Текст книги "Belle Catherine"
Автор книги: Жюльетта Бенцони
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Juliette Benzoni
Belle Catherine
Catherine entrouvrit les yeux. À travers ses paupières mi-closes, un rayon de soleil filtra. Elle se hâta de les refermer, se pelotonna plus étroitement dans sa couverture avec un gémissement de satisfaction. Elle avait chaud, elle était bien, et il lui restait encore un peu de sommeil. Mais, avant de se rendormir, instinctivement, elle tendit une main pour toucher le corps d'Arnaud qui devait dormir auprès d'elle. Sa main ne rencontra que le vide et retomba sur le bois. Alors, elle ouvrit les yeux, se dressa sur son séant.
La barque était toujours amarrée là où Arnaud l'avait cachée, quand l'aube s'était annoncée par une traînée plus claire du côté de l'orient. Elle était embossée au milieu des roseaux, dans une sorte de crique étroite au-dessus de laquelle des aulnes et des saules faisaient un berceau vert. Sa corde s'enroulait au tronc grisâtre d'un vieil arbre penché. C'était une étonnante cachette où l'on n'était aperçu ni du fleuve ni de la campagne. À travers les longues flèches vert pâle des roseaux, Catherine pouvait voir l'eau scintiller sous le soleil. Mais Arnaud n'était pas dans la barque...
Catherine ne s'en émut pas autrement. Après l'effort de la nuit et le court repos qui avait suivi, Montsalvy avait dû éprouver le besoin de se dégourdir un peu les jambes. Peu à peu, l'esprit de la jeune femme .émergeait des brumes du sommeil et lui restituait les derniers événements dans toute leur réalité. ; Avec ce soleil, avec ce ciel, il était difficile de croire à la guerre, au danger, à la mort. Pourtant, c'était hier... hier 31 mai 1431 que, sur le bûcher de la place du Vieux-Marché, à Rouen, Jehanne d'Arc avait payé de sa vie son dévouement à son roi et à sa patrie. Hier encore que, du haut du Grand-Pont, le bourreau de Rouen les avait jetés, Arnaud et elle, cousus dans un sac de cuir ; qu'ils avaient vu la mort de si près avant que le brave Jean Son, le maître maçon, les sauvât et leur donnât cette barque pour regagner Louviers et y retrouver les troupes françaises.
En fait, se retrouver au fond d'un bateau, en pleine campagne envahie par les Anglais, était le digne aboutissement d'une existence particulièrement chaotique. Aussi loin qu'elle pût remonter dans son souvenir, Catherine cherchait en vain une période paisible depuis qu'à treize ans, au cœur de la révolte cabochienne, elle avait dû fuir Paris insurgé pour se réfugier à Dijon, chez son oncle Mathieu. Mais, dans le royaume en guerre, et même pour les sujets du fastueux duc de Bourgogne, il n'y avait pas de tranquillité possible. Était venu ensuite ce déplorable mariage avec le Grand Argentier de Philippe le Bon, mariage imposé par le duc pour en arriver plus aisément à faire d'elle sa maîtresse. En songeant à son époux, à ce Garin de Brazey dont Philippe avait exploité la terrible infirmité, Catherine, souvent, éprouvait un regret. Elle avait été pour lui une souffrance, une torture de tous les instants et, si la folie, finalement, avait emporté Garin jusqu'au crime et jusqu'à la peine capitale, qui donc pouvait l'en blâmer ? Le seul fautif, en cette triste histoire, c'était le destin. Et c'était aussi l'amour éperdu, l'amour invincible qui, dès le premier regard échangé, l'avait liée à Arnaud de Montsalvy, capitaine ; de Charles VII et ennemi du duc de Bourgogne. Tant de choses les avaient séparés : la guerre, l'honneur, la naissance et jusqu'aux liens du sang... Mais maintenant, tout était bien : le chemin était aplani, la route du bonheur était grande ouverte...
