amertume.

– Vous avez un bon défenseur. Ce grand escogriffe mal peigné que vous avez sauvé de la corde. On va lui rendre une bonne cognée, puisque c'est l'arme qu'il préfère. Allez attendre Arnaud à Champtocé. Je le veux !

– C'est un ordre ?

La Hire hésita, puis, fermement :

– Oui. C'est un ordre. Soyez partie avant un quart d'heure, par la rivière, avant que la ville soit investie. Sinon...

– Sinon ?

Sinon vous partirez demain, avec les bouches inutiles. Nous n'avons de vivres que pour vingt-quatre heures.

Il s'inclinait, reculait, se perdant déjà dans l'ombre des ogives grises. Une panique saisit Catherine comme si le chevalier en s'éloignant l'abandonnait, nue et sans forces, au milieu des loups. Mais ce ne fut qu'une passagère impression.

Elle était trop accoutumée à la vie dure, au danger, à la peur pour discuter. Déjà, elle songeait à ce chemin qu'il allait falloir exécuter. Champtocé ? Comment tracer une route sûre vers ce château où, enfin, elle trouverait la Reine ? Auprès de Yolande, elle ne craindrait rien. Elle pourrait attendre dans une relative tranquillité que revienne l'homme qu'elle aimait. Encore quelques jours, quelques jours seulement de séparation ! Ensuite, tout serait facile. Certes, elle pouvait bien accepter encore ce supplément de paiement pour son bonheur. Il lui avait déjà coûté si cher ! Un peu plus un peu moins ! Monseigneur Jésus et Madame la Vierge sauraient bien veiller sur sa route et la mener au port du salut que représentait la reine des Quatre Royaumes 1.

Elle se redressa. Sa voix alla atteindre La Hire qui, sans se retourner, se dirigeait vers le portail. Une voix claire et décidée.

– Je vous obéirai, messire de Vignolles. Dans un moment, j'aurai quitté cette ville. Dieu veuille que vous n'ayez jamais à regretter de m'en avoir chassée !

– Je ne vous chasse pas, grommela La Hire sur le seuil avec une sorte de lassitude, je vous mets à l'abri ! Ce que je ne saurais faire si l'Anglais s'emparait de vous. Et je n'aurai rien à regretter. Dieu vous garde, dame Catherine !

1 Yolande d'Aragon, duchesse d'Anjou, reine de Naples, Sicile et Jérusalem, belle-mère de Charles VII.

Une heure plus tard, une petite barque glissait à l'ombre des remparts sud de Louviers, emportant Catherine, Sara et leur gigantesque compagnon, ce Gauthier « Malencontre » dont la rencontre, cependant, s'avérait providentielle. Entre les mains du vigoureux Normand, la longue perche de chêne qui faisait mouvoir le bateau semblait aussi légère qu'une baguette de coudrier. Debout à l'arrière, il enfonçait le bois dans l'eau puis, d'une puissante poussée, faisait glisser rapidement l'esquif. Bientôt les murailles furent invisibles, cachées par l'épaisse végétation. Les aulnes aux feuilles gaufrées, aux chatons rougeâtres, et les saules argentés formaient comme un berceau par-dessus l'eau moirée d'or. La chaleur du jour s'annonçait lourde quand on avait franchi la petite poterne sur la rivière, mais au fil de l'eau il faisait presque frais.

– Comme j'aimerais me baigner, murmura Catherine en laissant sa main pendre le long du bordage.

– Quelle bonne idée ! maugréa Sara qui, depuis le départ, n'avait pas sonné mot. Les Anglais n'auraient qu'à te cueillir toute ruisselante quand ils arriveront par ici.

– Ils ne viendront pas, affirma Gauthier. À cause des marécages ! C'est dangereux. On peut s'enliser.

Sara dédaigna de répondre au géant, mais Catherine lui sourit. Elle se félicitait de plus en plus du sauvetage qu'elle avait accompli. Gauthier était de ceux qui ne s'étonnent de rien, qui s'accommodent de tout et agissent en tout avec une grande économie de gestes et de paroles. Tout à l'heure, quand on était venu le chercher chez le jardinier du couvent, quand on lui avait annoncé qu'il fallait partir, il n'avait rien dit. Il avait seulement tendu la main pour saisir la hache qu'un homme d'armes lui apportait, en avait essayé le fil sur son pouce et l'avait glissée sous son épaisse ceinture de cuir.

– Je suis prêt, avait-il dit seulement.

Sur l'ordre de Catherine, le jardinier lui avait découvert des vêtements à peu près convenables pour remplacer ceux, déchirés et hors d'usage, qu'il portait en arrivant. Une courte tunique de futaine noire, des chausses brunes collantes, prises dans d'épais souliers de cuir l'habillaient en paysan aisé. Ces chaussures avaient été le plus difficile à trouver. Un savetier les avait fabriquées hâtivement en partant d'une paire de sandales appartenant au supérieur des Frères Prêcheurs de Saint-François dont le couvent était proche de celui des Bernardines. Encore Gauthier avait-il fait la grimace en les passant et s'était-il hâté de les ôter sitôt arrivé dans la barque.

Une chose avait frappé Catherine. Avant de quitter le couvent, elle avait voulu entrer un instant à la chapelle pour une courte prière. Sara était entrée, bien entendu, avec elle, mais Gauthier s'y était refusé. Et, comme elle s'étonnait :


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