En se redressant, la jeune femme aperçut sa robe et sa chemise sur le bord du bateau. Elle réalisa alors que, seule, la couverture l'habillait et elle se mit à rire toute seule. Le souvenir de leur arrivée nocturne la fit rougir. Elle n'aurait jamais supposé qu'après les épreuves de la journée précédente, après le violent effort fourni en ramant toute la nuit, Arnaud pût désirer autre chose que le repos. Pourtant, c'était ainsi. A peine la barque amarrée, il s'était glissé près de Catherine et, l'enveloppant de ses bras, l'avait entraînée avec lui au fond du bateau.
– Depuis qu'on nous a jetés dans cet ignoble trou, je rêve d'un moment comme celui-là ! avait-il murmuré mi-sérieux mi-moqueur... Et même avant !
– À qui la faute ? Ce n'est pas moi qui aurais dit non si tu avais daigné me traiter réellement comme ta femme, dans le grenier de Nicole Son. D'ailleurs...
Elle n'avait pas pu finir sa phrase parce que Arnaud s'était mis à l'embrasser. Ensuite, ils n'avaient plus rien dit, attentifs seulement à retrouver la plénitude des moments d'amour déjà vécus. Cette fois, il n'y avait plus de haine, plus de méfiance. Rien d'autre qu'un grand amour qui osait enfin s'avouer... Lorsque Catherine s'était endormie la tête nichée au creux de l'épaule d'Arnaud, elle était envahie d'une profonde et délicieuse lassitude. Jamais elle n'avait rêvé instant plus merveilleux et la réalité avait dépassé ses plus chères espérances.
Le soleil chauffait doucement à travers les branches des aulnes et, avant de se rhabiller, Catherine ne résista pas à l'envie de se laisser glisser dans l'eau. Elle était fraîche et, tout d'abord, la jeune femme frissonna, mais la réaction vint très vite. Elle s'abandonna alors sans restriction au plaisir de barboter dans les vaguelettes brillantes. Une couleuvre d'eau, dérangée, fila dans les roseaux.
Soudain, le profond silence qui l'environnait frappa Catherine. On n'entendait rien, à part le friselis léger de l'eau.
Toute la campagne alentour semblait inerte. Pas un chant d'oiseau, pas un aboiement de chien, pas j un son de cloches.
Vaguement inquiète, Catherine se hâta de sortir de l'eau. Elle enfila sa chemise, sa robe dont elle noua les lacets d'une main devenue nerveuse, j Puis elle appela :
– Arnaud !... Arnaud, où es-tu ?
Rien ne répondit. Catherine s'était figée sur place, écoutant de toute son âme, guettant un bruit de pas j derrière le rideau d'arbres... Mais rien ne vint. Seulement l'envol d'un oiseau qui, agitant les branches, la fit sursauter. Un désagréable frisson glacé lui glissa le 1 long de l'échiné tandis que, d'un geste machinal, elle tordait ses cheveux mouillés et les relevait en couronne sur le sommet de sa tête. Où donc était Arnaud ? ; Quittant l'abri des arbres, Catherine écarta quelques j buissons et déboucha dans un champ, ou ce qui avait j été un champ, car l'herbe, foulée, écrasée et rabougrie, ; évoquait le passage des charrois de guerre. Pourtant, j à l'est, le toit d'une maisonnette fumait paisiblement auprès d'un bosquet... Au loin, le clocher et les piles ' massives du Pont-de-1'Arche qu'ils avaient dépassé j pendant la nuit. Hormis ces points où s'accrochait le regard, le paysage s'étendait morne, malgré le printemps, étrangement vide et solitaire... Nulle part ne se voyait une silhouette d'homme.
L'imagination de Catherine, travaillant à toute vitesse, lui suggéra l'idée qu'Arnaud s'était peut-être rendu à cette petite ferme isolée, soit pour chercher quelque chose, encore qu'ils eussent à peu près tout ce qu'il leur fallait grâce aux vivres de Jean Son, soit pour demander un renseignement, peut-être sur la sûreté actuelle de la campagne. Elle décida de s'y rendre à son tour puisqu'elle ne voyait rien venir.
Retournant au bateau, elle y prit, par prudence, le petit sac d'or que Jean Son leur avait remis en s'excusant de ne pas rapporter à Catherine ses bijoux.
« J'ai pensé qu'il valait mieux, pour votre sûreté, ne pas vous charger de choses pareilles. Frère Étienne Chariot vous les portera chez la reine Yolande à la première occasion. »
C'était la sagesse même et Catherine avait remercié le brave maçon de sa prévoyance. Elle savait que, tant qu'ils demeureraient chez les Son, ses joyaux seraient en sûreté.
Avant de s'éloigner, Catherine songea qu'elle avait faim. Elle prit un morceau de pain et de fromage, glissa l'or dans sa robe et se mit en route. La maisonnette n'était pas loin et si Arnaud revenait entretemps il ferait comme elle-même : il attendrait un peu. Tout en marchant, la jeune femme dévora à belles dents son petit repas, songeant qu'il y avait une bonne chance pour qu'elle retrouvât Arnaud dans la petite ferme. Peut-être, voyant fumer la cheminée, avait-il eu envie d'un peu de soupe chaude pour lui et sa compagne ? Il devait attendre, auprès de l'âtre, que le repas fût prêt...
Mais, quand elle arriva en vue de l'entrée du bâtiment, Catherine vit avec surprise que la porte pendait, attachée seulement à l'un de ses gonds. On n'entendait, là non plus, aucun bruit. Prise d'un brusque pressentiment, Catherine ralentit le pas. Ce fut presque précautionneusement qu'elle s'approcha de l'ouverture béante, entra dans la maison. Ce qu'elle vit, du seuil, lui arracha un cri d'horreur et la plaqua contre le mur, le cœur fou. Dans la maison, il y avait deux cadavres : un homme et une femme.
Les jambes de l'homme, lié à un banc de bois, plongeaient encore dans le feu de la cheminée et achevaient de se consumer. C'était cela, le joli panache de fumée. Le visage était abominablement convulsé. Une large tache de sang, à la hauteur de la poitrine, indiquait qu'il avait été poignardé à la fin de son supplice. Quant à la femme, c'était pire. Elle gisait sur la table de bois grossier, entièrement nue et écartelée, bras et jambes attachés aux quatre pieds qui baignaient dans une énorme mare de sang où se coagulaient de longs cheveux noirs. Elle avait dû être violée, sans doute plusieurs fois, puis éventrée. Les entrailles pendaient de l'ouverture béante...
Révulsée, Catherine se rejeta au-dehors, s'appuya au mur dé la maisonnette et là vomit tout ce qu'elle venait d'avaler...
puis la panique l'emporta. Butant sur les mottes inégales du champ, elle se mit à courir vers le fleuve appelant Arnaud de toute la force de sa voix décuplée par la peur... Elle se jeta dans la barque comme dans un refuge, s'y pelotonna tout au fond en un réflexe enfantin, tremblant de voir surgir les brutes, qui avaient martyrisé les malheureux paysans. Au bout d'un moment, elle se calma. Le silence environnant permit aux battements désordonnés de son cœur de s'apaiser. Bientôt, elle put réfléchir à l'énigme qui se posait à elle : où était passé Arnaud ?
L'idée qu'il ait pu l'abandonner ne lui vint pas. Même s'il avait voulu se débarrasser de Catherine, il ne l'eût pas fait ainsi, en rase campagne et exposée à tous les dangers. Il eût attendu pour cela qu'elle fût en sûreté. D'ailleurs, la nuit qui venait de s'écouler rendait impossible une telle éventualité. Arnaud l'aimait. De cela, Catherine ne doutait pas... Elle pensa que, peut-être, il était tombé sur les brigands de la ferme, qu'il avait été attaqué comme le malheureux couple. Elle se rassura en se souvenant qu'il n'y avait que deux cadavres dans la maisonnette... Peut-être avait-il dû fuir devant l'ennemi et, dans ce cas, il avait évité de revenir vers le fleuve pour que Catherine ne fût pas découverte... Mais toutes ces questions demeuraient sans réponse...
Désemparée, Catherine resta un long moment prostrée au fond de sa barque, espérant toujours qu'il allait revenir, ne sachant plus à quel parti se résoudre. Mais des heures passèrent sans ramener Arnaud, sans que le silence fût troublé par autre chose que par le cri d'un oiseau ou le clapotis d'un poisson qui mouchait. La peur de la jeune femme était telle qu'elle osait à peine bouger...
Pourtant, quand le jour commença à décliner, que la lumière se fit plus rouge et le soleil moins ardent, elle secoua sa torpeur. Il n'était pas possible d'attendre plus longtemps. Déjà, toutes ces heures perdues étaient de la folie, mais Catherine ne pouvait se résigner à s'éloigner de ce lieu, le seul où Arnaud pût la retrouver immédiatement. Pourtant, elle réfléchit : sa seule chance, maintenant, de le rejoindre était de gagner Louviers. La Hire, s'il y était encore, et rien, ces temps derniers, n'avait indiqué qu'il n'y fût plus, pourrait sans doute lui dire où était Arnaud. La Hire n'était-il pas, avec Xaintrailles, le plus sûr, le meilleur ami d'Arnaud, son frère d'armes ? Depuis si longtemps, les trois capitaines avaient combattu côte à côte, contre l'Anglais et son allié le Bourguignon, qu'il s'était tissé entre eux un de ces liens puissants, indestructibles, nés des heures difficiles, des équipées glorieuses, du danger allègrement partagé. Des trois, c'était La Hire le plus âgé, de beaucoup, mais ils eussent été de même âge que leur intimité n'eût pas été plus complète. Et, puisque La Hire tenait Louviers, Louviers était le lieu où, en cas de danger, Arnaud devait chercher secours.
Galvanisée par cette pensée, Catherine se redressa, dévora un gros morceau de pain et le reste du fromage. Elle se sentit mieux tout de suite, but un peu d'eau prise à la rivière. Toute sa combativité revenue, elle décida de se mettre en marche.
La nuit la protégerait mieux que la lumière du jour contre les mauvaises rencontres et elle était assez claire pour permettre de se diriger aisément. Arnaud lui avait montré, au petit matin, la direction de Louviers et lui avait dit qu'il n'y avait guère que deux lieues et demie. Emportant le sac d'or et ce qu'elle put prendre des provisions pour n'être pas trop lourdement chargée, elle s'enveloppa dans le manteau que Jean Son lui avait apporté et quitta le bateau. Elle suivit un moment la courbe du fleuve, à l'ombre de la ligne des aulnes, puis, comme il semblait s'enfoncer vers le levant, prit résolument au sud. Elle se mit à marcher d'un bon pas à travers champs, faisant un crochet pour éviter la sinistre maisonnette où la cheminée avait cessé de fumer, et s'efforçant de ne plus penser à Arnaud. Elle avait trop besoin de son courage pour se laisser aller à l'angoisse que lui infligeait sa disparition.
Quelques heures plus tard, recrue de fatigue mais pleine d'espoir, elle arrivait en vue de Louviers. Il était trop tôt pour qu'elle pût espérer entrer et, en attendant l'ouverture des portes, elle se coucha sur un talus et s'endormit, enroulée dans son manteau, jusqu'à ce que le chant d'une alouette vînt l'éveiller.
Au moment d'aborder la porte fortifiée de la ville, le regard de Catherine chercha instinctivement la bannière, sur la plus haute tour, et elle poussa un soupir de soulagement. Voltigeant mollement sur le chapeau pointu d'une grosse tour à bec, il y avait une oriflamme noire marquée d'une vigne d'argent et les soldats de garde ne portaient point le hoqueton vert anglais. La Hire n'avait pas encore été délogé !... Joyeuse, Catherine retroussa sa jupe à deux mains, s'engouffra sous la voûte noire, bouscula un archer qui grogna, mais renonça à la poursuivre avec un sourire et un haussement d'épaules.
Elle se mit à courir comme une folle le long de la rue étroite qui se tordait comme une couleuvre entre les maisons biscornues. En haut, à gauche, il y avait la vieille et sévère maison des Templiers où logeait l'actuel maître de la ville.
L'élan de Catherine était tel qu'elle passa comme une bombe devant les soldats de garde, si surpris qu'ils n'eurent même pas le réflexe de croiser leurs guisarmes.
– Hé !... la femme !... Arrête !... Tu entends ? Viens ici !...
Mais Catherine n'écoutait pas. Elle déboucha dans la cour juste comme La Hire, d'un pas pesant, se dirigeait vers son cheval auquel un palefrenier donnait à boire. Le capitaine semblait de mauvaise humeur. Tout en marchant il faisait des pliés pour s'assurer que les jointures de ses cuissards et de ses genouillères jouaient bien.
Catherine se rua sur lui avec un cri de joie et tant de violence qu'elle faillit le jeter à terre. Il s'emporta aussitôt et, ne la reconnaissant pas, l'envoya rouler dans la poussière d'un revers de main.
– La peste soit de la ribaude !... Tu es folle, la fille ? Holà, vous autres, chassez-moi cette drôlesse !...
Assise par terre, Catherine riait sans retenue, soulagée de retrouver l'irascible capitaine.
Vous recevez bien mal vos amis, messire de Vignolles. Ou bien ne me reconnaissez-vous pas ?
Au son de sa voix, il se retourna, un pied en l'air parce qu'il s'apprêtait à enfourcher son cheval, la regarda. Une expression de stupeur incrédule se peignit sur son visage couturé.
– Vous ?... Vous ici ? Vous êtes vivante ? Et Jehanne... et Montsalvy ?
– Il courait à elle, l'empoignait pour la remettre de force sur ses pieds, la secouait comme prunier en août, saisi d'une frénésie faite à la fois de joie et de colère. La colère, c'était son état normal. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, La Hire étouffait de rage, fulminait d'exaspération, trépignait de fureur. Sa voix dominait les grondements des bombardes, son courroux faisait trembler les murailles. Il était la tempête, l'ouragan, la force brutale la plus pure, mais, pour ceux qu'il aimait, La Hire, le redoutable, avait une âme d'enfant. Il écumait déjà, toute bile dehors, parce que Catherine ne répondait pas assez vite à ses questions. Mais, entre ses mains, la jeune femme s'abandonnait, vidée de force comme une poupée de son. Deux mots du capitaine l'avaient foudroyée : « Et Montsalvy ?... » Ainsi, lui non plus ne savait pas où était Arnaud...
Une vague de douleur monta des entrailles de Catherine, s'enfla dans sa gorge, l'étrangla à demi. La Hire hurlait, hors de lui : Bon Dieu !... Allez-vous répondre ? Vous voyez bien que j'en crève...
Ce fut son cœur, à elle, qui creva. Avec un cri de douleur, elle s'abattit sur la cotte d'acier du capitaine et se mit à sangloter si violemment qu'il demeura tout bête. La Hire, désemparé, ne savait plus que faire de cette femme en larmes.
Tout autour de lui, ses hommes regardaient, certains en dissimulant mal un sourire. La Hire consolant une femme, voilà qui était nouveau !
Renonçant à poursuivre le dialogue au grand jour, le capitaine entoura Catherine d'un bras et l'entraîna vers son logis, mais, avant d'en franchir le seuil, il lança, par-dessus son épaule :
– Hé, Ferrant ! Va-t'en jusqu'au couvent des Bernardines et dis à la tourière qu'elle m'envoie la femme nommée Sara...
Un sergent se détacha de la compagnie déjà rangée en ordre et disparut sous l'ogive de la voûte. Pendant ce temps, La Hire refermait sur lui et sa compagne l'épaisse porte hérissée de clous, conduisait Catherine à un banc garni de coussins et la faisait asseoir.
– Je vais vous faire donner à manger, dit-il avec une douceur parfaitement inusitée chez lui. Il me semble que vous en avez besoin. Mais, pour l'amour de Dieu, parlez ! Qu'est-il arrivé ? Que s'est-il passé ? On a dit, ici, que Jehanne avait été condamnée à la prison perpétuelle, que...
Catherine fit un violent effort sur elle-même, essuya ses yeux à sa manche et, sans regarder La Hire, murmura :
– Jehanne est morte ! Avant-hier, les Anglais l'ont brûlée et ses cendres ont été jetées à la Seine... Juste avant que l'on nous y jetât nous-mêmes, Arnaud et moi, cousus dans le même sac de cuir !
La peau tannée de La Hire verdit brusquement sous le chaume gris et ras de ses cheveux.
– Brûlée !... comme une sorcière ! Les misérables ! Et Arnaud est au fond de l'eau...
– Non, puisque j'en suis sortie, comme vous voyez.
En quelques mots, Catherine raconta les derniers jours de leur séjour à Rouen, la tentative d'enlèvement de Jehanne, leur arrestation et leur emprisonnement au château de Rouen, enfin leur exécution et comment le courage de Jean Son les avait arrachés à la mort. Elle dit aussi la fuite dans la nuit, à bord de la barque, son réveil et l'inexplicable disparition d'Arnaud.
– Nulle part, je n'ai trouvé trace de lui, pas même dans cette maison ravagée. C'est comme s'il s'était, soudainement, évanoui dans l'air.
– Un Montsalvy ne s'évanouit pas dans l'air comme une simple fumée, grogna La Hire. S'il était mort, vous auriez trouvé son cadavre... et d'ailleurs, il n'est pas mort. Je le sens, acheva-t-il en frappant sa poitrine d'un énorme poing ganté de fer.
– Pourquoi ? fit Catherine avec un peu d'aigreur. Je ne vous aurais pas cru aussi sensitif, Messire.
– Arnaud est mon frère d'armes, répliqua le capitaine non sans grandeur. S'il ne respirait plus sous notre ciel, il y a quelque chose en moi qui me l'aurait dit. De même pour Xaintrailles. Montsalvy est vivant, j'en jurerais.
– Vous voulez dire, en ce cas, qu'il m'a abandonnée froidement ? Que c'est de son plein gré qu'il est parti ?
La patience de La Hire avait été, jusque-là, beaucoup trop longue. Sa figure s'empourpra en même temps que son caractère emporté reprenait le dessus.
– Vous êtes idiote ou quoi ? Qui a dit qu'il vous avait abandonnée ? C'est un chevalier, espèce de dinde bornée ! Il n'abandonnerait pas une femme seule au milieu d'une campagne ravagée et sillonnée par l'ennemi. Il lui est arrivé quelque chose, c'est sûr ! S'agit de trouver quoi. C'est ce que je vais faire, et tout de suite. Quant à vous, au lieu de rester là comme une souche...
Une voix nonchalante et froide, venue du fond de la salle, interrompit la furieuse diatribe du capitaine.
– Est-ce que vous n'oubliez pas un peu que vous parlez à– une dame, messire de Vignolles ? Quel langage, en vérité !
Le nouveau venu avait un aspect étrange qui résidait moins dans la somptuosité de son costume, insolite pourtant dans ce décor guerrier, que dans son visage. Une courte barbe, bleue à force d'être noire, cernait étroitement une face aux traits nobles mais au teint pâle, presque cireux, et qui eût été belle sans le pli cruel de la bouche sensuelle et sans l'éclat froid d'un regard charbonneux. Les yeux du personnage ne cillaient jamais, ce qui leur conférait une fixité inquiétante, et Catherine frissonna sous leur poids. Elle avait immédiatement reconnu l'arrivant ; c'était Gilles de Rais, maréchal de France depuis le sacre royal. C'était l'homme qui, une nuit, avait tenté d'escalader sa fenêtre, à Orléans, et avec qui Arnaud s'était battu. Elle répondit d'un signe de tête au profond salut qu'il lui adressait et qui fit traîner dans la poussière les longues manches de ses huques de soie violette brodées d'or.
– Messire de Vignolles a toutes les excuses du monde, dit-elle doucement. J'ai si peu l'air d'une dame, faite comme me voilà ! Bien plutôt d'une paysanne, ou d'une fugitive.
L'arrivée de Gilles de Rais avait fait tomber la colère de La Hire.
– Je me suis laissé emporter, bougonna-t-il. Pardonnez-moi, dame Catherine. Je n'ai pas voulu vous offenser. Voyez-vous, j'aime Montsalvy comme s'il était mon fils.
– Alors, s'écria Catherine passionnément, aidez– moi à le retrouver. Envoyez à sa recherche, à son secours peut-être...
– Qu'est-il arrivé au valeureux Montsalvy ? demanda négligemment Gilles de Rais sans quitter des yeux Catherine que ce regard insistant commençait à mettre mal à l'aise.
Il fallut bien que La Hire s'exécutât et mît le haut seigneur au courant du drame de Rouen ainsi que de la disparition d'Arnaud. Comme Catherine, tout à l'heure, il raconta le procès de Jehanne d'Arc, sa condamnation, pour sorcellerie, par le tribunal ecclésiastique de l'évêque Cauchon vendu au comte de Warwick et au cardinal de Winchester, sa mort enfin dans les flammes du bûcher. Il le fit de mauvaise grâce car aucune amitié n'existait entre les deux hommes. La Hire était beaucoup plus âgé que Gilles de Rais, mais, surtout, une insurmontable aversion l'éloignait du fastueux Angevin. Il se méfiait, instinctivement, de ce cousin du tortueux La Trémoille auquel il ne pardonnait pas l'inertie, apparemment inexplicable, avec laquelle Charles VII avait laissé mourir la Pucelle. Le capitaine en attribuait tout le mérite aux mauvais conseils et à la jalousie de Georges de La Trémoille et, en cela, il ne se trompait pas.
– Ainsi, Jehanne est morte ! fit sombrement Gilles de Rais. Celle que nous avions crue un ange n'était tout compte fait qu'une fille comme les autres ! On l'a brûlée comme sorcière et sorcière, sans doute, elle était ! Dieu ne nous maudira-t-il pas d'avoir suivi cette mauvaise bergère ?...
À mesure qu'il parlait, son visage se transformait et Catherine, stupéfaite, put voir la peur s'y inscrire peu à peu, une peur superstitieuse et amollissante, sœur jumelle de celle qu'elle avait lue sur le visage de Philippe de Bourgogne, devant Compiègne, lorsqu'elle lui avait demandé de libérer Jehanne. La terreur de la damnation, l'antique effroi de Satan et du sorcier, son serviteur ! Le grand seigneur, le guerrier sans peur disparaissaient, d'un seul coup, laissant seulement, à nu, l'homme aux prises avec la vieille peur ancestrale venue du fond des âges, l'angoisse de l'incompréhensible, née de l'humus des noires forêts druidiques sous l'éternelle menace des barbares dieux du sang.
Cependant, La Hire, les yeux rétrécis, avait écouté Gilles de Rais avec une fureur grandissante. Avant que Catherine ait eu le temps d'intervenir, il éclatait :
– Une sorcière ? Jehanne ? À qui d'autre que ce damné truand de La Trémoille comptez-vous faire croire ça, messire Gilles ? Êtes-vous donc si peu chrétien qu'il vous suffise d'un jugement ennemi, d'un évêque pourri pour changer votre manière de voir ?
– Les gens d'Église ne se peuvent tromper, répliqua Rais d'une voix blanche.
– C'est vous qui le dites ! En tout cas, retenez ceci, Seigneur maréchal : ne répétez jamais, vous entendez, jamais ce que vous venez de dire. Sinon, j'en jure Dieu, moi, La Hire, je vous ferai rentrer vos paroles dans la gorge au moyen de ceci.
Et La Hire, fou de colère, tirait déjà son épée. Catherine vit les yeux du sire de Rais s'injecter de sang.
Elle avait toujours éprouvé, devant lui, un malaise instinctif, mais, cette fois, sa répugnance s'affirmait. Ce qu'il avait osé dire de Jehanne la révoltait autant que la facilité avec laquelle il s'était rangé du côté du tribunal ecclésiastique.
Comment Gilles de Rais pouvait-il oublier la fraternité des armes et les fulgurants combats dans le sillage de la Pucelle ?
Il porta, vers sa propre ceinture où pendait la dague, une main qui tremblait et les ailes de son nez, pincées par la colère, se teintaient de bleu. On entendit grincer ses dents.
– C'est un défi ? Je n'en accepte de personne !... sans en demander raison.
Lentement, sans le quitter des yeux, La Hire repoussa son épée au fourreau, haussa ses lourdes épaules.
Non ! Un simple avertissement que vous pourrez transmettre, selon votre gré, à votre cousin La Trémoille qui a toujours voulu la perte de la Pucelle. Pour moi, comme pour beaucoup d'autres, Messire, Jehanne est venue de Dieu !
Il lui a plu de la rappeler comme jadis, sur un autre gibet, il a rappelé son Fils. Le Seigneur Jésus était venu sauver les hommes et les hommes ne l'ont point reconnu... comme ceux d'ici ne reconnaissent point la Pucelle. Mais moi, j'y crois... oui, je crois en elle !
Une ferveur s'était étendue sur le visage buriné du chef de guerre et son regard s'en allait chercher, dans la poussière de soleil qui tombait d'une fenêtre, le reflet éblouissant d'une armure blanche. Mais ce ne fut qu'un bref instant. La seconde suivante, La Hire abattait son poing sur la table et achevait sa phrase :
– ... et je défends à qui que ce soit de dire le contraire !
Peut-être Gilles de Rais allait-il répliquer quelque chose, mais la porte de la salle venait de cogner contre le mur avec un claquement sec, poussée par une main vigoureuse. Sara, la coiffe en désordre, venait d'entrer comme une bombe, un soldat essoufflé sur les talons et, moitié riant, moitié pleurant, tombait dans les bras de Catherine.
– Ma petite... ma petite ! C'est donc toi... C'est bien vrai que c'est toi... que tu es revenue ?
Les yeux de la bohémienne, qui avait pratiquement élevé Catherine, brillaient comme des étoiles, mais de grosses larmes inondaient ses joues tandis qu'elle serrait la jeune femme, à l'étouffer, contre sa poitrine plantureuse, couvrant son visage de baisers et ne s'arrêtant que pour la regarder et s'assurer que c'était bien elle. Gagnée par l'émotion, Catherine pleurait avec elle et il était impossible de démêler quoi que ce soit de cohérent dans les paroles des deux femmes. La Hire, en tout cas, en eut vite assez. Sa voix de stentor tonna et les fit sursauter.
– Assez de mignardises ! Vous avez tout le temps pour ça !... Rentrez au couvent avec votre servante, dame Catherine ! Moi, j'ai mieux à faire.
Aussitôt, Catherine s'arracha des bras de Sara, les yeux luisant d'espoir.
– Vous allez chercher Arnaud ?
Bien entendu. Expliquez-moi où se trouve au juste cette ferme auprès de laquelle vous étiez arrêtés... et priez Dieu pour que je trouve quelque chose.
Si je ne trouve rien... alors c'est pour ceux qui me tomberont sous la main qu'il faudra prier !
Catherine s'expliqua du mieux qu'elle put, fouillant sa mémoire pour y trouver le plus de détails possible, susceptibles d'aider le capitaine. Quand elle eut fini, il se contenta d'un bref « Merci », prit son casque et se l'enfonça sur la tête d'un coup de poing, enfila ses gantelets et, aussi allègrement que si sa pesante carapace de fer eût été un vêtement de soie, dégringola dans la cour en faisant autant de bruit qu'un bourdon de cathédrale. Catherine l'entendit hurler :
– À cheval, vous autres !...
Une trompette sonna. Quelques instants plus tard, la voûte de la maison renvoyait l'écho, en forme de tonnerre, du lourd escadron de gens d'armes qui, au grand trot, se dirigeait vers la porte de la ville.
Quand le silence fut revenu, Gilles de Rais, qui avait jusque-là conservé une complète immobilité, s'approcha de Catherine, s'inclina.
– Vous reconduirai-je, belle dame, jusqu'au couvent ?
Elle secoua la tête, sans le regarder, alla prendre le bras de Sara.
– Grand merci, Seigneur, mais je préfère rentrer seulement avec Sara. Nous avons à parler.
Le soir vint sans ramener La Hire, et Catherine, ravagée d'angoisse, demeura des heures au plus haut du clocher du couvent des Bernardines, se tirant les yeux tant qu'il resta au ciel un peu de lumière pour guetter la poussière d'une troupe à cheval.
– Ils ne rentreront pas cette nuit, lui dit Sara quand le grincement des massives portes de la ville, que l'on fermait à l'appel des guetteurs, parvint jusqu'à elles. Tu ferais mieux d'aller te coucher. Tu es si lasse...